Missionnaire aux Nouvelles-Hébrides

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Quelques portraits d’Aniwains

(1874-1883)

En pays païen tout vrai converti devient aussitôt un missionnaire. La vie changée brillant au milieu des ténèbres devient un évangile écrit en grandes lettres que chacun peut lire. Une fois touchés par l’amour de Dieu, les natifs n’étant point distraits par les plaisirs de la société, par la politique, la littérature ou les affaires, se donnent tout entiers à la religion, comme par une nécessité morale. Le païen qui, de ses noires ténèbres, arrive à connaître l’amour de Jésus-Christ, entre dans une joie inexprimable et brûle du désir de faire connaître cet amour. Les autres voient le changement de ses dispositions et de son caractère, dans toute sa vie, dans toutes ses actions, et pour eux il devient une vive lumière. C’est ainsi que des populations entières sont amenées dans les parvis extérieurs du Temple ; que des îles encore païennes et cannibales désirent ardemment posséder un missionnaire ; et que ce missionnaire qui, il y a peu d’années, aurait été immédiatement massacré, peut maintenant vivre au milieu de ces populations sans avoir rien à craindre ni pour sa vie, ni pour sa propriété. Ces populations ne sont pourtant ni christianisées, ni civilisées ; mais la lumière a brillé autour d’elles et bien que ce ne soit encore que de loin, elles n’ont pu que se réjouir à sa vue.

Du reste, alors même que le chemin est rude, nos chrétiens natifs montrent un zèle admirable. En voici un exemple. Un de nos chefs, rempli de l’amour de Jésus-Christ qui cherche et sauve les âmes, envoya un message à un chef de l’intérieur lui annonçant qu’il viendrait le voir le dimanche suivant, avec quatre de ses amis, pour raconter à lui et à son peuple l’amour de Dieu, Jéhovah. Le chef païen répondit en défendant absolument cette visite et en menaçant de mort tout chrétien qui approcherait de son village. Notre chef répliqua par un message affectueux disant que Jéhovah avait appris aux chrétiens à rendre le bien pour le mal, et qu’ils viendraient sans armes lui dire l’histoire du Fils de Dieu qui est venu dans le monde mourir afin de sauver ses ennemis. Le païen répondit immédiatement et pour la seconde fois : « Si vous venez, vous serez tués. »

Le dimanche matin, le chef chrétien et ses quatre compagnons furent rencontrés peu avant le village par le chef païen qui les menaça de mort s’ils continuaient leur chemin. « Nous venons à vous sans armes ! dit le chrétien, nous voulons seulement vous raconter l’histoire de Jésus, et nous croyons qu’il nous protégera aujourd’hui. »

Et comme les chrétiens s’avançaient d’un pas ferme vers le village, les lances commencèrent à pleuvoir autour d’eux. Etant tous, excepté una, des guerriers accomplis, ils esquivaient les unes et recevaient les autres dans leurs mains ou les heurtaient et les rejetaient de côté avec une incroyable adresse. Les païens, frappés de stupeur à la vue de ces hommes qui non seulement s’avançaient sans armes, mais qui ne reculaient pas devant les lances qu’on leur jetait, s’arrêtèrent enfin, mais non sans avoir lancé ce que le vieux chef appelait « une pluie de lances. »

a – Le missionnaire évidemment. (T. E.)

En arrivant au milieu des adversaires, sur la place du village, notre vieux chef s’écria : « C’est ainsi que Jéhovah nous protège. Il nous a donné toutes vos lances ! Naguère nous vous les aurions renvoyées et nous vous aurions tués. Mais maintenant nous ne venons pas pour combattre. Dieu a changé nos cœurs. Il demande que vous abandonniez toutes ces armes de guerre et que vous écoutiez ce que nous pouvons vous dire de son amour. »

Les païens étaient complètement subjugués. Ils regardaient évidemment les chrétiens comme protégés par le Dieu invisible. Ils entendirent pour la première fois l’histoire du Sauveur mort sur la croix et l’écoutèrent attentivement. Nous vécûmes assez pour voir ce chef et toute sa tribu aux pieds de Jésus-Christ. Et parmi les îles de la Mer du Sud qui ont été gagnées au Sauveur, il n’y en a peut-être pas une où les missionnaires ne puissent raconter. de semblables actes d’héroïsme, accomplis par les nouveaux convertis à l’honneur de nos pauvres natifs et à la gloire de leur Rédempteur.

Mais la foi, jeune encore, des natifs fut soumise parfois à de plus grandes et plus rudes épreuves. Un jour la guerre à Tanna jeta sur nos côtes une centaine de guerriers qui venaient chercher un refuge au milieu de nous. Peu d’années auparavant ils n’eussent jamais confié leur vie aux Aniwains cannibales. Mais ils savaient que l’Esprit de Jésus-Christ avait été répandu sur Aniwa ; et ils furent bien reçus.

On leur dit qu’Aniwa était maintenant sous la loi de Christ, et que s’ils violaient publiquement cette loi, ou s’ils troublaient le culte de Jéhovah, ils seraient immédiatement renvoyés à Tanna. Et en ceci, leur chef, mon vieil ami Nowar, soutenait de tout son pouvoir les chefs d’Aniwa. Les Tannésiens furent donc secourus, logés, nourris, soignés. Leur conduite fut bonne ; beaucoup d’entre eux même se vêtirent et fréquentèrent l’Église. Dans la suite, ils furent réintégrés à Tanna par notre Dayspring. Mais ils avaient été, pour les pauvres ressources des Aniwains, une lourde charge qui fut supportée avec noblesse, dans un esprit tout à fait chrétien, ce qui les impressionna beaucoup et leur rendit l’Évangile recommandable.

Le vieux chef Namakei fut un de nos collaborateurs les plus remarquables. Il était très soigneux de communiquer à son peuple toute la lumière qu’il recevait, aussi fit-il des progrès constants. Païen, il était cannibale et guerrier fameux ; mais dès le premier jour il prit l’intérêt le plus cordial à nous et à notre œuvre. Intérêt un peu égoïste au commencement, sans doute ; mais bientôt purifié, alors que les yeux et le cœur du chef furent ouverts à l’Évangile.

A la naissance d’un de nos fils, Namakei fut en extase. Il voulut que l’enfant fût son héritier, son propre fils étant mort ; et il nous amena presque tous les Aniwains pour leur montrer le chef blanc d’Aniwa. Il fallut nommer le bébé Namakei le Jeune, honneur que nous ne sûmes pas apprécier très hautement, je le crains. Quand l’enfant sut marcher, le vieux chef le prenait par la main et se promenait avec lui au milieu de son peuple, lui apprenant la langue du pays et intéressant chacun à lui, à nous et à notre œuvre.

La mort de Namakei fut bien touchante. Il avait entendu parler des missionnaires se réunissant chaque année dans l’une ou l’autre des îles pour s’entretenir au sujet de l’œuvre de Jéhovah. Quelle idée il s’était faite de ces synodes, ce serait difficile à dire ; ce qui est certain, c’est que malgré son grand âge et son affaiblissement, il avait conçu un ardent désir d’assister aux réunions de notre Synode à Aneityum ; il voulait voir et entendre, réunis ensemble, tous les missionnaires de Jésus venus de toutes les îles. Effrayé à la pensée qu’il pouvait mourir loin de chez lui et qu’il pouvait en résulter un grand dommage pour l’œuvre de Dieu à Aniwa, je m’opposai de toutes mes forces à ce qu’il vînt avec nous. Mais ses parents et son peuple étant d’accord avec lui, je dus finalement céder. Il rassembla ses petits livres et sa maigre garde-robe ; il les mit dans un petit panier indigène et ce fut tout son bagage. Puis il réunit son peuple et leur dit un adieu plein d’affection ; il les exhorta à être « forts pour Jésus, » bons et loyaux envers Missi, qu’ils dussent revoir leur chef ou non. Ses gens se lamentaient à haute voix et beaucoup pleuraient amèrement. A bord du Dayspring, on fut étonné de voir combien son peuple l’aimait.

