Aonio Paleario, étude sur la Réforme en Italie

V
1546-1555

Lucques au seizième siècle. Deux visites de Charles-Quint. La réforme lucquoise. Collège évangélique. Pierre Martyr, Curione, etc… Premier orage. Lettres de Bartolomeo Guidiccione. Fuite de Martyr et de ses amis. Propagande furtive. Installation de Paleario comme professeur. Succès et mécomptes. Mort de trois illustres amis, Bembo, Sadolet, Flaminio. Leur éloge. Tristesse de Paleario. Retraites à Cecignano. Lettres familières. Piété conjugale. Nouvelles épreuves. Guerre de Sienne. Héroïsme des Siennois. Une page de Montluc. Paul IV. Derniers jours de la Réforme à Lucques. Message de Pierre Martyr. Préparatifs d’émigration. Le martyre ou l’exil. Hostilités académiques. Discours d’adieu. Appel de Paleario à Milan.

Parmi les villes de la Toscane, aucune ne présente un aspect plus riant que Lucques. Au sortir de Sienne et de Florence dont les rues étroites et les sombres palais, pareils à des forteresses, rappellent l’existence orageuse des républiques du moyen âge ; à quelques milles de Pise, mélancolique témoin d’un passé qui s’est endormi sans retour sous les dalles du Campo-Santo, c’est une charmante apparition que celle de la cité qui s’épanouit entre le Serchio et l’Ozzori. Si Lucques ne possède aucun de ces monuments où l’art déploie ses merveilles, et où semble s’incarner le génie d’un siècle ou d’un homme ; si la vieille basilique lombarde de San-Frédiano ne peut lutter avec les églises dont les cités de l’Arno sont si fières, la nature prodiguant pour elle ses faveurs, l’a plus richement dotée que ses rivales. Ses champs cultivés comme un jardin produisent le maïs, l’orange et l’olive. Le raisin mûrit sur ses coteaux, et les neiges de l’Apennin n’apparaissent au-dessus de ce radieux paysage du Midi que pour relever par un heureux contraste la fertilité d’un sol que parent les fruits de tous les climats, et où l’industrie et l’agriculture répandent à l’envi leurs bienfaits. Par une singulière harmonie que les ambassadeurs vénitiens signalaient déjà au seizième siècle, le caractère des habitants semble emprunter quelque chose à la douceur de l’air qu’ils respirent : « Les citoyens de cette république sont naturellement polis, modestes, avec beaucoup de bienveillance et de libéralité dans la conduite de leurs affairesa. »

a – … Naturalmente cortesi e modesti, e di molta bonta, perche procedono liberalmente nelle cose loro, » (Fonds Vatican, vol. 6786, fo 332.)

L’histoire de Lucques, comme celle de la plupart des villes d’Italie, n’offre, avant le seizième siècle, qu’une longue série de discordes et de troubles interrompus seulement par la guerre étrangère. Convoitée de bonne heure par les Médicis, la petite république se jeta dans les bras de Charles-Quint, et en obtint, au prix de dix mille écus d’or, la confirmation de ses privilèges. L’Empereur ne dédaigna pas de la visiter en 1536. Faisant à cheval le tour des remparts aujourd’hui transformés en riante promenade, il parut très frappé des avantages de sa position, et dit au marquis de Guasto qui l’accompagnait : « Cette ville n’est pas seulement une agréable maison de plaisance, mais elle est si forte que bien munie d’hommes et de munitions, elle soutiendrait un long siège. » Malgré cet éloge alarmant pour sa liberté, Lucques ne subit pas l’affront d’une garnison espagnole, et par quelques subsides offerts à propos, sut se ménager une position intermédiaire entre la dépendance et la liberté. L’Empereur y revint en 1543, pour conférer avec Paul III sur les moyens de rétablir la paix dans l’Église. Depuis le jour où César, Crassus et Pompée s’étaient réunis dans cette ville pour le renouvellement du triumvirat, elle n’avait pas vu affluer dans ses murs d’aussi nobles visiteurs. L’Empereur logeait dans le palais de la famille Diodati. Une nuit il est réveillé par un bruit étrange, des cris, des gémissements suivis de pas précipités dans l’escalier. La dame du logis venait de mettre au monde un fils. Charles-Quint voulut le présenter au baptême. Le pape officia. Cet enfant, que les deux plus augustes représentants de l’ordre politique et religieux accueillaient à son entrée dans la vie, fut le père de Jean Diodati, le traducteur de la Bible en italien, et le digne précurseur d’une famille distinguée dans les saintes lettresb.

b – Vulliemin, Histoire de la Confédération suisse, t. XI, p. 392, note 4.

La Réforme avait depuis longtemps pénétré dans la république de Lucques. Voués au commerce de la soie, source de leur richesse, les principaux citoyens, les Micheli, les Balbani, les Arnolfini, faisaient de fréquents voyages de l’autre côté des Alpes. Ils avaient des comptoirs à Lyon, où fermentait l’esprit nouveau, des correspondants à Genève en lutte avec ses évêques, et qu’une double révolution allait bientôt affranchir de l’autorité des ducs de Savoie et de Rome. Ils rapportaient dans leur patrie, avec l’or de la France et de l’Allemagne, les écrits des réformateurs dont la lecture agitait les esprits. Dès le 10 mars,1525, un décret des Anziani interdit l’introduction des écrits luthériens à Lucques, sous peine d’une amende de cinquante ducats. Mais cet édit ne fit que multiplier les lecteurs des ouvrages prohibés, et la Réforme compta bientôt plus d’un disciple au sein des familles lucquoises. Ses progrès furent accélérés par un événement qui transforma la petite république, vassale de Charles-Quint, en un des principaux foyers de l’hérésie dans la Péninsule.

