Traité de la vérité de la religion chrétienne

4. Où l’on entre dans l’examen des preuves qui établissent l’existence de Dieu.

Nous avons jugé ce préliminaire d’autant plus utile, que les illusions que nous devons craindre en traitant des matières de la religion, naissent sans qu’on y pense ; et que nous engageant insensiblement dans l’incrédulité, elles forment comme un double mur dans notre entendement, contre lequel la solidité et la force des raisons est presque toujours sans effet.

Mais après avoir marqué les sources de nos erreurs, il est encore plus nécessaire de marquer les sources de la vérité. Nous en trouvons quatre différentes : la nature, qui est l’assemblage de toutes les créatures visibles ; la société, qui est la multitude des hommes réunis sous la forme d’un gouvernement ; le cœur de l’homme, qui est un petit monde qui n’enferme pas moins de merveilles que le grand ; et enfin la religion, laquelle nous convainc mieux que tout autre objet, de la vérité de l’existence de Dieu, comme cela paraîtra dans toute la suite de cet ouvrage.

Pour voir qu’il y a une sagesse souveraine, il ne faut qu’ouvrir les yeux, et les porter sur les merveilles de la nature. Quand la considération des cieux et des astres, de leur beauté, de leur lumière, de leur grandeur, de leurs proportions, de leur perpétuel mouvement, et de ces révolutions admirables qui les rendent si justes et si constants dans leurs changement divers, ne nous convaincraient point de cette vérité, nous la trouverions marquée dans les vagues et sur le rivage de la mer, dans les plantes, dans la production des herbes et des fruits, dans la diversité et dans l’instinct des animaux, dans la structure de notre corps et dans les traits de notre visage.

En effet, comme tous les hommes qui m’ont appris qu’il y a une ville de Rome, ne peuvent s’accorder à se jouer de ma crédulité, il est impossible aussi que toutes les parties de la nature conspirent à me tromper en me montrant les caractères d’une sagesse qui n’existe point réellement.

Il est certain même que cette dernière preuve, à quelque égard, a l’avantage sur la première, en ce que tous les hommes ont en eux des principes d’erreur et d’imposture ; au lieu que les parties de la nature n’en ont point, et qu’ainsi le témoignage général des hommes est moins infaillible que le témoignage général des parties de l’univers, s’il est permis de nommer ainsi l’accord de tous les ouvrages de la nature à nous mettre devant les yeux la sagesse de leur auteur.

Il ne faut donc que considérer si nous pouvons nous défendre de reconnaître dans la nature ces caractères de sagesse que nous croyons y avoir remarqués. La sagesse emporte deux choses, comme chacun sait : un dessein, et le choix de certains moyens qui se rapportent à ce dessein : on n’est donc en peine que de savoir si vous pouvez remarquer quelque dessein dans les ouvrages de l’univers, ou s’il y a quelque cause qui agisse pour une fin ; en quoi certainement il y a peu de difficultés. Il faut sans doute avoir perdu la raison pour douter que nous n’ayons des yeux pour voir, des oreilles pour ouïr, un odorat pour flairer, une voix pour nous faire entendre, des pieds pour marcher, les plantes des pieds plates pour pouvoir nous tenir debout, un cœur pour faire ou pour recevoir le sang, des veines pour le contenir, des esprits pour le faire mouvoir, des artères pour faire battre les veines, des nerfs pour recevoir les esprits ; et quand nous voyons que nos yeux ne sont point dans nos pieds, d’où ils ne pourraient pas voir les objets ; que notre bouche a une communication avec notre estomac, sans laquelle nous demeurerions privés de nourriture, nous ne croyons pas sans doute que tout cela se trouve ainsi fait sans dessein.

On s’aperçoit de cette sagesse répandue dans l’univers, soit qu’on examine un seul corps, soit qu’on jette les yeux sur l’assemblage de toutes les choses corporelles. Considérez la lumière, la plus noble et la plus belle de toutes les parties de l’univers ; ce n’est pas sans raison qu’elle se trouve réunie en certains globes qui la répandent sans cesse, et qui ne s’épuisent jamais ; que ces globes sont à une distance de la terre, si juste et si réglée, et qu’ils paraissent toujours se mouvoir, sans que ce mouvement réel ou apparent trouve aucun obstacle qui l’arrête.

Descendez plus bas, et considérez les usages de l’air ; il porte jusques à nous la lumière et les influences des astres ; il se charge de ces nuées qui font la fertilité de la terre et l’abondance de nos moissons ; il porte les sons jusqu’à nos oreilles, et les couleurs jusqu’à nos yeux ; il fait notre respiration et le mouvement de nos poumons, la force et l’agitation de la flamme, la végétation des plantes, et la vie des animaux.

Voyez ensuite comment cet air et cette lumière s’unissent avec les organes du corps humain ; car sans l’œil de l’homme, la lumière n’est que ténèbres, et sans la lumière, l’œil de l’homme n’est qu’aveuglement. Considérez ces dépendances admirables, qui font que les cieux roulant ou paraissant rouler dans le vaste sein du monde, procurent le bien d’un atome qui jouit de toutes ces merveilles, dont la grandeur est si disproportionnée à la sienne, et qui possède ce que les cieux et les astres paraissent avoir de plus précieux, caché comme il est dans le coin d’un globe, qui n’est qu’un point en comparaison des autres parties de l’univers.

