Mémoires d’un protestant condamné aux galères

description d’une GALÈRE ARMÉE et sa construction

Comme il y a plusieurs personnes dans ce pays qui ignorent ce que c’est qu’une galère, je crois devoir satisfaire leur curiosité en en faisant la description à la fin de ces Mémoires.

Une galère ordinaire a cent cinquante pieds de long à sa quille ou carène, et quarante pieds de large, pieds de France, de douze pouces au pied (cette mesure sera ici entendue une fois pour toutes). Elle n’a point d’entre-pont, et son pont ou tillac couvre son fond de cale qui est de six pieds de profondeur à sa basse-pente, c’est-à-dire à chaque côté du bord, et sa hauteur, qui est au milieu de la galère, de sept pieds de profondeur : car la couverte ou tillac est rond et règne d’un bout à l’autre de la galère avec un pied de pente depuis son milieu, qui est le haut dudit tillac, jusqu’au bord de la galère de chaque côté ; si bien que ce pont ou tilla est fait à peu près comme ceux de ces bateaux d’Amsterdam qu’on charge d’eau douce et qu’on appelle wœter schuyten ; car tout comme ces wœter schuyten, lorsqu’ils sont chargés sont tout dans l’eau, qui entre et sort sur leur tillac, à cause de la pente dudit tillac ; il en est de même d’une galère qui, lorsqu’elle est armée et chargée, est toute dans l’eau, et l’eau entre et sort sur son tillac, d’autant plus que le coursier, ou chemin qui règne au milieu de la galère sur le haut du tillac et qui forme une longue caisse d’un épais bordage, arrête l’eau, qui sans cela, dans une grosse mer, entrerait dans le fond de cale par les ouvertures nécessaires qui se trouvent où sont plantés les mâts ; car pour les écoutilles pour descendre dans le fond de cale, elles sont élevées par un épais bordage à la hauteur du coursier. On comprendra peut-être que les rameurs dans leur banc, et le reste de l’équipage ont toujours les pieds dans l’eau. Je dis que non ; car dans chaque banc il y a ce qu’on appelle une banquette, qui est une planche qui s’ôte quand on veut, élevée d’un pied, si bien que l’eau qui entre et sort sur le tillac passe sous cette banquette, et par conséquent ne mouille pas les pieds des rameurs ; et pour les soldats et mariniers il règne une espèce de galerie qu’on nomme la bande, tout le long de la galère, à droite et à gauche. Cette bande ou galerie est élevée au niveau du coursier ; elle est large de deux pieds tout le long au bout des bancs ; les soldats ou mariniers s’y logent et ne peuvent se coucher, mais se tiennent assis sur leur paquet de hardes fort incommodément. Les officiers ne sont pas plus à leur aise lorsque la galère est en mer ; et, en un mot, personne n’a de place pour se coucher, car le fond de cale étant rempli de vivres ou agrès de la galère, personne n’y peut coucher.

Fond de cale d’une galère.

Le fond de cale est divisé en six chambres, savoir :

  1. Le gavon qui est une petite chambre au-dessous de la poupe. Elle ne contient qu’un petit lit, où le capitaine couche.
  2. L’escandolat, ou chambre d’office. C’est dans cette chambre que toutes les provisions du capitaine se gardent, de même que son linge, argenterie, batterie de cuisine, etc.
  3. La compagne. Cette chambre contient les vivres liquides de l’équipage, comme bière, vin, huile, vinaigre, eau douce. On y met aussi lard, viande salée, stockfisch, fromage, etc., jamais de beurre.
  4. Le paillot. Cette chambre contient les vivres secs de l’équipage, savoir : biscuit, pois, fèves, riz, etc.
  5. La taverne. Cette chambre est au centre de la galère. Elle contient le vin, que le comite fait vendre, à pot et à pinte, à son profit. De cette chambre on entre dans la soute à poudre, dont le maître canonnier seul a la clef, et la direction. Cette chambre sert aussi à serrer les voiles et tentes de la galère.
  6. La chambre de proue contient les câbles des ancres et autres cordages, et dans cette même chambre est la caisse du chirurgien ; et lorsqu’on est en mer, on y loge les malades, qui y sont couchés fort incommodément sur des rouleaux de cordage. En hiver, et lorsque la galère est désarmée, on loge les malades à l’hôpital en ville.

Bancs à rames.

Une galère a cinquante bancs, savoir vingt-cinq de chaque côté. Ces bancs sont longs de dix pieds, et sont proprement des poutres d’un demi-pied d’épaisseur, posées à la distance de quatre pieds l’une de l’autre. C’est cette distance qui forme les bancs ; et ces poutres sont sur des pivots ou appuis à la hauteur du séant des rameurs. Le bout ou tête des bancs vient aboutir depuis la bande jusqu’au coursier. Ces bancs sont garnis de bourre, ou de vieille serpillière en forme de coussinets, et un cuir de bœuf couvre ce coussinet. Ces bancs ainsi garnis de ces peaux de bœuf, qui pendent jusque sur la banquette, ne ressemblent pas mal à de grandes caisses ou à des tombeaux, où les six rameurs galériens sont enchaînés. Tout le long de la galère, à droite et à gauche, contre la bande, règne une grosse poutre d’un pied d’épaisseur, qui forme le bord de la galère. Cette poutre se nomme l’aposti. C’est sur cet aposti que les rames sont attachées, la pelle de la rame en dehors, et le gros bout en vient aboutir au coursier ; si bien que ces rames, qui ont cinquante pieds de long, en ont environ treize en dedans, depuis l’aposti jusqu’au coursier. Ces treize pieds, formant le bout le plus gros et le plus pesant, pèsent autant que les trente-sept pieds de ladite rame qui sont en dehors ; de sorte que les rames ainsi posées sur l’aposti se trouvent en équilibre ; sans quoi on ne pourrait ramer. A ces gros bouts des rames, qui par leur grosseur ne peuvent être empoignées, il y a des anses de bois, ou manilles, clouées de manière que chacun des six rameurs y a sa place pour empoigner la rame par ces manilles.

