Traité de la vérité de la religion chrétienne

16. Où l’on continue à examiner les difficultés qu’on peut opposer à nos principes.

Ceux qui ne considèrent point le père de famille, n’ont garde de respecter les personnes de ses domestiques. Les incrédules feront toutes ces questions sur le sujet des disciples de Jésus-Christ : ils demanderont pourquoi il en prend un si petit nombre ; d’où vient qu’il les choisit pauvres et ignorants, puisque des docteurs illustres, tels qu’étaient les pharisiens parmi les Juifs, ou les stoïciens dans le paganisme, auraient concilié plus de crédit et de considération à sa secte ; pourquoi on voit à sa suite des péagers mal vivants, et des femmes qui ont vécu dans la débauche ; et pourquoi enfin on doit plutôt ajouter foi au témoignage que les disciples de Jésus rendent partout à leur Maître, qu’au témoignage de ceux que les Juifs envoient partout pour démentir celui de ses disciples, et pour déclarer que Jésus Galiléen était un imposteur, et que ses disciples avaient enlevé de nuit son corps du tombeau où il avait été mis. C’est Justin qui fait mention de ces envoyés de la synagogue, dans son Dialogue contre Tryphon.

Il ne nous sera pas difficile non seulement de répondre à toutes ces objections, mais même d’en tirer des avantages considérables.

On répond à la première, qu’outre les douze disciples qu’on nomme apôtres, et que Jésus-Christ s’était choisis au commencement, il en envoya encore soixante et dix, qui non seulement furent les témoins de ses actions, mais encore les instruments dont il se servit pour avancer son royaume ; que la vérité de sa résurrection a eu pour témoins les yeux de cinq cents frères à la fois, et que les dons miraculeux qui descendirent sur les disciples après l’ascension de leur Maître et les vertus que Dieu opérait par leurs mains, ont eu autant de témoins qu’il y a eu de personnes qui ont cru à leur prédication.

On répond à la seconde, que le choix de ces moyens si bas et si humbles, dont il a plu à Dieu de se servir dans l’exécution du plus grand et du plus magnifique dessein qui fût jamais, nous montre mieux que toute autre chose, que c’est le doigt de Dieu qui a agi dans cette rencontre. S’il avait pris pour ses ministres des princes et des grands de la terre, on aurait peut-être attribué les merveilles de la morale chrétienne à la politique et au dessein de retenir les peuples dans leur devoir, en les obligeant à s’unir par la charité. S’il avait choisi des philosophes, on aurait attribué leur désintéressement héroïque à la singularité et à l’orgueil de leur secte, ou à la sublimité des sentiments que la philosophie peut inspirer. S’il avait choisi des orateurs, on aurait cru qu’ils auraient séduit les hommes par les attraits de leur éloquence. S’il en avait pris de fort puissants et de fort riches, on aurait pensé que le succès de leur prédication serait dû à leurs libéralités. Il a donc choisi quelques personnes basses et méprisées, qui avaient toujours vécu dans la simplicité et dans les incommodités d’une condition obscure, afin qu’il parût que cette force vient de Dieu, et non point des hommes.

On dira, pour satisfaire à la troisième objection, que si l’on voit des pécheurs et des mal vivants à la suite de Jésus-Christ, ce sont des pécheurs convertis par l’efficace de sa doctrine, des mal vivants régénérés, qui rendent un témoignage d’autant plus authentique à la religion chrétienne, qu’il n’y a que cette dernière qui sanctifie véritablement les hommes. Et certainement je ne vois rien qui marque davantage la divinité de la vocation de notre Sauveur, que de le voir agir avec tant d’efficace, que des femmes pécheresses viennent lui laver les pieds des larmes de leur repentance, et les essuyer de leurs cheveux ; qu’il ne lui faut qu’un mot pour arracher Lévi du lieu de son péage, pour obliger Pierre et André à le suivre, en abandonnant leurs filets, leur nacelle, et leur père Zébédée.