Au mois de juin 1541, arrivait dans ses murs un étranger de chétive apparence, quoique son nom fût célèbre, et relevant à peine d’une grave maladie causée par les fatigues de la prédication à Naples. C’était Pierre Martyr. Nommé visiteur général de son ordre, celui des Augustiniens, qu’il avait essayé vainement de ramener à une règle plus austère, il ne tarda échanger ce titre contre celui de prieur du monastère de San-Frédiano, et il venait chercher sous le ciel de Lucques un repos que réclamait sa santé chancelante. Accueilli d’abord avec quelque froideur, comme Florentin, ses qualités aimables, ses talents, dissipèrent bientôt les préventions et lui gagnèrent tous les cœurs. Il en profita pour commencer en secret une œuvre réformatrice, dans laquelle il fut secondé par quelques hommes distingués, ses disciples ou ses amis, Paolo Lacisio de Vérone, le comte Celso Martinengo de Brescia, Emmanuele Tremelli de Ferrare, Girolamo Zanchi de Bergame, auxquels s’adjoignit un célèbre réfugié piémontais, Celio Secondo Curione, qui, proscrit dans sa patrie, et ne trouvant plus un sûr asile à la cour de Ferrare, était entré comme précepteur dans la famille Arnolfini. Un collège de langue grecque et hébraïque, où les saintes Écritures étaient étudiées avec profondeur et originalité, se forma sous la direction de Pierre Martyr. Il prêchait lui-même tous les dimanches dans la chapelle de San-Frédiano, et les épîtres de saint Paul lui fournissaient l’occasion d’exposer les doctrines de la grâce devant un auditoire nombreux et recueilli. On y remarquait de jeunes patriciens qui manifestaient le goût le plus vif pour la vérité, dégagée de toutes superstitions. Près d’eux on remarquait de jeunes femmes, élevées dans toutes les délicatesses du luxe, et qui surent plus tard affronter l’exil, la pauvreté, toutes les épreuves d’une vie errante, pour la profession du pur Évangile qu’elles avaient silencieusement recueilli dans leur cœur. Lucques ne connut jamais de plus beaux jours que ceux de la renaissance évangélique à laquelle demeurent associés les noms de Curione et de Martyr.

L’orage qui s’éleva en 1542 sur l’Italie, et détruisit ou dispersa tant de germes qui commençaient à lever, ne devait pas épargner Lucques. Pendant qu’Ochino traversant Vérone et Milan, s’acheminait vers la Suisse, et que le tribunal du saint office donnait le signal des rigueurs dans la Péninsule, le cardinal Bartolomeo Guidiccione, alors à Rome, se plaignait amèrement des progrès de l’hérésie dans son diocèse : « Nous avons appris par diverses voies combien sont multipliées ces erreurs pestiférées de la secte abominable de Luther dans notre cité, lesquelles tout en paraissant éteintes, n’ont fait que dormir pour se réveiller plus menaçantes, comme on le voit. Il est de mon devoir, étant membre de cette cité, revêtu de la double dignité d’évêque et de cardinal, et sachant combien Dieu est offensé, de porter remède au mal, pendant qu’il est temps encore, et de vous certifier que si vous ne mettez promptement la main à l’œuvre, d’autres agiront à votre place et d’une manière qui ne vous plaira point. » Guidiccione désignait particulièrement les couvents de Saint-Augustin et de Frégionara comme infectés de l’esprit nouveau. Sans oser désigner Pierre Martyr, il demandait immédiatement l’arrestation de l’hôte des Arnolfini, Celio Secondo Curione, et l’adoption des mesures les plus rigoureuses contre les fauteurs d’hérésie. Grande fut la perplexité des magistrats Lucquois, également désireux de calmer l’irritation de la cour romaine et de sauver deux hommes pieux, savants qu’entouraient l’estime et la considération publique. Après quelques hésitations, Curione consentit à s’éloigner, et se retira dans le pays des Grisons. Martyr, cité devant le supérieur de son ordre à Gênes, et craignant un piège, suivit l’exemple d’Ochino, et après avoir célébré la Cène avec ses disciples à Pise, il se dirigea vers Ferrare, première étape de l’exil qui devait le fixer d’abord à Strasbourg.

Il y fut reçu avec les égards les plus respectueux, tandis que sa fuite causait à Lucques une profonde consternation. La congrégation évangélique, privée de son chef, ne perdit pas cependant tout courage. Elle continua de se réunir, sous la direction de ministres formés dans son sein, et reçut les instructions de ses anciens pasteurs, malgré la rigueur des édits qui interdisaient, sous peine de confiscation et de mort, toute correspondance avec les bannis. « Vous avez fait, leur écrivait Pierre Martyr, des progrès si consolants dans l’Évangile que je n’ai pas eu besoin de ranimer votre zèle par mes lettres, et que mon unique soin a été de vous nommer avec honneur en tous lieux, et de remercier notre Père céleste des abondantes bénédictions qu’il a répandues sur vous… J’étais heureux de penser que ma main avait inauguré l’œuvre spirituelle qui n’a pas été sans utilité parmi vous, malgré la faiblesse de ses commencements. Ma joie s’est accrue lorsque j’ai su que la Providence vous avait envoyé après moi des maîtres plus habiles, dont les soins éclairés, les instructions salutaires vous ont confirmés dans la doctrine du salutc. Ainsi la Réforme continuait obscurément ses progrès à Lucques, lorsqu’elle était étouffée ailleurs. La Bible était lue dans le secret du foyer domestique ; le Christ retrouvait de sincères adorateurs, et ses enseignements gravés dans les âmes, y déposaient le germe de stoïques résolutions et de religieux sacrifices dans l’avenir !

cLoci Communes, p. 771.

Ce fut au milieu de ces conjonctures que Paleario arriva à Lucques. Après l’éclat du procès qui lui avait été intenté à Sienne, et le retentissement du discours qu’il avait prononcé devant ses juges, ses sentiments n’étaient plus un mystère en Toscane. La prudence lui commandait toutefois d’en refouler l’expression au fond de son cœur. Il avait d’ailleurs contracté, vis-à-vis de ses amis, Bembo, Sadolet, l’engagement de se taire, au moins en public, sur les sujets auxquels on ne pouvait toucher sans péril, et si l’on en juge par les discours qu’il prononça durant les onze années de son séjour à Lucques, il tint parole.

[Ces Discours, au nombre de neuf, ne sont que le développement de lieux communs de philosophie morale, comme l’indique leur titre. Un seul : De Optimis studiis defensis, fait exception. Un autre : De Felicitate, contient une touchante allusion au silence que Paleario s’était imposé, comme professeur, sur ses croyances les plus chères. Il y faudrait joindre l’élégant plaidoyer pour Sulpicius, in Murœnam, qu’il composa en réponse au Discours de Cicéron, pro Murœna, et qui valut à son auteur les éloges du jurisconsulte Alciat. C’est un de ces pastiches ingénieux qu’aimait la Renaissance et qui sont peut-être trop dédaignés aujourd’hui. Voir la Lettre d’Alciat (Opera, p. 599, 600).]