Du coursier.

Le coursier de la galère est fait de deux épais et forts bordages de bois de chêne, posés sur le tillac au milieu de la galère depuis la poupe jusqu’à la proue. Ces deux bordages sont à la distance l’un de l’autre de trois pieds et demi, et forment comme une caisse, qui sert à mettre les tentes et les paquets de hardes de la chiourme. Ce coursier est couvert par des planches en travers, dont chaque banc a la sienne pour les nettoyer, et pour ouvrir et fermer le coursier, lorsqu’on en a besoin. Ce coursier, ainsi couvert par ces planches, forme un chemin au milieu de la galère, où l’on a les bancs des rameurs à droite et à gauche. On ne peut aller de l’arrière à l’avant de la galère que sur ce coursier ; et on n’y peut marcher que difficilement deux de front, sans risquer de tomber dans les bancs à droite ou à gauche. J’ai déjà dit, que le coursier arrête et empêche l’eau, qui entre et sort sur le pont ou tillac de la galère, d’entrer dans le fond de cale par une grosse mer.

De la mâture d’une galère armée.

Une galère a deux mâts, un grand et un plus petit. Le grand mât, qui est planté au milieu ou centre de la galère, a soixante pieds de long, sans mât de hune, ni hauban ou échelle de corde pour y monter ; et les matelots provençaux sont si habiles à monter au haut du mât par une simple corde pendante, que les chats mêmes ne les peuvent égaler en vitesse pour y grimper. Ce mât ainsi tout nu, n’y ayant que le cordage, qu’on nomme amarre pour y attacher la vergue, ou antenne, ressemble à une quille plantée. La vergue, qu’on nomme antenne, est une fois plus longue que le mât, et a par conséquent cent vingt pieds de longueur. Le petit mât, qu’on nomme le trinquet, et qui est planté au-devant ou à la proue de la galère, a quarante pieds de long, de la même forme que le grand mât. Son antenne a quatre-vingts pieds de longueur.

On inventa de mon temps à Dunkerque un troisième mât, qu’on appelle l’artimon, et qui se plantait, lorsqu’on en avait besoin, au derrière de la galère, contre la guérite, ou chambre de poupe, où se tiennent les officiers majors. Ce mât a vingt pieds de long, et son antenne en a quarante. On ne s’en sert guère que pour aider à tourner la galère ; et on ne le plante qu’au besoin, surtout depuis qu’on inventa ensuite à Dunkerque un gouvernail, qu’on mettait au devant de la galère tout à fait au bout de la proue, lorsqu’il en était besoin ; parce que, lorsqu’on est dans un combat, et qu’il faut faire volte-face pour s’en retirer, on a beaucoup de peine à tourner la galère à cause de son immense longueur, ce qui donne prise à l’ennemi pour endommager et tuer beaucoup de monde pendant qu’on tourne la galère, et qu’on lui présente son flanc. Car on est souvent plus d’une demi-heure de temps à la tourner. Mais par le moyen de ce gouvernail de proue et l’invention de changer la vogue des rames pour ramer en arrière et faire ainsi de la poupe la proue, on se retire du combat sans être obligé de virer de bord ; et on présente toujours la proue, où est l’artillerie, à l’ennemi, en se battant en retraite. Cette manœuvre, et ce changement de vogue se font dans un clin d’œil et à un coup de sifflet.

De la vogue d’une galère.

La vogue est proprement le maniement des rames. Le maître comite, qui est le maître de la chiourme (c’est l’assemblage ou corps des gens enchaînés, qu’on nomme ainsi) et qui par sa cruauté et sa rudesse fait trembler ces pauvres malheureux, se tient toujours devant la poupe près du capitaine pour recevoir ses ordres. Deux autres sous-comites sont sur le coursier, l’un au milieu de la galère, l’autre sur l’avant. Ces deux sous-comites la corde en main, qu’ils exercent à frapper à force de bras sur le corps nu des galériens, sont toujours attentifs aux ordres du maître comite ; qui n’a pas sitôt reçu ceux du capitaine pour faire voguer, qu’il siffle une certaine note ou ton dans un sifflet d’argent, pendu à son cou par une chaîne du même métal. Ces deux sous-comites répètent ce ton par leur sifflet, et pour lors les rameurs, qui se tiennent tout prêts, la rame en main, rament tous à la fois, et d’une cadence si mesurée, que ces cent cinquante rames tombent et donnent dans la mer toutes ensemble et d’un même coup, comme si ce n’en était qu’une seule. Ils continuent ainsi sans qu’il soit besoin d’autre ordre, jusqu’à ce que par un autre coup de sifflet, qui le désigne, ils s’arrêtent et cessent de ramer. Il faut bien qu’ils rament ainsi tous ensemble ; car si l’une ou l’autre des rames monte ou descend trop tôt ou trop tard, en manquant sa cadence, pour lors les rameurs de devant cette rame qui a manqué, en tombant assis sur le banc, se cassent la tête sur cette rame, qui a pris trop tard son entrée ; et par là encore ces mêmes rameurs qui ont manqué, se heurtent la tête contre la rame qui vogue derrière eux. Ils n’en sont pas quittes pour s’être fait des contusions à la tête. Le comite les rosse encore à grands coups de corde ; si bien qu’il est de l’intérêt de leur peau d’observer juste à prendre bien leur temps et leur mesure.

