Traité de la vérité de la religion chrétienne

8. Preuves de l’existence de Dieu par la considération de la société. Première preuve tirée de la suite des générations.

Il n’est rien de si facile que de montrer ces deux vérités, qui nous paraissent décisives sur ce sujet : l’une, qu’il y a eu un premier homme qui a été lui-même sans père, et le père de tous les hommes qui vivent encore ; l’autre, que s’il y a eu un premier homme, il est nécessairement l’ouvrage de la sagesse et de la puissance d’un Dieu.

On voit clairement que le genre humain a un chef, au delà duquel il n’est point permis de remonter, soit que l’on considère la suite des générations, en montant de nous jusqu’à nos ancêtres, et aux ancêtres de nos ancêtres ; soit qu’on la considère du père aux enfants, en passant de la vue du tronc à celle des branches ; soit enfin que l’on considère dans la société des caractères de nouveauté qui s’y découvrent à une première vue, et qui nous persuadent non seulement que le genre humain a une origine, mais encore que sa naissance n’est pas aussi ancienne que l’incrédulité se l’imagine communément. Si nous montons jusqu’à nos ancêtres, il faut trouver un premier principe qui fixe les recherches de notre esprit, ou se perde dans l’infinité de cette gradation.

Car il ne servira de rien aux incrédules de dire, pour sauver la succession éternelle des générations, que cette gradation infinie qui nous fait tant de peine, que les philosophes nomment un progrès à l’infini, et qu’ils jugent entièrement contraire à la droite raison, paraît être commune aux deux sentiments ; parce que, si l’athée est contraint de dire qu’il tire sa naissance de son père, et celui-ci d’un autre, sans qu’il y ait de fin dans cette gradation, celui qui reconnaît l’existence de Dieu, doit penser aussi que Dieu existait mille siècles avant la création du monde, et un million avant ces mille, jusqu’à l’infini.

Quand la difficulté serait égale des deux côtés, nous aurions raison de reprocher aux incrédules qu’ils suivent un sentiment qui enferme toutes les difficultés du nôtre, sans avoir sa lumière ni son évidence. En effet, s’il y a quelque chose d’incompréhensible dans l’Être souverain, et que notre imagination rejette, c’est son infinité et son éternité. Si donc vous attribuez cette éternité et cette infinité à la suite des générations, vous tombez dans toutes les difficultés qui vous font rejeter notre sentiment, avec le désavantage de n’y pouvoir pas répondre avec la même facilité, et avec la même solidité que nous y répondons.

On ne doit point s’étonner que nous reconnaissions une durée éternelle en Dieu. L’éternité assortit parfaitement bien un Être infini, qui enferme essentiellement toutes les perfections, et qui est nécessairement et par lui-même ; et concevoir un Dieu qui a commencé d’être, serait concevoir un Dieu qui n’est pas Dieu ? Mais il n’en est pas de même de la suite des générations, qui, n’étant que des actions ou des mouvements, ont un rapport naturel au principe qui les produit, et à celui qui les termine.

Outre qu’il y a bien de la différence entre un progrès à l’infini, qui n’est que dans l’imagination faible des hommes, et un progrès à l’infini qu’on reconnaît dans la chose même, celui qu’on admet en Dieu est, selon nous, du premier ordre, puisque en Dieu il n’y a ni avant, ni après, ni succession de durée ; que Dieu a produit les temps et les siècles sans pouvoir être mesuré par les siècles ni par les temps ; que la durée ne lui convient point, à parler proprement et dans la rigueur, parce qu’elle ne se dit que des choses qui ont commencé d’être et qui persévèrent dans leur état ; et qu’enfin, durer en Dieu, c’est être, et être c’est durer, quoique par la faiblesse de nos conceptions, nous soyons obligés de les revêtir de toutes les différences des temps ; au lieu que celui qu’on reconnaît dans la suite des générations, est, selon les incrédules mêmes, un progrès infini dans la chose, et non simplement dans l’imagination.

Que si nous voulons descendre maintenant du tronc aux branches, nous ne tarderons guère à nous apercevoir de la même vérité. En effet, il est remarquable que, lorsqu’on monte dans la suite des générations, on va de la multitude à l’unité, et qu’en descendant au contraire, on va de l’unité à la multitude. Considérez cette vérité dans le peuple juif, que nous pouvons supposer être la postérité d’Abraham, sans rien mettre en avant de douteux ni de contesté. Si vous remontez dans la suite des générations, vous parviendrez de cette incroyable multitude de Juifs, que vous trouvez aujourd’hui sur la terre, à douze patriarches qui leur ont donné la naissance ; de ces douze patriarches à Jacob, qui n’avait qu’un frère nommé Esaü ; de ces deux frères à Isaac, frère d’Ismaël, et de ceux-ci à Abraham : et si vous suivez la même ligne en descendant, vous trouverez d’abord Abraham, qui n’est qu’une seule personne, et d’Abraham vous descendrez à Ismaël et à Isaac ; de ceux-ci à Jacob et à Esaü ; de Jacob aux douze patriarches ; et de ces derniers aux douze tribus, et de chaque tribu à un nombre presque infini de personnes qui la composent ; sur quoi il est naturel de faire les réflexions suivantes.