On dira que si Jésus-Christ oblige ses disciples à renoncer aux avantages du monde, c’est par l’espérance qu’il leur fait concevoir d’une vie éternelle et bienheureuse, et par conséquent de les dédommager avantageusement : je l’avoue ; mais je prétends que cette considération nous est favorable, et qu’elle suffit pour prouver invinciblement la vocation de notre Sauveur. Car si les disciples ont véritablement espéré de Jésus-Christ la vie éternelle ; et si c’est cet intérêt, le plus grand de tous, cette espérance plus forte que leurs passions, qui leur a tant fait souffrir pour le nom de Jésus, comme il faut le croire, ou prendre les disciples pour des insensés ; si, dis-je, les disciples ont attendu de lui la vie éternelle, il s’ensuit qu’ils l’ont cru de bonne foi ce qu’il se disait être, puisqu’on n’attend point la vie éternelle d’un imposteur ; et s’ils ont cru sa vocation véritable, ils ont pensé que ses miracles et sa résurrection l’étaient ; et s’ils ont pensé que ses miracles et sa résurrection étaient véritables, il s’ensuit qu’ils l’ont été, étant impossible que les disciples se trompassent sur des faits qui ne demandaient point d’autre examen que la vue, l’ouïe et l’attouchement.

Que les incrédules chicanent tant qu’ils voudront, j’ose dire qu’ils ne répondront jamais que des absurdités et des impertinences à cet argument, que nous prétendons être démonstratif et invincible. Si les apôtres ont attendu la vie éternelle de Jésus-Christ, il s’ensuit qu’ils n’ont pu ni le regarder comme un imposteur, ni seconder son imposture, ni être des imposteurs eux-mêmes, comme il faudrait qu’ils le fussent si la religion chrétienne n’était point véritable. Or il est certain que les, disciples ont attendu de Jésus-Christ la vie éternelle, puisque Jésus-Christ n’a jamais proposé d’autre objet à la foi de ses disciples, qu’il ne leur prédit que croix et tribulations dans ce monde, déclarant hautement que son règne n’est point de ce monde, puisque l’expérience, l’exemple, la raison leur enseignent la même chose, et que les apôtres eux-mêmes, dans toutes leurs épîtres, déclarent qu’ils n’attendent que traverses et afflictions, comparant leur vie à un combat, une lutte, le monde à un champ de combat, se disant les athlètes de Jésus-Christ, et se réjouissant de souffrir, par l’espérance de la couronne qui leur est réservée.

On répond à la quatrième, que l’on consent de bon cœur à mettre en parallèle les témoins de la synagogue avec les témoins de Jésus-Christ. Les témoins de la synagogue attestent ce qu’ils ne savent point, ce qu’ils n’ont point vu, et dont ils ne sauraient avoir aucune connaissance : car quelle foi doit-on ajouter au rapport des gardes ? S’ils ont vu enlever le corps de Jésus, que n’empêchaient-ils cette action ; et s’ils ne l’ont point vu, quelle est la force de leur témoignage ? Mais pour les disciples du Seigneur, ils attestent des faits dont ils ont eu leurs sens pour témoins. Ce que nous avons vu, disent-ils, de nos propres yeux, ce que nous avons ouï dire de nos oreilles, et que nous avons touché de nos mains de la parole de vie, nous vous l’annonçons. Les uns sont des témoins armés, et les autres des témoins souffrants : les uns veulent persuader par force, et les autres persuadent malgré la violence. Pour rendre le témoignage que les apôtres rendent, il faut de la persuasion et de la fermeté. Pour rendre le témoignage que rendent les ministres de la synagogue, il ne faut que de la fureur et de la violence. Mais n’y en aura-t-il point quelqu’un qui se rétracte parmi les uns ou parmi les autres ? Oui sans doute, et cette considération suffit pour décider le différend.