Qui est-ce qui a appris à l’air, aux vents, aux pluies, et aux autres météores, qu’ils devaient contribuer à rendre la terre fertile ? Pourquoi le soleil fournit-il pour cela sa chaleur et sa lumière, les astres leurs influences, la mer ses nuées, l’air sa rosée et sa fraîcheur, et les saisons le tempérament de leurs qualités ? Comment la terre tire-t-elle d’un sein stérile et flétri tant de plantes si admirables dans leurs vertus et dans leurs productions, d’arbres excellents et de fruits exquis ? Pourquoi faut-il que ces fruits soient propres à se changer en la substance des animaux, et à conserver leur vie ? Comment la faim et la soif leur apprennent-elles, à point nommé, qu’il est temps de prendre des aliments qui sont destinés à leur nourriture ? et comment le dégoût et le rassasiement leur enseignent-ils au contraire qu’ils en ont assez pris pour le bien de leur nature, et cela par une loi qui ne peut être violée que par les maladies qui troublent l’économie naturelle de leur tempérament ?

A quoi serviraient tous les fruits de la terre, s’il n’y avait des animaux pour s’en nourrir ? Et que seraient ces animaux sans les fruits de la terre ? Comment les espèces des animaux se conserveraient-elles sans l’inclination que le mâle a pour la femelle ? et à quoi était nécessaire cette inclination, s’il n’avait fallu que la propagation des animaux se fit par ce moyen ? Pourquoi est-ce que dans les lieux où il ne croît point de grain, la nature fait croître des cocos, ces arbres merveilleux dont la moelle est du pain, le suc qu’ils contiennent du vin, et le poil dont leurs feuilles sont couvertes, du coton dont on fait des habits ? Pourquoi est-ce que dans l’île de Fer, où il n’y a point de source ni de rivière pour abreuver les habitants, il y a un arbre qui est perpétuellement couvert d’une nuée qui fait distiller l’eau de ses branches, la nature en formant une source miraculeuse dans l’air, lorsque la terre refuse d’en donner, de sorte que toutes les bêtes et tous les hommes qui habitent cette îlea, y trouvent abondamment de quoi étancher leur soif ?

a – Il s’agit de El Hierro l’île de l’archipel des Canaries située la plus à l’ouest. L’arbre fontaine ou Garoé y a existé jusqu’au début du 17me siècle ; il avait la particularité de capturer les gouttelettes de brouillard dans ses feuilles. Un exemplaire y a été replanté en 1947.

On ne peut se dispenser, quoi qu’on fasse, de reconnaître que les parties de la nature ne sont pas ainsi enchaînées sans quelque dessein. La terre ne serait pas située comme elle l’est ; le soleil n’éclairerait pas les deux hémisphères tour à tour avec tant de régularité ; la mer ne respecterait pas ses bords ; l’air ne se serait point venu placer précisément entre la terre et les astres, pour nous faire jouir de leur chaleur et de leur lumière tempérée par cet éloignement ; les saisons ne se trouveraient pas si régulièrement partagées ; le corps humain, formé avec une symétrie si parfaite, ce corps animé d’une âme qui est toute seule un abrégé de merveilles, cette âme avec des penchants qui la portent au soin de son bien-être et de sa conservation, ces penchants éclairés par une raison qui les adresse à leurs fins légitimes, et cette raison elle-même remplie d’une lumière naturelle qui l’empêche de se tromper lorsqu’elle juge librement des objets qu’on lui propose : toutes ces choses ne seraient point de la force, s’il n’y avait une intelligence souveraine qui agît dans l’univers.

Voilà la preuve, d’autant meilleure qu’elle est plus naturelle, plus exposée à la vue de toute sorte de personnes, et plus proportionnée à la portée de chacun. Voici les difficultés que l’incrédulité lui oppose.

Elle dira d’abord, que comme le bon ordre et la symétrie des parties de la nature, dont nous croyons connaître la destination, nous portent à reconnaître une sagesse qui préside à la conduite de l’univers : aussi le peu d’ordre et de sagesse que nous trouverons en quelques autres parties de l’univers, nous doit donner une opinion toute contraire. Qui est-ce, dira-t-on, qui comprend la raison pour laquelle le tonnerre gronde dans des déserts entièrement inhabités ? Pourquoi la grêle tombe en abondance sur des rochers et sur des précipices ? Pourquoi la foudre va briser la pointe d’un rocher à l’écart ? Quelle est la destination des insectes ? A quoi sont bonnes les mouches, les grenouilles, les chenilles, les vers qui rongent un cadavre dans le fond d’un tombeau, ou ces petits animaux qui sucent notre sang, et qui se forment de sa corruption ?

