Traité de la vérité de la religion chrétienne

15. Suite des objections des athées.

Comme nous proposons l’économie des pensées et des passions, la subordination des mouvements de notre cœur, la loi naturelle, la conscience et les penchants qui unissent les hommes en un corps de société, comme des preuves de l’existence d’une sagesse souveraine qui ait travaillé à la composition de l’homme ; les athées au contraire tâchent d’établir leur sentiment par le désordre des passions et des pensées, et par les crimes que Dieu permet que les hommes commettent.

Car, dit l’impiea, s’il y a un Dieu, ou il ne peut empêcher le crime, et alors il manquera de puissance, ou il ne le veut point, et alors on le conçoit comme méchant. La première réflexion qu’il faut faire pour répondre à cette difficulté, est qu’il faut distinguer le pouvoir considéré comme absolu et souverain, de ce même pouvoir considéré comme tempéré par la sagesse, la justice et les autres vertus. Si vous ne considérez que le pouvoir absolu d’un monarque, il peut faire égorger la moitié de ses sujets en un jour ; mais si vous considérez ce pouvoir comme tempéré par sa bonté et par ses autres vertus, vous avouerez qu’il ne le peut pas, et que c’est là une heureuse et louable impuissance, qui marque sa force, et qui naît de ses perfections ; de sorte que, pour savoir, non ce que Dieu, mais un simple monarque peut empêcher ou permettre, il ne suffit pas de considérer son pouvoir, mais il faut encore l’envisager dans toute l’étendue de ses relations, et connaître toutes ses autres vertus qui tempèrent son pouvoir. Comme bon, il peut une chose qu’il ne peut point comme juste, et comme juste, il en peut une autre qu’il ne peut point comme sage : et si vous ne connaissez à fond ses intérêts, ses perfections, ses droits et ses vertus, vous ne pouvez pas décider ce qu’il peut permettre ou empêcher. Que si cela a lieu d’homme à homme, combien plus des hommes à Dieu !

aVaninus, in Amphitheatro providentiæ.

Mais rien ne nous empêche de remarquer après cela, que même selon nos faibles idées, ce n’est point sans raison que Dieu permet les péchés. Je ne dirai point ici que, comme dans la nature les monstres servent à faire mieux connaître l’ordre, l’arrangement et l’économie des natures régulières, de même aussi les désordres du péché servent à nous faire mieux connaître de quel prix et de quelle utilité sont la raison, la conscience et la religion naturelle, qui sont violées par les crimes ; c’est une des moindres considérations qu’on puisse faire sur ce sujet, encore qu’elle ne soit pas sans fondement.

On peut ajouter à cela, que le péché donne occasion à la plupart des vertus de s’exercer et de paraître ; que la patience de ceux qui sont opprimés, paraît par la violence de ceux qui oppriment ; que l’humilité serait d’un moindre usage, s’il n’y avait un orgueil qu’elle doit vaincre ; que la tempérance tire son prix de la difficulté qu’il y a à vaincre la convoitise ; que la justice n’aurait point d’emploi dans le monde sans l’intérêt et la cupidité ; et qu’enfin il y a une infinité de vertus qui naissent et se manifestent à l’occasion des vices.

Il est certain d’ailleurs, que le péché donne occasion de paraître à plusieurs vertus de Dieu, qui ne seraient point découvertes sans lui. Sans le péché, nous aurions éternellement ignoré ce que c’est que la miséricorde et la justice de Dieu, c’est-à-dire, que nous aurions ignoré ce qui le rend plus aimable et plus terrible à nos âmes.

On peut dire que les péchés des hommes, effacés par la miséricorde de Dieu, ou punis avec sévérité par les lois de sa justice inexorable, forment des motifs éternels d’amour et de crainte, et des motifs tels qu’ils étaient nécessaires pour balancer le poids que les hommes ont pour les objets sensibles, ou même pour retenir dans leur devoir d’autres créatures que nous ne connaissons pas : car il faut penser que Dieu agit avec les hommes comme avec des créatures qui raisonnent, et que par conséquent il doit agir sur eux par des motifs ou par des objets qu’il leur propose, et non pas par une impression aveugle : et demander pourquoi les hommes se conduisent de cette manière, c’est demander pourquoi ils sont hommes.

Certainement nous ne doutons point que, comme la sagesse de Dieu est infinie, le plan de Dieu ne le soit aussi, et qu’à ce plan ne réponde une succession infinie d’objets qui s’unissent les uns avec les autres. Ce monde, cette vie, tout ce que nous avons vu ou appris de choses, soutiennent une autre succession d’objets qui entrent dans le dessein de Dieu, et qui ne sont qu’un point auprès de cette éternelle succession d’objets qui roulent, pour ainsi dire, dans l’entendement divin. La sagesse de Dieu est si grande, qu’elle fait rouler sur un petit accident, sur un point, comme sur un pivot inébranlable, les plus grands événements. Supposons pour un moment ce qui est en question, pour éclaircir la chose davantage. Une vapeur dans la tête de Pharaon produit un songe qui cause l’élévation de Joseph et la venue des enfants d’Israël, et donne lieu à tant d’illustres événements, qui sont soutenus sur ce songe comme sur un point. La délivrance du peuple d’Israël, sa prospérité, ses victoires, et ces bénédictions entassées dont le ciel le favorise, se terminent enfin à la naissance de Jésus-Christ, qui paraît un assez petit événement. Ce dernier événement soutient pourtant comme un pivot la vocation des nations, l’établissement du règne de Dieu, l’anéantissement des idoles, la conversion du monde ; et les derniers objets qui remplissent notre âme, et l’étonnent par leur grandeur, ne sont peut-être qu’un point qui soutient une succession infinie d’objets et d’économies qui glorifieront éternellement Dieu.

Comme donc un homme qui aurait vécu du temps des enfants de Jacob, et qui étant le témoin de la vente et de la prison du chaste et innocent Joseph, ne se fût étonné que Dieu permît ainsi que la vertu fût opprimée, que dans l’ignorance de ce que la sagesse de Dieu devait opérer par ce moyen ; et comme ceux qui crurent en Jésus-Christ, et qui virent sa mort, n’en furent surpris que parce qu’ils ne voyaient pas le grand bien que la miséricorde de Dieu en devait tirer : ainsi nous ne sommes surpris que Dieu permette le péché en général, que parce que nous ne connaissons qu’en partie et obscurément les biens que la sagesse de Dieu procurera par ce moyen.

On me permettra bien de me servir de ces exemples, puisque je ne les emploie point comme des preuves, mais comme des éclaircissements qui ont un double usage, dont le premier consiste en ce qu’il paraît par là qu’il n’y a point de plus faux ni de plus misérable raisonnement que celui-ci : Je ne connais point à fond les vues et la sagesse de la divinité ; donc cette divinité n’existe point ; elle permet le mal, donc elle est méchante : parce que ce raisonnement ne peut conclure, à moins que notre esprit ne soit d’une étendue infinie, et qu’il ne s’attribue le privilège de connaître toutes choses. Le second consiste en ce que ces exemples nous montrent que les difficultés générales des athées, et les plus spécieuses de leurs objections, se détruisent insensiblement par les principes de la religion, contre laquelle ils s’étaient d’abord soulevés.

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