Traité de la vérité de la religion chrétienne

5. Où l’on considère les preuves de l’existence de Dieu, que la philosophie nous fournit.

Je ne sais point quels sont les ressorts qui font agir cette vaste machine que nous appelions l’univers. J’ignore qu’est-ce qui entretient la vie des plantes et la lumière des astres. Je ne sais point de quelle figure sont les atomes dont les corps sont composés, ni le degré de mouvement qu’il faut pour former toutes les merveilles qui frappent ma vue. Je ne suis partisan de Démocrite ni de Descartes. Je n’entre point dans les différends de Copernic ni de Ptolémée, et je ne me pique point de raisonner sur le système du monde. Mais, de quelque manière que l’univers soit fait, et quelque philosophe qu’on suive, on conviendra sans doute avec moi, qu’afin que cet univers subsiste tel qu’il est, il faut une matière, un mouvement, un mouvement limité à une certaine mesure et un mouvement déterminé d’une certaine manière, puisque, si vous ôtez toutes ces causes, vous faites du monde un néant ou un chaos. Je demande donc d’abord d’où est venue cette matière dont le monde est composé. Qui dit la matière, ne dit pas une chose qui soit nécessairement ; et jusqu’ici personne que je sache n’a cru qu’ayant toutes les perfections, elle dût avoir celle d’être par elle-même, comme nous le disons de Dieu.

Je voudrais bien savoir, en second lieu, d’où son mouvement est sorti : car il faut de deux choses l’une, qu’il soit essentiel à la matière de se mouvoir, ou qu’il y ait un Dieu qui ait imprimé le mouvement dans la matière : ce mouvement doit être attaché à la nature de la matière, ou venir du dehors ; il n’y a point de milieu.

S’il est essentiel à la matière de se mouvoir, il faut que toutes ses parties soient dans une nécessaire et continuelle agitation, comme celles de la flamme, et que le repos détruise la matière ; ce qui est entièrement contraire à l’expérience et à la raison : car qui ne sait que la matière, dans ce qu’elle a de propre et d’essentiel, est une chose étendue, mesurable, divisible, qui est, à la vérité, nécessairement susceptible de mouvement mais qui de soi n’est pas plus déterminée au mouvement actuel qu’au repos ? Il est certain même que demeurant dans son état naturel, elle se reposera, et qu’elle attendra une impulsion qui vienne du dehors pour se mouvoir. Epicure lui-même, qui tient que les atomes se meuvent naturellement, sera obligé de reconnaître que du moins les parties qui composent les atomes, conservent un mutuel repos ; puisque, si le mouvement était essentiel à ces parties qui composent l’atome, et aux parties de ces parties, l’atome ne serait pas moins corruptible et moins divisible que les autres parties de l’univers, ayant en soi le principe de la corruption, qui est le mouvement. D’ailleurs, comme les parties de l’atome et les parties de ces parties seraient agitées par un mouvement nécessaire, on ne voit pas qu’elles pussent former ce tout solide et indivisible que les philosophes appellent atome, et l’on conçoit par conséquent que le mouvement, au lieu de conserver la nature, la détruirait.

Mais je veux que le mouvement sortit des principes mêmes de la matière : pourquoi fallait-il que la matière se mût dans le degré et dans la détermination qui étaient précisément nécessaires pour former un monde plutôt qu’un chaos ? Car, s’il y a une infinité de degrés possibles dans le mouvement, comme je ne vois pas qu’on en doive douter, et si ce mouvement a pu être déterminé en plusieurs manières différentes, pourquoi la matière se meut-elle précisément dans le degré et avec la détermination qu’il fallait pour produire un nombre presque infini de corps, qui sont formés avec une régularité si admirable, et pour faire de tant de corps si différents ce merveilleux assemblage où nous ne voyons rien d’inutile, et où tout nous surprend et nous ravit ?

Ainsi la matière d’elle-même ne nous paraît pas plus déterminée à exister qu’à n’exister pas. Qui est-ce donc qui lui a donné son existence ? Elle n’est pas plus déterminée à se mouvoir qu’à ne se mouvoir pas, supposé qu’elle existe. Qui est-ce donc qui lui a donné son mouvement ? Elle n’est pas plus déterminée à se mouvoir dans ce degré que dans un autre, supposé qu’elle se meuve. Qui est-ce donc qui a réduit son mouvement à la juste mesure qui était nécessaire pour former le monde, ou pour l’entretenir et le conserver pendant si longtemps ? Enfin, quoiqu’elle se meuve précisément dans ce degré, elle n’est pas plus déterminée à se mouvoir de ce côté que d’un autre. Qui est-ce donc qui a donné à ses parties ces déterminations particulières, qui font que chaque chose tend à son centre, et que le monde subsiste par ce moyen ?

