Traité de la vérité de la religion chrétienne

14. Où l’on examine les difficultés qui peuvent être opposées aux vérités précédentes.

La vérité hait les ménagements ; voyons donc, mais brièvement, ce que nous pourrions concevoir de doutes sur les vérités précédentes, et donnons un libre essor à notre imagination sur le sujet de la personne de Jésus-Christ, sur celles de ses disciples, sur leurs miracles, sur la résurrection du Seigneur, sur les dons extraordinaires et miraculeux qui étaient communiqués par les mains des apôtres.

1° Pour commencer par la personne de Jésus-Christ, il y en a qui croient que Jésus-Christ était essénien, et que c’est de cette secte qu’il avait emprunté ce qu’il y avait de meilleur dans ses mœurs, et de plus sain dans sa doctrine. Et en effet, il paraît par les portraits que Philon et Josèphe nous en ont laissé, que les esséniens vivaient dans une très grande union, qu’ils possédaient leurs biens en commun, qu’ils se regardaient comme autant de frères, et qu’ils avaient des idées très saines et très pures de Dieu et de la religion : ce qui ne s’accorde pas mal avec le christianisme. D’ailleurs, il ne paraît pas que Jésus-Christ les ait jamais combattus, pendant qu’il fulminait contre les scribes et les pharisiens. Cependant, si Jésus-Christ avait emprunté sa doctrine de cette secte, il faudrait moins s’étonner des merveilles de sa morale, et de la sainteté de sa vie. Mais il sera difficile que l’on ne méprise cette spéculation, si l’on considère qu’il n’y avait point d’esséniens dans la Galilée, qui était la patrie de Jésus-Christ ; que les Esséniens haïssaient le commerce des hommes, qu’ils regardaient comme souillés et profanes, et ne voulaient point habiter, pour cette raison, dans de grandes villes ; au lieu que Jésus-Christ parcourait les villes et les bourgades, enseignait les troupes, prêchait dans les synagogues ; que les esséniens avaient en horreur le mariage, au lieu que Jésus-Christ choisit des disciples qui étaient mariés ; et qu’enfin on lui voit des pêcheurs et non pas des esséniens à sa suite.

2° Peut-être que Jésus-Christ doit sa connaissance et ses lumières à l’éducation. Comment cela ? puisqu’il a été élevé dans la boutique d’un charpentier, de l’aveu même de ses ennemis qui le lui reprochent.

3° C’est, dira-t-on, le chagrin qu’il avait contre les scribes, les pharisiens, et les autres conducteurs des Juifs, qui l’engagea premièrement à parler contre eux, et ensuite, pour les contrecarrer, à inventer une religion toute contraire à la leur. Mais qu’est-ce que le fils de Marie avait à démêler avec ces docteurs, n’étant ni sacrificateur, ni lévite, ni prétendant à aucune dignité ? D’où serait venue leur concurrence ? Outre qu’il ne suffit pas de dire que Jésus-Christ paraît animé contre la conduite et la doctrine de ces docteurs, il faut voir s’il ne l’est point avec raison.

4° Mais peut-être qu’il se laisse aller à l’ambition de passer pour prophète, ou qu’entendant mal certains oracles qui semblaient déterminer la venue du Messie en ce temps-là, il croit être ce Messie de bonne foi.

On ne peut dire ni l’un ni l’autre. Jésus-Christ n’a pu croire être le Messie par simplicité et par ignorance, ni le faire croire par malice et par imposture : sa morale et ses enseignements ne nous permettent point de croire le premier, et sa sainteté ne nous laisse aucun lieu de penser le second. C’est réduire l’incrédulité à l’absurdité du monde la plus sensible, que de la mettre dans la nécessité de dire que Jésus-Christ était le plus grossier ou le plus méchant des hommes ; le plus grossier, s’il croyait être le Messie, sans l’être véritablement ; ou le plus méchant, s’il le voulait faire croire aux autres, ne le croyant pas lui-même, parce qu’il faut s’arracher les yeux pour ne point voir que la religion chrétienne part d’un principe éclairé et d’un bon fonds tout ensemble.

5° Mais ne peut-on pas dire la même chose de Mahomet ? C’est le parallèle que les incrédules pressent ordinairement : ils prétendent que Jésus-Christ et Mahomet peuvent avoir été animés du même esprit. De toutes les défaites de l’impiété, celle-ci est la plus misérable. C’est marquer qu’on n’a aucune idée des choses dont on parle, que de s’arrêter à cette comparaison.

