Aonio Paleario, étude sur la Réforme en Italie

VI
1555-1566

Comparaison de Lazeri. Paleario à Milan. Discours d’ouverture à Sainte-Marie de Scala. Succès flatteurs. Détails domestiques. Pieuses méditations. Ambroise. Augustin. Vœux pour la réforme de l’Église. L’Europe en 1556. Epître à l’empereur Ferdinand. Paix de Cateau-Cambrésis. Projet de harangue aux princes. Nécessité d’un concile. Répugnance des papes à le convoquer. Pie IV. Le concile de Trente. Jugement qu’en a porté un de ses membres. Déceptions de Paleario. Cri d’accusation contre la papauté. L’Actio. Le pouvoir temporel et l’épiscopat. Maux de l’Italie. Nouvelles émigrations. Dernières lettres de Paleario. Pressentiments du martyre.

Le jésuite Lazeri comparant la vie de Paleario à une tragédie, la divise en cinq actes correspondant aux lieux où il vécut. Sa jeunesse s’écoule à Rome, au milieu des enchantements du siècle de Léon X, interrompus par la catastrophe de Bourbon. Sienne nous offre le tableau de sa virilité aux prises avec les premières difficultés de la vie. Lucques est une halte pleine de mélancolie entre l’âge mûr et la vieillesse. Enfin Milan nous livre le secret des dernières pensées, des suprêmes aspirations couronnées par le sacrifice dont le théâtre nous ramène au point de départ de cette étude. Paleario rentrant à Rome, captif de l’inquisition, nous rappelle les confesseurs de la primitive Église, venus d’Antioche ou d’Ephèse sous la garde d’un centurion, pour expirer dans les jardins de César ou sur l’arène du Colisée, douloureux rapprochement qui s’impose à l’histoire comme la seule apologie digne de ceux qui, dans la Rome païenne ou la Rome catholique, scellèrent également leur foi de leur sang.

C’est trop anticiper sur l’avenir, que d’évoquer les derniers jours de Paleario, au milieu des témoignages de considération et de faveur qui lui furent prodigués à Milan. Il les retraçait en ces termes dans une lettre à ses fils qu’il avait dû laisser avec leur mère en Toscane, et dont il fut séparé pendant une année. Les souvenirs du lettré, les touchantes sollicitudes de l’époux et du père préoccupé de l’avenir de ses enfants, et leur adressant les plus sages conseils, donnent un intérêt à part à ces pages de correspondance domestique qui s’intercalent naturellement dans le récit : « Je suis arrivé à Milan le 17 octobre : La ville m’a paru si agréable que si je n’étais séparé des êtres qui me sont le plus chers, j’aimerais ce pays et j’oublierais la Toscane. Mais il n’est pas de lieu qui puisse me plaire, de cité qui ne me semble un désert loin de vous. Crassi m’a très bien reçu, et je loge encore dans son palais. D’après ses conseils, j’ai visité l’un après l’autre tous les membres du sénat, personnages distingués qui m’ont accueilli très gracieusement, et qui sont venus me voir à leur tour. Le 4 des calendes de novembre (29 octobre), j’ai fait un discours à Sainte-Marie de Scala, en présence du sénat, du gouverneur et des magistrats de tous les ordres réunis, auxquels s’étaient joints les professeurs de la faculté de droit et des lettres. L’affluence était telle non seulement dans l’église, mais dans les rues voisines, que l’on pouvait à peine circuler. Le lendemain, j’ai été installé au gymnase, dans lequel, si j’en crois un des seigneurs de Milan, saint Augustin a rempli les mêmes fonctions que moi, avec cette différence toutefois qu’il n’avait à expliquer que les auteurs latins, et que je dois aussi expliquer les auteurs grecs. Je vous donne tous ces détails, afin que vous les transmettiez à nos amis dont je connais la sollicitude, et aussi pour vous encourager à la vertu, à l’amour des lettres, seul patrimoine que je puisse vous laisser. Notre fortune est peu de chose, et notre domaine, s’il mérite ce nom, est de plus d’agrément que de profit, en un temps surtout où la guerre qui désole le territoire de Sienne, nous prive du plus clair de nos revenus, celui de notre troupeau. L’impôt de la ville a été doublé. Chaque jour amène de nouvelles taxes qui nous épuisent. C’est vous dire assez, mes chers enfants, quelle est notre position. Vos sœurs grandissent ; il faudra bientôt les marier, leur donner une dot, et il ne reste pas un denier à la maison. La récolte du blé peut manquer, et nous n’avons de ressources que dans une extrême économie. Je tâcherai de réduire mes dépenses pour épargner, non sans peine, sur mes modestes appointements, car la guerre avec la France rend tout plus cher ici. Dieu veuille que je trouve à Lucques des gendres, tels que je puis en souhaiter pour mes filles, d’honnêtes marchands qui nous viennent en aide, car autrement nous serions exposés à manquer du nécessaire. La libéralité des Lucquois est presque royale. C’est à toi, mon cher Lampridio, en ta qualité de fils aîné, de cultiver leurs dispositions bienveillantes à notre égard, afin que l’absence ne les refroidisse point. On l’a dit avec raison : Il en est de l’amitié comme des fleurs que vivifie la rosée. Ce sont les égards, les petits soins qui l’entretiennent. Console, s’il en est besoin, ta mère chérie. Le courage ne lui manque pas ; mais elle est femme. Veille sur tes sœurs. Prends garde que Phédro, mon fils bien-aimé, ne se laisse entraîner par les mauvaises compagnies, si dangereuses à son âge. Résiste toi-même aux conseils qui pourraient t’égarer. Je regrette doublement notre séparation qui vous laisse sans appuis, dans un âge si tendre. Tu peux être, Lampridio, le soutien de la famille, et j’aurai alors ce bonheur, d’obtenir de mon vivant un privilège qui n’est pas toujours accordé aux morts. J’approuve fort les projets de votre mère à l’égard de nos fermiers. Ne faites rien sans elle. Révérez son autorité, comme celle d’une personne que je chéris plus que ma propre vie. Les nouvelles de vos études m’ont comblé de joie. Je désire, mon cher Lampridio, que tu deviennes toujours plus savant dans les lettres grecques, puisque tu te destines à la philosophie. Quant à toi, Phédro, tu dois t’appliquer surtout à la langue latine, puisque tu préfères le droit. Puissent les hommes reconnaître en vous non seulement de bons fils, mais encore des élèves qui font honneur à leurs maîtres ! »