Est-ce une nécessité naturelle et essentielle qui a produit tous ces effets ? Non, car ce n’était pas une nécessité à la matière d’exister ; ce n’est pas une nécessité à la matière qui existe, de se mouvoir ; ce n’était pas une nécessité à ce mouvement d’être dans un tel degré ou dans une telle mesure ; et ce n’était pas une nécessité à ce degré de mouvement, d’avoir toutes ces déterminations particulières, sans lesquelles le monde ne pourrait être.

Puis donc que ce n’est pas une nécessité de nature et d’essence qui fait que les choses sont de cette manière, il faut que ce soit le hasard ou Dieu.

Mais il est si absurde de reconnaître le hasard pour l’auteur du monde, qu’il y a sujet de s’étonner que cette pensée ait jamais pu tomber dans l’esprit d’un homme. Quand on supposerait que le hasard aurait eu quelque part à l’arrangement et à la disposition des parties de l’univers, quelle part pourrait-il avoir à leur production, ou, si l’on veut, à la production de leur mouvement ? D’ailleurs, en quoi consiste ce hasard dont on parle tant ? Est-ce quelque chose, ou n’est-ce rien ? Si c’est quelque chose il faut qu’il soit un être créé, et alors il faudra demeurer d’accord qu’il y a un Créateur, comme nous le prétendons ; ou c’est un être incréé, et alors il faudra concevoir le hasard comme une chose distincte de la matière, éternelle, incorruptible, qui est nécessairement et par elle-même ; et par conséquent le hasard sera précisément ce que nous appelions un Dieu.

Que si le hasard n’est rien, si c’est un défaut et une privation de cause plutôt qu’une cause véritable et effective, il s’ensuit qu’on nous trompe lorsqu’on nous dit que c’est le hasard qui a produit le monde ; et il vaudrait autant dire que rien ne l’a produit, ou que le principe de sa production nous est inconnu.

Il est certain, en effet, que le hasard n’est, à parler exactement, que notre ignorance, laquelle fait qu’une chose qui a en soi des causes nécessaires et déterminées de son existence, ne nous paraît pas en avoir, et que nous ne saurions dire pourquoi elle est de cette manière plutôt que d’une autre. Un homme qui tient un dé ou des cartes à la main, voit tout apparemment égal entre lui et celui contre qui il joue ; et dans la vue de cette égalité, il se forme un fantôme dans son imagination lorsqu’il vient à perdre ; il imagine un sort aveugle et capricieux, qui s’est déterminé sans raison en faveur de l’autre. Cependant, à regarder la chose en elle-même, et détachée de l’imagination de cet homme, il est certain que le bon ou le mauvais jeu dépend d’une détermination particulière de la main qui jette le de ou qui donne les cartes ; laquelle étant supposée, il est très nécessaire que le jeu vienne de cette façon.

Le hasard n’est donc qu’un nom vide de sens, qu’un grand mot qui ne signifie rien ; et il ne doit point nous empêcher de conclure que, puisque ce n’est pas par une nécessité naturelle et essentielle que le monde subsiste tel qu’il est, il faut nécessairement qu’il y ait un Dieu qui l’ait formé.

Quand nous trouverions dans la matière le mouvement, et le degré et la détermination de ce mouvement, sans être obligés de recourir à un principe extérieur, nous remarquons d’autres effets dans le monde qui nous persuaderaient l’existence de la cause souveraine.

Nous y trouvons des choses qui n’avaient ni vie, ni sentiment, ni raison, il y a quelque temps, et qui, acquérant certains organes et certaines dispositions de leurs parties, viennent à penser et à formes des doutes, des raisonnements et des réflexions. D’ailleurs, c’est une vérité de fait et d’expérience, que la matière n’agit que par le mouvement, et qu’elle est privée d’action autant de temps que ses parties sont dans le repos ; d’où il est aisé de conclure qu’il faut nécessairement qu’un principe extérieur produise la pensée, ou du moins ce qui pense dans la matière ; ou que cette matière, acquérant par elle-même la pensée, l’acquière par le mouvement, qui est sa seule manière d’agir : de sorte que s’il nous paraît une fois clairement que la pensée ne peut sortir du mouvement de la matière, nous serons obligés d’en conclure qu’il faut reconnaître l’existence d’un principe extérieur, qui est ce que nous appelons un Dieu.