La première est, que dans la suite des générations les branches sont en plus grand nombre que le tronc ; autrement on ne verrait point sortir d’un seul homme plusieurs descendants, et qu’ainsi, n’y ayant aujourd’hui qu’un nombre de branches fini, il serait tout à fait absurde de reconnaître une infinité de tiges.

La seconde est que, dans la suite des générations, plus on met le chef d’un peuple dans un siècle éloigné, plus ce peuple se trouve nombreux ; et plus son chef est prochain, plus le nombre de ce peuple diminue. Que si la multitude s’augmente à mesure qu’on met son principe et son chef plus haut, il est évident qu’elle doit être infinie, si l’on met son chef dans un éloignement infini, et qu’ainsi l’on ne peut reconnaître le monde éternel, sans faire la multitude des hommes qui vivent infinie.

La troisième réflexion qu’il y a à faire sur ce sujet, est qu’il faut nécessairement reconnaître une seule ligne ou plusieurs lignes dans la suite des générations, ou, pour m’exprimer plus clairement, qu’il faut que toutes les nations sortent d’un homme, que l’on supposera après, si l’on veut, avoir eu des ancêtres à l’infini, ou qu’il y ait plusieurs suites de générations indépendantes l’une de l’autre, ou diverses successions de tiges toutes différentes.

On ne peut pas dire raisonnablement ce dernier, premièrement, parce qu’autant qu’on peut remonter dans l’histoire, on voit que les peuples sortent les uns des autres, ou qu’ils descendent d’un père commun ; et en second lieu, parce que si une seule succession de générations à l’infini devrait avoir produit un nombre infini d’hommes, plusieurs successions pareilles, qui n’auraient rien de commun, auraient dû produire un plus grand effet.

Il n’y a que les habitants de l’Amérique qui paraissent d’abord avoir une origine différente de celle des autres hommes, parce qu’on ignore le chemin qu’ils peuvent avoir pris pour aller habiter ce grand continent, que nous appelions le nouveau monde. Mais qui nous empêchera de recevoir la conjecture d’un savanta, qui veut que les hommes aient passé de la Norvège dans l’Islande, qui est une île située vers la partie septentrionale de l’Amérique, et que de l’Islande ils aient passé dans le Groënland, qui est le nom de cette partie de l’Amérique qui avoisine cette île ? Et en effet, on ne peut comprendre la raison pour laquelle les peuples qui habitent le vieux monde sont polis et civilisés, et ceux qui habitent le nouveau, barbares et sauvages, si l’on reconnaît que les uns soient aussi anciens que les autres ; au lieu qu’en supposant que les peuples de l’Amérique tirent leur source de ceux qui habitent notre continent, on peut attribuer leur ignorance et leur stupidité, à la nouveauté de leur établissement.

a – Grotius.

Or, si en remontant, quand même ce serait à cent mille siècles d’ici, nous trouvons enfin un homme et une femme qui aient donné le jour à tout ce qu’il y a maintenant d’habitants sur la terre, comment une éternité s’était-elle passée, pendant laquelle il y avait eu une suite de générations, sans que cette éternité ou cette suite éternelle de générations n’eût produit qu’un homme et une femme, qui sont les chefs du genre humain ?

Que les incrédules fassent telles suppositions qu’il leur plaira, il est indubitable que la suite des générations a fait la propagation du genre humain, et qu’elle sert encore tous les jours à peupler la terre où nous habitons : c’est par là que la famille d’un homme, qui était logée autrefois sous quelques tentes, se trouve aujourd’hui répandue dans tout l’univers. De l’abondance des habitants sont venues les peuplades et les colonies : or, quand la multitude des hommes ne s’augmenterait que d’un homme chaque année par la suite des générations, il faudrait que toute la terre fût déjà habitée, et même que ses habitants y fussent, par manière de dire, les uns sur les autres, puisqu’une éternité est une étendue sans limites.

Il ne sert de rien de dire qu’il arrive des accidents et des désordres dans la société, qui font périr une infinité de personnes, puisque, nonobstant ces accidents et ces désordres qui arrivent de temps en temps, la terre s’est toujours peuplée davantage depuis trois mille ans, par exemple, qui est le temps dont nous pouvons parler avec le plus de certitude.

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