Ces préoccupations domestiques étaient un aiguillon de plus à l’activité de Paleario comme professeur. Son discours d’installation répondit à l’attente générale, et parut digne de l’université qui avait inscrit au nombre de ses maîtres le célèbre Alciat, et qui rivalisait d’éclat avec celle de Pavie. Cette émulation profitait à toutes deux : « L’université de Pavie, une des plus renommées de l’Europe, est voisine de votre cité. Ses professeurs viennent vous demander quelquefois l’hospitalité qu’ils vous rendent à leur tour. Ce que les vacances d’été retranchent aux études pavésannes, elles vous le donnent en doctes entretiens, en controverses académiques pleines d’intérêt et de vie. De là vient qu’habitués pour ainsi dire dès le berceau à parler, à discourir élégamment, les jeunes Milanais ont horreur de la barbarie. Instruits à l’école de la vraie philosophie, ils ne sauraient se contenter de vains discours, responsabilité qui n’est pas sans péril pour un maître, si l’indulgence de ses élèves n’égale leur amour du savoir. » Aux écoles de Milan se formaient ces jeunes patriciens, qui, dans les provinces de la Péninsule soumise à la domination espagnole, représentaient avec un esprit plus flexible l’autorité de Philippe II. La connaissance du droit ne leur était pas moins nécessaire que celle des lettres, et Paleario était également capable de les diriger dans cette double étude. Des cités de l’Espagne, comme de celles de la Belgique et de l’Italie, on accourut bientôt à ses leçons. Matteo Toscano, un de ses disciples les plus distingués, se rappelle avec bonheur le jour où il l’entendit pour la première fois discourant sur l’antiquité comme un contemporain d’Auguste et de Périclés : « Si j’ai acquis, dit-il, quelque intelligence de la littérature grecque et latine, c’est à lui que je le dois. Il a composé des vers dignes du poète de Mantoue. ». Dans une lettre à Francesco Bolognetti, Lollio de Ferrare, déplorant la mort de Corradio, l’oracle de l’université de Bologne, déclare Paleario seul capable de le remplacer. « Il a été donné, remarque-t-il, à peu d’hommes de nos jours d’exceller comme lui dans l’éloquence et la poésie ? » Les seigneurs de Milan ne pouvaient méconnaître les services d’un homme dont l’enseignement donnait tant d’éclat à leur université. Jaloux de l’y retenir, ils lui décernèrent le droit de bourgeoisie, ainsi que plusieurs immunités municipales, et ils augmentèrent son traitement, afin qu’il pût vivre honorablement avec sa famille. « Votre libéralité, leur écrivait Paleario, dépasse toute mesure. Un de vos bienfaits n’attend pas l’autre ; on dirait que non contents de me combler de vos faveurs, vous voulez en quelque sorte m’en accabler. Aussi, malgré tout mon désir de vous témoigner ma gratitude, je dois confesser mon impuissance et m’avouer vaincu dans la lutte. »

Les lettres conservées à la Bibliothèque Ambroisienne, et publiées par Lazeri, répandent une lumière inattendue sur le séjour de Paleario à Milan. On y voit, par une requête adressée au sénat vers 1560, qu’il habitait une maison voisine de Saint-Benoît, dont le loyer s’élevait à trente-six écus par an. Pour en rendre le séjour plus agréable à sa famille, il y fit d’importantes réparations. Derrière la maison était un terrain couvert de ronces et de débris. Il le fit déblayer avec soin, et y traça un jardin avec lequel on communiquait par une galerie. Une allée exposée au midi lui offrait une promenade quotidienne, à laquelle s’associaient quelques-uns de ses élèves attirés par le charme de ses entretiens. Des fleurs réjouissaient ses yeux, et la vigne entrelaçant ses rameaux aux arbres fruitiers plantes de distance en distance, lui rappelait le domaine de Cecignano qu’il ne revit plus que rarement. Rien ne parut manquer à son bonheur quand sa femme et ses enfants vinrent le rejoindre après une longue séparation.

