Missionnaire aux Nouvelles-Hébrides

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Premières études

(1834-1847)

Paton fit ses premières études à l’école de son village tenue par un excellent instituteur. On y étudiait la Bible et le catéchisme avec autant de soin que la grammaire, la géographie, le latin, le grec et les mathématiques ; et l’on passait de là directement à l’Université. Les punitions de l’instituteur étaient sévères, brutales même, surtout lorsqu’il s’agissait de travaux mal faits. La brutalité alla si loin que Paton fut obligé de quitter l’école à l’âge de douze ans. Il se mit alors à apprendre le métier de son père et y fit de rapides progrès. Comme son père, il travaillait à l’atelier de six heures du matin à dix heures du soir, avec une heure d’interruption au dîner, une demi-heure au déjeuner et une demi-heure au souper. Ces interruptions étaient consacrées à l’étude, principalement à celle du grec et du latin, « car, dit Paton, je m’étais donné à Dieu pour être ministre de l’Évangile, missionnaire ou pasteur. » L’apprentissage du rude métier paternel ne fut pas cependant du temps perdu ; le jeune garçon apprit à se servir des outils, à tenir les machines en ordre, etc., ce qui ne lui fut pas inutile pendant sa carrière missionnaire.

Un incident appartenant à cette époque fit une impression ineffaçable sur Paton. « Notre famille, dit celui-ci, était plongée, comme tous les paysans de la contrée, dans la plus profonde détresse, par suite des récoltes manquées et de la cherté des vivres. Mon père était allé à Hawick porter son ouvrage et devait en rapporter de l’argent et des vivres ; mais pendant son absence le pain vint à manquer. Notre mère ayant trop de fierté ou trop de délicatesse pour en parler à personne, nous exhorta au calme, nous assurant que Dieu auquel elle avait tout dit, nous enverrait, le matin suivant, tout ce qu’il nous fallait. Or, le matin suivant, arriva un don de son père qui ne savait rien de nos circonstances, mais que Dieu avait admirablement inspiré : c’était un panier de pommes de terre nouvelles, un baril de farine et un fromage, denrées qui suppléèrent largement à tous nos besoins. Ma mère voyant notre surprise à la vue d’un tel exaucement, nous prit autour d’elle, remercia Dieu pour sa bonté et nous dit : « Oh ! mes enfants, aimez votre Père céleste, exposez-lui avec foi tous vos besoins, il y pourvoira autant que cela sera nécessaire pour votre bien et pour sa gloire. »

Paton parvint à économiser assez sur le produit de son travail pour aller passer six semaines à l’Académie de Dumfries. Sa soif d’instruction ne faisait que grandir. Il s’engagea auprès des officiers du génie qui dressaient la carte du comté. Il faisait 13 kilomètres aller et retour pour se rendre de chez lui à Dumfries où il travaillait au bureau des ingénieurs de 9 h à 4 h. Quant à ses études particulières, il les faisait le matin de bonne heure, le soir pendant ses courses, et à l’heure du dîner pendant que les autres jeunes gens jouaient au football. Il s’établissait à cette heure-là au bord de la rivière et ses yeux ne se détachaient plus de son livre d’étude. Un officier qui l’avait observé de sa maison située de l’autre côté de la rivière, le fit venir et lui demanda ce qu’il étudiait. Paton le mit au courant de sa situation. L’officier, après en avoir conféré avec ses collègues, promit au jeune homme de l’avancement et l’entrée gratuite à l’école de Woolwich, avec entretien aux frais du gouvernement, à condition de signer un engagement de sept ans. Paton remercia chaleureusement, mais ne voulut se lier que pour trois ou quatre ans.

— « Quoi ! répondit vivement l’officier, vous refusez une offre que bien des fils de gentilhommes seraient fiers d’accepter ! »

— « Ma vie appartient à un autre Maître, répondit Paton, c’est pourquoi je ne puis m’engager pour sept ans. »

— « A qui donc appartient-elle ? »

— « Au Seigneur Jésus, car je dois être prêt aussi tôt que possible à proclamer son Évangile. »

L’officier en colère bondit vers la porte, appela le payeur, et se tournant vers Paton : « Acceptez mon offre, sinon vous êtes congédié à l’instant ! »

Notre ami répondit qu’il était extrêmement peiné de devoir refuser, mais qu’il ne pouvait autrement. Il fut donc congédié. La plupart des officiers présents étaient des catholiques romains qui juraient à tout propos, aussi Paton était-il content de quitter leur société ; cependant comme ils avaient toujours été aimables avec lui personnellement, il les remercia tous cordialement pour leur bonté à son égard, ce qui les surprit grandement, car ils n’étaient pas habitués à ce qu’on leur exprimât de la reconnaissance.

Apprenant comment Paton avait été traité, le recteur de l’Académie de Dumfries lui offrit la gratuité de toutes les études, aussi longtemps qu’il voudrait rester dans cet établissement. Mais Paton ne pouvait ni ne voulait rester à la charge de son père, « j’étais au contraire, dit-il, décidé à l’aider à élever mes frères et sœurs. » Il remercia donc et s’engagea dans une ferme de Lockerbie pour le travail des moissons, rude travail auquel il n’était pas habitué. Là, pendant ses heures libres, il aidait avec empressement à la construction de nouveaux jardins et de nouveaux bâtiments. Apprentissage et travaux divers qui lui furent plus tard fort utiles dans le champ de la mission.

