Aonio Paleario, étude sur la Réforme en Italie

I
1503-1530

Paleario. Son enfance et son éducation à Veroli. Ses premiers protecteurs. Enthousiasme de l’antiquité. Pontificat de Léon X. Université de Rome. Deux témoignages contemporains. Adrien VI. Clément VII. Etudes de Paleario. Ses amitiés. L’an 1527. Politique des papes. Sac de Rome. Mot du prince d’Orange. Retour de Paleario. Mécomptes et découragement. Préparatifs de départ pour la Toscane. Séjour à Pérouse. Tristes nouvelles de Veroli. Piété filiale.

Dans la demeure d’une des plus nobles familles de Florence, non loin du palais Pitti décoré de toutes les merveilles des arts, il est un monument consacré à la mémoire d’un homme dont le nom célèbre aux jours de la Renaissance, oublié depuis, éveille à peine un écho dans le monde de l’érudition. Cet homme né pour ainsi dire avec le siècle des Médicis, élevé à la double école de l’antiquité profane et sacrée, aimé de ses plus illustres contemporains, Sadolet, Bembo, Maffei, qui admirent ses talents sans suspecter ses opinions, marche d’abord avec eux dans les voies de rénovation littéraire dont il offre un des types les plus ingénieux et les plus élégants. Il commente Cicéron, réfute Lucrèce, et propage dans les universités de la Toscane un spiritualisme généreux qui se confond avec l’inspiration d’une foi libre et chrétienne. Quand la réforme, victorieusement prêchée à Wittemberg et à Zurich, franchit pour la première fois la barrière des Alpes, et vient attaquer le dogme catholique jusque dans son plus auguste sanctuaire, il écrit un livre pénétré des ardeurs de la foi nouvelle, et dont le succès inouï le désignera bientôt aux rigueurs de l’inquisition. Sorti dès lors des voies de l’érudition pour entrer dans celle de l’apostolat, il rêve une Église épurée, une réforme sans schisme, la régénération de l’Italie par l’Évangile et la liberté. De redoutables inimitiés menacent sa tête. Il va successivement de Sienne à Lucques, de Lucques à Milan, portant partout avec lui son généreux dessein, et pour que rien ne manque aux épreuves de sa destinée, il est cité devant le tribunal du saint-office, et meurt sur un bûcher, sous le pontificat de Pie V. A tous ces titres, l’histoire de Paleario nous paraît digne d’être retracée. Les leçons qu’elle renferme, utiles à méditer en tout temps, empruntent un intérêt particulier aux événements contemporains. Que l’Italie, rendue à elle-même, et inaugurant sous les auspices de la liberté de conscience ses nouvelles destinées, adopte ou repousse la foi de Paleario, elle ne saurait méconnaître en lui un de ses plus dignes enfants. Sur le front de l’humaniste et du poète, qui fut aussi un martyr, brillent tous les signes de l’élévation morale sans laquelle il n’est pas de véritable grandeur. Si trois siècles d’oubli ont passé sur sa mémoire, elle revit aujourd’hui, grâce au souffle évangélique qui, des Alpes à la mer de Sicile, semble réveiller la Péninsule ; elle consolait hier encore les Madias dans un cachot, les Guicciardini et les Mazzarella dans l’exil, et le livre du Bienfait du Christ, renaissant pour ainsi dire de la cendre du bûcher, redit encore aux âmes ce message de salut qui affranchit également les individus et les nations. Cet oracle du passé, que l’on aime à interroger dans l’histoire, n’est jamais plus digne d’être écouté, que lorsqu’il rappelle de grands enseignements scellés par un suprême sacrifice, et qu’il nous instruit à la fois à bien vivre et à bien mourir !