La première de ces harangues académiques était consacrée à l’éloge de l’éloquence. Rappelant les ténèbres qui avaient enveloppé l’esprit humain dans la longue période du moyen âge, il glorifia la renaissance des lettres et des arts, en rendant hommage aux croyances qui peuvent seules entretenir dans la jeunesse le sentiment de l’immortalité. Il montra la philosophie morale, la jurisprudence, la médecine reprenant un nouvel essor, et empruntant à l’art de la parole cette puissance communicative, cette splendeur oratoire qui double l’empire de la vérité. L’éloquence est une vertu quand elle s’unit au patriotisme dans l’âme des Gracques et de Caton. Sparte, Athènes, Rome témoignent assez des services qu’elle peut rendre aux républiques même à leur déclin. Mais il n’y a pas d’éloquence digne de ce nom sans liberté, et ses derniers accents peuvent consoler un peuple, mais non le relever de la servitude où l’ont précipité ses fautes encore aggravées par les malheurs du temps.

Le discours de Paleario, animé de nobles pensées, inaugurait dignement son enseignement à Lucques. A défaut de l’antiquité sacrée qu’il devait s’interdire avec soin, la littérature grecque et romaine lui ouvrait ses trésors. Aristote, Cicéron étaient les auteurs qu’il se proposait d’expliquer. Le premier lui offrait ses admirables analyses des opérations de l’esprit humain, où le bon sens s’unit à la profondeur ; le second, ces modèles de l’art oratoire, où il n’entre pas moins de science que de génie. « Pour être utile à la jeunesse de cette ville et aux studieux amateurs de la langue grecque, je commencerai par l’interprétation de la Logique d’Aristote, afin de puiser la sagesse antique non aux ruisseaux qui en dérivent, mais à la source même. Mes leçons seront également appropriées à ceux qui aiment l’éloquence et la philosophie, car sans la science du raisonnement il est impossible de s’élever à la théorie de nos devoirs… Que s’il est parmi mes jeunes auditeurs quelque noble esprit assez heureusement doué du ciel pour se sentir entraîné par je ne sais quelle secrète impulsion à l’étude des vérités éternelles, il trouvera du moins dans cette discipline intellectuelle un moyen de se guider dans le labyrinthe des controverses théologiques. » Ce trait indique assez que Paleario ne renonçait pas sans regret à l’enseignement de la science qui domine autant toutes les autres, que les choses du ciel l’emportent sur celles de la terre. On en trouve une nouvelle preuve dans le bel éloge que, dans une lettre à Bartolomeo Ricci, il consacrait à la duchesse de Ferrare, dont les talents et la piété étaient également connus en Italie : « Où trouver un exemple plus digne d’être cité que celui d’une princesse, fille d’un roi, et compagne d’un prince distingué, qui ne dédaigne pas de s’occuper des mêmes études que nous et qui y excelle ? Ne savons-nous pas qu’Anne et Lucrèce, ces brillantes filles de Renée, n’ignorent aucun des secrets de la langue grecque et latine ? Leur mère ne s’est point arrêtée à l’étude des lettres profanes ; mais ne consultant que ses goûts élevés, et cette passion de la sainteté qui imprime un sceau presque divin à ses actions, elle consacre sa maturité à l’étude de la religion et à la méditation des choses du ciel. »

C’est dans la correspondance de Paleario avec Bartolomeo Ricci qu’il faut chercher les premières impressions de Paleario à Lucques, et les secrets désenchantements qui se mêlèrent à l’accomplissement de ses devoirs comme professeur : « Si je vous écris moins souvent que ne l’exigerait notre commune amitié, vous devez l’attribuer non à la négligence ou à l’oubli, mais à l’impuissance où je suis de vous témoigner dignement ma gratitude. Dieu m’est témoin que je déplore chaque jour davantage mes insipides travaux d’interprète d’auteurs grecs et latins, tâche ingrate à laquelle je suis condamné moins par ma faute que par la nécessité. J’ai toujours estimé, comme le prouvent assez mes études favorites, qu’il est honteux pour un homme capable de choses plus élevées, d’abdiquer son indépendance et de prostituer ses talents à reproduire servilement la pensée d’autrui. Mais la modicité de mon patrimoine, jointe à la dépense que m’imposent une femme élevée dans un certain luxe, des enfants habitués à ne manquer de rien, m’obligent à rester dans une condition pour laquelle je n’eus jamais aucun goût… Je dois prendre la parole tous les jours presque sans préparation, ce qui ne convient qu’aux sophistes. Pour ne pas imiter leur exemple, je consacre toujours quelques heures à la méditation, et c’est sur le repos de la nuit que je les prends. » Malgré cet aveu échappé à Paleario dans un moment de fatigue et de tristesse, ses leçons obtinrent le plus grand succès, et attirèrent de nombreux élèves à Lucques. Engagé d’abord pour un an comme professeur, il vit son mandat renouvelé pour trois années, et l’amitié des citoyens les plus distingués qui se disputaient le privilège de le recevoir dans leurs somptueuses villas, est la meilleure preuve de la considération qu’il sut promptement obtenir par son caractère et ses talents.

Ce fut au milieu des préoccupations de cette laborieuse existence qu’il reçut la nouvelle de la mort de Bembo, auquel il rendit un public hommage dans un discours prononcé au mois de février 1547. La perte de cet illustre ami, qui avait été pour lui un patron bienveillant dans la carrière des lettres, précéda de quelques mois un deuil plus sensible encore à Paleario. Sadolet mourut à Rome, le 18 octobre de la même année, après avoir assisté, comme Contarini, à la ruine de ses espérances et à l’avortement de ses plus nobles desseins. La pacification de l’Europe troublée par la rivalité des maisons de France et d’Autriche, la réforme de l’Église par l’accord des princes chrétiens réconciliés au nom du Christ, tel avait été le rêve de toute sa vie, et ce rêve était déçu ! Rien de plus affligeant que ses dernières lettres. « Jours de confusions, s’écrie-t-il ; siècle de troubles et de malheurs, où tout ce que l’on saisit pour raffermir la société chancelante, croule sous la main comme un mur en ruines ! » Dans sa demeure du Quirinal, entouré des hommages d’une population qui le vénérait comme un saint, il ne songeait qu’à retourner dans son humble diocèse. La maladie ne lui en laissa pas le temps. Ses derniers jours s’écoulèrent dans une indicible tristesse. « C’est à regret que je demeure à Rome, et que je mène un train de vie si contraire aux plans que j’avais formés pour ma vieillesse ! … Le silence, la solitude, voilà les seuls biens après lesquels je soupire. Ce n’est plus Carpentras, ni Saint-Félix avec ses riants jardins qu’il me faut. C’est un désert où je puisse reposer ma tête fatiguée, et mourir en paixd ! Cet intervalle de repos entre le temps et l’éternité que tant d’hommes ont souhaité vainement, ne fut pas accordé à Sadolet. Il expira entre les bras de son neveu qui devait perpétuer ses vertus, et avec lui disparut une des plus belles âmes qui aient honoré les lettres et la religion !

d – « Nihil mihi tam dulce præter solitudinem et silentium…)) (Epist. Famil. Edition romaine, p. 1106, 1107.) Voir aussi l’intéressante Thèse de M. Joly, Etude sur Sadolet, in-8°. Paris, 1856.

