Traité de la vérité de la religion chrétienne

5. Où l’on établit la vérité de la religion naturelle.

Si Dieu s’était contenté de se manifester dans ses ouvrages par les caractères de puissance et de sagesse qui y paraissent, on pourrait peut-être penser qu’il se serait révélé par accident, et pensant à toute autre chose qu’à se faire connaître. S’il se fût contenté aussi de rendre l’homme capable de connaissance, on pourrait croire qu’il lui aurait donné la raison pour un autre usage que pour être connu de lui. Mais lorsqu’un être souverainement sage, et qui fait très bien ce qu’il fait, se manifeste d’un côté dans ses ouvrages, et donne de l’autre à l’homme un esprit capable de l’y reconnaître, lui présentant un tableau admirable de sa sagesse et de ses vertus, et lui donnant une intelligence qui ne peut s’empêcher d’en être frappée, et qui trouve en soi quelques traits de cette sagesse qu’elle voit répandue au dehors, il est difficile de penser autre chose, sinon que l’auteur de la nature a voulu se faire connaître des hommes.

Mais non seulement la religion fait le devoir de l’homme, non seulement elle est approuvée de Dieu, non seulement elle entre dans le dessein de cette sagesse qui se manifeste pour cet effet, mais on ne peut encore s’empêcher de reconnaître qu’elle fait en quelque sorte la destination de l’homme.

C’est ce que nous n’aurons pas de peine à comprendre, si nous nous souvenons que la nature de l’homme a quatre degrés de perfection ; celui d’être, celui d’être vivant, celui d’animal, et celui de raisonnable ; or, il nous paraît qu’aucun des trois premiers degrés de la nature de l’homme ne peut enfermer sa dernière fin. Si l’homme était dans le monde simplement pour y être, il ne serait pas nécessaire qu’il eût une vie ; s’il était seulement dans le monde pour vivre, il ne serait pas nécessaire qu’il eût du sentiment ; s’il n’était dans le monde que pour exercer les actions animales, il serait inutile qu’il eût une raison.

A quoi donc est-ce que l’homme peut être destiné en tant qu’homme, en tant que raisonnable ? (Car, de dire que toutes les autres choses dans le monde aient leur fin et leur destination, et fassent même connaître par là la sagesse de leur auteur, et que l’homme seul en soit excepté, c’est ce qui ne peut être raisonnablement conçu.) Il est destiné sans doute à faire un bon usage de sa raison. Il serait absurde de penser que nous eussions été faits raisonnables pour une autre fin que pour faire un bon usage de notre raison.

Or il est certain, que le bon usage de notre raison ne consiste pas à s’arrêter à des études vaines et stériles, telle qu’est l’étude de toutes les sciences, qui ont pour dernière fin la spéculation, étant évident que les hommes ne sont pas destinés à être philosophes.

Il n’y a point de doute que ce bon usage de la raison consiste encore moins à trouver les moyens d’opprimer l’innocence, de commettre impunément toutes sortes d’injustices, de satisfaire des passions déréglées, et qu’il vaudrait mieux ne faire aucun usage de son esprit que de le faire servir à un si méchant emploi.

Que reste-t-il donc, si ce n’est que la raison, dans son légitime usage, nous serve à nous connaître nous-mêmes, et à reconnaître les bienfaits dont nous sommes redevables à Dieu ; à nous humilier par la considération de l’indépendance qui nous met au-dessous de lui, et de l’empire qu’il a sur nous, et à nous appliquer à lui témoigner notre reconnaissance, en vivant de la manière que nous croyons qui lui est la plus agréable, c’est-à-dire à régler nos passions, à ne faire tort à personne, et à ne nous en faire point à nous-mêmes par la débauche et par l’intempérance, qui sont tous des devoirs qui lui sont agréables, par cela même que nous sommes son ouvrage, et qu’il veut notre bien et notre conservation.

Or, c’est la religion qui règle nos affections par la justice et par la tempérance, et qui nous enseigne à connaître Dieu pour le glorifier. L’homme est donc né pour la religion, et la religion fait la destination de l’homme.

Ce qui nous confirme dans cette pensée, c’est qu’outre cette connaissance que Dieu nous donne de soi-même dans la nature, il a mis dans notre âme cette vérité ; ou, ce qui revient à la même chose, il a formé notre esprit dans une telle disposition, qu’il consent naturellement à cette vérité : il faut aimer ceux qui nous font du bien.

On ne peut douter que Dieu n’ait mis cette maxime dans notre âme, puisque nous le reconnaissons pour notre auteur ; et il est évident qu’il ne peut l’y avoir mise que pour nous obliger à aimer nos bienfaiteurs, de sorte qu’étant lui-même notre bienfaiteur, et dans un sens infiniment plus noble et plus véritable que tous les autres, puisque les hommes ne nous font du bien que parce que Dieu veut qu’ils nous en fassent, on ne peut nier que Dieu n’approuve et ne veuille notre reconnaissance.

J’avoue que ces premières maximes d’équité et de justice, qui se trouvent naturellement gravées dans notre esprit, servent aussi à lier les hommes en un corps de société ; mais je soutiens qu’elles tendent encore davantage à les unir dans l’exercice de la religion, la nature leur faisant connaître qu’ils doivent plus à Dieu qu’à tout autre.

On a donc un très juste sujet de se moquer de l’extravagance de ceux qui avouent que les hommes sont faits pour la société, et qui ne veulent pas demeurer d’accord qu’ils soient faits pour la religion, les liens qui les attachent à Dieu étant sans comparaison plus forts et plus naturels que ceux qui les unissent les uns aux autres ; car, si c’est l’intérêt qui unit les hommes, la raison nous dit que Dieu peut nous faire plus de bien que non pas ses créatures ; si c’est la reconnaissance, nous devons plus à Dieu qu’aux hommes ; si c’est la crainte, comme le veut Hobbes, Dieu mérite d’être craint par-dessus toutes choses ; si c’est l’amour, nous devons aimer Dieu plus que tout autre objet ; et si c’est par tous ces liens ensemble que les hommes se trouvent disposés naturellement à la société, qui ne voit que tous ces principes unis les disposent beaucoup mieux encore à la religion ?

De sorte que, si l’on ne peut renoncer à la société sans passer à la condition des bêtes, on ne peut renoncer à la religion sans descendre beaucoup plus bas encore et sans un dérèglement plus monstrueux.

Il est donc vrai que la raison ne nous avait point trompés lorsqu’elle nous avait enseigné par la simple idée de Dieu, qu’il est nécessaire qu’il y ait une religion. On peut dire que nous sentons en quelque sorte cette vérité, puisque nous trouvons en nous la religion naturelle, qui consiste dans la connaissance que la nature nous donne de Dieu, dans le sentiment des obligations que nous lui avons, dans ces principes d’équité et de justice que nous appelons communément loi naturelle, et en ce que nous ne saurions violer quelqu’un de ces principes sans sentir naître les remords dans notre cœur, à moins qu’un obstacle étranger ne nous en empêche.

Cette religion naturelle a jusqu’ici ces deux avantages : le premier, qu’elle est nécessairement véritable. Il est vrai qu’il y a un Dieu, que nous devons de la reconnaissance à la Divinité, et que nous sommes coupables si nous en manquons, qui sont tous les principes de cette religion. Le second est, qu’elle est attachée à notre nature, et que c’est Dieu qui l’y a attachée. Comme cette dernière vérité est encore sujette à quelque doute, il ne sera pas hors de propos de l’expliquer davantage.

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