C’est dans le pays des anciens Herniques, au centre des monts qui séparent la Campagne romaine de la vallée du lac Fucin, dans la vieille cité pélasgique de Veroli, que naquit, vers 1503, l’homme qui devait représenter, non sans éclat, une des phases les plus intéressantes de la renaissance italienne au seizième siècle. Les traditions ne sont pas d’accord sur son origine. Issu, selon les unes, d’une famille noble, qui avait fourni à l’Église plusieurs prélats éminents, et un prince, Ferdinand de San-Severino, à la ville de Salerne, il dut le jour, selon les autres, à une famille de simples artisans venus de la Marche de Camérino à Veroli, et ce fut en souvenir du village de Pagliara où vivaient ses aïeux, qu’il reçut le nom d’Antonio della Paglia, qu’il échangea plus tard par une fantaisie de lettré, contre le nom d’Aonio Palearia. Sans attacher à cette question plus d’importance qu’il ne convient, on peut trouver dans une lettre du prince de Salerne à Paleario une présomption favorable à la noblesse de sa famille, qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours à Verolib. Son enfance s’écoula dans l’obscurité, partagée entre l’enthousiasme de la nature, le goût des livres et une sorte de vénération religieuse pour ses parents qui le laissèrent de bonne heure orphelin. C’est avec une pieuse émotion qu’il parle de sa mère Chiara Gianarilla, femme d’un esprit élevé, d’une vertu sans tache ; de Matteo son père, qui, ne pouvant surveiller lui-même l’éducation de son fils, le confiait chaque jour à la sollicitude d’un de ses compatriotes, Jean Martelli. Paleario, rappelant plus tard ce souvenir à ce dernier, lui adressait ces mots touchants : « Crois-tu que j’aie oublié ce que tu étais pour moi, lorsque tout enfant j’étais conduit vers toi par mon père, heureux de trouver un ami qui put le remplacer près de sa jeune famille ? Dès mes premiers pas dans la vie, ta bienveillance m’a été nécessaire. Il n’est personne au monde à qui je doive plus qu’à toic. » Le souvenir de Martelli demeura uni dans le cœur de Paleario à celui d’un autre bienfaiteur de sa jeunesse, l’évêque Ennio Philonardi, plus tard revêtu de la pourpre romaine, et dont il n’invoqua jamais en vain les conseils et la protection. Par ses talents comme par son caractère, le jeune Paleario était digne de la faveur du prélat. Ame pieuse, fervente, et naturellement éprise de tout ce qui est bon et beau, imagination poétique, il était particulièrement sensible au récit des grandes actions, et dans les fastes de la gloire ou de la vertu, son enthousiasme s’attachait de préférence aux héros de la Grèce et de Rome, dont les noms reviennent sans cesse dans ses discours. Une circonstance particulière développa de bonne heure en lui ce sentiment. Au delà des monts qui fermaient au levant son horizon natal, près du Liris où se perd la rivière de Coza, témoin de ses jeux et de ses rêves, s’élevait Arpino, patrie de Marius, berceau de l’orateur romain dont l’admiration semble avoir été le premier culte de sa vied. Ce fut dans la lecture de Cicéron qu’il puisa le nombre, l’élégance qui devaient plus tard distinguer ses écrits, ainsi que le goût d’une antiquité plus reculée dont Xénophon, Homère, Aristote lui révélèrent les trésors.

a – Le nom de Paleario a prévalu en Italie. En le reproduisant dans cette étude, on ne fait que se conformer à l’usage.

bNotitia havuta da Veroli, manuscrit de Sienne. Voir également : Vincenzo Martelli, Lettere, p. 26-30 ; et le manuscrit Bandini, de la Bibl. Maruccelli à Florence.

c – « Tua mihi a pueritia necessaria benevolentia fuit. Ego cu plus quam tibi debeam habeo neminem. » (A. Pal. , Opera, édit. Hallbauer, 1728, p. 460.)

d – « Tullius noster Arpinas, » dit-il quelque part. Cicéron est pour lui le dieu de l’éloquence, comme Aristote celui de la philosophie. (Opera, p. 204, 205.)

Les ressources d’une ville épiscopale perdue aux confins des Abruzzes, ne pouvaient suffire longtemps à l’ardeur studieuse de Paleario. A l’âge de dix-sept ans, il quitta Veroli pour aller suivre les cours de l’université de Rome. C’était en 1520, dans l’avant-dernière année du mémorable pontificat qui vit s’éclipser sans retour le prestige de l’unité catholique, mais qui répandit sur l’Italie une splendeur égale à celle des siècles d’Auguste et de Périclès. Le temps des Grégoire VII, des Innocent III, n’était plus, et ces grands pontifes, personnification du génie théocratique du moyen âge, avaient emporté dans la tombe le secret de l’ascendant que la papauté exerça si longtemps sur les peuples. Les vertus de Nicolas V, de Pie II, ne purent le lui rendre, et la voix des vicaires du Christ appelant les nations à une nouvelle croisade contre les Turcs, expira sans écho en Europe. Aux scandales du schisme succédèrent, presque sans intervalle, les turpitudes et les crimes qui devaient déshonorer, pendant plus de dix ans, le trône de Saint-Pierre. Rome se reposa des saturnales d’Alexandre VI, des patriotiques fureurs de Jules II, sous un pape élégant, spirituel, plus épris d’art que de religion, et voilant avec une grâce incomparable la décadence de l’Église sous les chefs-d’œuvre accumulés du génie. Léon X est en effet le véritable pontife de la Renaissance, avec ses goûts raffinés, ses mœurs faciles, son enthousiasme de la beauté sous toutes les formes. Dans l’intervalle de ses chasses à Viterbe, de ses voluptueuses retraites à Bolsena, il signait la bulle des indulgences, et autorisait par un bref la publication du poème de l’Arioste. Par ses soins, l’université de Rome s’élevait au plus haut degré de prospérité, « Il faut, disait-il, que la ville des papes soit la métropole religieuse et littéraire de l’universe. » Plus de cent professeurs, l’élite des savants d’Italie, y dispensaient l’enseignement de la jurisprudence, de la médecine et des lettres, tandis que sur le mont Esquilin quelques réfugiés, sous la direction de Jean Lascaris, élève du cardinal Bessarion, ranimaient le flambeau de l’antiquité grecque dont les vives clartés éblouissaient les esprits ; moment unique dans l’histoire où la Rome ancienne revit au milieu des merveilles de la Rome catholique, où le charme des lettres semble se substituer à l’empire de la religion, où l’austère doctrine du Crucifié se confond avec les fables élégantes du paganisme. Seule, dans cet enchantement universel, la voix d’un moine allemand ose rappeler l’Église à sa sévérité primitive, flétrir ses abus, et dénoncer les châtiments qui l’attendent. Mais le cri de Luther était comme perdu dans le concert des voix adulatrices, et Léon X, en rendant hommage au beau génie du moine augustin, croyait avoir conjuré tous les périls de la chrétienté :

