Traité de la vérité de la religion chrétienne

9. Qu’il y a des caractères de nouveauté dans la société humaine, qui prouvent l’existence de Dieu.

Quand toutes ces considérations ne détruiraient point l’idée de l’éternité du genre humain, on n’aurait qu’à jeter les yeux sur les arts, les sciences, les lois, les gouvernements, le commerce et les histoires, pour voir dans leur nouveauté celle de la société des hommes.

La philosophie, qui consiste dans la recherche des choses naturelles, et de celles qui se rapportent aux mœurs, est si récente, qu’avant Pythagore personne n’en avait ouï parler entre les Grecs. Sénèque dit en quelque endroit de ses œuvres, qu’il n’y avait pas mille ans que la sagesse était connue ; et Socrate s’était vanté de l’avoir fait descendre du ciel en terre, parce qu’il fut le premier qui la réduisit de la contemplation à la pratique.

Thalès fut le premier qui enseigna l’astronomie aux Grecs ; et, selon Diogène Laërce, qui a fait sa vie, il la tenait des Egyptiens, et ceux-ci des Chaldéens, qui ont si bien été reconnus pour en être les inventeurs, que le mot de Chaldéen se prend pour astrologue parmi les anciens.

L’auteur du système des préadamites travaille donc en vain, lorsque, pour faire voir que le monde est plus ancien qu’on ne le croit communément, il nous fait voir la composition de la sphère, et tâche de montrer qu’il a fallu un très grand nombre de siècles pour en inventer toutes les parties, et qu’il aurait été impossible qu’Abraham, ni même Moïse, l’eût sue, si l’antiquité du monde n’était pas plus grande que nous nous l’imaginons. Car qui lui a dit que l’astronomie fût en ce temps-là dans le degré de perfection où elle est aujourd’hui ? Qui ne sait, au contraire, qu’elle s’est formée peu à peu et insensiblement ? Thalèsb observait les éclipses, et les savait prédire. Avant lui, on était consterné quand on voyait arriver une éclipse, comme si toute la nature eût dû périrc. Les armées suspendaient leur mouvement, et n’osaient rien entreprendre que plusieurs jours après qu’elle était passée.

b – Pline, lib.8

c – Plutarque, dans la Vie de Nicias.

Quoique la médecine paraisse plus nécessaire aux hommes que l’astronomie, on n’en sait pas moins la naissance et les progrèsd. Hérodote nous apprend qu’autrefois on portait les malades en pleine place ; qu’on priait les passants de dire s’ils savaient quelque recette pour les guérir, et qu’on essayait celle du premier venu. Caton le censeur chassa les médecins de Rome, où ils s’étaient nouvellement établis, disant que c’étaient des bourreaux que les Grecs leur avaient envoyés pour les faire mourir. Et personne n’ignore qu’Hippocrate a été le premier qui a réduit en un corps la médecine, qui s’accrut peu à peu des découvertes et des expériences de diverses personnes.

d – Hérodote, lib. 2.

L’antiquité des lois n’est guère plus grande. Nous montons du code de Justinien au code de Théodose, du code de Théodose aux Douze Tables ; et ces lois des Douze Tables, les Romains les tenaient des Grecs, comme de Solon et Lycurguee, qui les avaient eux-mêmes apprises des Egyptiens, au rapport de Plutarque ; et ces lois étaient encore si grossières, si on les compare avec celles que nous avons aujourd’hui, qu’il paraît bien que la jurisprudence et la politique étaient encore dans leurs commencements.

e – Plutarque dans la Vie de Solon et dans celle de Lycurgue, et dans son Traité d’Isis et d’Osiris.

On n’ignore pas même l’origine des rois, qui sont les lois vivantes de leur État. Les hommes habitèrent premièrement dans des huttes ou des tentes, au rapport de Justinf, qui ne s’accorde pas mal en cela avec l’historien des Juifs, et alors c’était le père de famille qui régnait sur ses enfants par un droit naturel ; et quand le père de famille était mort, son fils aîné tenait sa place. On bâtit ensuite des maisons éparses, puis des bourgs et des villages ; et comme il naissait des querelles et des différends, la nécessité les contraignit de choisir un juge ou un arbitre pour décider de leurs affaires, et ils donnaient cette qualité à celui qu’ils avaient reconnu le plus homme de bien ; et parce que cet homme, n’ayant pas le pouvoir de contraindre les parties à se soumettre à son jugement, sa médiation devenait inutile, et que les désordres n’avaient point de fin, la raison et l’expérience leur firent juger qu’ils devaient le reconnaître non seulement pour leur arbitre, mais encore pour leur maître, et le revêtir d’une autorité qui donnât du poids et de la force à ses jugements, comme Hérodote le remarque de Déjocès : ces petits rois étaient à peu près comme nos barons et nos comtes : tels étaient les rois qui enlevèrent Lot. Ensuite on bâtit des villes, puis les villes et les bourgs se lièrent pour former des provinces, et enfin ces provinces s’unirent pour former ces vastes empires, et pour obéir à ces puissants rois qui faisaient la destinée du monde, tels qu’étaient les rois et les royaumes des Assyriens, des Mèdes, etc.

f – Justin., lib. 2.