Mais l’époque où vivait Paleario n’était pas de celles qui promettent le repos, et s’il y a des âmes faciles au bonheur, il en est qui portent noblement le poids des tristesses de leur temps, et qui ne veulent point être consolées. Moins heureux que ceux de ses amis qui avaient quitté l’Italie, et obtenu comme prix de ce sacrifice la libre profession de l’Évangile sur la terre étrangère, Paleario devait refouler dans son cœur l’expression des sentiments qui lui étaient le plus chers, assister, muet témoin, aux épreuves de ceux dont il partageait la foi, se consumer dans l’attente incessamment trompée d’un concile qui mettrait un terme aux maux de la chrétienté. Durant ces tristes années de servitude et de silence, son unique consolation fut l’étude de la Parole sainte et des docteurs qui l’avaient commentée avec le plus de savoir et de piété. Le séjour de Milan était particulièrement favorable à ses méditations. La vieille basilique de Saint-Ambroise lui rappelait les premiers âges de l’Église chrétienne, et en errant sous ses voûtes, il se croyait le contemporain du grand évêque qui avait plaidé victorieusement la cause du christianisme contre Symmaque, et donné à l’Empire en dissolution l’exemple de toutes les vertus. Il y retrouvait également les traces de l’homme le plus étonnant de l’Église latine, a de celui qui porta le plus d’imagination dans la théologie, d’éloquence et même de sensibilité dans la scolastiquea. » Errant d’Afrique en Italie, professeur à Milan comme il l’avait été à Tagaste et à Carthage, mais déjà touché des exhortations d’Ambroise, Augustin passait du panégyrique d’un consul aux spéculations sublimes qui entr’ouvraient un monde nouveau à son génie ardent, à son âme tourmentée du double besoin de croire et d’aimer. Dans son enthousiasme pour Augustin, Paleario dut relire plus d’une fois cette page incomparable des Confessions, où le fils de Monique a décrit l’événement décisif de sa vie. Quelle scène que celle qui n’eut qu’Alype pour témoin, saint délire de la pénitence, mystérieux combat d’une âme qui lutte avec Dieu comme Jacob avec l’Ange, et qui demeure victorieuse ! « Je me jetai à terre sous un figuier, je ne sais pourquoi, et je donnai un libre cours à mes larmes. Elles jaillissaient à grands flots comme une offrande agréable pour toi, ô mon Dieu ! et je t’adressais mille choses, non pas avec ces paroles, mais dans ce sens : O Seigneur ! jusques à quand t’irriteras-tu contre moi ? Ne te souviens plus de mes anciennes iniquités ! car je sentais qu’elles me retenaient encore. Je laissais échapper ces mots dignes de pitié : Quand, quel jour, demain, après-demain, pourquoi pas encore ? Pourquoi cette heure n’est-elle pas la fin de ma honte ? Je me disais ces choses, et je pleurais avec amertume dans la contrition de mon cœur. Voilà que j’entends sortir d’une maison une voix, comme celle d’un enfant et d’une jeune fille qui chantait, et répétait en refrain ces mots : Prends, lis ! Prends, lisb ! » Cette voix, qui fut comme une révélation pour Augustin et le conduisit au port du salut après les orages de sa jeunesse, Paleario l’avait entendue encore adolescent dans le secret de son cœur, et il avait cherché dans l’Écriture sainte la règle de sa foi, l’idéal de l’Église qui doit porter le message du Christ à tous les peuples de la terre. Mais à quelle distance n’était pas cet idéal de la réalité qui s’offrait à ses yeux ! Infidèle à sa mission, égarée dans les voies du siècle, l’Église avait perdu la trace de son divin fondateur, et les discordes, les schismes, les apostasies avaient été le châtiment de son infidélité. Le remède à tant de maux était la réconciliation des princes chrétiens, et la réunion d’une assemblée comptant dans son sein les hommes les plus religieux de l’Europe. Ce n’était pas trop de leurs efforts réunis, pour abolir les abus, restaurer la saine doctrine, et reconstituer « l’unité de l’Esprit par le lien de la paix. »

a – Villemain, De l’Eloquence chrétienne dans le quatrième siècle.

b – Nous reproduisons la belle traduction de M. Villemain, Mélanges, t. III, p. 461, 462.