Le proverbe a bien raison de dire, lorsqu’on se trouve dans quelque rude peine ou travail : Je travaille comme un forçat à la rame. Car c’est en effet le plus rude exercice qu’on puisse s’imaginer. Qu’on se représente, si on peut, six hommes enchaînés, et nus comme la main, assis sur leur banc, tenant la rame à la main, un pied sur la pedagne, qui est une grosse barre de bois, attachée à la banquette ; et de l’autre pied, montant sur le banc de devant eux, et s’allongeant le corps, les bras roides, pour pousser et avancer leur rame jusque sous le corps de ceux de devant, qui sont occupés à faire le même mouvement ; et ayant avancé ainsi leur rame, ils l’élèvent pour la frapper dans la mer ; et du même temps se jettent, ou plutôt se précipitent en arrière, pour tomber assis sur leur banc, qui, à cause de cette rude chute, est garni, comme j’ai dit, d’une espèce, de coussinet. Enfin il faut l’avoir vu pour le croire, que ces misérables rameurs puissent résister à un travail si rude ; et quiconque n’a jamais vu voguer une galère, ne se pourrait jamais imaginer, en le voyant pour la première fois, que ces malheureux pussent y tenir une demi-heure ; ce qui montre bien, qu’on peut, par la force et la cruauté, faire faire, pour ainsi dire, l’impossible. Et il est très vrai qu’une galère ne peut naviguer que par cette voie, et qu’il faut nécessairement une chiourme d’esclaves, sur qui les comites puissent exercer la plus dure autorité, pour les faire voguer, comme on fait, non seulement une heure ou deux, mais même dix à douze heures de suite. Je me suis trouvé avoir ramé à toute force pendant vingt-quatre heures, sans nous reposer un moment. Dans ces occasions, les comites et autres mariniers nous mettaient à la bouche un morceau de biscuit, trempé dans du vin, sans que nous levions les mains de la rame, pour nous empêcher de tomber en défaillance. Pour lors on n’entend que hurlements de ces malheureux, ruisselant de sang par les coups de cordes meurtrières, qu’on leur donne. On n’entend que claquer les cordes sur le dos de ces misérables. On n’entend que les injures et les blasphèmes les plus affreux des comites, qui sont animés et écument de rage, lorsque leur galère ne tient pas son rang, et ne marche pas si bien qu’une autre. On n’entend encore que le capitaine et les officiers majors crier aux comites, déjà las et harassés d’avoir violemment frappé, de redoubler leurs coups. Et lorsque quelqu’un de ces malheureux forçats crève sur la rame, comme il arrive souvent, on frappe sur lui tant qu’on lui voit la moindre vie ; et lorsqu’il ne respire plus, on le jette à la mer comme une charogne, sans témoigner la moindre pitié.

J’ai dit plus haut, qu’il est très vrai, qu’on ne peut faire naviguer les galères que par le moyen de ces cruautés envers des esclaves, qu’on estime moins que les bêtes. Une chiourme d’hommes libres des plus robustes, et des mieux dressés au travail de la rame, ne pourraient y tenir. J’en ai vu l’expérience. En l’année 1703, on fit faire à Dunkerque quatre demi-galères, pour les envoyer à Anvers naviguer sur la rivière de l’Escaut. Ces demi-galères étaient parfaitement proportionnées, et de même fabrique que les grandes. Les rames avaient vingt-cinq pieds de long, et trois hommes par banc pour les ramer. On n’y voulait mettre que des mariniers de rame, gens fort expérimentés dans cet exercice, mais tous libres ; car on ne voulait pas risquer d’y mettre des gens de chaîne, qui auraient eu la facilité de se sauver à cause de la proximité des frontières de l’ennemi ; et par la crainte aussi de quelque révolte dans les occasions des fréquents combats, qu’on se proposait avec ces demi-galères. On les arma donc à Dunkerque pour aller de là à Ostende par mer, et de là, par le canal de Bruges, jusqu’à Gand, où passe l’Escaut. Quand il fut question de mettre en mer, ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’on put mener ces quatre demi-galères avec ces rameurs libres jusqu’à la rade de Dunkerque, d’où il fallut rentrer dans le port, ne pouvant naviguer plus loin. Le commandant fut d’obligation d’écrire au ministre l’impossibilité qu’il y avait de naviguer sans chiourme esclave ; sur quoi le ministre donna ordre de mettre un vogue-avant esclave dans chaque banc, qui ramerait avec deux hommes libres ; ce qui fut fait, et pour lors on conduisit ces bâtiments à Ostende par mer, quoique avec grande peine par la raison que le comite n’osait pas exercer ses cruautés sur les gens libres ; ce qui confirme ce que je viens de dire, qu’on ne pourrait jamais naviguer les galères sans chiourme d’esclaves, sur lesquels les comites puissent exercer impunément leur impitoyable cruauté. Car il est à remarquer, que lorsqu’il manque un comite sur une galère, et que le capitaine en cherche un, il ne s’informe, par rapport à ceux qui se présentent pour l’être, d’aucune autre capacité que de celle d’être brutal et impitoyable. S’il se trouve avoir ces qualités au suprême degré, c’est alors le meilleur comite de France. Ils ne sont dans le fond estimés que par ces seuls endroits. M. de Langeron, notre capitaine, ne les nommait guère que par le nom de bourreaux, et lorsqu’il voulait donner quelques ordres qui les regardaient : « Holà, disait-il, qu’on m’appelle le premier bourreau,) parlant du premier comite, et ainsi du second, et du troisième ; et lorsqu’il trouvait à propos de faire repaître la chiourme, c’était sa coutume de dire au comite : « Holà, bourreau, fais donner l’avoine aux chiens. » C’était pour faire distribuer les fèves à la chiourme. Je ne sais, s’il tirait cette comparaison de ce que les chiens ne peuvent manger l’avoine, de même que les forçats ne peuvent qu’avec grand’faim mâcher ces fèves, qui sont très mal cuites, et dures comme des cailloux, sans autre apprêt que le nom d’un peu d’huile, et quelque peu de sel, dans une grande chaudière, qui contient cinquante petits seaux de cet exécrable bouillon. Pour moi, qui ai essayé cent fois d’en manger, je n’en ai jamais pu avaler ; et dans ma plus grande faim j’aimais mieux tremper mon pain dans l’eau pure avec un peu de vinaigre, que de le manger avec ce bouillon, qui fait boucher le nez par sa mauvaise odeur. C’est pourtant tout l’aliment qu’on donne aux forçats ; du pain, de l’eau et ces fèves indigestes, dont chacun reçoit quatre onces, lorsqu’elles sont bien partagées et que le distributeur n’en vole pas ; mais c’est ce qui arrive rarement. J’ai eu souvent la curiosité de compter la portion de chacun de ceux de mon banc ; lorsqu’il s’y trouvait trente fèves pour chacun, c’était beaucoup. Ce sont de ces petites fèves noires, qu’on donne aux pigeons, et qu’on nomme en hollandais, fèves de cheval ou paerde boonen.