La mort de Sadolet et de Bembo privait l’Église de deux hommes dont la modération et la sagesse étaient estimées de tous les partis. De la génération dont ils étaient l’honneur, il ne restait plus en Italie que Pole et Flaminio, le premier alors animé de cet esprit tolérant et pur qu’il démentit plus tard si tristement en Angleterre, le second s’élevant dans ses écrits aux plus hauts degrés de la spiritualité, et célébrant en vers dignes de Tibulle les ravissements de la foi chrétienne. Paleario aimait Pole et Flaminio ; il en était aimé. A son dernier voyage à Rome, il avait trouvé près d’eux l’accueil le plus flatteur. Aussi ne laissait-il échapper aucune occasion de se rappeler à leur souvenir. Lilio Silvestri, jeune patricien lucquois, étant allé passer quelques mois à Rome, il le recommanda vivement à Flaminio, qui ne pouvait que l’encourager dans l’étude des lettres sacrées. « J’apprends, écrivait Paleario à Silvestri, que vous lisez en ce moment les épîtres de saint Paul. C’est assurément Flaminio, votre ami et le mien, qui vous a fait goûter la théologie. Dieu le bénisse abondamment pour vous avoir révélé, avec la source du vrai bonheur, la règle d’une vie pure et chrétienne ! … Si je ne me trompe pas, et malgré tout mon désir de vous revoir, gardez-vous de quitter Rome et de sortir de la maison de Flaminio. Peut-être est-il en ce moment réuni à Pole. Quels fruits ne devez-vous pas retirer de vos entretiens avec de tels hommes ! Moi qui ne souhaitais que votre retour, je n’y songerai plus maintenant. Patrie, famille, amis, ce que vous avez de plus cher au monde, rien ne doit être préféré par vous aux avantages d’une si sainte compagnie ! » Dans une autre lettre de Paleario, les noms de Pole et de Flaminio étaient unis dans les mêmes salutations à ceux du protonotaire Carnesecchi, « âmes pieuses et pures, » alors unies par un fraternel accord qui ne laissait pas pressentir, même à l’œil le plus clairvoyant, la triste diversité de leurs destinées.

Flaminio ne vécut point assez pour voir, dans les vicissitudes du siècle, Pole persécuteur, Carnesecchi martyr. Il mourut le 21 mars 1550, à peine âgé de cinquante-sept ans, pleuré de ses plus illustres contemporains, regretté de tous. Nul ne sut mieux exprimer ces regrets que Paleario : « La blessure faite à mon cœur par la mort de Bembo et de Sadolet n’était pas encore cicatrisée, quand il a reçu un nouveau coup, par la perte d’un homme auquel m’unissait une étroite amitié ! … Mon unique occupation est de penser à Flaminio, de parler de lui, et c’est aussi le seul adoucissement à ma peine. Comme je sens que je ne saurais épuiser la douleur que me cause la perte de trois amis si précieux, j’essaye de me faire illusion, et je n’y parviens un moment qu’en me rappelant les vertus dont ils étaient ornés. J’oublie alors la tristesse des temps auxquels ces trois hommes ont été ravis, et je n’ose penser aux jours qui vont suivre. Comme l’on voit en effet une longue disette succéder tout à coup à des années heureuses où la fertilité de la terre et la faveur du ciel ont produit une grande abondance de fruits, ainsi notre âge qui a vu naître plus d’orateurs et de poètes qu’aucun autre siècle, doit être suivi, je le crains, d’une époque stérile en génies, malgré ses agitations. En tous cas, les Bembo, les Sadolet, les Flaminio ne peuvent renaître, et avec eux toute lumière semble retirée de ce monde. » Les regrets de Vettori, de Maffei, s’associèrent à ceux de Paleario, digne hommage rendu au disciple de Valdés, à l’ami de Vittoria Colonna, au poète religieux qui par ses aspirations appartient à la Réforme, mais que ses goûts pacifiques retinrent dans une Église qui n’a pas cessé de se glorifier de son nom, tout en censurant ses écrits.

L’année 1550, orageux solstice du siècle entre la Réforme et les guerres de religion, semble avoir été un temps d’épreuve pour Paleario. Il y a des époques dans la vie où les âmes les plus fortes sont saisies d’un profond sentiment de lassitude, où la disproportion entre l’idéal qu’elles poursuivent, et l’œuvre qu’il leur est donné d’accomplir ici-bas, leur apparaît tout à coup et les remplit de tristesse. Paleario l’éprouva. Le succès de son enseignement à Lucques ne pouvait lui faire illusion sur la stérilité du domaine où se déployait son activité, sur la décadence croissante de la religion, sur le déplorable état de l’Église dont il avait tant de fois sondé les plaies. Un de ses amis d’enfance, Francesco Corsini, le pressant de faire un voyage à Veroli, il lui répond tristement : « Tu me demandes quand nous nous reverrons. Hélas ! je ne le sais. J’espère cependant aller à Rome aux vacances d’été, et passer trois jours avec vous. Mais la route est longue, ma santé délicate, et je devrai m’arrêter plus d’une fois. Te le dirai je d’ailleurs ? Sans le désir que j’éprouve de revoir encore une fois ceux près desquels il me serait si doux de vivre et de mourir, je n’ai nul motif de souhaiter ce voyage. Tu ne saurais croire combien je suis dégoûté des pompes du sacré-collège, et l’aversion que m’inspirent certains personnages qui vivent dans le dérèglement, en affichant un égal mépris pour Dieu et les hommes. Je ne saurais en vérité voir en indifférent un tel spectacle. A chaque pas je rencontrerais de nouveaux sujets d’affliction. J’avais cru que les désordres du clergé trouveraient un frein dans les censures épiscopales. Si les évêques comprenaient leurs devoirs, on verrait renaître la religion, revivre la justice et la sainteté. Puisqu’il en est autrement, qu’irais-je faire à Rome ? Toi qui ne peux supporter les scandales dont tant d’autres s’accommodent si bien, vis heureux au pays des Herniques. Jouis en paix des vertus, de la sainte société de Philonardi. Je passerais plus volontiers un jour avec lui dans sa villa de Fibrène, que toute ma vie dans les palais de ces contempteurs de la religion ! »