e – « Ut urbs Roma ita in re litteraria, sicuti et in cæteris rebus totius orbis caput esset. » (Bulle de Léon X, citée par Audin, t. II, p. 85.)

C’est dans les correspondances des plus illustres contemporains qu’il faut chercher le tableau de cette société passionnée pour les lettres, et vivifiant l’érudition par l’enthousiasme. « Ne croyez pas, écrit Calcagnini, qu’il se trouve ailleurs qu’à Rome une si riche moisson de talents et d’études. Il y a ici bon nombre de personnages dont l’intimité me plaît tellement que je ne saurais concevoir, ni souhaiter un plus grand bonheur. Entre tous, je chéris Jérôme Aléandre, savant dans les langues grecque, latine, hébraïque, que le souverain pontife, à la mort de Zénobio Acciaioli, a nommé bibliothécaire, et qui me découvre tous les jours les immenses trésors de la Vaticane. Vient ensuite le cardinal Egidio de Viterbe, d’une singulière intégrité et renommée, qui a expliqué les mystères de Porphyre et de Proclus. Là se trouve encore un vieillard d’une probité antique, Fabio de Ravenne, dont l’érudition n’a d’égale que son amabilité. Grâce à ses doctes veilles, Hippocrate a cessé de s’exprimer dans le ridicule jargon du moyen âge, et parle maintenant en fort bon latin. Ce saint homme est le désintéressement en personne. Il reçoit sur la cassette de Sa Sainteté, une pension mensuelle qu’il distribue le plus souvent à ses proches, à ses amis, vivant comme un pythagoricien d’herbes et de racines, et logeant dans un trou, vrai tonneau de Diogène, où on le trouvera un de ces jours mort sur ses livres. Fabio est en ce moment le pensionnaire de Raphaël d’Urbin, qui le choie comme un enfant. Ce Raphaël est un artiste d’une rare bonté et d’un admirable génie. Favori de Léon X, il exécute par ses ordres une œuvre merveilleuse : je ne parle pas de la basilique de Saint-Pierre dont il dirige les travaux, mais de cette Rome antique qu’il exhume à nos yeux dans sa magnificence et sa grandeur, en abaissant les terrains, en fouillant les décombres, en restituant aux ruines leur physionomie primitive. Le pape en est tellement satisfait, qu’il le proclame un envoyé du ciel, chargé de ressusciter la ville éternelle… Il n’est pas jusqu’à l’histoire contemporaine qui ne soit ici dignement représentée. Paul Jove, célèbre médecin, écrit d’une manière si claire, si docte et si élégante l’histoire de notre temps, que j’ai honte de parler avec tant de rusticité d’un homme si disertf. » Un autre témoin de ces belles années du pontificat de Léon X, dont il fut lui-même l’honneur, Sadolet, retiré à Carpentras, rappelle, avec une pénétrante émotion, les solennités littéraires dont le souvenir le poursuivait au milieu des labeurs de son épiscopat, ces brillantes réunions qui avaient pour théâtre les bords du Tibre, le Quirinal ou le Colisée, et où des hommes tels que Vida, Bembo, Castiglione, déployaient tour à tour les grâces de leur esprit. « Là, dit-il, après un banquet qui se recommandait moins par la délicatesse des mets, que par l’urbanité des convives, on récitait des vers, on prononçait des discours qui ravissaient les auditeurs. Le génie s’y révélait dans tout son éclat, sans que la conversation y perdît rien de l’aimable familiarité qui en fait le charmeg. »

f – Lettre à Ziegler, sans date (1520). (Calcagnini Opera, fo 100.)

g – « Erant illa tamen plena festivitatis et venustatis. » (Lettre de Sadolet à Angelo Colocci, Epist. Famil., édit. romaine, t. I, p. 309.)