A la suite d’un concours, pour lequel il envoya deux longs poèmes sur les Covenantaires, lui qui savait à peine écrire en prose, il fut nommé évangéliste d’une église de Glasgow, avec privilège de suivre pendant une année les cours d’une école de théologie où il devait se préparer au Saint Ministère. Le voilà donc sur la route de Glasgow. « Littéralement sur la route, dit-il, vu que de Torthorwald, notre village, jusqu’à Kilmarnock, — soixante-cinq kilomètres, — je devais aller à pied, puis prendre le chemin de fer. Car il n’y avait encore que peu de chemins de fer ; et quant à la diligence, elle était bien au-dessus de mes moyens. Ma Bible et quelques effets, le tout noué dans un mouchoir de poche : c’était tout mon bagage. Lancé ainsi sur l’océan de la vie, je pensais à Celui qui a dit : « Je connais ta pauvreté, mais tu es riche. »

Mon cher père m’accompagna pendant les dix premiers kilomètres. Ses conseils, ses larmes, sa conversation céleste, pendant cette première étape, tout cela est encore aussi frais dans ma mémoire que si cela s’était passé hier ; et toutes les fois que j’y repense les larmes coulent sur mes joues aussi abondamment qu’alors. Pendant le dernier kilomètre nous marchâmes l’un à côté de l’autre dans un silence à peu près complet, mon père portant, comme il le faisait souvent, son chapeau à la main, sa longue chevelure dorée (plus tard blanche comme neige) flottant sur ses épaules. Ses lèvres ne cessaient de se mouvoir en prière silencieuse pour moi, et ses larmes redoublaient quand nos regards venaient à se rencontrer. Nous arrêtant enfin au lieu fixé pour la séparation, il tint ma main fermement pendant une minute, en silence, puis solennellement et avec affection :

« Dieu te bénisse, mon fils ! dit-il. Que le Dieu de ton père te fasse prospérer et te garde de tout mal ! »

Incapable d’en dire plus, il continua à mouvoir ses lèvres dans la prière silencieuse. Nous nous embrassâmes dans les larmes et nous séparâmes.

Je courus aussi vite que je pouvais et, à un contour de la route, comme mon père allait me perdre de vue, je me retournai et je le vis, la tête découverte, me regardant à la place où je l’avais quitté. Agitant mon chapeau en signe d’adieu, je fis le contour et fus aussitôt hors de vue. Mais mon cœur était trop plein et trop triste pour que je pusse aller plus loin ; je me jetai sur le bord de la route et pleurai pendant un moment. Me levant alors avec précaution, je grimpai tout doucement sur la digue qui bordait la route pour voir si mon père était toujours à la même place ; mais aussitôt je l’aperçus qui grimpait aussi sur la digue pour me voir. Il ne me vit pas, mais il me chercha du regard, puis redescendit et commença à se diriger du côté de la maison. Sa tête était toujours découverte : il priait sans cesse pour moi, j’en suis sûr. Je le suivis des yeux à travers les larmes qui m’aveuglaient, jusqu’à ce qu’il disparut à l’horizon. Pressant alors le pas, je fis vœu de toute mon âme, et bien des fois, de vivre, avec le secours d’En Haut, de manière à ne jamais attrister un père et une mère comme ceux que Dieu m’avait donnés. L’expression de mon père, ses avis, ses prières, ses larmes, — la route, la digue, cette grimpée sur son sommet, ce départ, cette tête découverte, tout cela a toujours été tellement vivant devant mes yeux, à travers toute ma vie, que j’en ai été, par la bonté de Dieu, gardé dans mainte tentation, particulièrement pendant mes jeunes années. Et non seulement gardé, je le dis avec une profonde gratitude, mais encouragé dans toutes mes études et à travers toute ma carrière chrétienne. »

Paton mit trois jours pour atteindre Glasgow. Quand il arriva dans la grande ville, il n’avait dépensé que quinze centimes. Il se procura un logis et se mit bientôt au travail avec une ardeur extraordinaire. Mais avant la fin de l’année, il avait tant travaillé et subi de telles privations qu’il crachait le sang. Le médecin ordonna le repos absolu et Paton revint passer quelque temps chez ses parents. Un peu reposé, il louait une maison et commençait une école, où il recouvra peu à peu la santé.