On retrouve les mêmes sentiments dans une lettre à Giuseppe Jova, secrétaire du prince de Salerne : « Nous vivons en un temps et avec de tels hommes, que le mieux serait de fuir toute compagnie. Mais puisque cela ne se peut, résignons-nous à vivre ! … Pour moi, je me prends à détester le genre humain tout entier, rendu comme méconnaissable par les enchantements d’une nouvelle Circé. Est-ce esprit de routine ? Est-ce lâcheté ? Il n’est plus d’homme digne de ce nom ! » Dans ces jours d’amertume et de désenchantement, Paleario trouvait sans doute un accueil plus affectueux auprès des familles lucquoises qui gémissaient avec lui des maux du temps, et puisaient dans l’Évangile des motifs d’espérance et de consolation ; mais il aimait surtout à reprendre le chemin de Colle, à se réfugier dans son humble domaine de Cecignano. Il y a dans l’aspect des lieux qu’on aime une vertu fortifiante et consolatrice. La nature est une amie qui berce nos joies et nos douleurs : « Oh ! l’agréable et l’innocente vie que celle des champs ! s’écrie un ancien. Que ce loisir est aimable et honnête, et cette oisiveté préférable aux plus illustres emplois ! Mer, rivage ; retraite paisible, vous n’inspirez que de nobles et heureuses pensées ! » Ces ravissements de Pline dans son domaine d’Ostie, Paleario les éprouvait à Cecignano, comme l’attestent ses lettres familières : « Dieu soit loué ! écrit-il à Ptérix, de ce que tu te portes bien, ainsi que ta femme et tes enfants. Pour moi, je ne puis plus supporter ce climat. Je perds la santé, et nul remède ne me soulage. Aux maux du corps s’ajoute une tristesse presque continuelle, soit que le malaise physique influant sur le moral me prédispose à cette mélancolie, soit que je ne puisse me consoler de la perte de tant d’illustres amis qui m’ont été enlevés durant ces dernières années, Bembo, Sadolet, Flaminio, Sfondrati, ces tuteurs de mon innocence, ces généreux patrons de mes écrits, soit enfin que je voie le monde tel qu’il est, c’est-à-dire plein d’êtres envieux et méchants auxquels il faut se heurter tôt ou tard. Que ne puis-je me réfugier près de toi ? Tu ne saurais croire à quel point je suis dégoûté de tout, même de l’étude. Nous passerions là-bas des journées entières, assis au soleil sur la terrasse de Cecignano. Dès le matin ou l’après-midi, nous nous promènerions à l’aventure autour de nos rustiques villas avec nos chers enfants Phédro, Lampridio, avec ta femme et la mienne. C’est à coup sûr le défaut d’exercice qui me rend malade. Ici la pluie tombe par torrents, et l’on ne peut mettre le pied dehors ; là-bas le ciel est presque toujours serein. Les fermiers, dis-tu, m’attendent avec plaisir… Prépare-toi donc à me recevoir. Fais en sorte qu’il y ait à la ferme une scie, une hache, un coin, un hoyau, une bêche, une houe pour m’occuper. En attendant, vu le triste état de ma santé, nous planterons des arbres dont nos arrière-neveux béniront les ombrages. »

C’est de Cecignano qu’est datée cette lettre charmante à Andrea Marino, de Milan : « Je ne faisais que d’arriver de la rivière de Gênes, quand je rencontrai ton messager avec la lettre qui m’apportait une nouvelle agréable, celle de la naissance de ton fils. A ma place qu’aurais-tu fait ? Le cœur plein des sentiments que j’éprouve pour toi, n’aurais-tu pas ressenti le plus vif plaisir ? Dieu m’est témoin que je me réjouis plus de ton bonheur que du mien. Comme aux premières couches d’une dame, il y a généralement chez elle un grand concours de voisines, chacune apportant son offrande, j’ai cru que l’amitié qui nous lie me faisait un devoir de t’offrir quelque cadeau, gage visible de mon affection. J’ai chez moi de jolies statuettes représentant les Muses. Elles ne se sentent point étrangères chez des hommes d’études comme nous. Les veux-tu ? Préfères-tu la peinture ? Je t’enverrai les tableaux que tu voudras pour l’ornement de ta maison, car j’ai la manie de faire des acquisitions comme le Damasippe d’Horace. Si ton ambition se borne à offrir un banquet à tes amis, je t’enverrai des écrevisses et les meilleurs poissons de nos villas voisines de la mer, pourvu toutefois que l’on n’ait pas porté chez vous de loi somptuaire, car s’il y en a une, il ne faut pas trop la violer. Je t’enverrai du moins bien des choses que la loi n’interdit pas, des fruits, des champignons, des choux exquis, des herbes odoriférantes, des violettes et des roses, ainsi que des fleurs de troène aussi abondantes chez nous dans cette saison qu’elles sont rares dans vos jardins… Tout ce que je possède est à ta disposition ; tu en seras l’usufruitier comme j’en suis le propriétairee. »

e – Lettres de la Biblioth. Ambroisienne de Milan. — Lazeri, Miscellanea, t. II, p. 154, 155.

Ces pages, enjouées ou tristes, également inspirées par l’amour des champs, sont déjà comme une révélation de la vie domestique de Paleario. Il avait deux fils, Lampridio et Phédro, qu’il instruisait lui-même dans les lettres antiques. Deux filles, Aspasia, Sophonisba, complétaient le cercle de famille dans lequel il trouvait repos et bonheur. Père plein de sollicitude, Paleario portait dans l’affection conjugale une vivacité de sentiment, une exaltation tendre et passionnée que les ans n’avaient pas amortie. Qu’on en juge par ce trait emprunté à une lettre touchante de Marco Casali, durant une séparation des deux époux. Marietta était gravement malade à Cecignano, pendant que Paleario, souffrant lui-même, attendait avec anxiété des nouvelles à Lucques. Quelques amis arrivent, avec un message rassurant. Paleario n’y peut croire, et dans une sorte de pieux délire, entrecoupé de sanglots et de larmes, il compose les vers suivants, qu’on retrouve sous son chevet au matin :

« Si mon espoir n’était dans le Christ que tu as servie fidèlement avec moi, je ne pourrais, compagne chérie, survivre à ta perte. Mais il a promis de recueillir ses enfants au séjour d’éternelle lumière. Cette espérance me console et me nourrit comme d’un nouvel amour. L’heure est proche ! Attends-moi, Marietta. Je vais te rejoindre au séjour céleste ! »

« Expecta campis uxor in Elysiis ! »

Marietta vécut, et Paleario ne connut point l’épreuve du veuvage réservée à la compagne de ses derniers jours ! Ce fut peut-être en témoignage de reconnaissance pour le rétablissement inespéré de celle dont il avait pleuré la mort, qu’il fit don à l’église de la Pieve, de Colle, d’une somme annuelle, inscrite sur son testament, à la condition que tous les dimanches on y lirait un fragment de l’Évangile en langue vulgaire. Si cette condition cessait d’être remplie, le legs devait être reporté sur l’hospice de Santa-Maria-Novella de Florence.