Ce fut en ces jours de rénovation que Paleario parut à l’université romaine, n’ayant pour toute recommandation que sa candeur, sa jeunesse et un vif amour de l’étude. Raphaël venait de mourir, et Rome pleurait encore l’artiste divin dont le pinceau, réalisant le type de l’idéale beauté, avait retracé l’Ecole d’Athènes et la Transfiguration. Léon X ne survécut pas longtemps à son peintre favori, et saisi par la fièvre au milieu des fêtes par lesquelles il célébrait le succès de ses armes dans le Milanais, il laissa vacant le trône sur lequel allait s’asseoir le vieux précepteur de Charles-Quint, cet Adrien d’Utrecht, en tout l’opposé de son prédécesseur. « Adrien, dit un ambassadeur vénitien, Luigi Gradenigo, mène une vie exemplaire et dévote. Il dit chaque jour les prières canoniques, se lève la nuit pour réciter matines, puis retourne à son lit prendre quelque repos. Il se relève à l’aurore et dit sa messe, avant de se rendre à l’audience. Il dîne et soupe sobrement. On assure que pour son repas il ne dépense pas même un ducat. Il est homme de bonne et sainte vie, versé dans les saintes Ecritures. Il parle peu et recherche la solitude. » Ce pontife scrupuleux et austère, qui portait sur le trône les vertus du cloître, et dont la mélancolique épitaphe atteste, à la fois, les nobles intentions et l’impuissance, ce martyre des hommes de bien aux prises avec des difficultés supérieures, n’estimait que la théologie, n’avait que mépris pour les lettres antiques. Mais son règne fut court, et l’avènement de Jules de Médicis, sous le nom de Clément VII, fut salué comme une seconde renaissance, par les beaux esprits qu’avait effarouchés la rudesse du prieur de Louvainh. Sobre, modeste, éclairé, Clément n’avait qu’un défaut, de ne savoir pas persévérer dans ses desseins, et d’être le jouet de sa propre inconstancei. A son appel, Sadolet, un moment disgracié, reprit le chemin de Rome ; les académies se rouvrirent, et l’université vit s’accroître le nombre des élèves qui se pressaient de toutes parts autour des chaires illustrées par Bottigella, Parrhasio et Chalcondyle. Paleario était de ce nombre. Quoique sa correspondance ne nous initie qu’imparfaitement à l’histoire de sa jeunesse, on devine ce qu’elle fut, partagée entre l’étude de la philosophie et des lettres, en un temps où Cicéron, Démosthène, Aristote, rendus à l’admiration des écoles, étaient l’objet des commentaires les plus enthousiastes ; où la lecture de Virgile et d’Homère ravissait les esprits. Paleario partagea cette ivressej. Souvent, accompagné de quelques amis, épris comme lui d’amour pour l’antiquité, Mauro d’Arcano, Frangipani, Maffei, il parcourait la Campagne romaine dont la poétique tristesse s’allie si bien à la majesté des ruines et à la grandeur des souvenirs. Il cherchait à Tivoli un écho de la lyre d’Horace, à Frascati, le mystérieux berceau des Tusculanes. Le Forum lui rappelait les triomphes de l’éloquence, le Colisée ceux de la religion, et le disciple de Cicéron admirait la constance des martyrs, sans soupçonner qu’il imiterait un jour leur exemple !

h – Dans son curieux traité sur les infortunes des hommes de lettres (De infelicitate Litteratorum), Valeriano n’a garde d’oublier le règne d’Adrien.

i – Ranke, Histoire de la papauté, t. I, p. 96 et 103.

j – « Mirum me desiderium tenet philosophiæ et eorum studiorum in quibus ante captam ab Hispanis urbem sex annos consumpseram. » (A. Pal., Epist. , p. 447.)