Ce vœu de Paleario et de ses plus illustres amis, déçu en 1541 aux conférences de Ratisbonne, ne devait pas rencontrer moins d’obstacles quinze ans plus tard. L’état politique de l’Europe avait subi, il est vrai, d’importants changements. La rivalité de la France et de l’Autriche qui avait rempli la première moitié du siècle, semblait toucher à son terme. Les grands acteurs qui avaient si longtemps occupé la scène, Henri VIII, François Ier, Soliman, avaient disparu tour à tour. Charles-Quint retiré à Saint-Juste, n’emportait de son rêve de monarchie universelle que le désenchantement d’une âme qui survit à sa fortune. Philippe II s’essayait à régner, et nul ne savait encore ce que devait déchaîner de maux sur ses contemporains ce petit-fils de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle. Le trône impérial était échu à un prince aimé de ses sujets, et qui, dans ses États héréditaires, manifestait un esprit de tolérance supérieur à son temps. L’élévation de Ferdinand excita partout les plus vives espérances. Paleario s’en rendit l’interprète : « Je ne saurais vous exprimer, écrivit-il à ce prince, les sentiments de confiance et de joie que votre avènement a ranimés dans le cœur des hommes de bien. Moi qui ne me consolais que par la pensée de vous voir empereur avant ma mort, je mourrai content. Mais écoutez, je vous en supplie, ce que le Christ lui-même vous dit par ma bouche. Tous vos efforts doivent tendre à relever la république chrétienne déchirée par les sectes, affaiblie par les luttes des princes, déshonorée par les vices de ceux qui devaient lui donner de tout autres exemples. Mettez-vous à l’œuvre courageusement. A votre signal, les docteurs les plus pieux accourront pour vous aider de leurs conseils, et vous aider dans cette noble entreprise. » Mais le calme était nécessaire pour l’accomplissement d’un si grand dessein, et la trêve de Vaucelle ne fut qu’un court armistice entre la France et l’Espagne. Henri II continuait François Ier ; le duc de Guise franchissant les Alpes à la voix de Paul IV, donnait le signal de la guerre sainte en Italie. La voix de Paleario se perdit au milieu du tumulte des armes. La paix de Cateau-Cambrésis (avril 1559) lui rendit l’espérance. Une entrevue solennelle entre les souverains catholiques était annoncée ; Milan devait en être le théâtre. Paleario composa pour cette circonstance une harangue où il exaltait les bienfaits de la paix rendue à l’Europe, et de la restauration religieuse qui pouvait en sortir : « La république chrétienne traverse une crise difficile. C’est à votre sagesse, ô princes, d’y remédier. Un grand cri s’est élevé du fond de l’Allemagne, dénonçant la décadence de la foi, et tous les cœurs se sont émus. C’est le privilège de tout homme, mais surtout du disciple de Jésus-Christ, de porter en soi un sens du divin qui ne saurait être impunément violé… De toutes parts donc les théologiens ont été invoqués, et la variété de leurs interprétations popularisées par l’éloquence a enfanté une telle diversité de sectes, qu’il n’est pas de ville, de bourg, de château, ou même de rustique chaumière qui ne soit agitée par la discorde des opinions. L’Allemagne et la Suisse sont partagées en deux camps ; la Hongrie, la Bohême et l’Autriche sont frémissantes ; l’Angleterre est entraînée vers le schisme ; la France ressent les premiers ébranlements causés par les novateurs religieux ; l’Espagne les poursuit sans pitié ; l’Italie les bannit de son sein. Partout des tumultes, des révoltes, des supplices, et dans les schismes qui en sont la conséquence, le lien de la charité se relâche et se rompt. Quoi de plus opportun que l’union des princes en de telles circonstances ! Pour rendre la paix au monde, il faut convoquer des assemblées régulières où les députés des princes et des peuples soient entendus, où il soit loisible à chacun de se présenter et de dire son avis, sans avoir à craindre aucun mal… Le souverain pontife, dans sa sagesse, ne s’opposera pas à la réunion d’un concile où les représentants de la chrétienté tout entière puissent conférer entre eux, discuter les points en litige, poser les bases d’un accord entre les divers membres de la république chrétienne. Si ce jour luit enfin pour nous, vous verrez ce beau spectacle que je contemple déjà des yeux de la foi, la concorde produisant son divin fruit, les nations abdiquant leurs haines séculaires prêtes à se rallier sous l’étendard du Christ toujours redouté des infidèles. » Cette harangue où les idées de réforme étaient habilement mêlées aux projets de croisade, ne fut pas prononcée. L’entrevue de Milan n’eut pas lieu. Un article secret du traité de Cateau-Cambrésis stipulait, il est vrai, la convocation d’un concile pour l’apaisement des troubles religieux de l’Europe. Mais les monarques qui l’avaient signé, songeaient moins à régler l’esprit d’innovation qu’à le comprimer dans leurs États respectifs. A peine rentré en Espagne, Philippe II inaugurait ses auto-da-fé. L’arrestation d’Anne Dubourg en plein parlement précédait de quelques jours à peine la fin tragique de Henri II. Le pape Paul IV, un pied dans la tombe, protestait de son dédain pour l’œuvre commencée à Trente, et repoussait tout plan de réforme qui n’émanerait pas de lui seul : « Qu’ai-je besoin d’un concile, s’écriait-il, puisque je suis au-dessus de tout ? N’est-il pas dérisoire d’envoyer délibérer dans les montagnes quelques pauvres évêques, assistés de docteurs aussi ignorants qu’eux ? Croit-on que ces gens-là soient plus propres à réformer le monde que le vicaire du Christ, assisté de ses cardinaux, l’élite et les colonnes de la chrétienté ? » En s’exprimant avec cette brutale franchise, Paul IV trahissait les vrais sentiments de la papauté à l’égard d’un concile, même restreint à l’épiscopat catholique, et il justifiait l’amer langage de Calvin : « Or je ne vois nulle raison pourquoi les papes doivent tant craindre les conciles, sinon que le tremblement accompagne inséparablement la mauvaise conscience. Ils ont fui un tel remède, ni plus ni moins qu’un malade ayant le corps tout couvert de plaies, craint tout attouchement du médecin, tant doux et pitoyable qu’il puisse êtrec. »

c – Commentaire des Épîtres canoniques. — Lettre au roi d’Angleterre, 28 janvier 1551.

Le successeur de Paul, Jean de Médicis, pape sous le nom de Pie IV, semblait plus disposé à satisfaire les vœux de la chrétienté. D’un caractère bienveillant, d’un visage serein, d’un abord facile, il espérait, disait-il, accomplir, avec la grâce de Dieu, quelque chose de bien. Mais il ajoutait tristement : « Nous sommes seul pour un si grand fardeau ! » Ce n’est pas qu’il ne fût vivement pressé par les princes de tenir la solennelle promesse qu’il avait faite en conclave. La France, joignant la menace aux prières, parlait de réunir un concile gallican, cet épouvantail de la papauté. L’Empereur allait plus loin, et le petit-fils de la Catholique Isabelle ne demandait pas moins que la réforme des abus de la cour romaine, l’épuration du clergé, un culte plus édifiant, l’instruction du peuple par la prédication et les écoles. Il exigeait que des lettres de convocation fussent adressées aux nations protestantes. Quoique le schisme parût définitivement accompli dans une moitié de l’Allemagne, en Suisse et en Angleterre, Calvin ne repoussait pas l’idée d’un concile libre et universel, qui serait comme les états généraux de la chrétienté : « Qu’on nous octroye, disait-il, un concile auquel il nous soit permis de maintenir la cause de la vraie religion, et de parler franchement, et si nous refusons de nous y trouver, on pourra nous condamner comme rebelles et obstinés. Mais tant s’en faut que nous y puissions avoir autorité de bien et droitement parler, qu’il ne faut point douter que nous ne serions pas même reçus à nos défenses justes et raisonnables. Car ceux qui ne peuvent porter aucunes admonitions et remontrances, tant douces et bénignes soient-elles, voire comme un petit bruit sourd, de quelles oreilles pourraient-ils recevoir les tonnerres résonnants de la vérité ? » Les tergiversations du pape marchandant un sauf-conduit aux députés protestants, disaient assez l’accueil qui leur était réservé. En déclarant que le concile rouvert à Trente n’était que la continuation de celui qui avait déjà condamné deux fois les doctrines nouvelles, Pie IV en excluait les dissidents. La situation de ces derniers n’était plus d’ailleurs, en 1560, ce qu’elle était à l’ouverture du concile quinze ans auparavant. Du rôle de suppliants ils avaient passé à celui d’égaux. Victorieuse dans une moitié de l’Europe, la Réforme devait traiter de puissance à puissance avec le catholicisme. Il ne lui convenait plus de paraître en accusée devant un concile italien, pour y être condamnée sans même être entendue.