Le temps n’était pas éloigné où les fléaux de la guerre et de la famine allaient se déchaîner sur ces paisibles régions qui avaient tant de fois offert un asile à Paleario. Sienne supportait impatiemment le joug des Espagnols, devenu de jour en jour plus pesant. Le gouverneur Jean de la Luna ayant construit une forteresse, et tenté d’y mettre garnison, fut chassé de la ville (7 février 1545). Son successeur, don Diego Hurtado de Mendoza fit de vains efforts pour rétablir l’autorité impériale. Elle était sourdement minée par une conspiration qui s’étendait jusqu’à Lucques, Arezzo, Pérouse, et dont le but était l’affranchissement de la Toscane, avec le concours de la France, et des bannis florentins fuyant la tyrannie de Côme Ier. Déjà douze ans auparavant (1538) Philippe Strozzi avait donné le signal de la lutte contre les Médicis. Surpris à Montemurlo et tombé au pouvoir de ses ennemis, il n’échappa au supplice que par une mort volontaire. Mais avant de se percer de son épée, il écrivit son sublime testament, et il évoqua un vengeur. Ce fut son fils Pierre Strozzi, et avec lui cette poignée de Français qui, commandés par Montluc, se jetèrent dans Sienne, et y tinrent longtemps en échec les forces de Côme et de Charles-Quint (1554-1555). Durant ce siège mémorable, on vit se réveiller les patriotiques vertus qui avaient porté si haut la gloire des républiques d’Italie. Toutes les classes de la population rivalisèrent d’ardeur pour la défense de la patrie commune. L’héroïsme des femmes arrache un cri d’admiration à Montluc dans ses Mémoires :

« Il ne sera jamais dit, ô dames siennoises, que je n’immortalise vostre nom, tant que le livre de Montluc vivra, car à la vérité vous estes dignes d’une immortelle louange. Au commencement de la belle résolution que fit ce peuple de défendre sa liberté, toutes les dames se départirent en trois bandes. La première estoit conduite par la signora Forteguerra, qui estoit vestue de violet, et toutes celles qui la suivoient aussi. La seconde estoit la signora Piccolomini, vestue de satin incarnat, et sa troupe de la mesme livrée. La troisième estoit la signora Livia Fausta, vestue toute de blanc, comme estoit sa suite avec son enseigne blanche et avoient de belles devises ; je voudrois avoir donné beaucoup et m’en souvenir. Ces trois escadrons estoient composés de trois mille dames, gentilsfames ou bourgeoises. Leurs armes estoient des pics, des pelles, des hottes et des fascines… Mesme elles avoient fait un chant à l’honneur de la France, quand elles alloient à leurs fortifications. Je voudrois avoir donné le meilleur cheval que j’aye et avoir ce chant pour le mettre icy. »

Cette glorieuse résistance qui trouva un historien digne d’elle, ne pouvait indéfiniment se prolonger. Vaincu à Luzignano, Strozzi ne put couvrir à temps l’héroïque cité qui s’immolait pour la cause de l’indépendance italienne. Elle ouvrit ses portes à Marignan le 21 avril 1555. La liberté trouva un asile, et comme un dernier autel à Montalcino. Sienne, passant de l’orageuse existence des républiques du moyen âge sous le joug des Médicis, ne tomba pas sans honneur.

Ces événements qui se déroulèrent durant plusieurs années, retentirent douloureusement dans le cœur de Paleario : « Oublierai-je Sienne, si je puis prononcer ce nom sans douleur, Sienne toujours si hospitalière pour moi malgré la guerre qui a désolé son territoire, affamé ses habitants ? » La vieille cité gibeline luttant contre un empereur, ne fut pas seule à souffrir des maux qu’enfante une guerre d’extermination. Chaque bourg, chaque point fortifié de l’Apennin à la mer, fut disputé avec un acharnement inouï par les Français et les Espagnols.

Le marquis de Marignan, lieutenant de Charles-Quint, exerça partout les plus effroyables barbaries. Point de pitié pour les partisans de Strozzi, point de grâce pour les prisonniers. Ils étaient immédiatement pendus. La terre demeura sans culture ; le pays situé entre l’Arno et l’Ombrone devint un désert. C’est la Maremme, envahie dès lors par les marais dont les miasmes pestilentiels donnent la mort. La population de Sienne était tombée de trente à dix mille habitants. Cinquante mille paysans avaient périf. Le domaine de Cecignano, pillé à plusieurs reprises, n’offrit durant plusieurs années aucune sécurité à ses maîtres.

f – Sismondi, Républiques italiennes, t. X, p. 189, 192.

Paleario ne se souvenait-il pas de ces jours de désolation, lorsque retraçant quelques années après les calamités de la guerre sur un autre théâtre, il déplorait le sort des populations visitées par ce fléau : « Ah ! qui n’en connaît les tristes réalités, les moissons brûlées, les oliviers coupés, les vignes détruites, de vastes régions en proie à l’incendie, châteaux et bourgades s’écroulant, comme frappés de la foudre, sous le tonnerre de l’artillerie ? Ceux-là le savent, hélas ! qui ont assisté eux-mêmes au pillage de leur maison, au sac de leur ville ; qui se voyant arracher une femme, des enfants, ont demandé la mort à grands cris sans pouvoir l’obtenir ! Je me tais sur des horreurs que la plume ne saurait retracer ! … Quel est l’homme assez cruel, assez ennemi de l’homme pour ne pas se réjouir de la paix, seul remède à tant de maux ? »