Ainsi s’écoulèrent six années de paisibles études, à peine marquées par quelqu’un de ces événements, qui ne laissent de trace que dans les familières effusions de l’amitié. Tel fut le départ de Mauro d’Arcano rappelé, par des circonstances qui nous sont inconnues, dans le Frioul sa patrie. Mauro était poète, et sa muse vive et légère, rivale de celle de Berni, savait s’élever quelquefois à de plus nobles accents. Il était l’âme de ces réunions littéraires, où se rencontrait l’élite de la jeunesse romaine, et où Marco de Lodi s’accompagnant de la lyre, récitait les plus belles strophes de Pétrarque et de Dante. Paleario le vit s’éloigner à regret : « Ton départ, lui écrivait-il, a été pour moi un sujet de douleur. Toi-même, cher Mauro, malgré tes efforts pour te montrer plus ferme que moi, tu n’as pu retenir tes larmes en me disant adieu. Aussi bien notre vieille amitié, la conformité de nos études et de nos goûts ne permettaient pas que cette séparation s’accomplît sans une égale affliction pour tous deux. Je t’ai suivi des yeux aussi longtemps qu’il m’a été possible. Au sortir de Soractek, les montagnes et les forêts t’ont couvert de leur ombre, et je suis redescendu vers le Tibre. Près du fleuve j’ai rencontré le cardinal Césarini, notre patron, avec une nombreuse suite. Il m’a recommandé à tous les siens avec sa bonté, sa générosité ordinaire, ne voulant pas que j’eusse trop à souffrir de son absence. Rome ne m’a paru qu’un vaste désert. Dieu veuille que je salue bientôt le retour des amis qui me manquent ! … Toutefois, cher Mauro, ne prends conseil que de ton honneur. Bien qu’il n’y ait personne ici dont la société me soit plus agréable que la tienne, je n’ose te presser de hâter ton retour. » L’absence de Mauro fut plus longue qu’il ne l’avait prévu. De graves événements s’étaient accomplis à Rome quand il y revint, et sa mort prématurée fut un des premiers deuils qui attristèrent l’âme sensible et tendre de Paleario.

k – Le village d’Oreste actuel, sur la pente du mont qui domine si fièrement la Campagne de Rome.

Nous touchons aux premiers mois de l’année 1527, une des plus sombres de l’histoire. Pendant que l’Europe, un moment distraite des péripéties de la lutte entre Charles-Quint et François Ier, ne semble préoccupée que de guerre contre les luthériens, de croisade contre les Turcs, un orage terrible se forme au pied des Alpes, et c’est sur Rome qu’il doit éclater. Dans les variations de leur politique mobile comme leur intérêt, tour à tour Français, Allemands, Espagnols, on avait vu les papes s’appuyer sans scrupules sur chacun des souverains qui se disputaient les lambeaux de la Péninsule, en poursuivant par tous les moyens l’extension du domaine de Saint-Pierre. Jules II inaugura une politique plus hardie, fondée sur l’expulsion des barbares, et l’organisation d’une confédération italienne sous les auspices de la papauté. Mais en voulant détruire les barbares les uns par les autres, en s’alliant tour à tour à Louis XII, à Ferdinand le Catholique, il leur ouvrit l’Italie. Léon X hérita de ses fautes sans avoir la hauteur d’âme nécessaire pour continuer ses desseins, et l’abandon de Milan fut le gage de sa réconciliation avec François Ier. Vassale de Charles-Quint sous Adrien VI, la papauté tente de s’affranchir avec Clément VII, et de tenir la balance égale entre les deux monarques rivaux ; vain effort qui ne doit aboutir qu’à la formation de la Sainte-Ligue contre l’Espagne. Sommé de la dissoudre, Clément répond à l’Empereur par une menace d’excommunication, et délie François Ier du serment de Madrid. C’est le moment où le chancelier Morone, l’un des esprits les plus déliés et les plus corrompus de l’Italie, ourdit une conspiration dont les fils les plus secrets partent du Vatican. Le cardinal Giberti annonce en plein consistoire qu’il ne s’agit de rien moins que de renverser la domination espagnole, et d’affranchir à jamais la Péninsule du joug étranger. On peut prévoir dès lors la catastrophe qui va fondre sur la capitale de l’Église, et dont la crainte agite tous les esprits. On en retrouve l’expression dans une lettre de Paleario, écrite aux premiers mois de 1527 : « Le bruit d’une rupture entre le pape et l’Empereur est arrivé jusqu’ici. Déjà, nous dit-on, Bologne est en armes, et les Allemands sont prêts à marcher. Si cette nouvelle se confirme, c’en est fait de nous et de cette malheureuse citél ! » Le sort de Milan, abandonné durant trois mois aux excès d’une soldatesque en délire, annonçait celui de Rome. La marche foudroyante du connétable de Bourbon, les terreurs et les irrésolutions du pontife ne sachant ni traiter ni combattre à propos, livrèrent Rome sans défense au fanatisme des Allemands, à la férocité des Espagnols. La cité qui depuis tant de siècles s’enrichissait des offrandes de la foi, qui voyait affluer dans son sein l’or des jubilés, les contributions prélevées sur les vices et les vertus de tous les peuples, subit les horreurs d’un massacre suivi de scènes de pillage et de dévastation auxquelles rien ne se peut comparer dans l’histoire. Basiliques, palais, tombeaux furent également profanés. Les Allemands étaient plus licencieux, les Espagnols plus avides et plus cruels. Un membre du sacré collège, le cardinal d’Araceli, promené dans un cercueil, assista vivant à ses funérailles, tandis que des soldats avinés, simulant l’élection du souverain pontife, acclamaient un de leurs compagnons, le couronnaient d’une tiare et le portaient triomphalement dans les rues, aux cris de : Vive le pape Luther !

l – « Irras esse inter Clementem pontificem et Carolum Cæsarem… Quod si est, periimus. » (Opera, p. 444.)