En parlant de ce rude travail de la rame, il faut pourtant dire que ces occasions de forcer ainsi la chiourme n’arrivent pas fréquemment ; car si cela était, tous crèveraient bientôt. On épargne la chiourme lorsqu’on prévoit qu’on aura besoin de ses forces, tout comme un charretier épargne ses chevaux pour le besoin. Par exemple, lorsqu’on se trouve en mer avec un vent favorable, alors on fait voile et la chiourme se repose ; car la manœuvre des voiles n’est que pour les matelots et gens libres. De même, lorsqu’une galère fait route d’un port à l’autre et que la distance est de vingt-quatre heures ou plus, pour lors on fait ce qu’on appelle quartier, c’est-à-dire que la moitié de la galère rame une heure et demie, et l’autre moitié se repose pendant ce temps-là, et ainsi alternativement. Je m’assure qu’on entend bien que cette moitié qui rame est la moitié des deux côtés de la galère, douze rames de chaque côté, depuis l’arrière jusqu’au milieu ou centre de la galère ; ce qui fait vingt-quatre rames pour le quartier de poupe, et treize rames de chaque côté depuis le centre jusqu’à la proue, ce qui fait vingt-six rames pour le quartier de proue, et d’un seul coup de sifflet ces deux quartiers se relèvent dans un instant.

On ne commande aucune manœuvre soit de voile ou de rame à la voix, et tout s’y fait au son du sifflet, que l’équipage et la chiourme entendent parfaitement. C’est un langage que ce sifflet, qui s’apprend par le long et fréquent usage. Ce sont les comites qui commandent tout par le sifflet, après en avoir reçu l’ordre du capitaine. Toutes les manœuvres et tout le travail qu’il faut faire se nomment par les différents tons du sifflet. Les personnes mêmes caractérisées par leurs offices s’y nomment, et ceux qui entendent ces sifflets et qui n’y comprennent rien, pensent entendre des rossignols ramager. Il me souvient que notre comite élevait une fois une alouette dans une cage : cet animal avait si bien appris à ramager les différents tons du sifflet des comites, qu’il nous faisait souvent faire diverses manœuvres qui n’étaient point commandées ; si bien que le capitaine ordonna au comite de se défaire de cet oiseau, ce qu’il fit ; car il ne nous laissait pas en repos.

Il n’est pas étonnant de voir les comites des galères si cruels et si impitoyables contre la chiourme ; c’est leur métier, à quoi ils sont élevés de jeunesse, et ils ne sauraient, comme je l’ai dit, faire naviguer leur galère autrement. Mais de voir les capitaines et officiers majors, qui sont tous gens de famille et bien élevés, s’acharner à cette cruauté et commander continuellement aux comites de frapper sans miséricorde ; c’est ce qui me passe et qui paraîtra inouï à mes lecteurs.

Il n’y a cependant rien de si vrai. Pour en donner un exemple, lorsque nous prîmes devant la Tamise cette frégate anglaise, nommée le Rossignol, dont j’ai fait mention plus haut ; comme la nuit approchait, et qu’on craignait de n’arriver pas assez tôt à ladite frégate, on fit extraordinairement forcer de rame. Notre lieutenant ordonnant au comite de redoubler les coups de corde sur la chiourme, et le comite lui disant, que, quoiqu’il fît de son mieux, il ne voyait pas le moyen que nous prissions cette frégate à cause de la nuit qui s’avançait ; le lieutenant lui répondit, que s’il ne voyait pas cette frégate en notre pouvoir, il se pendrait plutôt lui-même à l’antenne de la galère. « Redouble tes coups, bourreau, dit-il, pour animer et intimider ces chiens-là, parlant de la chiourme. Fais comme j’ai souvent vu faire aux galères de Malte. Coupe le bras d’un de ces chiens pour te servir de bâton, et pour en battre les autres ; » et ce barbare lieutenant voulait forcer le comite à mettre cette cruauté en exécution. Mais le comite plus humain que lui n’en voulut rien faire ; et une demi-heure après, lorsque nous fûmes à bord de la frégate, la première décharge qu’elle nous tira, tua ce cruel lieutenant sur le coursier. Il arriva même, comme si son cadavre ne méritait pas sépulture, que, quoiqu’on prît toutes les précautions possibles pour porter son corps à terre, et que nous ne fussions pas trois jours en mer après sa mort, ce cadavre s’empuantit si fort, qu’il fut impossible de le souffrir plus longtemps ; et il fallut le jeter à la mer à la vue de Dunkerque.