Le concile tant de fois annoncé se rouvrit enfin à Trente, le 18 janvier 1562, sous la présidence du cardinal de Mantoue. Nous n’avons pas à le raconter. Il ne fallait pas moins que le génie pénétrant d’un Sarpi pour développer, à travers la discussion du dogme sans cesse interrompue, la politique tortueuse des papes, les intrigues des légats, la servilité des évêques pour la plupart italiens, sur laquelle se détache la hautaine orthodoxie des prélats espagnols. Unis contre la papauté, les princes pouvaient obtenir de sérieuses réformes ; divisés, ils étaient d’avance vaincus. Quelques réformes disciplinaires, jetées en pâture à l’opinion, masquèrent leur défaite. De la lassitude des partis naquit un accord plus apparent que réel. La communion sous les deux espèces fut repoussée ; le célibat fut maintenu ; la hiérarchie soumise à des règles plus sévères et entièrement soustraite à la juridiction laïque, fut concentrée dans la main du chef de l’Église. Comme les dictatures improvisées en un jour de péril, la papauté sortit plus forte des discussions destinées à limiter son pouvoir. Le dogme de l’infaillibilité, audacieusement formulé par Lainez, inaugura pour l’épiscopat une ère de soumission que les Pères de Constance et de Bâle n’auraient point acceptée. L’assemblée qui consacra cette dérogation au droit primitif, a été jugée plus sévèrement par un de ses membres que nous ne saurions le faire nous-même : « Que pouvait-il sortir de bon d’un concile où les avis se comptaient et ne se pesaient pas ? A chacun des nôtres, le pape en opposait des centaines des siens, et si les centaines ne suffisaient point, ne pouvait-il en créer des milliers ? Il fallait voir arriver chaque jour à Trente ces prélats faméliques, pour la plupart imberbes adolescents, perdus de débauche, enrôlés pour voter sur un signe du légat, ignorants et stupides, mais dont l’audace et l’impudence pouvait rendre d’utiles services. Qu’a jamais eu à faire le Saint-Esprit avec ce concile ! … Il fallait voir les courriers voler vers Rome nuit et jour, pour reporter au pape tout ce qui se faisait. C’est de là, comme de Dodone et de Delphes, qu’on attendait les oracles. Ce Saint-Esprit, qu’ils se vantent d’avoir de moitié dans leurs conseils, voyageait enfermé dans la sacoche d’un messager. Quand les fleuves étaient débordés, il lui fallait attendre, pour arriver à Trente, que l’inondation eût cessé, et le Saint-Esprit n’était pas porté sur les eaux, comme le dit la Genèse, mais le long des eaux. Les légats notifiaient la volonté du saint-père, et les évêques italiens gagés sur sa cassette, quelques-uns même évêques en l’air, sans résidence et sans diocèse, votaient fidèlement, suivant la consigne, car s’en écarter eût été un crime capitald. » Cet accord faillit cependant être troublé plus d’une fois, et il fallut des prodiges d’habileté du cardinal de Mantoue pour éviter le scandale d’une rupture. Divisés sur la plupart des questions, les Pères de Trente ne se montrèrent unanimes que dans le solennel anathème jeté à l’hérésie.

d – Lettre de l’évêque de Tina, citée par M. Rosseeuw Saint-Hilaire. (Histoire d’Espagne, t. VII, p. 488, 489.)

Ce n’était pas là le concile si longtemps rêvé par Paleario pour remettre l’Évangile en honneur et rendre la paix à l’Église : « Dieu m’est témoin que j’ai souvent désiré la convocation d’une sainte assemblée composée des hommes doctes et pieux de toute l’Europe, délibérant sous la protection des princes, et je ne souhaitais rien tant que de paraître devant cette auguste réunion, pour y porter un fidèle témoignage, et donner, s’il le fallait, ma vie pour le Christ. Voyant les années s’écouler et les princes occupés de tout autres soins, averti d’ailleurs par des signes certains que mon délogement est proche, j’ai écrit un témoignage, et par suite une accusation contre les pontifes romains et leurs adhérents, afin que si la mort, que j’attends sans terreur, venait me surprendre, je pusse encore être utile à mes frères, dont les maux ne peuvent trouver un remède que dans un concile digne de ce nom. Cet ouvrage, écrit avec autant de candeur que de pureté, je le dépose entre les mains de personnages vénérés, pour qu’il soit conservé jusqu’à l’assemblée libre, sainte, œcuménique, qui viendra en son temps ; et pour accélérer, si possible, cet heureux jour, j’adresse ma plus fervente prière au Dieu tout-puissant, père de Jésus-Christ… »

[Actio in Pontifices romanos et eorum asseclas, etc… (Opera, p. 227 à 438.) Cet ouvrage, le plus important de Paleario, écrit à une époque antérieure à son séjour à Milan, mais revu par lui dans les dernières années de sa vie, a été publié pour la première fois à Leipsick, en 1606, trente-six ans après la mort de son auteur. Il a été récemment traduit en italien par M. L. de Sanctis. (Turin, 1861.)]

C’est avec un solennel langage que Paleario revient ailleurs sur l’écrit en question, et sur le sentiment qui l’a dicté : « Ce n’est ni la haine, ni l’envie, ni la recherche d’une vaine gloire, mais le seul amour de la vérité qui me décident à parler ! … Si quelqu’un méprise mon témoignage, j’en appelle au Christ lui-même, le Roi des nations, le Prince de tous les siècles. O homme, qui que tu sois, tu vas comparaître bientôt devant son tribunal, et tu y rendras compte de ton mépris pour celui qui t’adjure de lui être en aide, au nom du Christ, juge souverain des vivants et des morts ! »