Paleario ne fut pas témoin de ces horreurs, dans lesquelles les âmes pieuses du temps virent le juste châtiment de la corruption de l’Église et des saturnales de la papauté.

[Rien de plus significatif sous ce rapport que le discours prononcé en plein Vatican par l’évêque de Sibari : « Pourquoi tant de calamités ont-elles fondu sur nous ? C’est que toute chair a corrompu sa voie, et que nous sommes les habitants, non de la cité sainte de Rome, mais de Babylone la prostituée… » (Wolfii Lectu memorabilia, t. II, p. 300.) C’est la même pensée qui est développée dans le curieux dialogue sur la prise de Rome, inexactement attribué à Jean Valdés.]

Au bruit de l’approche des Impériaux, il avait quitté Rome pour chercher un asile à Veroli. Mais les monts qui abritaient sa ville natale, ne devaient pas en protéger les habitants contre les calamités de la guerre. Après avoir assouvi leur première fureur sur la population romaine, rançonné le pape tremblant, pillé la ville éternelle, des bandes féroces se répandirent dans les campagnes. Anagni, Frosinone, Veroli ne furent point épargnées. Non loin de cette dernière cité, sur un pic volcanique des Abruzzes, s’élève le monastère du Mont-Cassin, berceau d’un ordre célèbre dans la chrétienté. Les hordes dévastatrices se dirigerent de ce côté, poussées par l’espoir d’un riche butin, et arrivèrent à San-Germano au pied du couvent. Les religieux étaient en proie à la plus vive terreur. Une députation vint solliciter le prince d’Orange, successeur de Bourbon. Il se laissa fléchir et ordonna la retraite : « Bénissez, dit-il en partant, saint Benoît votre patron, car il a plus fait pour vous que saint Pierre pour son vicaire. » Le sort de ces malheureuses contrées en proie au triple fléau de l’incendie, de la famine et de la peste, foulées tour à tour par les Français et les Espagnols, par Lautrec et le prince d’Orange, n’en demeurait pas moins déplorable ? Elles ne commencèrent à respirer que deux ans après, lorsque le traité de Cambrai bannit les Français de la Péninsule et la livra sans retour à Charles-Quint.