Il supporta bien le voyage et assista à nos réunions du Synode. Il allait et venait très content du respect qu’on lui témoignait à Aneityum. Quand il entendit parler de la prospérité de l’œuvre du Seigneur, et comment île après île apprenait à chanter les louanges de Jésus, il fut tout rempli de joie et me dit : « Missi, je relève la tête et je la porte haut comme un arbre ; je grandis de joie ! »

Le quatrième ou cinquième jour cependant, il m’envoya chercher et me dit : « Missi, je vais mourir ! je vous ai fait appeler pour vous dire adieu. Dites à ma fille, à mon frère et à mon peuple de continuer à faire ce qui plaît à Jésus et qu’ainsi nous nous retrouverons dans le Monde où tout est beau. »

J’essayai de l’encourager, lui disant que Dieu pouvait le relever et le rendre à son peuple. Mais il murmura en défaillant : « O Missi, la mort m’a déjà touché ! je sens que mes pieds s’en vont. Aidez-moi à me coucher à l’ombre de ce bananier. »

En disant cela, il saisit mon bras et je le plaçai tout chancelant à l’ombre du bananier. Il murmura de nouveau : « Je m’en vais. Oh ! Missi ! priez ! que mon âme puisse être forte pour s’en aller. »

J’essayai de prier, au milieu des sanglots qui m’étouffaient. Il prit alors ma main, la pressa sur son cœur et dit d’une voix claire et forte : « O mon Missi, mon cher Missi ! je pars avant vous, mais je vous retrouverai dans la Maison de Jésus. Adieu ! »

Ce fut son dernier effort. Il retomba sans connaissance et s’endormit en Jésus. Mon cœur était brisé. Il était mon premier Aniwain converti. Il avait été pour nous un collaborateur et un ami fidèle et dévoué. Cher Namakei ! Tandis qu’il était là couché sur l’herbe, il me semblait entendre les harpes et les chants célestes célébrant ce nouveau trophée de l’amour rédempteur.

Le lendemain matin tous les membres du Synode accompagnaient ses restes mortels jusqu’à la tombe. Les missionnaires venus des pays lointains et les natifs d’Aneityum pleuraient ensemble celui qui avait été un cannibale souillé de sang, mais qui était devenu un frère, un saint, un apôtre parmi son peuple.

En retournant à Aniwa sans le chef, nous étions vraiment dans la détresse ; les conséquences nous paraissaient désastreuses. Pour témoigner de notre parfaite sympathie, nous préparâmes un présent spécial et considérable pour Litsi, la fille du chef, un autre pour son frère et d’autres pour ses amis les plus intimes.

Quand notre bateau approcha de l’île, presque toute la population s’était assemblée sur le rivage ; Litsi et le frère du vieux chef s’étaient avancés au loin sur les récifs pour nous saluer les premiers. L’œil perçant de Litsi n’apercevant pas le vieux Namakei, la jeune fille me cria d’aussi loin que la voix pouvait porter : « Missi, où est mon père ? »

Je fis comme si je n’entendais pas. Le bateau s’avança doucement ; puis elle cria de nouveau : « Missi, où est mon père ? est-il mort ? »

« Oui ! lui dis-je, il est mort à Aneityum. Il est maintenant avec Jésus dans la gloire. »

Aussitôt un cri lamentable s’échappa de la poitrine de Litsi et fut continué par toute la foule, se modulant comme un chant funèbre. Quand nous fûmes à terre, Litsi et Kalangi, tout en pleurs, nous serrèrent vivement la main, nous souhaitant la bienvenue et nous assurant que nous n’avions rien à craindre.

Au milieu des sanglots et des gémissements, Litsi nous dit ensuite : « Nous savions qu’il était mourant, mais nous n’osions pas vous le dire. Quand vous consentîtes à le prendre avec vous, il alla dire adieu à tous ses amis et leur dit qu’il s’endormirait à Aneityum jusqu’au grand jour où il se lèverait avec la glorieuse compagnie des chrétiens de cette île, pour aller à la rencontre de Jésus. Il nous recommanda instamment de vous obéir et d’être fidèles au Sauveur. Certainement, Missi, nous nous rappellerons la recommandation de mon père, nous suivrons ses traces et nous vous aiderons dans l’œuvre du Seigneur ! »

Le chef Naswai nous accompagna jusqu’à la Maison de la Mission ; et tout le peuple nous suivit, se lamentant hautement au sujet de la mort de Namakei. Le dimanche suivant je racontai sa conversion, sa vie au service de Jésus et sa mort à Aneityum. Contrairement à nos craintes, Dieu fit tourner cette mort à l’avancement de son règne.

Naswai, l’ami et le compagnon de Namakei, était un chef de l’intérieur. C’est lui qui avait le plus grand nombre d’hommes à Aniwa. Il avait un maintien imposant, et sa femme Katua était une vraie dame en comparaison des autres femmes. Elle fut la première femme de l’île qui adopta le costume européen et elle montra un goût parfait dans sa manière de se vêtir. Son influence sur toutes ses compatriotes fut excellente ; elle fut pour elles une sorte d’Évangile. Pour son mari, elle fut une vraie compagne ; elle l’accompagnait à peu près partout.

Même après sa conversion, Naswai avait quelque chose de dédaigneux ; il était particulièrement sévère pour tout mensonge et toute tromperie. Je lui faisais faire parfois, pour un prix fixé d’avance, certains travaux comme des clôtures, des toitures, etc. Il venait alors avec trente ou quarante hommes, examinait l’ouvrage quand il était fini et en partageait généreusement le prix entre les travailleurs, ne gardant le plus souvent rien pour lui-même, ni nourriture, ni salaire d’aucune sorte. Un jour les gens d’un village éloigné travaillaient pour moi et Naswai les dirigeait et les aidait. Quand je les payai, un des travailleurs me dit : « Missi, vous n’avez pas payé Naswai ; il a travaillé autant que qui que ce soit de nous. »

Naswai se tourna vers lui avec la dignité d’un prince et lui dit : « Je n’ai pas travaillé pour la paie ! Voulez-vous que Missi paie plus qu’il n’a promis ? Ce que vous dites n’est pas bien ! » Puis faisant un geste indigné, il s’en alla fièrement.

Naswai était plus jeune et plus intelligent que Namakei, et sauf dans la traduction des Ecritures, il nous aida davantage. Pendant bien des années son plaisir particulier était de porter chaque dimanche matin ma grosse Bible de la Maison de la Mission à l’Église et de veiller à ce que tout fût en ordre avant que le service commençât. C’est lui qui tenait l’école dans son propre village ; et il était ancien de l’Église. Ses allocutions étaient toujours merveilleusement illustrées et ses prières ferventes et édifiantes. Cependant sa tribu fut de toutes la plus difficile à gouverner et la dernière à embrasser l’Évangile.

Un jour le Dayspring amena à Aniwa une nombreuse délégation de gens de Fotuna, afin qu’ils pussent juger par eux-mêmes des changements que l’Évangile avait opérés. Et le dimanche, après le culte présidé par les missionnaires, plusieurs des principaux Aniwains adressèrent la parole aux Fotuniens. « Hommes de Fotuna, leur dit Naswai, vous venez voir ce que l’Évangile a fait d’Aniwa. C’est Jéhovah, le Dieu vivant, qui a fait tout le changement. Quand nous étions païens, nous nous querellions, nous nous tuions, nous nous haïssions les uns les autres. Il n’y avait ni paix ni joie dons nos cœurs, et pas davantage dans nos maisons, nos villages et le pays entier. Mais maintenant nous vivons comme des frères et nous avons le bonheur partout. »

« Quand vous rentrerez à Fotuna, on vous demandera : Qu’est-ce que le christianisme ? Et vous répondrez : C’est quelque chose qui a changé le peuple d’Aniwa. Mais ils vous diront : Qu’est-ce donc ? Et vous répondrez : C’est ce qui leur a donné des vêtements, des couvertures, des couteaux, des haches, des hameçons et beaucoup d’autres choses utiles ; c’est ce qui les a conduits à abandonner la guerre et à vivre tous ensemble comme des amis. Mais ils vous demanderont encore : Comment donc est-il fait ? Et vous devrez répondre, hélas ! que vous ne pouvez pas le dire, que vous ne l’avez pas vu lui-même, que vous n’avez vu que ses œuvres. Personne, en effet, ne peut dire ce que c’est que le christianisme, excepté l’homme qui aime Jésus, le Maître invisible, qui marche avec lui et vit pour lui plaire. »