On répond premièrement qu’on peut bien conclure des caractères de sagesse que nous remarquons dans la nature, qu’il y a un Dieu, parce qu’alors nous raisonnons sur ce qui nous est connu ; mais que nous ne pouvons pas inférer de l’ignorance qui nous empêche de reconnaître ces mêmes caractères de sagesse en d’autres parties de l’univers, qu’il n’y a point de divinité, parce que ce qu’on ne connaît point ne peut jamais servir de principe dans un raisonnement. Celui qui considère une montre, est en droit de conclure de l’enchaînement de ses ressorts et de leur mouvement, qu’il faut qu’elle soit l’ouvrage d’un être intelligent ; et il raisonnerait mal s’il voulait tirer une conséquence opposée à celle-là, de ce qu’il y a quelques ressorts dans cette machine dont les usages ne lui sont pas connus.

Il est bon de remarquer, en second lieu, que pour bien découvrir la sagesse de l’auteur de la nature, il ne faut pas demander raison de l’individu, mais seulement de l’espèce, pour parler avec les philosophes ; et comme, pour faire voir la sagesse qui paraît dans le gouvernement d’un État, on rend raison des établissements généraux, on fait voir pourquoi on entretient des soldats, des magistrats, des juges, des officiers et des exécuteurs de la justice, sans qu’il soit nécessaire de considérer la condition de Pierre et de Gautier ; aussi, pour connaître la sagesse du Créateur, qui paraît dans ses ouvrages, il suffit de connaître les lois générales de la nature, sans qu’il soit nécessaire de rendre raison de chaque chose en particulier.

On doit cependant remarquer que la cause physique n’en exclut point la fin, comme s’imaginent grossièrement ceux qui prétendent, par exemple, que le tonnerre n’est point destiné a effrayer les hommes, parce qu’il a des causes aussi nécessaires en soi que le mouvement de la poudre et du salpêtre lorsqu’on y met le feu : c’est raisonner comme celui qui dirait qu’on tire le canon sans dessein, parce que cette action a une cause physique. Que si après cela on demande pourquoi il est nécessaire que la foudre gronde, je répondrai sans beaucoup de peine, que c’est là comme le langage de Dieu, lorsqu’il veut nous faire penser à ce qu’il est et à ce que nous sommes. On pourrait encore ajouter, qu’il est bon en général que la foudre tombe tantôt dans un désert, et tantôt dans une ville, pour marquer que tantôt Dieu s’approche, et que tantôt il s’éloigne du pécheur : qu’il faut qu’il y ait des monstres, des serpents, et des bêtes venimeuses pour menacer les hommes, pour leur faire mieux connaître la justice de Dieu ; qu’on tire des serpents les plus venimeux d’excellents remèdes ; que les abeilles fournissent le miel ; que les mouches et les araignées purifient l’air ; que les insectes ramassent la corruption de la terre, la vermine celle du sang, et qu’il n’y a peut-être rien de plus propre à nous représenter la misère des hommes, que ces vers qui, par les sages lois de la nature, se forment de leurs cadavres dans leur tombeau. Mais il est beaucoup plus raisonnable de répondre en troisième lieu, que quand nous ne pourrions pas découvrir la fin de certaines choses dans la nature, il serait ridicule et extravagant de s’imaginer qu’elles en manquent pour cela, parce que ce serait supposer que nous connaissons toutes choses.

Il semble qu’on peut nous objecter, en second lieu, que nous ignorons la manière admirable dont se fait la production des choses naturelles, et que si ces mystères de la nature nous étaient bien connus, nous n’y trouverions peut-être rien qui nous contraignit de reconnaître une cause première. C’est la remarque d’Hobbes, que le peuple déifie tout ce qu’il ne connaît point, et que l’ignorance fait naître l’admiration, l’admiration le respect et la crainte, le respect et la crainte la religion. Voilà la seconde difficulté qu’il me semble qu’on peut opposer à notre principe, et qui n’est pourtant qu’un enchaînement de conséquences précipitées : car ce n’est point ce que nous ignorons des merveilles de la nature, mais ce que nous en connaissons, qui nous y fait reconnaître la sagesse de Dieu. Nous pouvons juger d’un tableau, et conclure en le voyant, qu’il ne s’est pas fait lui-même, sans connaître à fond les règles de la peinture. Il n’est pas question de savoir ce que j’ignore dans les secrets de la nature, mais il s’agit de savoir si la connaissance que j’en ai, quelle qu’elle soit, n’est point suffisante pour me convaincre qu’il y a une sagesse qui agit dans le monde.

Pour cela, nous n’avons qu’à établir ces deux vérités : la première, que la matière n’est point susceptible de sagesse, ou, si elle l’est, qu’elle pense, qu’elle connaît, et qu’ainsi c’est là le principe auquel nous donnons le nom de Dieu ; la seconde est, qu’il y a cependant des caractères incontestables de sagesse imprimés dans tout l’univers. Tant s’en faut qu’il faille avoir pénétré dans les secrets de la nature pour cela, que la connaissance des moins éclairés, et la simple vue de la nature, suffisent pour nous l’apprendre : les ignorants et les savants, le peuple et les philosophes conviennent en ce point. Mais afin qu’on ne croie pas que nous nous contenterons de le supposer, il ne sera pas inutile de raisonner quelque temps avec les philosophes.

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