La situation de Lucques, plus heureuse en apparence, ne recélait pas moins de germes funestes pour l’avenir. Le complot d’un de ses plus illustres citoyens, Francesco Burlamachi, qui aspirait à délivrer sa patrie de toute dépendance à l’égard de la papauté et de l’Empire, avait excité de vives défiances à Rome et à Madrid, tout en rallumant les convoitises des Médicis, qui, dominateurs absolus de Florence, maîtres de Pise, ne songeaient qu’à étendre leur autorité sur toute la Toscane. Une raison particulière désignait d’ailleurs Lucques à la sévérité du pontife romain. Malgré les rigoureux édits de la seigneurie, la Réforme n’avait pas cessé de s’y maintenir et d’y faire des progrès. La Parole sainte, autrefois expliquée sous les voûtes de San-Frediano par la voix de Martyr, trouvait un asile au foyer des pauvres comme au palais des plus nobles familles. Elle était lue, méditée dans des réunions furtives, mystérieuses, dont les membres s’abstenaient de toute participation aux actes du culte catholique. L’inquisition s’en émut, et par divers décrets, dont le dernier porte la date du 24 septembre 1549, elle ordonna, sous les peines les plus sévères, que tous les citoyens sans exception fussent tenus d’assister aux cérémonies de l’Église romaine. Cet édit parut insuffisant, et le saint-office, devenu plus défiant, enjoignit à l’évêque de Lucques, Bartolomeo Guidiccione, de se porter comme commissaire inquisiteur pour l’extirpation de l’hérésie dans son diocèse. A cette nouvelle la consternation se répandit dans la cité. Un sénateur, apparenté à plusieurs membres du sacré collège, Jacopo Arnolfini, fut dépêché à Rome pour essayer de conjurer l’orage. Ses protestations et ses prières obtinrent à la république quelques années de répit. L’avènement de Caraffa, sous le nom de Paul IV, y mit un terme. A l’âge de soixante-dix-neuf ans, cet implacable vieillard semblait ne tenir à la vie que par l’orgueil du pouvoir exalté jusqu’au délire, et une haine sans borne contre l’hérésie. Sa légende favorite était le mot du psalmiste : Super aspidem et basiliscum ambulabisg, qu’il appliquait à la fois aux protestants et aux Espagnols. L’ambassadeur vénitien, Navagero, l’a peint en traits expressifs, que l’on n’oublie plus : « D’une nature bilieuse et sèche, d’une solennité extraordinaire dans toutes ses actions, il semble né pour tout faire plier sous sa volonté. Quand il marche, c’est à peine s’il touche terre. Son corps est tout nerfs. Dans ses regards et dans tous ses mouvements éclate une vigueur juvénile… Il est véhément et bouillant dans toutes ses actions, mais pour ce qui est de l’inquisition, cette véhémence est indicible. Sa Sainteté néglige souvent les jours qu’elle a réservés au consistoire. Mais nul événement ne pourrait l’empêcher de paraître aux séances du jeudi, consacrées aux délibérations du saint office. Je me rappelle que tout le monde courait aux armes dans Rome, quand vint la nouvelle de la prise d’Anagni par les Espagnols, car chacun était dans l’épouvante de perdre la vie et les biens. C’était un jeudi, jour de l’inquisition. Le pape seul demeura impassible, traitant et parlant des choses de cet office, comme si les ennemis n’avaient pas été aux portes de Rome. ». Ce pontife terrible, qui n’eut de faiblesse que pour ses neveux, trouvait un digne instrument dans le grand inquisiteur, Michele Ghislieri, plus tard Pie V. L’Église évangélique de Lucques ne pouvait échapper à leur attention. Saisis par les agents du saint office, plongés dans les cachots, soumis à la torture, les réformés lucquois furent appelés à donner des preuves de leur constance dans la persécution. Beaucoup cédèrent, et obtinrent la vie au prix d’une rétractation solennelle. Cette nouvelle, accueillie à Rome par un cri de triomphe, se répandit hors de l’Italie, dans les rangs des exilés religieux, comme un sujet d’humiliation et de deuil. De sa retraite de Strasbourg, Pierre Martyr, toujours attentif aux épreuves de ses compatriotes, épancha sa douleur dans une éloquente lettre aux réformés lucquois : « Comment pourrais-je retenir mes gémissements, quand je pense qu’une tempête affreuse a désolé la florissante Église de Lucques, sans en laisser pour ainsi dire de vestiges ! Ceux qui vous connaissent pouvaient craindre que vous fussiez trop faibles pour tenir tête à l’orage. Mais moi j’étais loin de m’attendre à vous voir succomber si honteusement. Vous connaissiez la fureur de l’Antechrist et le danger qui menaçait vos têtes, quand vous refusiez de fuir et de profiter de ce que certaines personnes nomment la ressource des faibles, et de ce que j’appelle, moi, une précaution sage dans certaines circonstances. Ceux qui estimaient votre courage disaient : Ces généreux soldats du Christ ne fuiront point, parce qu’ils sont déterminés à assurer au prix de leur sang les progrès de l’Évangile dans leur patrie, parce qu’ils ne veulent pas rester au-dessous des glorieux exemples que leurs frères leur donnent chaque jour, en France, en Belgique, en Angleterre ! Ah ! que ces nobles espérances ont été cruellement déçues ! Quel sujet d’orgueil et de joie pour nos oppresseurs ! C’est avec des larmes plutôt qu’avec des paroles qu’il faut déplorer cette lamentable catastrophe ! » La lettre de Pierre Martyr, apportée à Lucques à travers mille périls, produisit dans les cours une humiliation salutaire. Trop faibles pour affronter courageusement le martyre, les protestants lucquois n’étaient point incapables d’accomplir un sacrifice pour les croyances qui leur étaient chères. Ils envisagèrent avec calme la pensée de l’émigration, et s’y préparèrent en silence. Ils dirent adieu à leur beau pays, à leur ciel si doux et si pur, à leurs riantes demeures qu’ils allaient échanger contre les misères de l’exil. Les premiers départs s’effectuèrent en 1555. Vincenzo Mei, Philippo Rustici, Paolo Arnolfini donnèrent l’exemple que suivirent à diverses époques les Micheli, les Diodati, les Burlamachi, les Calandrini et bien d’autres dont le nom est inscrit sur le livre d’or du Refuge. Genève les reçut, et ne compta pas de meilleurs citoyens que ces bannis volontaires dont l’esprit ou le nom s’est perpétué jusqu’à nos jours dans les plus nobles familles de la république.

g – « Tu marcheras sur l’aspic et sur le basilic. » (Psa.90.13, Vulgate).