Voici en effet bien des différences essentielles entre Jésus-Christ et Mahomet. Mahomet n’a point prétendu établir sa religion par des miracles, encore qu’on lui en ait attribué quelqu’un ; au lieu que Jésus-Christ ne veut pas qu’on croie en lui si ses œuvres magnifiques ne lui rendent témoignage, voulant convaincre les yeux et les sens de ses disciples par des faits sensibles, et par des miracles qu’il leur donne le pouvoir de faire eux-mêmes, et les envoyant prêcher sa résurrection et ses miracles, dans le même temps qu’il les menace d’une mort et d’une condamnation éternelle, en cas qu’ils trompent quelqu’un, qu’ils mentent ou qu’ils déguisent la vérité. Mahomet n’a point laissé de prophéties dont on voie l’accomplissement ; au lieu que nous en avons de Jésus-Christ, dont l’événement a déjà été un commentaire bien juste. Ni les anciens oracles ni l’Écriture du Nouveau Testament ne rendent aucun témoignage à Mahomet ; au lieu que les prophètes avaient prédit la venue de Jésus-Christ comme d’un Messie qui devait réunir les deux peuples, et étendre l’alliance de Dieu jusqu’au bout de l’univers. Mahomet s’est établi par la force et par la violence, et Jésus-Christ par la patience et par les afflictions. L’un est environné de soldats, et l’autre accompagné de martyrs ; l’un donne la mort, et l’autre la reçoit pour nous. L’ambition de Mahomet, qui établit un empire florissant, paraît d’abord dans le succès de son dessein. Le désintéressement de Jésus-Christ se montre en ce qu’il se retire lorsqu’on veut le faire roi ; qu’il déclare que son règne n’est point de ce monde ; et qu’au lieu de s’accommoder au préjugé charnel de ses disciples, il prend le soin de les désabuser, et de leur prédire tous les maux qui les attendent. Et quand on voudrait contester tous ces faits, cela paraît assez par la fin et par le succès de son Évangile, qui ne se termine qu’à la sanctification du cœur, et à la paix de l’âme. Mahomet a inventé une religion qui, sans avoir de grande contrariété avec la raison corrompue, a une extrême convenance avec le cœur corrompu : il a supprimé le scandale de la croix, et mis en sa place une grandeur et une magnificence mondaine, comme il a retranché ce qu’il y a de plus spirituel et de plus difficile dans la morale, pour repaître l’esprit de ses disciples d’idées sensuelles et charnelles. Il n’en est pas de même de Jésus-Christ, qui propose sa croix au cœur et à l’esprit des hommes comme un paradoxe étonnant, et comme une source de mortification et de repentance. Mahomet fait régner sa religion à la faveur des ténèbres et de l’ignorance, par la suppression des livres qui pourraient éclairer les hommes, et par une soumission aveugle. Jésus-Christ ne veut pas qu’on croie à sa doctrine si elle n’est conforme à celle des prophètes. Enquérez-vous diligemment des Écritures, nous dit-il, car par elles vous croyez avoir la vie éternelle. Mahomet s’établit par le déguisement et par la dissimulation ; il promet au commencement de tolérer les autres religions ; il fait bonne mine aux chrétiens, et ensuite il tâche de les détruire. Jésus-Christ déclare d’abord son dessein, qui est de sauver les personnes, et de détruire la superstition, et ni lui ni ses disciples n’usent d’aucune politique ni d’aucun ménagement à cet égard. Mahomet meurt, et ne ressuscite ni ne prétend ressusciter, pour montrer qu’il soit approuvé de Dieu. Jésus-Christ meurt, et l’on croit qu’il est ressuscité, sur le témoignage de ceux qui l’ont vu après sa résurrection, et qui attestent ce fait aux yeux de tout l’univers, aux dépens de leur sang et de leur vie. La religion de Mahomet a été inventée, aidée et soutenue par la politique ; celle de Jésus-Christ a choqué toutes les puissances, et s’est établie nonobstant tous leurs efforts. La religion de Mahomet paraît d’abord, pour ainsi dire, le triomphe de l’habileté humaine et de la cupidité ; la religion de Jésus-Christ est celui de la droiture, de la justice et de la religion naturelle, dans la pureté et la simplicité qui lui est propre, et qui est rétablie par la charité. Mahomet a jeté les fondements d’une monarchie particulière, et a aussi établi des lois qui ne sont bonnes, à parler même humainement, que dans les lieux où il a établi sa domination. Jésus-Christ a donné de nouveaux principes d’union et d’intelligence utiles au bien de la société en général, et propres à cimenter l’union de tous les hommes, en faisant régner l’esprit de la charité. La venue de Mahomet n’a point sanctifié les hommes ; celle de Jésus-Christ a été suivie d’un nombre innombrable de personnes qui ont renoncé au monde par la foi qu’ils ont eue en lui. Ce n’est point Mahomet, mais Jésus-Christ qui a accompli les oracles qui regardent la vocation des païens, puisque c’est de Jésus-Christ que Mahomet avait tiré la connaissance du vrai Dieu, comme nous l’avons déjà vu. Enfin, la prospérité temporelle est le caractère de la vocation de Mahomet. On peut dire que Mahomet est un homme divin, s’il est vrai que tous ceux qui sont dans la prospérité dans ce monde soient aimés de Dieu ; c’est-à-dire à condition que les méchants, les injustes et les tyrans soient les favoris de la divinité. Le caractère de la vocation de Jésus-Christ est, au contraire, la patience, le désintéressement, l’innocence et la simplicité des mœurs ; c’est-à-dire qu’il est approuvé de Dieu, s’il est vrai que les hommes vertueux, patients, humbles, charitables, le soient. On n’a qu’à nous satisfaire sur toutes ces différences, et alors nous recevrons ce parallèle ; mais jusqu’alors nous le rejetons comme ridicule et extravagant.

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