« Ayant gagné 1500 € par mon enseignement, dit-il, je retournai à Glasgow et entrai dans un collège ; mais avant que les cours fussent finis, ayant prêté de l’argent à un pauvre étudiant qui ne m’avait rien rendu, je me trouvai sans le sou. Je cherchai des leçons à donner, mais je ne pus en trouver. J’écrivis alors à mes parents que je quittais Glasgow en quête d’ouvrage ; qu’ils n’entendraient plus parler de moi jusqu’à ce que j’eusse trouvé une position convenable ; et que si je ne réussissais pas, je reprendrais chez eux mon métier, quelque crainte que j’eusse de tout ce qui pouvait retarder mes études. « Quoi qu’il arrive, ajoutais-je, soyez assurés que je ne ferai jamais rien qui porte atteinte à l’honneur de ma famille et de ma profession de chrétien. » Après avoir relu cette lettre avec beaucoup de larmes : « Je ne puis l’envoyer, me dis-je, elle ferait trop de peine à mes chers parents. » Je pris donc mes précieux livres et me mis à la recherche d’un bouquiniste qui voulût bien les acheter et me fournir ainsi les moyens de prolonger de quelques semaines mon séjour au collège. Mais comme j’hésitais, me demandant si jamais quelqu’un se soucierait de ces livres, ma conscience me reprit comme si je faisais une mauvaise action. Il me semblait qu’on me surveillait comme on surveille un voleur, et je passais d’une rue à l’autre sans savoir où j’allais. Mais Dieu guidait mes pas.

J’aperçus alors à une fenêtre ces mots. « On demande un instituteur pour l’école de l’Église libre de Maryhill. » Je sautai dans un omnibus ; je vis le ministre de l’église en question et m’engageai à prendre l’école. Je retournai à Glasgow, déchirai la lettre que j’avais écrite à mes parents et en refis une autre pleine de courage et d’espérance. Dès le matin suivant j’entreprenais l’école, rude tâche si jamais il en fût. Le ministre me dit que plusieurs instituteurs successivement avaient été maltraités par les mauvais sujets qui envahissaient les classes du soir et qu’on avait dû finalement fermer l’école. Et posant une lourde canne sur le pupitre : « Usez librement de cet engin, me dit-il, autrement vous n’aurez jamais d’ordre dans la salle. » Je mis la canne dans le pupitre, me disant bien que je ne l’emploierais qu’à la dernière extrémité.

La première semaine je n’eus que dix-huit élèves le jour, et vingt le soir. La semaine suivante arrivèrent un jeune homme et une jeune femme qui dès le premier moment montrèrent leurs mauvaises intentions ; ils parlaient à haute voix, jouaient, riaient, rendaient tout travail impossible. Plus je les rappelais à l’ordre, plus ils faisaient de tapage. Finalement je sommai le jeune homme, un grand et fort gaillard, de se tenir tranquille ou de quitter immédiatement la salle, lui signifiant que je voulais un ordre parfait. Mais il se moqua de moi et prit une attitude menaçante. Je fermai la porte, mis la clef dans ma poche et vins prendre la canne dans le pupitre. Je menaçai quiconque aurait la pensée d’intervenir. Nous eûmes alors un rude combat. Le vaurien me jetait grossièrement ses poings à la figure, je parais ses attaques et lui appliquais coup sur coup avec ma terrible canne. Il se coucha enfin, épuisé, sur son banc et je lui ordonnai de retourner à ses livres, ce qu’il fit en silence.

Me rendant alors à mon pupitre, je demandai à mes élèves d’informer tous ceux qui voudraient venir à l’école, que s’ils y venaient pour recevoir instruction, je ferais de tout cœur tout ce qui serait en mon pouvoir ; mais que quiconque serait disposé à faire du désordre, devait s’abstenir de paraître ; que j’étais résolu à rester le maître et que j’obtiendrais ordre et silence, quoi qu’il pût en coûter. J’ajoutai que la canne ne reparaîtrait plus, si je pouvais avoir gain de cause par la bonté, vu que tout mon désir était de gouverner par l’amour et non par la terreur ; que le jeune homme battu savait qu’il avait eu tort, et que c’était là ce qui l’avait rendu faible, lui qui était bien plus fort que moi. Je serai cependant son ami et son aide, leur dis-je, s’il veut être aimable ; et nous ferons comme si la scène de ce soir n’avait pas eu lieu. A ces mots, un profond silence s’établit dans l’école, chacun se mit à l’étude et l’ordre ne fut plus troublé. »

A l’école du jour, les mêmes scènes tentèrent de se produire, mais la fermeté et l’amour du maître y mirent promptement fin. L’école acquit une grande prospérité. Les élèves devinrent si nombreux que les écolages se montèrent à une somme bien supérieure à celle qu’avait prévue le Comité.

Aussi celui-ci se laissa-t-il entraîner à des procédés peu honorables ; et Paton se retira, bien que les parents des enfants eussent protesté, offrant d’ouvrir une nouvelle école afin de garder le maître qui avait toute leur estime. Un cadeau cependant, produit d’une souscription parmi les élèves, fut offert à Paton avant son départ. Ce témoignage de l’affection de tous était présenté par les élèves qui avaient été d’abord les plus indisciplinés et qui maintenant étaient les meilleurs amis du maître regretté.

« Je remis mon sort au Dieu de mon père, dit Paton, bien assuré que je n’avais d’autre désir que de suivre mon Sauveur ; j’étais cependant vivement affecté de l’obscurité profonde qui enveloppait mon sentier. »

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