« Vous, gens de Fotuna, vous pensez que si vous ne priez pas, ne dansez pas et ne chantez pas en l’honneur de vos dieux, vous n’aurez point de récoltes. Nous pensions de même autrefois ; avant de semer et de planter, nous faisions pendant des semaines des sacrifices et beaucoup d’abominations en l’honneur de nos dieux. Mais nous vîmes notre Missi ne prier que le Dieu invisible, l’Eternel, et ses ignames devenaient beaucoup plus beaux que les nôtres. Vous êtes faibles chaque année avant de commencer les rudes travaux des champs, c’est le résultat de la mauvaise conduite que vous menez pour plaire à vos dieux. Mais nous sommes forts pour nos travaux, parce que nous prions Jéhovah. Il nous donne un doux repos, au lieu des danses sauvages, et nous rend heureux dans notre travail. Depuis que nous suivons l’exemple de Missi, Jéhovah nous a donné d’abondantes et belles récoltes, et maintenant nous connaissons que c’est Lui qui nous accorde tous les biens dont nous jouissons. »

Et se tournant vers moi, il s’écria : « Missi, avez-vous le grand igname que nous vous avons présenté ? Ne pensez-vous pas qu’il serait bon de l’envoyer à Fotuna par ces hommes, que tout le monde dans cette île puisse voir les ignames que Jéhovah fait croître en réponse à nos prières ? Jéhovah est le seul Dieu qui puisse faire des ignames pareils. »

Puis, après une pause, il continua : « Quand vous rentrerez à Fotuna et qu’ils vous diront : Qu’est-ce que le christianisme ? Vous serez comme ce chef de l’intérieur, à Erromanga, qui venant pour la première fois sur le rivage y vit des gens qui faisaient grand festin. Remarquant beaucoup de plats différents, qu’est-ce que cela, dit-il en en montrant un. Noix de coco et ignames, lui fut-il répondu. Et cela ? — Noix de coco et bananes. — Et cela ? — Noix de coco et taro. — Et cela ? — Noix de coco et châtaignes, etc., etc. Extrêmement étonné de voir combien de plats on pouvait préparer avec la noix de coco, il emporta une quantité de ces précieuses noix afin de montrer à son peuple l’excellent fruit dont jouissaient les gens de la côte. Rentré chez lui, il fit donc rôtir les noix de coco, rassembla ses gens et leur distribua ses amandes toutes carbonisées. Ses gens les goûtèrent, mais les recrachant aussitôt, ils s’écrièrent que c’était détestable, que leurs fruits valaient mieux que ceux de la côte, etc. Le chef tout confus ne recueillit que des railleries pour toute sa peine. La faute en était-elle aux noix de coco ? Non ! notre chef les avait gâtées en les apprêtant. Il en sera de même de vos essais pour expliquer le christianisme : vous ne ferez que le gâter. Dites aux gens de Fotuna qu’un homme doit avoir le christianisme dans son cœur pour faire comprendre aux autres ce qu’il est »

Rentrés chez eux, les Fotuniens montrèrent l’igname de Jéhovah et dirent ce que le christianisme avait fait pour Aniwa, mais non sans y ajouter l’histoire du chef d’Erromanga et de ses noix de coco, avec la morale qu’il fallait en tirer.

Naswai mourut en 1875, quand nous étions en congé, dans les Colonies ; sa femme Katua était morte peu auparavant. Ses derniers conseils à ses gens firent une grande impression ; il les pressa tous d’aimer et de servir le Seigneur Jésus et leur assura que depuis le moment où il avait donné son cœur à Dieu, il avait été une « nouvelle créature, » et qu’il était maintenant parfaitement heureux de quitter ce monde pour aller vers son Sauveur.

Après Namakei et Naswai, les deux chefs les plus importants étaient Nerwa et Ruwawa. Nerwa était un habile disputeur, logicien à outrance. Dès que je pus parler un peu la langue d’Aniwa, je prêchai à son village ; mais quand il découvrit que mon enseignement était contraire aux coutumes païennes, il me défendit sévèrement de revenir. Un jour il m’interrompit violemment au milieu d’un discours :

« Ce sont tout des mensonges, ce que vous nous enseignez, s’écria-t-il, et vous appelez cela un culte ! Vous dites que Jéhovah demeure au ciel. Qui donc est jamais monté là haut pour l’entendre ou pour le voir ? Vous parlez de lui comme si vous aviez visité son ciel, et vous ne pouvez pas même monter à la cime d’un de nos cocotiers, ce que nous faisons sans peine. Pour aller seulement sur le toit de votre maison, vous avez besoin d’une échelle, etc… Vous n’avez jamais vu Dieu, vous ne l’avez jamais entendu. Ne venez pas ici avec vos mensonges de blancs, ou je vous fais passer ma lance au travers du corps. »

Il nous chassa de son village et, furieux, nous menaça de mort si nous y retournions. Mais quelques jours après, le Seigneur nous envoya une petite orpheline de ce même village de Nerwa. Enfant très intelligente qui sut bientôt lire et écrire, et qui raconta tout ce que nous lui apprenions. Ses visites dans son village, le changement produit en sa personne, ses récits captivants éveillèrent un grand intérêt en faveur de nous et de notre œuvre. Un petit orphelin nous fut envoyé ensuite, toujours de ce même village, et lui aussi alla raconter combien Missi l’homme et Missi la femme étaient bons pour lui. Le chef et son peuple prirent alors le plus vif intérêt à tout ce qui nous concernait. Un jour la femme du chef, douce et gentille personne, vint au culte et nous dit : « L’opposition de Nerwa s’en va rapidement ; c’est l’histoire des orphelins qui en est cause. Il m’a permis de venir à l’Église et de me procurer le livre des chrétiens. »

Nous lui donnâmes un livre et un morceau d’étoffe pour se vêtir. Elle retourna chez elle et raconta tout ce qu’elle avait vu et entendu. Les femmes de son village se mirent alors à la suivre et quelques hommes les accompagnèrent. La seule chose qui les intéressât réellement était le chant des enfants, pour lesquels j’avais traduit en aniwain de petits cantiques que ma femme leur avait appris à chanter avec beaucoup d’harmonie et d’entrain. Nerwa fut enfin si intéressé qu’il vint lui-même et s’assit assez près pour entendre le chant, qui lui fit grand plaisir. Peu après, il se rapprocha de moi de manière à pouvoir entendre la prédication. A partir de ce moment il fréquenta ouvertement et régulièrement l’Église. Sa raison pénétrante était constamment en travail ; tout ce qu’il entendait devait être pesé, vérifié, et bientôt il devança presque tous ses compagnons dans la compréhension de l’Évangile. Il s’habilla, suivit notre école et fit profession d’être un disciple du Seigneur Jésus. Il fut dès lors, pour le missionnaire, un aide énergique, très décidé, et s’employa de tout son cœur, par tous les moyens dont il disposait, à la conversion d’un chef voisin et de sa tribu.

A la mort de Naswai, Nerwa prit sa place pour porter la grosse Bible de notre Maison à l’Église et pour veiller à ce que chacun fût assis au culte avant que la cloche cessât de sonner. Je l’ai vu serrer la Bible sur son cœur comme si elle était un être vivant et comme s’il voulait dire : « Oh ! que ne puis-je avoir un pareil trésor en ma propre langue ! »

Quand les évangiles de Matthieu et de Marc furent enfin imprimés en aniwain, il les étudia incessamment et put très vite les lire couramment. Il devint l’instituteur de l’école de son propre village et trouva ses délices à enseigner les autres. Il fut assisté par Ruwawa qu’il avait lui-même attiré à l’Évangile. Et, à la première élection, ces deux amis furent nommés anciens de l’Église ; ils soutinrent dès lors puissamment nos mains pour toute bonne œuvre à Aniwa.

Après quelques années de joyeux et utile service, l’heure du départ sonna pour Nerwa. Il était si aimé que, durant sa longue maladie, la plupart des habitants d’Aniwa le visitèrent. Il lisait une portion des évangiles et priait avec chaque visiteur ; et comme il chantait magnifiquement, il ne laissait guère partir une visite sans avoir chanté quelqu’un de ses cantiques favoris : « Heureux séjour, » « Plus près de Dieu, » ou tel autre.