Paleario n’avait pas attendu cette époque pour retourner à Rome ; mais il y trouvait tout changé. L’ancienne capitale du monde n’était plus qu’un désert, portant partout la trace des outrages et des dévastations des barbares. De la porte du Peuple au Forum, de la basilique de Sainte-Marie-Majeure au Vatican, il ne rencontrait que ruines noircies par les flammes, à travers lesquelles erraient quelques pâles figures, triste image du peuple-roi. La ville des papes et la ville des Césars, comme frappées du même coup, semblaient confondues dans une même décadence. « Qui pourrait, écrivait Bembo, contempler sans larmes cette solitude, cette désolation et ce deuilm ? » Les savants réunis avec tant de sollicitude par Léon X avaient disparu. Antonio Valdo de Padoue était mort de faim dans sa maison ; Marco Calvi, de Ravenne, avait expiré à l’hôpital. Plus heureux, Lilio Giraldi ne perdit que ses livres, et Paul Jove ses manuscrits, rachetés à grand prix par Clément VII. Les écoles étaient désertes ; les lettres, autrefois l’objet de tant de faveurs, étaient tombées dans le plus profond discrédit. Dans ce naufrage de la civilisation, à peine si l’on pouvait rencontrer un homme capable de parler latin. Quel mécompte pour Paleario ! Son patron le plus généreux, le cardinal Césarini, est absent de Rome ou indifférent à ses travaux. Toutes ses lettres portent l’empreinte du découragement et de la tristesse : « Depuis le sac de Rome et les effroyables ravages exercés dans tout le Latium, quelle province plus déshéritée que la nôtre ? Quelle indigence comparable à celle de nos princes ? En vérité, je n’ai plus d’autre parti à prendre que de m’enfuirn ! » Il essaye de reprendre ses études interrompues, mais sans succès. Il s’occupe d’un commentaire sur les discours de Cicéron, mais les ressources lui manquent pour aller jusqu’au bout. Il ne lui reste plus qu’à partir, en exhalant sa plainte dans le cœur d’un ami. « L’avarice de ceux qu’il n’est pas permis de nommer, a banni de Rome tous les maîtres de l’éloquence et du goût. J’apprends que la Toscane, plus heureuse, voit briller dans son sein le flambeau des sciences et des lettres. Je me rendrai à Sienne, en passant à Pérouse où les fonctions de légat sont exercées par mon compatriote Ennio Philonardi. Je serai heureux de le voir, car il m’a donné en tout temps des preuves de son affection. Pérouse compte d’ailleurs quelques savants qui ne sont pas à mépriser. Mais quoi ! me diras-tu ? Tu vas donc quitter Rome et le voisinage du sacré collège ? Oui, te répondrai-je, car il n’est pas de plus grande honte que de rester oisif à mon âge. Les plus illustres philosophes de l’antiquité, désireux d’acquérir une plus grande somme de sagesse, ont exploré, le bâton du voyageur à la main, les régions les plus reculées, et nous hésiterions à sortir d’un lâche repos, à monter à cheval, pour explorer la contrée qui nous a vus naître ! Ah ! si la Providence m’avait départi un plus riche patrimoine, j’aurais entrepris de bien autres voyages. J’aurais parcouru non seulement l’Italie, mais la France, l’Allemagne et toutes les régions de l’Europe où fleurit la civilisation chrétienne. J’aurais visité la Grèce, dont il n’est plus, hélas ! une plage qui soit exempte de la tyrannie des Turcs ! Ce n’est pas à la légère, crois-moi, que j’ai pris un parti digne de l’approbation de tout homme de bien. Dans le déclin de notre fortune et de notre grandeur, nul pays n’est à dédaigner pour un Italien désireux de s’instruire. Partout où elle voit briller quelque lumière, la jeunesse doit accourir. » A ces enthousiastes effusions se joignaient de mélancoliques retours : « Je ne suis pas d’airain, et mon cœur n’est pas tellement stoïque qu’il ne s’émeuve à la pensée des amis que je devrai quitter. » Parmi eux se trouvait le jeune Frangipani, son élève, comblé de tous les dons de la fortune et de l’esprit, et Bernardino Maffei, revêtu plus tard de la pourpre romaine : « Les liens qui nous unissent, leur écrivait-il, sont des liens sacrés. L’amitié qui repose sur la communauté des études, sur la communion des pensées, est à l’abri de tout changement. »

m – « Cujus solitudinem, vastitatem, interitum quis tam ferus est qui non defleat ? » (Epist. Famil., p. 85.)

n – « Urbe capta, Latio exinanito, quid ista provincia spoliatius, quid nostris regulis egentius ? … » (Opera, p. 458.)

Les derniers mois de l’année 1529 nous montrent Paleario occupé de réaliser par la vente du domaine paternel les ressources nécessaires aux voyages qu’il allait accomplir : « Je dois me résigner à tous les sacrifices, plutôt que de renoncer à la carrière des lettres : terres, maisons, meubles, vendez tout ce que je possède à Veroli ; vendez-le sans retard. » Un ami de la famille, Jean Martelli, s’étant porté comme acquéreur de la maison, il l’en remercie en ces termes : « C’est une consolation pour moi de penser que tu habiteras sous un toit qui nous verrait constamment réunis, si ma destinée ne m’appelait ailleurs. » Avec une libéralité qui n’est que l’acquit d’une dette d’ancienne affection, il remet à Martelli un cinquième du prix convenu, et se rappelle par de petits cadeaux à chacun de ses amis d’enfance, offrant à l’un quelques volumes de sa bibliothèque, à l’autre une pièce de son argenterie. « Je ne saurais dire, ajoute-t-il, combien vous allez me manquer. Il ne s’écoulera pas un jour où je ne retourne en esprit près de vouso. » Nous insistons à dessein sur ces lettres où se révèle le cœur de Paleario. L’avenir lui réservait d’illustres amitiés ; il n’en trouva jamais de plus fidèles.

o – « Dici non potest quam vobis invitus caream. Nullus est dies quo non ego vos omnes memoria complectar. » (Opera, p. 460.)

