Aonio Paleario, étude sur la Réforme en Italie

Préface

L’auteur de cette étude revenait, il y a quelques années, d’un voyage de recherches historiques dans le midi de l’Italie. Il avait quitté Naples le cœur plein de tristesse, et ni l’éclat d’un ciel enchanteur, ni les pittoresques beautés des Abruzzes, ni la noble hospitalité du Mont-Cassin où revit la tradition de saint Benoît associée aux plus généreuses aspirations de l’esprit moderne, n’avaient pu lui faire oublier le spectacle d’une population courbée sous le joug de l’ignorance et de la misère, d’une religion avilie par le miracle de Saint-Janvier. Au delà d’Aquino, patrie de l’angélique docteur du moyen âge, et du Garigliano, l’ancien Liris, qui forme encore de ce côté la limite de l’Etat romain, la route serpente à travers des plateaux légèrement ondulés que domine au levant la chaîne du Monte-Velino. Rien de plus majestueux que ces monts qui séparent Alatri de Sora, un des repaires du brigandage italien. Sur leurs pentes se dessinait, aux rayons du soir, une ville inconnue, dont le nom réveilla pourtant un écho dans mes souvenirs : C’était Veroli, patrie de Paleario.

L’apparition de cette cité me plongea dans une rêverie, où les hommes et les choses du passé venaient se mêler aux mélancoliques impressions du présent, aux confuses espérances de l’avenir. Je me sentis transporté, comme par enchantement, dans cette Italie du seizième siècle où j’avais tant vécu par l’étude, à ces jours de la Renaissance où de saintes âmes, l’honneur de l’Église catholique, Sadolet, Contarini, Giberti, soupiraient après une rénovation que d’autres plus hardis appelaient du nom de Réforme, et devaient sceller de leur sang. Ce serait une belle histoire que celle de ces tentatives réformatrices trop tôt comprimées dans la Péninsule. Qui la racontera dignement ? Qui saura évoquer, par la science et par l’art, quelques unes des grandes figures autour desquelles pourraient se grouper les souvenirs du protestantisme italien, Valdez, Ochino, Pierre Martyr, Curione, et cette princesse illustre qui fit de la cour de Ferrare un foyer de renaissance évangélique dont les rayons les plus purs se concentrèrent sur Olympia Morata ? La tâche est difficile, et malgré les travaux de Schelhorn, de Gerdès, de Mac-Cree, malgré le beau livre de Léopold Ranke sur la papauté, presque tout reste à faire dans une voie qui s’ouvre à peine aux libres investigations de la science. Que de secrets ensevelis dans les archives de Florence et de Venise, dans les collections Farnèse dont la révolution de Naples a brisé les scellés, dans les manuscrits du Vatican transportés sous le premier empire à Paris, et auxquels on n’a su faire que d’insignifiants emprunts ! Une bienveillante intervention que, je ne saurais oublier sans ingratitude, celle de Son Eminence le cardinal Antonelli, m’a permis d’y glaner quelques épis, prémices des riches moissons réservées à l’avenir. Après avoir recueilli durant plus de dix ans les matériaux d’une histoire de Renée de France, duchesse de Ferrare, cadre d’une étude approfondie et complète des destinées de la Réforme italienne au seizième siècle, je n’ai pas su résister à la tentation de retracer à part un épisode qui s’en détachait tout naturellement et dont l’attrait m’a séduit. Que ne puis-je me flatter de l’avoir su rendre contagieux ? Il est des émotions que l’on croit irrésistibles, parce qu’on les a soi-même vivement ressenties. Je ne me défends pas de m’être livré plus qu’il ne convenait peut-être à ce sentiment. L’illusion qui s’y mêle est aux labeurs ardus, aux recherches minutieuses et arides qu’exige tout essai de reconstruction d’un temps qui n’est plus. Les difficultés d’une telle entreprise ne se mesurent pas à son étendue. L’histoire d’une âme vaut celle d’un empire. La plus humble des monographies ouvre des échappées sur l’infini.

Quel que soit le sort réservé à ce livre, je lui devrai quelques-uns des meilleurs souvenirs de ma vie. Indépendamment du plaisir qu’on éprouve à nouer amitié avec un personnage d’élite, qui vous transporte dans une région idéale, comment oublier les heures que j’ai passées dans les bibliothèques de Rome et de Florence, et dans les archives de Médicis classées avec tant d’intelligence et de goût par M. Francesco Bonaini ? Comment me rappeler sans regret mes excursions à Colle et à San-Gemignano ? J’ai parcouru, les lettres de Paleario à la main, les lieux où il vécut, Sienne, Lucques, Milan, et j’ai suivi ses derniers pas dans la voie douloureuse du cachot de Tordinona au pont Saint-Ange. La destinée des personnages historiques ne doit pas être séparée des lieux qui en furent le théâtre. Sans parler des détails obscurs, des particularités inexpliquées qu’offre toute correspondance, et que l’on ne peut éclaircir que sur les lieux mêmes, il y a des liens invisibles, mais réels, de mystérieuses harmonies entre l’homme et la nature. L’historien ne peut les méconnaître sans altérer la physionomie de ses héros. Si l’âme que vous essayez de faire revivre a été grande, pure, elle imprime une touchante consécration à tout ce qui rappelle son passage ici-bas. C’est comme un reflet de son immortalité !

Ces considérations indiquent assez le caractère intime, sérieux, d’une biographie qui se rattache par tant de liens à l’histoire générale, et n’est pas étrangère aux plus graves questions du moment. Dans les vicissitudes, parfois si tristes, que traverse une nation, sœur de la nôtre, aspirant à asseoir son indépendance, et à constituer son unité sur les débris des institutions d’un autre âge, quel cœur ne s’est ému, et n’a répété avec angoisse, avec espérance, le cri du poète : Italiam ! Italiam ! Si cette étude consacrée à un martyr italien du seizième siècle, ramène quelquefois la pensée sur les redoutables problèmes posés de nos jours, et qui réclament impérieusement une solution, ce n’est pas en vertu d’une coïncidence fortuite, ou d’un rapprochement arbitraire, mais de l’irrésistible logique des faits. L’histoire est un témoin dont on ne peut récuser les dépositions. Durant des siècles, l’Italie n’a cessé de souffrir des maux qu’enfante la théocratie romaine, et d’attendre un libérateur. Le rêve d’Arnaud de Brescia et de Dante fut aussi celui de Paleario !

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