A la dernière visite que je lui fis, je le trouvai extrêmement faible ; mais il me tira près de lui et murmura : « Missi, mon Missi, je suis joyeux de vous voir. Vous avez rencontré cette bande de jeunes gens qui sortent d’ici ? Ils sont venus pour sympathiser avec moi, mais ils ont parlé de tout et ne m’ont rien dit de Jésus. Ah ! s’ils m’avaient parlé de Jésus, ils ne m’auraient pas tant fatigué. Lisez-moi l’histoire de Jésus et priez Jésus pour moi ! … Non ! arrêtez ! … appelons ces garçons et laissez-moi leur parler avant que je m’en aille. »

J’appelai tous les jeunes gens et les fis venir autour de Nerwa qui rassembla ses forces défaillantes et leur dit : « Après que je serai parti, qu’il n’y ait plus parmi vous de mauvaise parole, ni de conduite païenne ! Chantez des cantiques à Jéhovah, priez Jésus et faites-moi un ensevelissement chrétien. Prenez soin de Missi et aidez-le autant que vous pourrez. Je meurs heureux ; je vais demeurer avec Jésus, et c’est Missi qui m’en a montré la voie. Qui parmi vous veut prendre ma place à l’école du village et à l’Église ? Qui parmi vous tous veut se déclarer pour Jésus ? »

Plusieurs versaient des larmes ; mais il n’y eut pas de réponse. Le chef mourant continua : « Maintenant que ma dernière œuvre sur la terre soit celle-ci : Lisons un chapitre de la Bible, puis je prierai pour vous tous, ensuite Missi priera pour moi, et enfin vous chanterez un cantique et Dieu me laissera partir pendant que le chant retentira dans mon cœur. »

Quand nous eûmes prié, nous rassemblâmes les chrétiens du voisinage et tous chantèrent doucement en aniwain : « Là haut est un heureux pays. » Or, comme ils chantaient, le vieux chef saisit ma main et essaya de parler, mais en vain ; sa tête tomba de côté… « le vase d’or était brisé. »

Peu après son enterrement, le meilleur et le plus capable des hommes du village vint s’offrir pour la place d’instituteur laissée vacante par la mort du chef. Et en ce poste il fut fort bien assisté par sa femme, notre ancienne petite domestique, l’orpheline dont nous avons parlé, celle qui la première porta à sa tribu l’évangile d’une vie transformée par la grâce de Dieu, et disposa les cœurs à entendre la parole divine.

Le chef Ruwawa, le grand ami de Nerwa, avait veillé comme un frère auprès de son lit presque jusqu’à la fin, quand il fut frappé de la même maladie que son ami. On le regardait comme mourant ; mais il se remettait calmement entre les mains du Sauveur. Un dimanche après-midi, souffrant cruellement du manque d’air, il demanda à ses gens de le transporter dans une de ses plantations située sur une petite colline. Il devait avoir là de l’air frais ; le terrain était en friche, tout son peuple pourrait s’asseoir autour de lui. On y improvisa un abri : deux poteaux plantés inclinés dans le sol, puis des baguettes attachées de l’un à l’autre, le tout recouvert de feuilles de bananier. On mit un coussin sur le sol et l’on y appuya Ruwawa qui respirait difficilement. Après les services de l’Église, je le visitai et trouvai la moitié des gens de notre district assis autour de lui dans le silence. Ruwawa me fit signe d’approcher et je m’assis à côté de lui. Bien qu’éprouvant de grandes souffrances, il semblait être dans l’extase.

« Missi, me dit-il, je ne pouvais pas respirer dans mon village ; c’est pourquoi je leur ai demandé de me porter ici où il y a place pour tous. Ils sont silencieux et ils pleurent parce qu’ils pensent que je suis mourant. Mais si c’est la volonté de Dieu, je voudrais vivre pour vous aider dans votre œuvre. Je suis dans les mains de notre cher Seigneur. S’il me prend, c’est bien ; s’il m’épargne, c’est bien aussi. Priez ! et parlez de tout cela à notre Sauveur. »

Je dis à toute l’assistance que nous allions exposer à notre Père céleste combien nous étions désireux de voir Ruwawa rétabli et rempli de force pour l’œuvre de Jésus ; puis que nous laisserions tout entre ses mains pour qu’il fit selon sa sagesse. Je priai donc et la place où nous étions devint un véritable Bokim (Juges.2.5). Quand je partis, Ruwawa me dit : « Adieu, Missi, si je pars le premier, je vous souhaiterai la bienvenue dans la gloire ; et si je suis épargné, je travaillerai avec vous pour Jésus : ainsi, tout est bien ! »

Un des jeunes chrétiens me suivit et me dit : « Missi, nos cœurs sont pleins de chagrin. Si Ruwawa meurt, nous n’avons point de chef pour prendre sa place à l’Église et ce sera un terrible coup pour l’œuvre de Jéhovah. »

Je répondis : « Disons à notre Père tout ce que nous sentons et tout ce que nous craignons ; et laissons toute son œuvre, ainsi que Ruwawa, entre ses mains. »

C’est ce que nous fîmes, criant à Dieu sans cesse et du plus profond de nos cœurs ; et quand chacun eut perdu toute espérance, le Seigneur commença à nous exaucer : le bien-aimé chef fut rendu à la santé. Dès qu’il le put, avec l’aide des siens, il se rendit à l’Église et tous en bénirent Dieu. Quoique très faible, il exprima le désir de parler à l’assemblée, ce qu’il fit avec une onction touchante.

« Chers amis, Dieu m’a rendu à vous, dit-il. Je me réjouis d’avoir pu venir ici louer avec vous notre Père céleste qui nous a tous créés et qui sait nous guérir et nous garder en santé. Je désire que vous travailliez tous de toutes vos forces pour Jésus et que vous ne perdiez aucune occasion de faire le bien et de lui plaire. A l’heure solennelle où j’approchais du tombeau, c’était le souvenir de ce que j’avais fait par amour pour Jésus qui me rendait joyeux. Je n’ai pas peur de la douleur, mon cher Seigneur Jésus a souffert pour moi bien plus que je ne souffrirai, et il m’enseigne à supporter la douleur. Je ne crains ni la famine, ni la guerre, ni la mort, ni le présent, ni l’avenir ; mon cher Sauveur est mort pour moi ; et quand je mourrai, j’irai vivre avec Lui dans la gloire. Je le crains et je l’aime parce qu’Il m’a aimé et s’est donné lui-même pour moi. »

Il leva alors sa main droite et cria de la façon la plus touchante : « O mon Seigneur ! mon cher Seigneur Jésus ! » et il resta un moment plein de joie, les yeux tournés vers le ciel, comme s’il voyait son Sauveur. Quand il se rassit, il y eut un long silence interrompu de temps en temps par des sanglots étouffés. Cette allocution de Ruwawa produisit une impression dont le souvenir n’est pas encore effacé.

En 1888, lorsque je visitai les îles, Ruwawa était toujours adonné de tout son cœur à l’œuvre du Seigneur. Il était assisté par Koris, évangéliste d’Aneityum, et visité chaque année par nos très chers et fidèles amis M. et Mme Watt, de Tanna ; et toute l’œuvre prospérait entre ses mains. Les réunions, la classe des catéchumènes, les écoles, les services de l’Église, tout continuait régulièrement en notre absence comme en notre présence. Chacun participait fidèlement à l’œuvre. « O mon âme, bénis l’Eternel ! »

Waiwai était un homme fort prudent et qui avait déployé pendant sa jeunesse une grande énergie. Son assistance m’était très précieuse pour la traduction des Ecritures.

Il avait été autrefois à la tête d’un peuple nombreux, mais il n’était plus maintenant qu’un chef sans tribu. Son fils, son héritier, avait été frappé d’insolation en nous aidant à la fabrication de la chaux et en était mort. Sa fille unique était mariée à un jeune chef. Et de ses sept femmes deux seulement restaient en vie.

Il devint un auditeur assidu de l’Église ; et quand notre première classe de catéchumènes fut formée, il y fut enrôlé avec ses deux femmes. Mais à la communion, il fut extrêmement désappointé quand nous lui dîmes qu’il ne pouvait être ni baptisé, ni admis à la table du Seigneur, tant qu’il n’aurait pas abandonné une de ses femmes. Nous exhortâmes les conjoints à assister régulièrement au culte et à rechercher la lumière jusqu’à ce que Dieu leur eût montré clairement leur chemin, de manière à n’agir que par conscience et autant que possible dans un commun accord.