Je ne dirai pas ici, pour établir cette vérité, que le mouvement n’a en soi ni les qualités de la pensée, ni rien d’aussi noble que la pensée, et qu’ainsi la pensée ne saurait être l’effet du mouvement : cependant, et le principe et la conclusion sont assez clairs dans ce raisonnement.

Je ne m’arrêterai pas à faire voir qu’il est inconcevable que les parties de la matière doivent penser parce qu’elles se meuvent ; que, quoique ce mouvement soit lent ou rapide, direct ou réfléchi, ce ne sera toujours qu’un mouvement, toutes ses différences particulières ne détruisant pas sa nature, et ne faisant que marquer un transport plus particulier d’un lieu à un autre, et que la même disproportion et le même éloignement qui est entre la pensée en général et le mouvement en général se trouve entre les espèces particulières du mouvement, et les espèces particulières de la pensée.

Si le mouvement produit la pensée, il faut que ce soit comme un effet prochain ou comme un effet éloigné : il n’y a point de milieu entre ces deux choses, et cependant il est certain qu’on ne peut dire ni l’une ni l’autre.

Car, premièrement, nous avons une idée distincte des effets prochains et immédiats du mouvement, et nous voyons fort clairement que la pensée ne doit pas être mise dans ce nombre. Nous savons que quand les parties de la matière se remuent, elles changent de disposition, elles s’arrangent d’une autre manière, elles occupent un autre lieu, elles acquièrent une autre figure, elles se divisent ou se rassemblent : effets qui n’ont évidemment aucune conformité avec la pensée, bien loin d’être la pensée même. Supposez les parties de la matière si petites que vous voudrez, et leur mouvement si rapide qu’il vous plaira, il n’en sortira jamais qu’un choc d’atomes plus fréquent, un brisement de parties plus imperceptible, une situation moins constante, une figure plus variable, une division plus grande ; et il est évident que, si quelque chose de nouveau ne survient, la pensée ne se trouvera point parmi tous ces effets. Que si le mouvement ne produit pas la pensée, les effets du mouvement ne sont pas capables de la produire non plus ; et l’on voit bien que ce brisement de parties, cet arrangement, cette nouvelle figure, et cette réunion ou cette dispersion d’atomes, qui sont les effets prochains et immédiats du mouvement, ne feront point naître le doute et les réflexions ; à moins qu’on ne prétende qu’une chose devienne capable de raisonner, parce qu’elle s’étend d’un côté plutôt que d’un autre, qu’elle a deux ou trois angles, qu’elle est plate ou ronde, ou qu’on est capable de former des doutes, parce qu’on a des parties éparses ou réunies. Ainsi il paraît que la pensée ne sort ni médiatement ni immédiatement de ce principe.

On me dira peut-être que je ne connais pas à fond la matière, et qu’ainsi je ne puis savoir de quoi elle est capable ; mais c’est donner le change, puisque je ne raisonne point par la considération de la matière, mais par celle du mouvement, qui est l’action de la matière : or, je prétends que, sans philosopher sur sa nature, le mouvement m’est assez connu pour me faire voir clairement qu’il ne peut être le principe de la pensée.

Et si l’on veut que nous en marquions en peu de mots une preuve bien évidente, nous dirons : 1° que la pensée n’est pas un simple mouvement, et qu’un doute, un sentiment de joie ou de tristesse enferme quelque chose de plus que le transport de quelques atomes d’un lieu à un autre ; puisque, si vous concevez ce transport, quelque particulier et quelque circonstancié que vous vous le figuriez, vous concevrez que la pensée ou le doute y ajoute quelque chose qui n’est point ce transport ou ce mouvement. 2° Que si le mouvement de la matière produit la pensée, il faut qu’il la produise immédiatement et comme un effet prochain. En effet, si l’on conçoit que le mouvement de la matière produit la cause qui fait naître la pensée, je demande, cette cause agit-elle sans mouvement ou par mouvement ? Elle ne saurait agir sans mouvement, puisque être sans mouvement c’est se reposer, et que se reposer c’est n’agir point ; et si c’est par le mouvement que cette cause agit pour produire la pensée, il s’ensuit donc que la pensée est toujours un effet prochain et immédiat du mouvement. 3° Que le mouvement ne peut jamais produire immédiatement la pensée, parce que le mouvement ne produit point immédiatement d’autre effet que celui d’arranger, de figurer, de briser, de disposer la matière autrement qu’elle n’était ; ce qui nous est connu par l’idée naturelle que nous avons tous du mouvement, sans qu’il soit nécessaire de recourir aux définitions de l’école.