Une autre fois, notre galère fut à Boulogne près de Calais, où était pour lors la résidence de ce même duc d’Aumont, que nous vîmes ensuite ambassadeur à la cour d’Angleterre. M. de Langeron, notre capitaine, le régala sur la galère, et comme la mer était assez calme, et qu’il voulait donner du plaisir à ce seigneur, il lui proposa d’aller faire un tour en mer ; ce qui fut accepté. Nous voguâmes doucement jusques auprès de Douvres ; et comme le duc, en considérant le rude exercice et l’état misérable de la chiourme, eut dit entre autres, qu’il ne comprenait pas, comment ces malheureux pouvaient dormir, étant si serrés, et n’y ayant aucune commodité pour se coucher dans leurs bancs : « Je sais bien, repartit le capitaine, le secret de les faire dormir profondément ; et ce soir je vous en convaincrai par une bonne prise d’opium, que je vais leur préparer. » Là-dessus il appela le comite, et lui donna ses ordres pour virer de bord, et pour retourner à Boulogne. Le vent et la marée étaient contraires, et nous étions à dix lieues de ce port. Ayant viré de bord, le capitaine ordonna un avant tout, et force de rame, et passe-vogue. Ce passe-vogue est la peine la plus terrible, qu’on puisse imaginer ; car il faut doubler le temps ou la cadence de la vogue ; ce qui lasse plus dans une heure, que dans quatre d’une vogue ordinaire ; sans compter, qu’il est comme impossible, dans un tel passe-vogue, de ne pas manquer souvent le coup de rame, et pour lors. les coups de corde tombent comme la grêle. Enfin nous arrivâmes à Boulogne ; mais si fatigués et harassés de coups, que nous ne pouvions remuer ni bras ni jambes. Le capitaine ordonna au comite de faire coucher la chiourme ; ce qui se fait par un coup de sifflet. Pendant ce temps, le duc d’Aumont et les officiers se mirent à table ; et après minuit, qu’ils s’en levèrent, le capitaine dit au duc, qu’il lui voulait faire voir l’effet de son opium, et le conduisit sur le coursier, où ils virent cette pauvre chiourme, dont la plupart dormaient ; d’autres, qui des maux qu’ils souffraient, ne pouvaient fermer l’œil, mais qui faisaient semblant de dormir ; car le capitaine l’avait ordonné ainsi, ne voulant pas que son opium fût sans l’effet qu’il avait promis au duc. Mais quel horrible spectacle il lui présentait à voir ! six malheureux dans chaque banc accroupis et amoncelés, les uns sur les autres, tout nus ; car personne n’avait eu la force de vêtir sa chemise ; la plupart ensanglantés des coups de corde, qu’ils avaient reçus, et tout leur corps écumant de sueur. « Vous voyez, Monsieur, dit le capitaine au duc, si je n’ai pas le secret de faire bien dormir ces gens-là. Je vais vous faire voir, que je sais les éveiller, comme je sais les endormir. Sur cela il donna ses ordres aux comites, qui sifflèrent le réveil. C’était alors la plus grande pitié du monde. Presque personne ne se pouvait lever, tant leurs jambes et tout leur corps étaient roides ; et ce ne fut qu’à grands coups de corde qu’on les fit tous lever, leur faisant faire mille postures ridicules et très douloureuses. Qu’on juge par ces échantillons, si les capitaines et les officiers majors ne sont pas aussi cruels que les comites mêmes.

Des voiles d’une galère.

Chaque mât d’une galère ne porte qu’une voile ; mais on a diverses voiles, plus grandes ou plus petites, pour s’en servir suivant le vent. Il n’y a point de différence à la façon des voiles, soit de celles du grand mât ou du trinquet. Lorsqu’on veut faire voile, on amène l’antenne tout en bas sur les bancs ; et les forçats attachent la voile à l’antenne, et si le vent n’est pas trop fort, on hisse l’antenne jusqu’au haut du mât ; et à mesure que l’antenne se lève, la voile se tend. Et comme cette vergue ou antenne est une fois plus longue que le mât, le gros bout de ladite antenne vient aboutir en bas presqu’au pied du mât ; si bien que le petit bout ou pointe de l’antenne est au haut du mât, et de quarante pieds plus élevée que le bout dudit mât : ce qui fait que cette voile, dont la pointe est attachée au petit bout de l’antenne, quand elle est tendue, a la forme d’une aile de pigeon ; car toutes les voiles des galères sont des voiles qu’on nomme latines, qui sont faites en triangle, ou à trois pointes. Lorsque le vent est trop fort, il y aurait du danger à hisser l’antenne, quand la voile y est attachée ; car le vent donnant dans la voile avant que l’antenne fût à sa place au haut du mât, et rangée pour prendre le vent convenable, la voile pourrait faire renverser la galère. C’est à quoi l’on prend bien garde, et pour éviter ce danger, après qu’on a attaché la voile à l’antenne, on la roule, et ainsi roulée on l’attache à l’antenne avec une certaine herbe sèche qu’on appelle jonc marin, qui est assez forte pour tenir la voile attachée à l’antenne ; et après avoir guindé ladite antenne, et l’avoir arrangée comme on la veut pour prendre le vent qu’il lui faut, on tire l’écoute de la voile en bas avec force ; ce qui fait que tous ces joncs marins se cassant, la voile se trouve tendue dans un clin d’œil. On fait de même pour tendre la voile du trinquet. Les matelots ne montent jamais sur la vergue pour attacher et détacher la voile ; et à chaque fois qu’il faut la mettre ou l’ôter, on doit amener la vergue. Lorsqu’on va au combat, on prend bien garde d’attacher, par divers cordages, et même par des chaînes de fer les antennes. Car si par malheur un boulet de canon coupait l’amarre, qui est une corde de la grosseur de six pouces, qui attache l’antenne par son milieu, l’antenne tomberait sur la galère. Et comme cette antenne est d’une pesanteur et d’une grosseur considérables, sa chute coulerait la galère à fond, ou du moins écraserait quantité de personnes.