Quoique le commerce ne soit guère moins ancien que la société, on peut s’apercevoir facilement de ses progrès, et de là conclure qu’il est nouveau. Les biens furent d’abord communs ; de cette communauté on passa à la permutation, s’il est permis d’employer cette expression : de là on vint au poids, à la livre et à la monnaie, laquelle, parmi les Romains mêmes, fut premièrement de fer, ensuite de cuivre, puis d’argent, et enfin d’or.

Pour l’histoire, personne ne doute qu’elle ne soit une invention récente et moderne, puisque, si elle était fort ancienne, elle nous apprendrait des événements plus anciens que ceux que nous connaissons. On ne peut nier qu’il ne soit naturel aux hommes de conserver la mémoire des accidents qui leur arrivent, et surtout des événements qui font la destinée des nations et des empires, soit pour en tirer des règles et des maximes à l’égard de l’avenir, soit pour instruire ses enfants par les exemples du passé ; et l’on ne peut douter non plus qu’il ne soit assez naturel d’établir des mémoriaux qui nous représentent les grands événements, ou d’avoir certains monuments où l’on conserve la mémoire des choses : cependant la mémoire des choses passées ne s’étend que jusqu’à quatre ou cinq mille ans d’ici.

On distingue trois divers temps ; un temps caché, qui est celui qui s’est passé depuis la naissance du monde jusqu’au délugeg ; un temps qu’on nomme fabuleux, parce que les véritables événements n’en sont point venus à notre connaissance, et qu’il ne nous est connu que par les fables des poètes ; c’est celui qui a coulé depuis le déluge jusqu’à la première olympiade ; et un temps qu’on nomme historique, parce que l’histoire nous en fait connaître les véritables événements, et qui a coulé depuis la première olympiade jusqu’à nous.

g – Varro, apud Censor.

Car pour la chronologie des Chaldéens et des Egyptiens, qui attribuaient à leur nation une antiquité sans comparaison plus grande que celle que nous attribuons à l’univers, il y a diverses raisons qui la rendent vaine et suspecte. Plutarque nous fait assez voir ce qu’il en faut croire, lorsqu’il en parle ainsi dans la vie de Numa : Encore que leur année ait été de quatre mois, selon quelques auteurs, elle n’était d’abord composée que d’un seul, et ne contenait que le cours d’une seule lune ; et ainsi, faisant d’un seul mois une année, cela est cause que le temps qui s’est écoulé depuis leur origine, paraît extrêmement long, et que, bien qu’ils habitent nouvellement leurs pays, ils passent pour les plus anciens de tous les peuples. Ajoutez à cela la vanité que ces peuples avaient de vouloir passer pour les plus anciens qui fussent dans le monde, comme Justin le témoigne dans son premier livre de l’histoire universelle, et les fables dont ils soutenaient leurs prétentions. Les Chaldéens se vantaient qu’il y avait quatre cent soixante et dix mille années qu’ils observaient les astres ; et cependant l’astronomie, qui passa bientôt après de chez eux parmi les Grecs, était fort peu de chose : et l’on sait que l’art d’écrire, que quelques-uns attribuent à Palamède, les autres aux Egyptiens, n’étant pas de cette date-là, ils ne pouvaient savoir que par tradition l’antiquité de leur astronomie : et je laisse à penser si une tradition de quatre cent soixante et dix mille ans peut avoir quelque certitude. Comment, sans le secours de l’écriture, peuvent-ils savoir que leur astronomie est si ancienne ? Ou si l’art d’écrire est parmi eux d’une aussi grande antiquité que l’astronomie, comment, en enseignant cette science aux Grecs, ne leur ont-ils point appris une foule d’événements qui doivent s’être passés pendant ce long cercle d’années ?h Les Egyptiens distinguaient, au rapport d’Hérodote, deux temps : l’un, pendant lequel les dieux avaient régné en Egypte, et l’autre, pendant lequel ils avaient eu des hommes pour monarques. Quelle fable ! Et comment peut-on ajouter foi à ces prêtres égyptiens dont parle cet ancien auteur, qui joignent cet empire chimérique des dieux, qu’ils prétendaient avoir régné en Egypte, avec l’espace de dix mille trois cent quarante années, qu’ils croyaient que le règne des hommes avait duré ? Mais il faut laisser aux antiquaires le soin de s’étendre là-dessus.

h – Voyez Clément. Alexand., 1 Stromat. Pless. Morna, Lib. de veritate religionis christianæ.

Les incrédules ne pouvant contester la vérité de tous ces faits, auront recours à leur défaite ordinaire, qui est de dire qu’il est arrivé au genre humain des accidents qui l’ont empêché de croître, de peupler la terre, et de faire des progrès dans les arts et dans les sciences ; et afin que nous ne soyons point surpris de trouver tant de caractères de nouveauté dans la société des hommes, ils nous diront qu’il est survenu des pestes, des famines, des guerres et des inondations qui ont diminué le nombre des hommes, et changé l’état et la face des choses.