Vers la fin de l’année 1529, il quitta Rome en suivant l’antique voie Flaminia, à travers le pays montueux qui s’élève en amphithéâtre des bords du Tibre aux crêtes de l’Apennin, et qui forme une des régions les plus intéressantes de l’Italie. La nature, parée de tout l’éclat d’une végétation méridionale, y paraît aussi douce qu’elle est grande. De vieilles cités, comme Narni, Terni, Spolète, ajoutent encore à sa beauté. « Au cœur du pays s’ouvre une vallée plus large que les autres. L’horizon y a plus d’étendue. Les montagnes environnantes dessinent des courbes plus harmonieuses. Des eaux abondantes sillonnent une terre savamment cultivée. Les deux entrées de ce paradis terrestre sont gardées par les villes de Pérouse au nord, et de Foligno au midi. Du côté de l’occident est la petite ville de Bévagna où naquit Properce, ce poète des voluptés délicates. A l’orient, sur un coteau qui domine tout le paysage s’élève Assise, où devait naître le chantre d’un meilleur amourp. » Ce n’était cependant pas sans péril que l’on s’engageait, au seizième siècle, dans ce pays infesté par le brigandage, troublé par les insurrections perpétuelles des villes où les sanglantes répressions de César Borgia avaient jeté de nouveaux ferments de révoltes. Pérouse, une des douze cités de la vieille Etrurie, suspendue au flanc des monts qui dominent le lac de Trasimène, et toujours frémissante sous l’autorité pontificale, goûtait un peu de repos sous l’habile administration d’Ennio Philonardi. Paleario trouva près de son ancien protecteur l’accueil le plus affectueux. Philonardi le retint dans son palais, heureux de jouir à toute heure de l’entretien du jeune compatriote dont il avait encouragé les débuts dans les lettres. Il le présenta lui-même aux magistrats de la ville, qui, frappés de ses talents, lui offrirent une des principales chaires de leur collège. Paleario n’accepta pas, soit que la rudesse des habitants du pays et l’âpreté des passions politiques lui fissent craindre de ne pouvoir se livrer avec sécurité à l’étude, soit qu’il ne pût résister dès lors à l’attrait du langage toscan, le plus pur de l’Italie. Il prit donc congé de Philonardi, qui fut nommé peu d’années après cardinal et gouverneur du château Saint-Ange. Le pape Paul III venait de monter sur le trône. Un de ses premiers actes fut une guerre d’extermination contre ses sujets rebelles de l’Ombrie. Les Baglioni, anciens seigneurs de Pérouse, y étaient rentrés à la suite d’une révolution sanglante. Paul III les en chassa. Tout un quartier de la ville fut rasé par son ordre. Sur son emplacement s’éleva une forteresse, qui rappela longtemps l’humiliation des Pérousins et la victoire du belliqueux successeur de Jules IIq. « Il est vrai, écrit le Vénitien Antonio Suriano, que la nature de Sa Sainteté est toute pleine de colère, et son âge avancé (il a soixante-huit ans), loin d’amortir cette disposition, n’a fait que l’exalter à proportion du pouvoir dont il est revêtu. Ce pape est Romain de naissance, d’un esprit des plus osés. Il se promet beaucoup, pèse et considère toutes les injures qui lui sont faites, et a l’ardent désir de faire grands tous ses neveuxr … » On sait si les prévisions du pénétrant diplomate furent trompées. En fait de népotisme, le règne de Paul III ne devait pas le céder à celui de Léon X.

p – Ozanam, les Poètes franciscains, p. 47.

q – Sur une des portes, on lisait ces mots : « Ad compescen dam Perusinorum audaciam Paulus III ædificavit. »

r – Armand Baschet, La diplomatie vénitienne et les princes de l’Europe, p. 185.

Paleario s’éloignant de Pérouse ne pressentait pas les tristes nouvelles qui l’attendaient à Sienne, et dont l’amertume allait se mêler pour lui aux premières impressions d’isolement dans une ville étrangère. Quelques jeunes gens de Veroli, mus par un sentiment de haine et d’envie dont il avait déjà tout enfant ressenti les effets, envahirent sa maison, et s’y livrèrent à toutes sortes d’excès. Leur brutale violence ne recula pas même devant un sacrilège. Dans une église voisine étaient ensevelis les membres de la famille de Paleario. La tombe qui renfermait ces restes sacrés ne fut point épargnée. « Ne vous étonnez pas, écrivait-il à ses amis, si je m’éloigne pour jamais de ma ville natale. Entre tant de motifs qui m’interdisent de songer au retour, il en est un que je ne puis rappeler sans larmes. Des misérables ont osé démolir le tombeau de ma mère, sans respect pour la mémoire de sa piété, de ses vertus. Dieu veuille que ses cendres n’aient point été profanées ! C’est à vous qui retenez pieusement dans vos cœurs le culte de l’amitié, de m’en donner une nouvelle preuve en recueillant dans une urne les restes de ceux qui m’ont donné le jour. La dépense ne regarde que moi. C’est la dette de la piété filiale. A l’endroit où se trouvait la pierre sépulcrale de ma mère, je veux que l’on place une dalle de marbre, l’inscription que je vous transmets… Pour peu que les muses me favorisent, je ferai plus encore pour honorer des mémoires si chères. Si la cendre des morts n’est pas insensible, mes parents se réjouiront de ce pieux hommage :

a matteo paleario et a chiara gianarilla,
ses parents bien-aimés ;
a elisa, francesca et gianilla,
ses sœurs chéries,
aonio paleario volontairement exilé
a consacré ce monument.

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