De l’artillerie d’une galère armée.

Une galère porte cinq pièces de canon de bronze, toutes sur l’avant ou proue de la galère. Le principal de ces cinq canons est celui qu’on appelle le coursier. Ce nom tire son origine de la situation de ce canon ; car il est enfermé, comme dans une caisse, dans le coursier, qui règne depuis le milieu ou centre de la galère jusqu’à la proue. Ce canon tire trente-six livres de balle. Il est posé sur des anguillères de fortes planches de bois de chêne, clouées en dedans contre le bordage du coursier. Ces anguillères sont en pente ou talus ; leurs hauteurs sont sur le devant et aboutissent en baissant, jusqu’au pied du grand mât. Lorsqu’on veut tirer ce canon, on le charge dans sa caisse, qui est donc le coursier, et par le moyen de deux palans, l’un à droite, l’autre à gauche, on hale ce canon en avant ; et comme il est sur ces anguillères bien graissées, il coule sans beaucoup de peine jusqu’à son embrasure, qui est à la proue ; et par le moyen des coins, qu’on frappe sous sa culasse, on le pointe comme on veut. Lorsque ce canon tire, il recule de lui-même par la force de sa repousse, jusqu’au bas de l’anguille, et se trouve par là replacé dans sa caisse, sans qu’on ait aucune peine pour l’y remettre. Là on le recharge encore, faisant la même manœuvre pour le haler jusqu’à son embrasure ; et cela à chaque fois qu’on le veut tirer. Ce canon est fait en coulevrine, et porte extraordinairement loin, et il peut faire beaucoup de mal à l’ennemi ; parce que la galère étant basse, s’il rencontre le navire sur lequel on le tire, c’est presque toujours à fleur d’eau ; ce qui le peut facilement couler à fond, surtout si la mer est calme ; car pour lors la galère ne faisant que peu ou point de mouvement, le canon porte plus juste à l’horizon où on l’a pointé. Aux côtés de ce canon dit le coursier, il y en a quatre autres, deux de chaque côté. Les deux canons du côté droit sont l’un de vingt-quatre livres de balle, et l’autre de dix-huit livres. Les deux du côté gauche sont de même calibre. Ces quatre canons sont placés sous le gaillard, ou château de devant, qu’on nomme la rambade. C’est une élévation ou pont, au bout de la galère, exhaussé de six pieds, et qui règne sur toute la largeur du devant de la galère. Ce pont est long de dix pieds, et sa largeur, qui est celle de la galère, d’environ quarante pieds. C’est sur ce pont ou rambade, comme on l’appelle, que les matelots et mariniers se tiennent pour faire la manœuvre de la voile du petit mât ou trinquet ; et lorsqu’une galère va à l’abordage, c’est sur cette rambade qu’est le poste d’honneur ; car c’est de là qu’on saute sur le vaisseau ennemi ; et c’est toujours le premier officier major, qui y commande les grenadiers et autres qui sont destinés pour l’abordage.

Je reviens à mes quatre canons. Ils sont placés sur de bons affûts, cloués au tillac de la galère ; et ceux-là ne reculent pas, lorsqu’ils tirent, comme fait le coursier. Cette artillerie est toujours très bien servie par d’habiles canonniers.

De la nourriture de l’équipage et chiourme d’une galère armée.

Lorsqu’une galère est armée, les officiers, soldats et mariniers, qui composent l’équipage, au nombre de deux cents, dont je ferai la description ci-après, sont nourris depuis le jour de l’armement jusqu’à celui du désarmement ; et leur ration est suivant leur caractère.

Les officiers principaux au nombre de six ont chacun par jour 22 onces de biscuit, poids de marca ; par semaine :

a – Soit environ 670 grammes. (ThéoTEX)

Les officiers mariniers au nombre de vingt-sept, ont 22 onces de pain ou biscuit par jour ; par semaine :

Les soldats au nombre de cent, 25 mariniers de rame, 26 matelots de rambade, 8 pertuisaniers, 3 mousses ; en tout cent soixante-deux hommes, reçoivent égale ration, savoir 22 onces de biscuit chacun, par jour, et, par semaine :

La chiourme, au nombre de trois cents, a 26 onces de biscuit, et 4 onces de fèves par jour.

Liste des cinq cents hommes, qui forment l’équipage et la chiourme d’une galère, leur fonction et leurs gages.

Officiers principaux.

Officiers mariniers ou subalternes.

N. B. Les matelots de rambade ne sont entretenus de gages et de vivres, que lorsque la galère est armée ; lorsqu’on la désarme, on les congédie : pour tout le reste des officiers et de l’équipage, leur paie court toujours hiver et été. Il n’y a que leur nourriture qu’ils n’ont pas, lorsque la galère est désarmée. A Dunkerque on leur fournissait leur logement dans les casernes, mais à Marseille chacun se logeait à ses dépens.

Des commodités qu’ont les officiers pour se coucher, lorsque la galère est à l’ancre dans une rade ou dans un port.