1° Cette réponse paraîtra peu solide, si l’on considère que tous ces malheurs, qui véritablement arrivent de temps en temps, sont des accidents particuliers, qui sont considérables à l’égard d’une province ou d’un État où ils arrivent, mais qui ne sont d’aucune considération à l’égard de toute la terre et de tous les habitants qui la remplissent. L’embrasement de tout un pays n’est guère plus à l’égard de toute la terre, que l’embrasement d’une belle maison ou d’un palais à l’égard de Paris. Les guerres les plus sanglantes ne font guère plus de tort au genre humain en général, que les combats particuliers qui se font dans cette grande ville, au peuple qu’elle contient. La famine de tout un État est à l’égard de l’univers ce que la pauvreté d’une seule famille est à l’égard de toute une ville. Le déluge de Deucalion, d’Ogyge, etc., et tous les autres déluges particuliers dont l’antiquité fait mention, ne paraîtront pas plus considérables, regardés par rapport à toute la terre, que l’inondation d’un ruisseau l’est à l’égard d’une province ou d’un royaume.

2° D’ailleurs, qui ne sait que depuis trois mille ans tous ces accidents n’ont pas manqué de survenir de temps en temps dans le monde ? Et cependant la terre n’a pas laissé de se peupler toujours davantage, les hommes de se polir, les arts et les sciences d’acquérir de nouveaux degrés de lumières et de perfection. Or, si la société à tant acquis depuis trois mille ans, malgré toutes les calamités dont nous venons de parler, pourquoi veut-on que ces accidents l’aient empêchée de rien acquérir pendant toute une éternité, qui aurait dû se passer jusqu’au commencement de ces trois mille années ?

3. Il faudrait qu’il fût survenu un déluge tel que nous concevons celui de Noé. Un déluge particulier n’était point capable de faire perdre partout les arts et les sciences, de rendre la terre déserte, de faire périr la mémoire des choses passées, et de réduire le genre humain à ce degré d’ignorance et de simplicité où nous le trouvons, si nous remontons un peu haut. Et si l’on prétend que ce déluge ait été universel, comment les hommes auront-ils pu s’en sauver ? Où est-ce que le genre humain se sera conservé ? Quelle force ou quelle adresse aura pu le garantir d’une destruction entière ? Et n’y ayant point de Providence qui veille à sa conduite, point d’arche bâtie par l’ordre du ciel, point de précaution divine, point de miracle en sa faveur, comme on le veut, comment se sera-t-il conservé dans les horreurs d’un si étrange accident ?

Il ne sert de rien non plus de montrer qu’il y a eu quelques arts qui se sont perdus, faisant place à des inventions plus nouvelles, et qu’ainsi nous ne devons point juger de la nouveauté ou de l’antiquité de notre origine, par la nouveauté ou l’antiquité des arts qui fleurissent aujourd’hui.

Car on ne peut nier qu’il n’y ait quelques arts si nécessaires aux hommes, qu’il est entièrement impossible qu’ils viennent à se perdre, si ce n’est par la perte du genre humain. L’écriture, par exemple, qui est un moyen de parler aux absents, et de faire aller ses pensées là où l’on ne peut point aller soi-même, est certainement une invention qui ne peut se perdre, à moins que les hommes ne perdent la raison. On pourra peut-être, avec le temps, se servir d’autre chose que du papier pour écrire ; mais, quoi qu’il en soit, on écrira toujours : or, quand dix mille siècles ne produiraient qu’un seul de ces arts qui ne se perdent point, à cause de leur nécessité, les hommes ne devaient-ils pas avoir déjà trouvé les secrets les plus rares et les arts les plus nécessaires, il y a trois ou quatre mille ans ?

Car je compare l’état où il nous paraît que la société était alors, à celui où elle est aujourd’hui à l’égard des sciences, des arts, des lois, du commerce, et de tout ce qui suit l’établissement de la société. Ce n’est point par la vue d’un seul art, mais par la considération de tous les arts, de toutes les connaissances, de leurs progrès et de leurs accroissements, ou plutôt par les divers états de la société, que l’on raisonne.

Ce serait en vérité un étrange prodige, que les hommes eussent été, pendant une infinité de siècles, grossiers, barbares, sans politesse, sans lois, sans gouvernement, sans physique, sans morale et sans astronomie, ne sachant lire ni écrire, ayant toujours vu les astres sur leurs têtes sans les observer, et sans connaître ni les étoiles ni les éclipses ; ayant toujours été malades, sans avoir découvert les premiers éléments de la médecine ; et toujours raisonné, sans connaître ni la vertu des plantes, ni celles des eaux minérales, ni la peinture, ni l’architecture, ni le commerce, ni la navigation, sans parler des moulins, de l’imprimerie, de la boussole qui nous donne le moyen de faire des voyages de long cours, de la poudre à canon, ni de tant d’autres inventions militaires, qui sont la production de ces derniers temps ; et que cependant quatre ou cinq mille ans eussent donné lieu à la découverte de cette multitude d’arts, de sciences et de secrets admirables ; qu’une éternité eût été si stérile, et quatre ou cinq mille ans si féconds. Voilà ce que les hommes qui ne sont pas entièrement privés de la lumière naturelle ne se persuaderont point.

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