Saul, ministre de la synagogue, s’en allant à Damas, non seulement pour témoigner que Jésus-Christ avait été un séducteur, mais encore afin de poursuivre ceux de cette secte, est changé tout d’un coup, et devient un disciple de celui qu’il allait persécuter avec tant d’ardeur. Judas, disciple et apôtre de Jésus-Christ, avait renié son Maître, et l’avait livré aux Juifs qui l’avaient fait mourir. Voilà deux témoins qui semblent se rétracter ; considérez-en la fin différente.

Saul est pharisien, fils de pharisien, et par conséquent d’une secte très particulièrement animée contre Jésus-Christ. Il a obtenu des lettres du grand conseil qui est à Jérusalem, adressées aux synagogues qui sont à Damas pour y trouver des secours tout prêts contre les chrétiens qui y sont, et qu’il se propose de traîner en prison, et de faire mourir, comme cela lui est déjà arrivé. Il s’est mis en chemin, il approche de Damas, il est sur le point de satisfaire sa fureur ; mais voilà qu’il est changé tout d’un coup. Qui est-ce qui fait rétracter ce témoin ? Où sont les offres qu’on lui fait, ou qu’on est en état de lui faire ? Quelle, force inopinée détruit tous les desseins et tous les préjugés d’un homme qui allait répandre le sang des chrétiens ? Il vient ensuite nous prêcher qu’il a vu Jésus-Christ, qu’une grande lumière a resplendi autour de lui, que les mystères du royaume des cieux lui ont été révélés. Il dit que Dieu l’a mis en montre à toutes les puissances, et qu’il a été rendu le spectacle des hommes et des anges.

Si les hommes ne veulent point ajouter foi à ce qu’il dit, qu’on l’éprouve par les tourments, et l’on verra quelle en sera l’issue ; qu’on le charge de chaînes ; qu’on le mette en prison ; qu’on l’expose aux bêtes à Ephèse ; qu’il ait à combattre tout à la fois les éléments, les hommes et les démons ; qu’on le fasse fouetter ; qu’on le traîne ; qu’on le lapide ; qu’on le conduise de Jérusalem à Césarée, de Césarée à Rome, pour rendre ses épreuves plus longues et plus douloureuses. Saul, témoin de la synagogue, s’est dédit ; mais Paul, témoin de Jésus, ne se dédit point.

Mais après avoir vu le changement qui est arrivé en la personne du ministre de la synagogue, voyez celui qui est survenu en celle de l’apôtre de Jésus-Christ. Judas livre son Maître, et reçoit pour cela trente pièces d’argent. Pourquoi est-il troublé après cette action ? Les Juifs, les Romains, le peuple, les docteurs, les juges et les magistrats, tout favorise son crime, et lui promet l’impunité ; cependant il est tourmenté par ses remords, jusqu’à ne trouver du repos nulle part ; et ne pouvant enfin être le maître de son désespoir, il se donne la mort, et la sagesse de Dieu permet que les Juifs eux-mêmes conservent la mémoire de cet événement, en achetant de cet argent un champ qui est appelé Haceldama, parce qu’il était un prix de sang. Quelle surprenante différence remarquez-vous ici ? Judas se tue dans la prospérité, et les autres se réjouissent au milieu des afflictions. Judas, gagné par la synagogue, ne peut être consolé par la synagogue, et meurt désespéré. Paul, devenu disciple et témoin de Jésus, fait le sujet de sa joie de la croix de Jésus. A Dieu ne plaise, dit-il, que je me glorifie, sinon en la croix de mon Sauveur, par laquelle je suis crucifié au monde, et le monde m’est crucifié. Croira-t-on que les remords d’avoir livré un imposteur aux Juifs, ait armé Judas contre lui-même, ou que saint Paul ait tiré du sentiment de son infidélité la confiance qu’il fait paraître en souffrant ? Certainement on peut dire qu’ils sont tous deux les martyrs de Dieu ; mais Judas l’est malgré lui, et Paul volontairement. Si la constance de l’un témoigne en faveur de Jésus-Christ, le désespoir de l’autre lui rend un hommage éclatant ; et il n’y a en cela d’autre différence, sinon que Paul est martyr proprement, et Judas un témoin involontaire de la vérité de la religion.

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