Les officiers, non plus que le reste de l’équipage, ne se couchent jamais pour dormir, lorsque la galère navigue, soit à la rame ou à la voile ; n’y ayant aucune place vide ni exempte de manœuvre, pour que quelqu’un s’y puisse reposer. Le fond de cale même est plein de vivres, voiles, cordages, et autres apparaux de la galère, et il n’y a que les mousses de chaque chambre, qui y demeurent jour et nuit. Les soldats sont assis sur leur paquet de hardes à la bande ou galerie, que j’ai décrite à l’article de la construction. Les matelots, mariniers, et les bas-officiers s’asseyent comme ils peuvent sur la rambade, et autres lieux assez incommodes. Les officiers majors s’asseyent sur des chaises ou fauteuils dans la guérite, ou chambre de poupe. Mais lorsque la galère est à l’ancre ou dans un port, on tend la tente, qui est faite d’une forte toile de coton et fil, à bandes bleues et blanches. Cette tente règne d’un bout à l’autre de la galère. On la lève par de grosses barres de bois, qu’on appelle chèvres, mises de distance en distance, et qui sont de longueur différente pour faire faire le dos d’âne à cette tente, qui se trouve élevée à son bout du côté de la poupe, d’environ huit pieds ; au centre ou milieu de la galère, de vingt pieds, et à son bout à la proue, d’environ six pieds. Le bas aboutit à l’aposti, au bord de la galère, de chaque côté. Cette tente bien tendue, et attachée audit aposti, couvre toute la galère ; et par sa forme et tenture est telle, qu’aucune pluie, pour si forte qu’elle soit, ne la peut traverser. Ayant donc ainsi élevé cette tente, tout le monde se repose ; et pendant le jour chacun s’occupe ; soit à prendre son repas, ou à coudre et tricoter des bas de coton, que tous les galériens savent faire. Les matelots et mariniers se divertissent, et dansent au son du tambourin ; en quoi les Provençaux excellent. Un homme a ce tambourin pendu à son cou, fait comme la caisse d’un tambour de guerre, mais plus long. D’une main il frappe avec une baguette sur ce tambourin pour battre la mesure ou cadence. Il a une petite flûte dans l’autre main, dont il joue ; et c’est un vrai plaisir de voir danser et sauter ces mariniers provençaux au son de cet instrument. La nuit venue, et après qu’on a soupé, à chaque banc destiné pour les officiers, les galériens y dressent une table, de la longueur de six pieds, et de trois de large. Cette table se met sur deux traverses ou gros bâtons, les uns de bois, d’autres de fer. Ces traverses sont soutenues par quatre pivots, deux fichés dans un banc, et deux dans le banc prochain. Cette table, ainsi posée sur ces deux traverses, se trouve élevée au-dessus des bancs d’environ trois pieds. Les officiers ont de bons matelas de laine et de crin, qu’on serre le jour dans le fond de cale. On dresse ces matelas sur ces tables, chacun à sa place ; on y met un coussin ou traversin, qui est appuyé par une têtière de bois, ensuite les draps et couvertures du lit ; puis on l’entoure d’un pavillon de toile de coton très forte, la pointe duquel s’attache au haut de la tente à une corde et poulie destinée à cet usage. Ce pavillon ainsi élevé, sa pointe en haut, et son bas, qui est fort ample, entoure le lit à l’égal du meilleur lit d’ange ; et tous ces lits, avec leurs pavillons à bandes bleues et blanches, et ainsi dressés de chaque côté du coursier, qui forme comme la rue ou le chemin, sont une assez belle perspective d’un bout à l’autre de la galère, qui est toujours bien illuminée par divers falots, qui pendent à la tente depuis la poupe jusqu’à la proue. Tout ce dressement de lits se fait en un instant ; après quoi l’on ordonne la couchée à la chiourme par un coup de sifflet. Les officiers et équipages se couchent quand ils veulent ; mais dès qu’on a ordonné à la chiourme de se coucher, pas un ne peut se tenir debout, ni parler, ni remuer le moins du monde ; et si quelqu’un de ladite chiourme est obligé d’aller à l’aposti, au bord de la galère, pour y faire les nécessités naturelles, il est obligé de crier à la bande ; et il n’y peut aller que l’argousin ou pertuisanier, préposé à la garde de la chiourme, ne lui en ait donné la permission par un cri de : Va ; si bien que toute la nuit un silence profond règne sur la galère, comme s’il n’y avait personne. Les mariniers dressent un pavillon de chaque côté de la rambade, ou château de devant, qui se trouve au dehors de la grande tente, et ils couchent tous sous ces pavillons à l’abri de la pluie et de la fraîcheur de la nuit. Les soldats s’accroupissent le mieux qu’ils peuvent sur la bande ; et les galériens dans leur banc, assis sur la pédagne, et la tête appuyée contre le banc. Voilà de quelle manière chacun se place pour dormir, lorsque la galère est armée. Mais en hiver, que la galère est désarmée, et que les officiers et équipages sont logés à terre, à la réserve des comites, argousins et pertuisaniers, qui ne bougent ni nuit ni jour de la galère, pour lors les galériens, ayant plus de place, s’accommodent de quelque bout de planches, ou autrement, et se couchent plus commodément, quoique sur la dure, se couvrant de leurs capotes.

De la distinction ou différence d’une galère ordinaire d’avec celles qu’on nomme la Grande Réale et la Patronne.

La galère, dite la Grande Réale, n’est point différente en construction d’une galère ordinaire, sinon qu’elle est plus grande, et a cent quatre-vingts pieds de long et quarante-huit de large. Elle a soixante bancs à rame, et sept rameurs esclaves à chaque rame. Les officiers principaux et bas-officiers sont du même nombre que ceux d’une galère ordinaire mais il y a plus d’officiers majors. C’est celle que monte le général des galères, lorsqu’il va en mer ; ce qui arrive rarement. Mais cette galère a toujours pour capitaine un chef d’escadre, et porte le pavillon carré au grand mât. Les autres chefs d’escadre ne le portent qu’au mât de trinquet.

La galère la Patronne est de la même construction que la Grande Réale, et de la même grandeur. Les équipages aussi sont en même nombre, excepté quelques officiers majors de moins. Lorsque le lieutenant général va en mer, il monte la Patronne. Elle a pourtant son capitaine qui est un chef d’escadre, et elle porte le pavillon carré au grand mât, lorsque la Grande Réale n’est pas en mer.

Les casaques des chiourmes et leurs bonnets dans ces deux galères sont de couleur bleue, au lieu que les chiourmes des autres galères sont en rouge.