Paleario ne fut pas témoin de ces derniers événements, mais il les pressentit, et toutes les épreuves de la congrégation évangélique de Lucques furent les siennes. Ses lettres au réfugié italien, Celio Secondo Curione, malheureusement perdues, pourraient seules nous éclairer sur son attitude et son rôle, durant les jours qui précédèrent la dissolution d’une Église à laquelle il appartenait à tant de titres, et que sa voix avait plus d’une fois sans doute instruite ou édifiée en secret. Suspect en matière de foi, il ne l’était pas moins, comme professeur, aux yeux des partisans des vieilles traditions scolastiques, et l’esprit de routine allié à l’envie ne lui épargnait pas des attaques auxquelles il se montrait trop sensible. Déjà, en 1550, un second professeur d’éloquence latine, Antonio Bandinelli, avait été appelé à Lucques, à la requête des adversaires de Paleario, qui l’accusaient de téméraires innovations, et l’académie avait été pour ainsi dire divisée en deux camps. Paleario crut devoir justifier devant le conseil des Anziani la méthode d’enseignement qu’il avait suivie. A ses yeux, l’étude de l’éloquence ne pouvait se séparer de la philosophie et du droit, et ce n’était pas trop des efforts réunis de la critique, de l’imagination et du goût pour commenter dignement Cicéron et Démosthène. Malgré son enthousiasme pour les monuments de l’antiquité sacrée, il rendait hommage à la noble influence exercée par les philosophes grecs, suivant ainsi l’exemple des premiers apologètes de l’Église qui voyaient dans la culture antique une préparation à la foi chrétienne : « Comme de jeunes arbres, nés sur un sol ingrat et transplantés sur un terrain fertile, se couvrent des plus beaux fruits, ainsi les lettres ont prospéré sous le ciel de la Grèce, et grandi sous l’influence d’une langue riche, élégante, harmonieuse. Les diverses parties de la science réunies en faisceau, se sont fondues pour ainsi dire en une philosophie amie de la vérité, éprise à la fois du divin et de l’humain, offrant une règle à la vie, contenant le secret du bonheur sur la terre, de l’immortalité dans le ciel. La Grèce a resplendi de l’éclat des systèmes et des sages, comme le firmament d’étoiles. » Victorieuse par les armes, Rome emprunta la civilisation des vaincus, et transmit au monde l’héritage précieux dont chaque nation, chaque cité doit réclamer sa part. C’est le rôle des hommes préposés à l’éducation de la jeunesse de ne pas laisser périr ces nobles traditions, de maintenir dans les âmes le culte du bien et du beau, que l’éloquence doit raviver sans cesse. Faisant un retour sur lui-même et sur son enseignement tant calomnié, il rappela, non sans fierté, les services qu’il avait rendus à l’université de Lucques : « J’ai essayé de briser dans vos murs les chaînes de la barbarie scolastique, de dissiper l’ignorance dans laquelle la jeunesse était retenue captive. J’ai discouru des journées entières à la maison, à l’académie, au sénat. Il n’a pas dépendu de moi que ce fût à la tribune. J’espérais, ô sénateurs ! obtenir en retour votre faveur. Ce n’est donc pas sans étonnement que je me vois exposé aux chuchotements ou aux attaques ouvertes de l’envie. Alors que je m’y attendais le moins, et que je ne sollicitais pas même une prolongation de mes fonctions, tant elle semblait assurée, quelques-uns de mes amis ayant également à cœur les intérêts de la jurisprudence et de l’art oratoire, ont demandé le renouvellement de mon mandat, et n’ont essuyé qu’un refus ! … Est-ce là, je vous le demande, le prix de mes veilles, la récompense de mes travaux, dans une cité que j’espérais pouvoir honorer par mes leçons et par mes écrits ? » Le langage de Paleario ne blessa pas les magistrats auxquels il était adressé, et sa plainte parut légitime. Mus par un sentiment de justice, désireux de retenir un homme dont les talents répandaient un vif éclat sur l’académie, ils le pressèrent d’y continuer ses leçons. Il se rendit à leurs prières, et reprit ses fonctions jusqu’à la fin de l’année 1554. De graves événements allaient s’accomplir. Paleario ne put les voir approcher sans douleur. En recueillant dans le secret de l’intimité les confidences de tant de citoyens distingués, ses élèves ou ses amis, déjà résolus à quitter leur patrie, il dut sentir se relâcher les liens qui l’attachaient lui-même à la république lucquoise. Parmi les sombres perspectives qui se présentaient de toutes parts aux disciples de l’Évangile, la pensée de l’émigration s’offrit-elle à son esprit ? Peut-être un instant, mais il la repoussa. Il était de ces âmes tendres, mais fortes, auxquelles il en coûte plus de faire le sacrifice de la patrie que celui de la vie. On ne doit pas le regretter pour sa gloire. S’il eût suivi l’exemple que lui donnaient tant d’autres enfants de la Péninsule, la réforme italienne eût compté une tombe de plus sur la terre étrangère, un martyr de moins sur son propre sol, et le sang d’un martyr n’est jamais perdu !

Quoi qu’il en soit, la résolution de quitter Lucques semble avoir été prise par Paleario avant les plus mauvais jours de la république. La péroraison d’un discours sur le bonheur (De Felicitate), le dernier qu’il ait prononcé devant la seigneurie, contient le passage suivant, qui est une révélation et un adieu : « Connaître Dieu, le servir, tel est le but de la vie… Il n’est pas d’aliment plus nécessaire à l’âme que la méditation des choses célestes. Telle est, ô sénateurs ! l’ardeur du désir qui me presse de m’y consacrer tout entier que je vous supplie en présence du peuple, dans ce moment le plus favorable pour demander et obtenir une grâce, de me permettre de déposer dans la maturité de l’âge ce fardeau de l’enseignement qui paraîtra plus léger à ceux qui sont dans la vigueur du talent et de la jeunesse. Ainsi je pourrai mieux répondre non à l’appel de l’homme, mais à celui de Dieu, qui est l’inspirateur de toute bonne pensée, et qui produit en nous le vouloir et l’exécution selon son bon plaisir. Mais tu nous commandes, Ô Dieu ! la reconnaissance, et comment la témoignerai-je dignement à ceux qui m’ont nourri, entretenu avec tant d’amour pendant plusieurs années ? C’est à toi, tout-puissant et tout bon, que je veux les recommander. Protège, conserve cette république où les lettres ont toujours été en honneur, et qui n’a jamais fait de tort à personne. Bénis cette cité hospitalière et bienveillante, qui ne veut pas régner par la terreur, et ne répand que des bienfaits sur ses voisins. Roi du ciel et de la terre, bénis ce peuple ; comble-le de tes meilleures prospérités ! »

Ces sentiments demeuraient gravés dans le cœur de Paleario, quand il quitta la Toscane pour se rendre à Milan, au mois d’octobre 1555. Le célèbre Majoraggio, professeur de belles-lettres à l’université de cette ville, étant mort le 4 avril précédent, les magistrats milanais, jaloux de maintenir la renommée de leurs écoles, ne crurent pouvoir lui donner un plus digne successeur que Paleario. Il n’hésita pas à répondre à leur appel.

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