Waiwai déclara y consentir, mais il trouvait terriblement dur de se séparer d’une de ses femmes. Elles avaient des maisons fort éloignées l’une de l’autre, vu qu’elles se querellaient affreusement comme c’est l’ordinaire en pareil cas. Mais toutes deux étaient excellentes au travail et très attentives à contenter Waiwai qui, de son côté, s’efforçait de demeurer avec chacune dans les meilleurs termes. Quand, sous l’influence du christianisme, tous les autres hommes de l’île eurent abandonné les femmes qu’ils avaient de trop, Waiwai commença à être mal à l’aise ; il était une exception remarquée de tous, et il en avait honte, ou du moins il jugeait prudent de dire qu’il avait honte. Il grondait publiquement ses femmes ; il ordonnait que l’une ou l’autre le quittât, de sorte qu’il pût se joindre à l’Église et vivre en chrétien. Mais j’appris qu’il ne désirait pas du tout être abandonné d’aucune de ses femmes et que même il tuerait celle qui le ferait. Je le repris pour son hypocrisie et l’avertis que Dieu connaissait son cœur. Enfin il annonça que puisque ni l’une ni l’autre ne voulait le quitter, il les laisserait toutes deux pour aller passer une année à Tanna et qu’il ordonnait que l’une des deux se mariât en son absence. Il alla, en effet, passer une année à Tanna, mais à son retour il retrouva chacune de ses femmes l’attendant en sa maison respective. Il les gronda très sévèrement en public. Mais sa duplicité était trop évidente. Je le repris de nouveau et très solennellement ; je lui montrai qu’il ne parvenait pas même à tromper les hommes et que Celui qui voit tout le jugerait. Il reconnut franchement son hypocrisie. Il aimait ses deux femmes, disait-il ; et puis c’était « magnifique de voir comme elles travaillaient ! »

Plus tard la plus jeune lui donna un beau garçon dont il fut enchanté ; mais peu après la plus âgée mourut. Et sur sa tombe, l’instinct de l’orateur inhérent chez l’indigène ne laissa pas de s’affirmer : « O vous, gens d’Aniwa, dit Waiwai, apprenez-le, je n’étais pas disposé à abandonner une de mes femmes pour l’amour de Jésus ; mais Dieu m’en a repris une ; il la met aujourd’hui dans le tombeau ; et c’est ainsi que je suis appelé à être baptisé et à suivre Jésus. »

Le mari et la femme fréquentèrent dès lors assidûment l’Église et la classe des catéchumènes. Ils paraissaient tous deux très sincères. Waiwai particulièrement montrait un esprit chrétien des plus aimables ; il semblait méditer beaucoup sur les pertes qu’il avait faites : perte de famille, de tribu, etc. Il avait, en effet, beaucoup souffert ; la discipline avait été sévère ; mais il n’était pas au bout de ses épreuves. Peu après la première communion qu’il prit avec sa femme, celle-ci tomba malade et mourut. Sur sa tombe, le pauvre vieux pleura amèrement. Il fit encore un discours ; mais beaucoup plus profondément senti que le premier ; la douleur semblait avoir atteint le fond de l’âme :

« Ecoutez, vous tous, hommes d’Aniwa, dit-il, et recevez instruction de ce qui arrive à Waiwai ! Maintenant je suis vieux et près du tombeau. Mes femmes m’ont retenu loin de Jésus ; mais maintenant elles m’ont été toutes enlevées ; il ne m’en reste pas une pour prendre soin de moi et de ce petit enfant. J’ai essayé de tromper Missi ; mais je ne pouvais tromper Dieu. Quand je n’eus plus qu’une femme, je dis que je voulais être baptisé et vivre en chrétien ; mais Dieu m’a pris encore cette femme. Je prétendais que je servais le Seigneur et je ne servais que moi-même. Dieu a maintenant mis mon cœur tout en pièces. Je dois apprendre à ne plus chercher mon agrément, mais celui de Dieu. Oh ! prenez leçon sur ce qui m’arrive, vous tous, hommes d’Aniwa ! Les mensonges ne peuvent tromper notre grand Dieu Jéhovah. »

Ce pauvre cœur brisé eut épreuve sur épreuve. Nous devions le baptiser et le recevoir à la table du Seigneur ; mais une terrible espèce de crampe qui se rencontre parfois dans les îles, s’empara de lui et lui replia les jambes en arrière. Il ne pouvait ni marcher, ni même s’asseoir sans de grandes souffrances.

Sa fille mariée se chargea de lui et de son petit garçon. Et tant que je fus à Aniwa, je le visitai, l’instruisant, et prenant soin de lui de toutes manières. Il priait beaucoup, demandait la bénédiction de Dieu sur tous ses repas ; mais tout ce que je pouvais lui dire ne réussissait pas à l’amener au plein soleil de l’amour de Dieu. Un nuage restait constamment sur son âme : « J’ai menti à Dieu ! C’est Lui qui me punit ! » s’écriait-il toujours.

En dépit de tous nos efforts, son mal devint chronique ; il passa par une longue agonie et mourut pendant que nous étions absents des îles.

Le lecteur pensera peut-être que nous avons traité Waiwai trop sévèrement au sujet de ses deux femmes. Et ceux qui seront les plus prompts à nous condamner, seront précisément ceux qui n’ont jamais vu les choses de près. Il ne serait pas possible de faire comprendre aux natifs qu’on admette dans l’Église un homme avec ses deux femmes et que l’on ne permette pas à un membre de l’Église de prendre deux femmes. Nous sommes obligés non pas de séparer le moins possible ce qui est chrétien de ce qui est païen, mais de faire cette séparation aussi grande que la loi de Dieu le permet.

Il y a d’autres considérations encore dont il faut tenir compte. Nous avons constaté que la coutume païenne était apparemment plus funeste aux femmes qu’aux hommes. Dans une île d’une population totale de trois cent cinquante personnes, j’ai trouvé que le nombre des hommes adultes dépassait de douze le nombre des femmes adultes. Pour chaque homme qui a deux femmes ou plus, il faut donc compter au moins un homme qui n’en peut avoir aucune. La polygamie est une cause de haines et de meurtres innombrables.

Du reste, voyons la chose au point de vue pratique, puisque ceux qui nous critiquent le plus vivement prétendent être « pratiques. » Il n’y a rien de dur, pour une ou plusieurs femmes, dans le fait d’être abandonnées par un mari qui, devenant chrétien, ne garde qu’une seule femme. Car toute femme ainsi renvoyée est aussitôt recherchée ardemment par tous ceux qui ont été jusqu’alors dans l’impossibilité de se marier, et ses chances de confort et de bonheur sont considérablement augmentées. Nous avons eu un chef qui abandonna onze femmes quand il se fit baptiser. Toutes les onze, sans une seule exception, furent établies d’une façon heureuse dans d’autres maisons. Et quant au chef, il devint un chrétien dévoué et plein de zèle.

Quand, par contre, un homme qui a plusieurs femmes reste païen, la condition de la plupart de ces femmes est pire que l’esclavage. Comme je reprenais un chef qui battait une de ses femmes en vrai sauvage, il me répondit indigné : « Nous devons les battre, sinon elle ne nous obéiraient jamais. Quand elles se disputent et deviennent impossible à gérer, il nous faut en tuer une et la manger. Alors toutes les autres femmes de la tribu deviennent tranquilles et sages pour un bon bout de temps. »

J’ai connu un chef qui possédait beaucoup de femmes, se jalousant et se querellant l’une l’autre avec violence. Un jour qu’il était parti à la guerre, sa favorite, une femme de haute stature à la musculature puissante, prit une hache et tua toutes les autres. Quand il revint, il dut faire la paix avec elle, et soit par crainte soit pour un autre motif, il lui promit de ne pas se venger et de la protéger contre ceux qui essaieraient de le faire. Il faut avoir vécu chez les Papous ou les Malais pour comprendre tout ce que la femme moderne doit au christianisme !