Le titre de l’ouvrage de Paleario en révèle l’esprit. C’est un témoignage suprême, et un cri d’accusation longtemps contenu contre Rome. L’auteur ne se contente plus d’exposer la doctrine de la justification par le Christ, telle qu’il l’avait puisée dans les écrits apostoliques, en s’abstenant de toute controverse contre les dogmes et les institutions de l’Église romaine. L’Actio est un écrit vigoureux, véhément, où l’argumentation théologique, revêtue de l’appareil oratoire, contraste singulièrement avec le langage plein de douceur et les touchantes effusions du Beneficio. C’est que dans le grand combat du siècle, dans la lutte entre le catholicisme et la Réforme, l’auteur a cessé d’espérer une transaction. Il a pris parti pour la nouvelle Église, et rompu sans retour avec l’ancienne. Il oppose l’Écriture sainte à la tradition, le ministère évangélique à l’épiscopat, la liberté apostolique à la tyrannie de Rome. Il attaque sans ménagement les vœux, le célibat, la messe, le purgatoire et les vaines cérémonies qui sont comme autant de voiles jetés sur les mérites du Christ. Ses arguments à cet égard ne diffèrent pas de ceux des réformateurs. Mais ses coups les plus hardis sont dirigés contre la papauté, à laquelle il impute à la fois les maux de l’Église et ceux de l’Italie. Le pape n’est à ses yeux que l’usurpateur prédit par l’Apôtre, « l’homme qui s’élève au-dessus de tout afin qu’on l’adore, et qui ose s’asseoir comme un dieu dans le temple de Dieu, voulant passer pour un Dieu. (2Thess.2.3-4) »

Ce n’est pas seulement au point de vue religieux, dans ses prétentions à la primatie spirituelle et à l’infaillibilité doctrinale, que Paleario s’élève contre la papauté. Il condamne le pontificat temporel, triste legs de la politique à la religion, fatal mélange de profane et de sacré qui a été de tout temps le scandale des âmes pieuses, et l’âpreté de son langage ne s’explique que par la profondeur du mal qu’il signale : « Je le dirai en face des princes ou de leurs ambassadeurs qui m’écoutent, devant le Dieu du ciel et de la terre. Les apôtres ont brillé non seulement par la pureté de leur vie, mais par leur renoncement et leur pauvreté. Jésus-Christ n’a pas été seulement pauvre, il a été la pauvreté même. « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas un lieu où reposer sa tête. » Pourriez-vous, ô pontifes, tenir le même langage ? Vous dites, il est vrai, que vous ne possédez rien en propre, et que vos domaines, vos États appartiennent non à vous, mais au Christ. Je ne sais, mais ce que l’histoire m’apprend, c’est que vos neveux, vos fils naturels, et jusqu’à d’impures courtisanes, ont régné trop souvent sur ces héritages du Christ, et que pour notre malheur l’avarice et la cupidité ont été plus d’une fois unies sur la chaire de Saint-Pierre à un pouvoir sans frein. La plupart des maux qui ont affligé l’Italie, et se sont répandus ensuite sur la république chrétienne, sont l’œuvre des pontifes romains. Ces maux nous eussent été épargnés si, par une fatale imprudence, des princes peu éclairés n’avaient permis aux évêques d’échanger leur pauvreté primitive contre les trésors de la terre. L’Église serait plus pure, plus honorée ; l’Italie serait moins malheureuse … Du jour où ils sont devenus rois, les pontifes n’ont connu que les soucis du pouvoir. La crainte de le perdre, le désir de le conserver et de l’augmenter à tout prix, ont été leur unique préoccupation. On les à vus s’enfoncer de plus en plus dans les intérêts séculiers, auxquels l’Apôtre déclare que tout serviteur de Dieu doit demeurer étranger. Les princes qui croyaient, en les dotant, servir la cause de la religion, lui ont porté le coup le plus funestee. »

eTestimonium XX, p. 433.

Le siècle où vivait Paleario ne fournissait que trop d’exemples de la vérité de cette assertion : « Sans remonter aux âges reculés, n’avons-nous pas vu de nos jours un Alexandre VI versant le poison comme l’eau ; un Jules II non moins prodigue de sang dans ses guerres impies, que de vin dans les orgies de son épiscopat. Eh ! que dirai-je des dévastations, des pillages, des incendies déchaînés à leur voix sur notre malheureuse patrie ! J’en prends à témoin Ascanio Colonna et le duc d’Urbin, qui n’ont que trop de motifs d’accuser le pape Paul III. Je laisse à d’autres le soin d’énumérer tous ses actes. N’est-il pas vrai que la bénignité, la miséricorde, sont des vertus ignorées des pontifes de Rome ? Non contents de sévir contre les vivants, on les à vus poursuivre les morts dans leur tombeau. Etienne VI exhume le corps de Formose, le revêt des ornements pontificaux, et le jette à la voirie après lui avoir coupé deux doigts de la main droite. Serge suit cet exemple, et après avoir fait décapiter le corps déjà mutilé de Formose, le précipite dans le Tibre. Qui pourrait énumérer les cadavres déterrés, les cendres jetées au vent par l’ordre des pontifes ? Ah ! l’Apôtre avait raison quand, jetant un regard prophétique sur l’avenir, il les accusait de n’avoir ni pitié, ni miséricorde, de retenir les apparences de la piété, mais d’en renier la force ! »