Et ce qui fait voir que ce n’est pas simplement la matière qui agit lorsque nous pensons, c’est que les parties de la matière peuvent agir et se réfléchir les unes sur les autres : mais il est impossible que chacune d’elles agisse sur elle-même, ou qu’elle se replie sur soi ; au lieu que le principe qui pense au dedans de nous, réfléchit non seulement sur lui-même, mais sur son action, sur sa pensée, et même sur sa manière d’agir et de penser à l’infini.

J’avoue que nos pensées se diversifient selon les mouvements qui se passent dans notre cerveau, et qu’un peu de matière bouleversée dans notre tempérament, met une étrange confusion dans nos images. Ceux qui supposent avec nous qu’il y a un Dieu qui a uni les deux parties de nous-mêmes pour être dans une dépendance mutuelle, n’en seront pas surpris : cependant, comme l’expérience nous apprend que les malades, au milieu de leurs rêveries, ont bien leurs images extrêmement troublées et confuses dans leur cerveau, ce qui fait qu’ils croient voir des choses qu’ils ne voient point, et être dans des lieux où ils ne sont point, mais qu’ils conservent un entendement qui raisonne assez juste sur ces fausses images ; de sorte qu’on remarque que c’est la fantaisie du malade qui est troublée, et non pas son entendement : on en peut conclure avec beaucoup de raison, ce me semble, qu’il y a en nous un principe qui ne relève point du désordre du tempérament, et qui est différent de la matière.

Cependant, pour ne m’arrêter qu’aux choses que les incrédules mêmes ne peuvent révoquer en doute, je laisserai indécise une question qui serait suffisamment décidée par tout ce que nous venons de dire. Qu’on suppose en nous un esprit distinct de la matière, comme la raison le veut, ou qu’on ne le suppose point, on ne saurait se défendre contre la force de la vérité qui presse : car s’il y a en nous un esprit distinct de la matière, il faut que cet esprit ait un auteur, et par conséquent qu’il y ait un Dieu ; et si cet esprit n’est point en nous, il faut que quelque principe extérieur produise en nous ces pensées, qui ne peuvent jamais sortir du mouvement de la matière ; et par conséquent il faut reconnaître l’existence d’un principe élevé au-dessus de la matière, et c’est ce principe que nous appelions Dieu.

Il ne nous importe non plus que l’on considère ces vérités dans les hommes ou dans les bêtes, dans lesquelles on croit remarquer des sentiments et des passions ; car si ces sentiments sont aussi véritables qu’ils nous paraissent, ils nous donnent lieu de tirer la conséquence que nous avons déjà tirée, c’est que la condition de la matière et de son mouvement ne permettant pas qu’elle puisse produire par elle-même des sentiments et des passions, il faut que ce soit par l’action et par la volonté d’un Dieu élevé au-dessus de toutes les choses matérielles, que quelques corps organisés en paraissent capables. Mais pourquoi prendrait-on pour principe dans le raisonnement la chose du monde la plus obscure et la plus généralement ignorée, qui est l’état intérieur des bêtes ? Que les uns en fassent des automates, des machines sans connaissance et sans sentiment, qui imitent parfaitement, par la sagesse infinie de leur Créateur, les choses qui en ont : que les autres croient ces corps animés d’autant d’esprits d’un ordre inférieur au nôtre, que Dieu crée sans peine et sans effort, et qu’il anéantit par la simple suspension de son concours, de même que les images s’effacent dans un miroir par l’éloignement de leur objet : que les autres feignent que Dieu, par une action de sa puissance, aide et élève la matière jusqu’à la mettre en état d’exercer des actes qui sont au-dessus de sa portée : que les autres inventent des métempsycoses : que les autres distinguent les insectes des autres animaux, pour faire des uns des automates, et pour faire des autres des corps animés et capables de sentiments, sans parler des atomes de sensations de Campanelleb, nous ne nous mettrons pas fort en peine de prendre parti dans toutes ces contrariétés ; nous laisserons là l’état des choses que nous ne connaissons point ; et raisonnant sur celles que nous connaissons, nous nous contenterons de conclure que, comme la simple existence de la matière ne suffisait pas pour produire les merveilles de la nature, et qu’il fallait qu’un principe extérieur produisît et dirigeât pour cet effet son mouvement, aussi le mouvement de la matière, réglé et dirigé, ne suffisait point pour réfléchir sur ses conceptions et sur sa manière de concevoir, et qu’il fallait une cause élevée au-dessus de la matière et de son mouvement, pour nous mettre en état de penser.

b – Tomasso Campanella (1568-1639) moine et philosophe italien, il regardait toutes les parties du monde comme douées de sensibilité, et expliquait nos connaissances par la sensation.

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