Le frère unique du vieux chef s’appelait Kalangi. Deux fois il avait tenté de me tuer, du temps ou la population de l’île était encore païenne. La seconde fois c’était parce qu’il m’avait entendu gronder sa fille qui laissait un enfant détruire une magnifique plante juste devant notre maison. Il ajustait déjà son mousquet sur moi, quand sa fille, qui était une de nos élèves à la maison de la Mission, se précipita au devant de lui en criant : « O mon père, ne tuez pas Missi ! Il nous aime ; il nous nourrit et nous habille. Il nous instruit sur Jéhovah et sur Jésus. »

Puis elle me supplia de rentrer dans notre maison, disant : « Il ne tirera pas, de peur de m’atteindre, moi. Je vais le calmer, laissez-moi m’en occuper, partez vous mettre à l’abri. »

Ainsi, elle sauva certainement ma vie. Maintes fois il entendit par la suite, de la bouche de sa fille tout ce que nous lui enseignions, et tout ce qu’elle avait retenu de notre prédication. Au bout d’un moment il manifesta une grande curiosité au sujet de ce qu’il entendait raconter de Jésus, posant des questions profondes, et apprenant avec application. Devenu chrétien, il s’enrôla lui-même dans ma garde personnelle, au côté de Nelwang, m’accompagnant à la bonne distance, armé d’un tomahawk et d’un mousquet, lorsque je voyageais de village en village quand l’île n’était pas encore chrétienne. Une fois, tandis que nous approchions un des villages les plus éloignés, Kalangi bondi à mon côté et m’avertit qu’un homme caché dans les buissons cherchait l’occasion de me donner un coup de fusil. Je criais à ce dernier : « Qu’est-ce que vous voulez tuer là ? le jour même du Seigneur ! »

Il répondit : « Juste un oiseau. »

Je répliquai : « Laissez-çà aujourd’hui. Vous pourrez le chasser demain. Nous allons à votre village ; venez avec nous et montrez-nous le chemin. »

Voyant que j’étais bien gardé, il rabaissa son mousquet, et marcha devant nous. Après que j’ai parlé et prié, Kalangi harangua les gens du village. Plus tard il devinrent de fervents participants du culte ; et ce même homme qui avait voulu m’assassiner se retrouva assis avec moi, et avec sa femme, à la table du Seigneur, à Aniwa. Quant à la petite fille mentionnée plus haut, elle devint la femme d’un de nos Anciens, et la mère de trois enfants chrétiens — elle et son mari étant de zélés ouvriers dans l’Église de Dieu.

Litsi, la fille unique de Namakei, passa par une expérience assez unique, dans le cours de sa vie et dans sa relation avec le pauvre cher Mungaw. Elle nous avait été confiée toute petite, et devint une brillante jeune fille chrétienne, intelligente et belle exemple. Beaucoup auraient voulu l’épouser, mais elle répondait avec hauteur : « Je suis Reine dans ma propre île, et quand je le voudrais c’est moi qui demanderai un homme en mariage, comme le fit votre Reine Victoria ! »

Son premier mari, de quelque manière qu’il ait été obtenu, était incontestablement le plus grand et le plus charmant homme d’Aniwa ; mais tête brûlée, il mourut prématurément, et Litsi revint vivre avec nous à la maison de la Mission. Son second mariage quoiqu’en tout point recommandable, aboutit néanmoins à un calamiteux désastre. Mungaw, héritier désigné d’un Chef, avait été instruit par nous, et donnait des signes certains de sa foi chrétienne. Les deux jeunes gens furent mariés à l’église, et vécurent très heureux. Capable et éloquent, Mungaw devint diacre, puis Ancien, et finalement Grand Chef sur la moitié de l’île. Dans plus d’une épreuve difficile il démontra un noble esprit chrétien. Un jour qu’il travaillait à la confection de la chaux pour la construction de notre église, deux méchants hommes, armés de mousquets, voulurent lui ôter la vie, parce qu’il avait soufflé de la trompe pour assembler les ouvriers. Entendant le bruit de la querelle, je me précipitai, et j’entendis :

« Ne me traitez pas de lâche, ne croyez pas que j’aie peur de mourir. Car si je meurs maintenant, je serai avec Jésus ; je ne suis plus un païen ; je suis un chrétien ; et je désire agir avec vous en chrétien. »

Les deux mousquets furent braqués contre lui. Mais je les saisis l’un et l’autre et les tins dirigés en l’air, de sorte que, si les coups étaient partis, les balles auraient passé par-dessus nos têtes. Et j’entrai en pourparlers pendant quelques minutes avec les deux forcenés. Pendant ce temps d’autres hommes vinrent à notre secours. Les deux vauriens furent désarmés et, après beaucoup de discussions, firent profession de repentir et promirent de se mieux conduire à l’avenir. Le jour suivant ils m’envoyèrent un présent comme gage de paix ; mais je refusai de le recevoir, demandant qu’avant tout ils fissent la paix avec le jeune chef. Ils envoyèrent alors à celui-ci un présent fort respectable, le priant de le recevoir et de leur pardonner. Mungaw leur apporta un présent plus considérable encore, le mit à leurs pieds sur la place publique, leur serra la main gracieusement et leur pardonna en présence de tout le peuple. Le principe que Mungaw professait constamment était celui-ci : « Je suis un chrétien, je dois me conduire comme un chrétien. »

Dans un de mes voyages en Australie, je pris le jeune chef avec moi, dans l’espérance qu’il intéresserait les écoles du dimanche et les églises par ses discours éloquents et sa noble personnalité. Le Dr Cameron, de Melbourne, après l’avoir entendu, traduit par moi, déclara publiquement que la personne de Mungaw et son discours dans son Église, avaient plus fait pour lui démontrer la grandeur de l’action de l’Évangile parmi les païens, que tous les discours de missionnaires qu’il avait jamais lus ou entendus.

Nous logions à St Kilda. Ma chère femme fut subitement atteinte d’une dangereuse maladie dans une visite qu’elle faisait à Taradale, et l’on me télégraphia de me rendre auprès d’elle. Une fois à Taradale, voyant que je ne pouvais la quitter, je remis Mungaw à la garde d’un employé de chemin de fer, avec charge de le faire partir pour Melbourne, gare du chemin de fer de St Kilda. Mais quelques mauvais sujets, des blancs ayant même l’apparence de gentlemen, offrirent de le conduire à Melbourne, à la gare de St Kilda, disant à l’employé du chemin de fer qu’ils étaient de mes amis et qu’ils s’intéressaient à notre Mission. Au lieu de cela, ils conduisirent Mungaw dans une maison mal famée de Melbourne. Sur son refus de boire avec eux, ils le jetèrent sur un sofa, et lui firent avaler de force de la boisson ou de la drogue jusqu’à ce qu’il fût à peu près mort. Puis ils lui prirent tout son argent (il avait 300 à 450 € provenant de petits dons de divers amis) et le jetèrent à la rue avec un penny seulement dans sa poche.

Quand il revint à lui-même, il se plaignit à un agent de police ; mais cet agent ne le comprit pas ou ne voulut pas intervenir. Entendant alors le sifflet d’une locomotive, il courut du côté d’où venait le son, et arriva à la gare de Spencer Street, où il offrit son penny pour avoir un billet, mais bien en vain. A la fin un matelot eut pitié de lui, lui donna à manger et le conduisit à la gare de St Kilda. Là le pauvre Mungaw attendit toute la journée, offrant son penny à chaque train en partance et ne recevant que refus sur refus ; jusqu’à ce qu’enfin il tomba à terre et cria dans l’anglais que lui donnait le désespoir : « Si moi savais route, moi irais. Moi savais pas route. Moi mourir ici ! Mon Missi Paton vit à Kilda. Moi ai besoin aller à Kilda. Moi, plus d’argent. Méchants compagnons tout pris. Envoyez moi Kilda ! »

Un bon Samaritain lui donna un billet et il atteignit enfin notre maison à St Kilda. Là pendant plus de trois semaines, il fut couché presque sans vie, plongé dans un profond assoupissement ; on pouvait à peine lui faire goûter quelque nourriture ; il se levait seulement de temps en temps pour boire un verre d’eau. Quand ma femme fut, comme lui, capable de sortir, nous trouvâmes notre cher Mungaw terriblement changé, dans sa conduite comme dans sa physionomie. Je le pris deux fois avec moi dans des tournées missionnaires ; mais, sur l’avis des médecins, nous fîmes les préparatifs nécessaires pour le ramener sans retard dans les îles. Je le confiai aux bons soins du capitaine Logan qui le remit au Dayspring alors à Auckland. Il était dans la jubilation ; et nous espérions beaucoup de son retour dans son pays et parmi les siens. Après une légère indisposition, il fut débarqué à Aniwa en santé, à ce qu’il semblait. Mais la maladie suivait son cours ; les symptômes furent bientôt effrayants. Il avait de longues périodes de sommeil, puis tout d’un coup il se levait furieux, détruisait les propriétés, incendiait les maisons et jetait tout le monde dans la terreur.