De la papauté passant à l’épiscopat, Paleario montre le concert établi de bonne heure entre ces deux pouvoirs pour s’affranchir de tout contrôle et opprimer les consciences : « Non contents des privilèges qu’ils s’étaient primitivement arrogés, les pontifes ont fait violence aux saintes Écritures pour organiser une tyrannie qui pèse sur la chrétienté tout entière. Tout l’effort de leur astucieuse politique a tendu, pendant les siècles, à augmenter le pouvoir épiscopal, à étendre les immunités du clergé, afin de se rendre eux-mêmes les arbitres de la république chrétienne, et les dominateurs des princes et des nations. Et cette prétention n’éclate pas seulement dans leurs bulles, mais jusque dans les prières qu’ils adressent au prince des apôtres… « afin que tous sachent que si Pierre a le droit de lier et de délier dans le ciel, son successeur a le droit de disposer sur la terre des royaumes et des principautés, de donner ou de retirer les couronnes comme il lui plaît. » Quoi de plus monstrueux qu’une telle prétention ! … Fidèles à cette pensée, les pontifes romains n’ont poursuivi qu’un seul but, affranchir les évêques de toute juridiction civile. A les entendre, les évêques ne sont soumis qu’au jugement de Dieu, tandis que les hommes sont soumis au jugement des évêques, comme si les uns et les autres n’avaient pas un seul juge, celui des vivants et des morts, dont ils attendent également la venue ! » Restreindre le pouvoir épiscopal par l’élection populaire, donner aux fidèles une juste part dans l’administration des biens ecclésiastiques, rendre enfin un libre cours à la Parole sainte, telles sont les mesures les plus urgentes que conseille la politique, et que réclame la religion.

De ces critiques de détail s’élevant à une vue générale des maux de l’Église, Paleario terminait par un pressant appel adressé aux princes en faveur des idées de réforme auxquelles il était prêt à s’immoler lui-même : « Très illustre Empereur, très hauts et puissants rois, princes, seigneurs, il est temps de montrer, non seulement à vos contemporains, mais à la postérité, de quels sentiments vous êtes animés envers Jésus-Christ. Vous voyez son Évangile défiguré, le bienfait de sa mort voilé pour les âmesf, les consciences opprimées, les fidèles fléchissant sous le fardeau des cérémonies et des commandements humains qu’on leur impose. Resterez-vous muets ? Demeurerez-vous inactifs ? La liberté du Christ est méconnue, les institutions apostoliques sont foulées aux pieds, la Parole sainte est proscrite, la majesté de la croix est anéantie ; partout s’étalent les plus criants abus, une effroyable confusion du divin et de l’humain. Ah ! quel homme serait assez l’ennemi du Christ pour supporter un tel spectacle et pactiser avec les méchants ? Pour moi qui n’ai point hésité à encourir tant de périls, pour la gloire du Rédempteur et le salut de mes frères dont je plaide la cause auprès de vous, je suis prêt à mourir, s’il le faut, pour rendre témoignage à la vérité. Approche, licteur, lie mes mains, bande mes yeux, frappe ! Il n’est pas de supplice que je ne sois disposé à souffrir pour satisfaire à la haine de ceux qui ne peuvent être rassasiés par la vue des plus cruels tourments. Mais que du moins avant de mourir, je puisse, ô princes, tomber à vos pieds, embrasser vos genoux, vous adresser la prière d’un humble serviteur du Christ, qui vous supplie avec larmes de ne pas trahir la cause du Rédempteur, de Celui qui est mort pour vous, qui est ressuscité, et qui est maintenant assis à la droite du Père ! Si Dieu vous a constitués en dignité au-dessus des autres hommes, n’est-ce pas pour restaurer l’autorité de sa Parole, la majesté de ses commandements et la pureté de son Église défigurée depuis tant de siècles ? … »

f – Cette remarquable expression (Beneficium sanguinis Christi) revient sans cesse sous la plume de Paleario (Actio, p. 257, 260, 274, 364, 427, etc.) ; preuve de plus, entre tant d’autres, qu’il était bien l’auteur du Beneficio.

Cette page où étaient si vivement exprimés le pressentiment, presque la soif du martyre, formait la conclusion de l’écrit que Paleario avait depuis longtemps préparé pour être présenté à l’Empereur, dans le concile universel et libre, rêve de toute sa vie. Plusieurs exemplaires, copiés de sa main, avaient été transmis aux théologiens de l’Allemagne et de la Suisse, comme un dépôt réservé pour le grand jour. « Uniquement désireux, leur écrivait-il, de faire valoir le talent que Dieu m’a confié et d’en tirer profit à sa gloire, je vous recommande cet écrit, afin qu’il soit produit en son temps dans l’assemblée des princes et des docteurs de toutes nations… On n’y trouvera, je l’espère, rien d’impie ni de contraire à la vraie religion. Chaque témoignage est confirmé par une citation de l’Écriture, éclairé des révélations du Saint-Esprit, appuyé de l’autorité des interprètes les plus éminents. Pour éviter tout scandale, je n’ai pas touché aux points particuliers qui sont encore un sujet de controverse entre les Églises réformées. Que chacun soit libre de garder son opinion à cet égard, jusqu’à ce que tous soient réunis en un seul corps. Puisse Dieu, le Père de Jésus-Christ, avancer le jour de cette glorieuse unitég ! » Ce jour n’est pas venu pour les Églises de la Réforme, dont les variations attestent la vitalité. Viendra-t-il jamais ? Sous le voile trompeur de l’uniformité catholique se cachent des dissentiments plus profonds peut-être que ceux qui séparaient les réformateurs. Le concile de Trente sut les déguiser habilement. En l’absence de toute voix libre, nulle protestation ne s’éleva dans son sein, et le généreux écrit de Paleario, retenu par la prudence de ses amis, ne troubla pas la quiétude des Pères qui se flattaient d’avoir reconstitué l’unité par des réticences, et réformé l’Église en jetant l’anathème aux réformateurs.

g – Lettre à Théodore Zwinger, 9 septembre 1566. (Manuscrit de Bâle.)