Notre retour le réjouit beaucoup ; mais il se plaignait amèrement de ce que les hommes blancs lui « avaient empoisonné la tête, » et de ce que, quand « ça brûlait là-dedans comme du feu, » il faisait toutes ces mauvaises choses dont il était extrêmement malheureux. Il attenta de propos délibéré à ma vie et maltraita cruellement sa chère et gentille femme ; puis quand sa frénésie fut passée, il pleura et se lamenta sur sa conduite. Plusieurs fois il vint rôder autour de notre maison, avec son mousquet chargé, sa lance et son tomahawk. Nous tenions les portes et les fenêtres fermées et barricadées ; et le pauvre homme tournait sans cesse autour de notre demeure. Puis quand le paroxysme de la maladie était passé, il faisait un long et profond sommeil, comme un enfant. Quand il revenait à lui, il pleurait et répétait : « Les hommes blancs ont empoisonné ma tête ! je ne sais pas ce que je fais. Ma tête brûle, je suis emporté. »

Un jour, à l’Église, pendant le culte, il bondit au dehors, poussant le cri de guerre, et courut jusqu’à sa propre maison qu’il mit en feu ; puis il dansa autour jusqu’à ce que tout ce qu’il possédait là fût réduit en cendres.

Nasi, le méchant chef tannésien qui vivait à Aniwa, avait une querelle avec Mungaw à propos d’un baril trouvé sur le rivage ; il l’avait menacé de le tuer ; et plusieurs l’y encourageaient, vu que Mungaw devenait chaque jour plus violent et plus destructeur.

Quand, à Aniwa, quelqu’un devenait fou ou dangereux, comme il n’y avait ni asile ni prison, on le liait fortement, puis on déchargeait un mousquet tout près de son oreille ; et si le choc ne le ramenait pas au bon sens, on le gardait lié pendant deux ou trois jours. Après quoi, s’il n’était pas guéri, on le tuait. Les vieilles coutumes favorisaient donc les vues de Nasi.

Un soir, après leur culte de famille, — car dans ses moments lucides, Mungaw répandait son cœur devant Dieu, dans l’amour et la foi, — après leur culte, disons-nous, Mungaw dit à Litsi : « Je me fonds, ma tête brûle ! sortons et allons nous rafraîchir au grand air ! »

Litsi l’avertit aussitôt de ne pas sortir, vu qu’elle entendait des voix murmurant sous la véranda. Mais Mungaw répondit d’une façon un peu rude : « Je n’ai pas peur de mourir. La vie est pour moi un fardeau et une malédiction. Les hommes blancs ont empoisonné ma tête. S’il y a espérance de mourir, laisse-moi aller ! »

Il sortit, et à l’instant il tombait mort percé d’une balle. Nous recueillîmes la mère et l’enfant dans notre maison. Et le jour suivant nous enterrions les restes mortels du pauvre Mungaw sous le sol de sa propre hutte que nous entourâmes d’une palissade. Lamentable fin pour une si noble carrière ! Que de larmes n’ai-je pas versées à la pensée de l’avoir emmené en Australie ! Et maintenant, qu’est-ce que Dieu aura à dire à ces démons qui ont empoisonné et rendu fou notre pauvre Mungaw ?

Quelque temps après, la bonne reine Litsi fut de nouveau mariée et d’une façon heureuse. Elle fut prise alors du plus ardent désir de partir missionnaire pour aller évangéliser le peuple et la tribu du méchant Nasi, le meurtrier de son second mari. Elle avait l’habitude de dire : « N’y a-t-il aucun missionnaire qui veuille aller enseigner le peuple de Nasi ? Je pleure et prie pour eux, demandant ardemment qu’ils parviennent eux aussi à connaître et à aimer Jésus. »

Je répondis : « Litsi, si j’avais seulement pleuré et prié pour vous, tout en restant chez moi, en Écosse, cela vous aurait-il amené à connaître et à aimer Jésus-Christ comme vous faites ? »

« Certainement non, » répondit-elle.

« Eh bien donc, continuai-je, cela ne serait-il pas une grande et sainte revanche, et cela ne plairait-il pas à Jésus, si vous, les chrétiens d’Aniwa, vous portiez l’Évangile à ce même peuple dont le chef a tué Mungaw ? »

Cette idée prit possession de son âme. Elle n’était jamais fatiguée de parler et de prier à ce sujet. Quand enfin on trouva un missionnaire pour Tanna, Litsi et son mari s’offrirent, à la tête de six ou huit chrétiens aniwains, pour l’assister. Et c’est dans cette œuvre qu’elle et ses compagnons ont travaillé depuis lors.

Dernièrement, comme j’étais en visite à Tanna, Litsi accourut vers moi, serra ma main, l’embrassa au milieu de beaucoup de sanglots et s’écria : « O mon père ! Dieu m’a grandement bénie en m’accordant de vous voir encore une fois. Ma mère, votre chère femme, est-elle bien ? Et vos enfants, mes frères et mes sœurs ? Dites-leur toute mon affection pour eux tous ! Oh ! mon cœur est attaché à vous ! »

Nous eûmes un bon entretien, puis elle me dit plus calmement : « Mes jours ici sont rudes. Je pourrais vivre indépendante et heureuse comme reine de mon Aniwa. Mais les païens ici commencent à écouter. Le Missi voit qu’ils se rapprochent de Dieu. Oh ! quelle récompense pour nous quand nous les entendrons prier notre cher Sauveur et chanter ses louanges ! Cette espérance me rend forte. »

Et souvent ce cri s’échappe du plus profond de mon coeur : Quand ? Oh ! quand donc les gens de mon pays auront-ils les yeux ouverts ? quand verrons-nous les riches, les savants, les nobles et les princes de la terre renoncer à leurs frivolités pour venir vivre parmi les pauvres, les ignorants, les perdus, et établir leur gloire éternelle en amenant ces âmes au Sauveur ? Ceux qui ont goûté cette joie, « la joie du Seigneur, » ne demanderont jamais s’il « vaut la peine de vivre. » Toute vie, dans n’importe quelle

condition, dépensée pour amener une âme au Sauveur, sera bien dépensée ; elle aura au moins un temple où sa mémoire sera à jamais un objet d’amour et de louanges. Quand tous les poèmes, les monuments et les pyramides de cette terre ne seront plus que poussière, cette joie et cette gloire subsisteront d’éternité en éternité.

Nasi, le Tannésien, était un individu méchant et dangereux. Durant une grave maladie qu’il fit, je le visitai régulièrement ; mais aucune bonté ne semblait le toucher. Devant m’absenter d’Aniwa, je lui fis à cette occasion une visite toute spéciale. Et, avant de nous séparer, je lui dis : « Nasi, êtes-vous heureux ? Avez-vous jamais été heureux ? »

Il me répondit d’un air sombre : « Non ! jamais. »

« Et voudriez-vous, repris-je, que ce cher petit garçon, le vôtre, devînt comme vous, et menât la vie que vous avez menée ? »

« Non ! certainement non ! » répondit-il avec feu.