Cet anathème dut retentir douloureusement au cœur de Paleario, et de ceux qui avaient espéré, comme lui, de meilleurs jours pour leur patrie. Toute illusion était désormais impossible. Fuir, ou attendre courageusement la persécution, était la seule alternative offerte aux disciples de l’Évangile. L’émigration, un moment interrompue, recommença sur de plus larges proportions. Chaque cité de la Péninsule vit s’éloigner quelques-uns de ses fils, souvent les meilleurs. Messine, Palerme, Naples, Rome, Florence, fournirent leur contingent à l’exil. Un frère du doge, Andrea da Ponte, quitta Venise pour professer en Suisse le culte nouveau. Le plus illustre lettré de Modène, Louis de Castelvetro, proscrit par le saint-office, alla mourir dans une ville des Grisons. Lelio Socin s’éteignit obscurément à Zurich. Un neveu de Paul IV, le marquis de Vico s’était depuis longtemps arraché aux embrassements de sa famille, aux séductions de la vie la plus brillante à Naples, pour se retirer dans une pauvreté libre et fière à Genève. En moins d’un demi-siècle, la cité calviniste reçut dans son sein plus de trois cents familles italiennes. Vingt-sept appartenaient à la seule république de Lucquesh. Dans le plus grand secret, déguisés en marchands forains, ces bannis volontaires prenaient la route du Nord. Nobles ou bourgeois, femmes, enfants, vieillards, peu accoutumés aux fatigues d’une longue marche, supportaient gaiement les peines du voyage. Quand un soupir, un mot de regret trahissait un instant de faiblesse, le chef de famille, prenant un exemplaire du saint livre, lisait ces paroles du Christ : « Je vous dis en vérité qu’il n’y a personne qui ait quitté maison, ou frères, ou sœurs, ou père, ou mère, ou ses biens, pour l’amour de moi, qui n’en reçoive en ce siècle cent fois autant, et dans le siècle à venir la vie éternelle ; » et l’exilé n’hésitait plusi !

h – Il y a plusieurs époques dans l’émigration lucquoise. C’est à la seconde, de 1560 à 1570, que se rattache le départ de la famille Calandrini qui comptait parmi ses aïeux un pape illustre, Martin V.

i – Lettre de Burlamachi au cardinal Spinola, citée par Gaberel. (Histoire de l’Église de Genève, t. I, p. 485.)

Paleario n’avait qu’un pas à faire, et l’inviolable asile des Alpes s’ouvrait devant lui. Malgré l’imminence du péril et les sollicitations de nombreux amis qui l’avaient précédé à Genève ou à Bâle, il ne songea pas à s’éloigner de Milan. Il avait atteint sa soixante-deuxième année, et, quel que fût l’avenir, il entrevoyait un terme prochain à ses maux. Plus haut que la terre, au-dessus de la patrie visible qu’il avait tant aimée, se découvraient pour lui les horizons d’une patrie meilleure : « Je suis vieux, écrivait-il à Théodore Zwinger ; je songe à mon délogement prochain, et je dispose tout pour être agréable au Christ auquel je me suis consacré dès ma jeunesse. » Ce renoncement à la vie, cette pieuse impatience de la mort, éclatent d’une manière touchante dans une épître à Basile Amerbach, un de ses élèves, affligé d’un triple deuil domestique, et pleurant à la fois son père, une compagne chérie, un enfant au berceau. C’est dans la passion du Christ contemplée avec foi, dans les exemples des saints, que se trouvent les consolations dignes de ce nom. Que sont d’ailleurs nos peines d’un jour, comparées aux souffrances de « l’homme de douleur, » de Celui qui a subi, pour le rachat de l’humanité, l’agonie volontaire de la croix ? « Sommes-nous appelés à suivre la voie douloureuse ? Il y a marché avant nous. Il est venu, le pasteur suprême des nations, et il a remporté la victoire sur tous nos ennemis. A travers les flammes du bûcher, les pierres de la lapidation et l’appareil des plus cruels supplices, il nous montre le chemin du ciel ! … Pourquoi donc gémir des épreuves qui nous sont imposées, accuser le sort, quand nous savons, par une amère expérience, que tout change, tout passe autour de nous ? O mort, libératrice céleste, hésiterons-nous à te tendre la main, quand tu approches, et à rompre le dernier lien de la terre d’exil ? »

C’est encore le même sentiment, plus contenu dans son expression, qui anime une des dernières lettres de Paleario. Elle est adressée à Vespasien Gonzague, duc de Sabioneta, à l’occasion de la mort de son épouse, Anne d’Aragon, une des femmes les plus accomplies de ce temps : « D’une origine doublement illustre par sa mère et par le sang des rois d’Aragon qui coulait dans ses veines, elle joignait à toutes les grâces une héroïque vertu qu’elle montra durant sa vie, et surtout pendant les souffrances d’une longue maladie… Sentant approcher sa dernière heure, elle ne cessait d’invoquer le nom du Christ. Un crucifix dans les mains, et contemplant l’image du Rédempteur, toute son âme parut concentrée dans un dernier regard où se révélaient les félicités du ciel. Elle défaillit peu après et cessa de vivre… Pardonne, ô noble Vespasien, ce langage plus conforme à notre faiblesse qu’aux saintes révélations de la foi. Cette âme ornée de tant de vertus, qui, dans une pieuse extase, goûtait par anticipation les joies éternelles, n’est pas éteinte, mais séparée de tout élément périssable, elle vit d’une nouvelle vie, comprend, adore et participe à tous les privilèges des intelligences célestes, en attendant le jour où le corps lui-même ressuscitera pour ne plus mourir. Pourquoi donc t’affligerais-tu, comme n’ayant pas d’espérance ? Pleure-t-on sur le soleil couchant, que l’on sait devoir reparaître au matin ? »

Celui qui trouvait de telles paroles pour peindre une mort chrétienne, était digne d’en offrir lui-même un des plus purs exemples. Mais ce n’était pas au milieu des siens, dans le cercle des affections domestiques qu’il avait toujours si vivement ressenties, que devait s’exhaler son dernier soupir. Accusé une première fois d’hérésie, traduit devant les magistrats de Sienne comme Paul devant ceux de Philippes, il avait prononcé ces mots qui semblent la prophétie de sa destinée : « Le temps où nous vivons n’est pas de ceux où un chrétien peut mourir tranquillement dans son lit ! » Ces mots, pareils à l’éclair qui colore de lointains horizons, comment les oublier au moment de retracer le dernier combat de Paleario ?

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