« Alors, continuai-je, il vous faut devenir chrétien et abandonner toute votre conduite païenne, autrement il vivra dans les querelles et les meurtres comme vous l’avez fait. Et, comme il vous maudira, ô Nasi ! à travers toute l’éternité pour l’avoir conduit dans une telle vie ! »

Il fut très impressionné, mais ne fit aucune réponse. Quand nous eûmes mis à la voile, un groupe de jeunes chrétiens indigènes s’occupa spécialement du cas de Nasi. « Nous savons, dirent-ils, quel fardeau et quel sujet de terreur Nasi a été pour notre cher Missi. Il a tué plusieurs personnes de ses propres mains et a pris part au meurtre de plusieurs autres. Unissons-nous chaque jour en prières pour demander au Seigneur de changer son cœur et appliquons-nous à le gagner à Christ comme Missi l’a fait pour nous. »

Ils se mirent en conséquence à lui témoigner toutes sortes de bontés, ils l’aidaient l’un après l’autre dans son travail journalier et ne manquaient aucune occasion de le supplier de quitter le mal pour se donner à Jésus-Christ. D’abord il les repoussa et se tint tristement sur la réserve. Mais les chrétiens ne cessaient pas de prier, et leur patiente affection ne faisait que grandir. Enfin, après avoir longtemps attendu, ils le virent céder ! « Je ne puis plus m’opposer à votre Jésus, dit-il à l’un des évangélistes ; puisqu’Il vous dispose à me traiter de la sorte, je me donne à Lui et à vous. Je désire qu’Il me change, qu’Il me donne un cœur semblable au sien. »

Il enleva l’horrible et épaisse peinture qui lui couvrait la figure ; coupa sa longue chevelure païenne, se nettoya à fond, dans la mer, puis se vêtit d’une chemise et d’un jupon. Après cela, il se procura un livre, l’Évangile selon Saint-Jean traduit en aniwain, et mit le plus grand zèle à se le faire lire et à l’étudier. Il fréquenta régulièrement l’église et l’école et sut lire en très peu de temps. Les anciens de l’Église mirent un soin particulier à l’instruire ; et après bonne préparation, il fut admis à prendre la cène. C’est mon bien-aimé collègue, le missionnaire de Tanna qui le baptisa et le reçut à la table du Seigneur. Qu’on imagine ma joie quand j’appris ces faits !

Dans ma récente visite à Aniwa, en 1886, les compassions toutes-puissantes de Dieu me furent révélées plus clairement que jamais : je constatai que Nasi, le meurtrier, devenu lecteur public des Saintes Écritures, était capable de les commenter merveilleusement et d’y intéresser tout le peuple qui l’écoutait. Quand je visitai l’île, après ma dernière tournée dans la Grande-Bretagne, tous les habitants semblaient réunis pour me souhaiter la bienvenue, excepté Nasi. Il pêchait au loin ; on l’avait fait appeler, mais il n’était pas encore arrivé. Quand je fus en route pour la Maison de la Mission, il arriva en courant. Il saisit ma main, l’embrassa et éclata en pleurs. Je lui dis :

« Nasi est-ce qu’enfin maintenant vous êtes chrétien ? »

« Oui ! Missi, répondit-il vivement, j’adore et je sers le seul Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Dieu soit béni ! enfin je suis chrétien ! »

Je me dis alors, du plus profond de mon âme : « Ces gens qui, dans nos pays civilisés, discutent et doutent au sujet de la conversion et du pouvoir qu’a Jésus de changer les cœurs… oh ! s’ils pouvaient voir Nasi et comprendre ! »

Quand vint le premier dimanche, avant que le jour parût, j’étais éveillé ; je repensais à mon ministère dans l’île et je me demandais si l’Église n’aurait pas décliné pendant mes quatre années d’absence. Soudain, j’entends le chant des cantiques. Qu’est-ce à dire ? il ne fait pas encore jour ! Je cours à la fenêtre et appelle un homme qui passait : « Est-ce que j’ai dormi trop longtemps ? Est-ce déjà le moment d’aller à l’Église ! Ou, pourquoi est-ce que vous vous réunissez si tôt ? »

Cet homme qui était un des anciens me répondit gravement : « Missi, quand vous nous avez quittés, nous avons trouvé très difficile de vivre près de Dieu. C’est pour cela que le Chef, les instituteurs et plusieurs autres nous nous réunissons avant l’aube chaque dimanche, et consacrons une heure à prier et à louer Dieu. Ils prient maintenant pour vous, que Dieu bénisse la prédication que vous ferez aujourd’hui et qu’elle porte des fruits dans tous les cœurs, à la gloire de Jésus-Christ. »

Je me retirai dans la chambre merveilleusement « préparé. » Quelle tâche facile et bénie cela allait être que de conduire une telle congrégation en la présence de Dieu ! N’était-elle pas déjà dans cette présence ?

Ce jour tous les habitants d’Aniwa, sauf les malades, semblaient être au culte. Les services terminés, les anciens me présentèrent un nombre considérable de candidats à la qualité de membre de l’Église. Après les avoir soigneusement examinés, je retins neuf garçons et filles de douze ou treize ans, leur demandant d’attendre encore au moins une année que leur connaissance et leur vie chrétienne fussent bien mûres.

Ils avaient répondu à toutes mes questions et étaient très désireux d’être baptisés et admis dans l’Église ; mais je craignais qu’étant si jeunes, ils ne retombassent et ne fussent un déshonneur pour l’Église.

L’un d’entre eux me dit alors avec le regard le plus sérieux : « On nous a enseigné que quiconque croit doit être baptisé. Nous croyons de tout notre cœur en Jésus et nous cherchons à lui plaire. »

Je répondis : « Persévérez pendant une année et notre chemin sera clair. »

Mais il persista : « Quelques-uns de nous pourront n’être plus en vie ; et vous pourrez n’être plus ici. Nous désirons beaucoup être baptisés par vous, notre propre Missi, et prendre place parmi les serviteurs de Jésus. »

Après un long entretien, je consentis à les baptiser et ils convinrent d’attendre encore une année avant de s’approcher de la table du Seigneur, de sorte que l’Église pût apprécier leur fidélité chrétienne. Je pensais que cette discipline serait bonne pour ces enfants et que le Seigneur s’en servirait comme d’un précédent pour nous guider à l’avenir.

Un des dix adultes admis à ce moment-là mérite une mention spéciale. C’était une femme de vingt-cinq ans environ. Les anciens objectaient son mariage qui n’avait pas été conforme aux vues de l’Église ; aussi s’en alla-t-elle en pleurant amèrement. Mais le soir, comme j’écrivais tard, pour profiter de l’air frais, selon mon habitude dans ce climat tropical, j’entendis frapper à

ma porte. « Akai era ? » (Qui est là ?) criai-je.

Une voix répondit doucement : « Missi, c’est Lamu. Oh ! laissez-moi vous parler. »

C’était la femme que nos anciens avaient refusée. J’ouvris immédiatement et elle commença ainsi : « Oh ! Missi, je ne puis plus ni manger, ni dormir ; mon âme souffre. Dois-je être séparée de Jésus ? Plusieurs de ceux qui sont admis à la table du Seigneur ont commis des meurtres ; ils se sont repentis et ont été sauvés. Mon cœur est très mauvais ; cependant je n’ai jamais commis les crimes du paganisme et je sais que c’est ma joie que de tout faire pour plaire à mon Sauveur. Comment se fait-il que j’aie été mise seule à part pour être séparée de Jésus ? »

Je fis tout ce que je pus pour la consoler et la guider. Mais levant les yeux sur moi, elle répliqua : « Missi, vous et les anciens vous pouvez penser qu’il est bon de m’empêcher de témoigner mon amour pour Jésus, à la table du Seigneur ; mais je connais là dans mon cœur que Jésus m’a reçue ; et si je mourais maintenant, je sais que Jésus me prendrait avec lui dans la gloire auprès du Père. »

Son regard et toute son expression m’émurent profondément. Je lui promis de voir les anciens et de leur soumettre son appel. Mais elle parut devant les anciens et plaida elle-même sa cause d’une manière convaincante. Elle fut baptisée et admise à la Cène avec les neuf autres ; et nous eûmes un jour de communion dont on se souvient à Aniwa.

En racontant ces faits, je me suis souvent senti pressé de demander aux blancs, frères et sœurs de Lamu, s’ils avaient jamais sacrifié un seul repas, ou une seule heure de sommeil, pour méditer sur leur sort éternel et sur les intérêts de Jésus-Christ.

Et quand je vois le zèle et la fidélité de ces pauvres anciens d’Aniwa, enseignant, prêchant, vaquant régulièrement à tous les travaux du ministère, pendant tant d’années, je ne puis m’empêcher de crier à Dieu : « Oh ! que ne ferait pas ton Église si les chrétiens de nos pays, qui ont reçu tant de dons, se mettaient ainsi à l’œuvre ! »

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