Grades des officiers majors des galères.

Des chaloupes d’une galère armée.

Une galère armée a toujours deux chaloupes, une grande, et l’autre plus petite. La grande, qu’on nomme le Caïque, a dix hommes libres, qui rament chacun avec une rame, et un timonier qui la gouverne. Cette chaloupe sert à lever l’ancre, lorsqu’on veut partir d’un ancrage. Elle sert aussi pour porter l’eau douce à la galère, et autres fardeaux. La petite chaloupe, qu’on nomme le Canot, a huit hommes libres qui la rament, avec son timonier. Elle est uniquement pour l’usage des officiers majors.

Lorsqu’on part d’un port ou d’une rade, on embarque ces deux chaloupes sur la galère, l’une à la droite, l’autre à la gauche avec des palans à poulie. Elles sont placées sur deux potences, qu’on nomme chevalets, élevées de six pieds au-dessus des bancs qu’elles couvrent ; si bien qu’elles ne prennent aucune place, et n’empêchent aucune manœuvre : car les rameurs rament aussi facilement sous ces chaloupes ainsi posées, que s’il n’y en avait pas. Lorsqu’en mer on veut aller parlementer avec quelque navire qu’on rencontre, on débarque dans un moment ce canot avec beaucoup de facilité, et le caïque de même si on en a besoin ; et l’on les rembarque fort aisément lorsqu’on s’en est servi ; et aussitôt qu’on mouille l’ancre, on les débarque toutes les deux, les attachant au derrière de la galère, toujours avec bonne garde, de peur que les esclaves, principalement les Turcs, qui sont toujours déchaînés, et n’ont qu’un anneau de fer à la jambe, nuit et jour, ne se sauvent par le moyen de ces chaloupes. On leur permet pourtant, de même qu’à ceux de l’équipage, d’y aller fumer ; car dans les galères il est défendu à qui que ce soit d’y fumer sous peine d’avoir le nez et les oreilles coupés. Les officiers majors eux-mêmes, ni le capitaine n’y oserait fumer ; tant la défense en est rigoureuse de la part du Roi ; et cela à cause qu’une galère de France, il y a longues années, sauta en l’air, le feu s’étant mis à sa poudre ; et on crut, que cet accident avait été causé par un turc, qui fumait auprès de la soute à poudre.

Des habillements de la chiourme.

Chaque galérien reçoit tous les ans deux chemises de toile, un peu moins grosse que celle dont on se sert dans ce pays pour nettoyer les maisons et qu’on nomme dweyldoeck ; deux caleçons de la même toile, qu’on coud sans canons, et comme une jupe de femme, parce qu’il faut les mettre par-dessus la tête à cause de la chaîne. Ce caleçon, ainsi fait en jupe, descend jusqu’aux genoux. Plus une paire de bas ou chausses, faits de grosse étoffe rouge ; et point de souliers. Mais lorsqu’on emploie les galériens pour aller à terre y travailler pour le service de la galère, comme il arrive souvent en hiver ; pour lors l’argousin leur fournit des souliers, qu’il reprend lorsque ces galériens rentrent dans la galère. Tous les deux ans, une casaque d’une grosse étoffe rouge.

Il ne faut pas être habile tailleur pour tailler une telle casaque. C’est un morceau de cette étoffe, doublée en deux ; une moitié pour le devant, et l’autre pour le derrière ; et au haut une fente pour y passer la tête ; et ainsi cousue de chaque côté, avec deux petites manches, qui viennent sans taillures ni façon jusqu’au coude. Cette casaque a la forme de ce qu’on nomme en Hollande un kiel, que les charretiers portent ordinairement par-dessus leurs habits ; mais pas si long, car ceux des galériens ne leur viennent sur le devant qu’un peu au-dessus des genoux, et le derrière en pend un demi-pied plus bas. De plus on leur donne tous les ans un bonnet de laine rouge fort court ; car il ne faut pas qu’il couvre les oreilles.

On leur donne aussi tous les deux ans une capote de gros bourras, fait de poil de bœuf, dont la chaîne est de grosse laine. Cette capote est faite comme une robe de chambre, et pend jusqu’au talon. Il y a une têtière, faite comme le capuchon d’un capucin. C’est, de tout l’habillement d’un galérien, ce qu’il a de meilleur ; car cette capote lui sert de matelas et de couvertes pour se reposer le nuit ; et l’hiver il s’en enveloppe pendant le jour.

De l’occupation des galériens en hiver, lorsque la galère est désarmée.

L’ordre de la Cour pour désarmer les galères étant venu, ce qui est ordinairement vers la fin d’octobre, les galères, avant d’entrer dans le port, débarquent leur poudre à canon ; car on n’entre jamais dans un port avec la poudre. Ensuite on entre les galères, et on les range le long du quai, selon le rang d’ancienneté des capitaines, le derrière de la galère contre le quai. On dresse un pont, qu’on nomme la planche, pour aller de la galère sur le quai. On met bas les mâts qu’on enferme dans le coursier, et leurs antennes tout du long sur les bancs. On décharge ensuite l’artillerie, et les munitions de guerre et de bouche, voiles, cordages, ancres, etc. On congédie les matelots de rambade, qui ne sont pas entretenus, et les pilotes côtiers. Le reste de l’équipage à Dunkerque logeait dans les casernes de la ville. Les officiers majors y avaient leurs pavillons ; mais ils n’y logeaient que rarement ; la plupart allant passer leur quartier d’hiver à Paris, ou chez eux. Ceux qui restaient, pour se distinguer, louaient les plus belles maisons de la ville ; car ces messieurs sont presque tous des premières maisons du royaume, la plus grande partie cadets de leur famille, lesquels, comme on sait, n’héritent de leur patrimoine que l’éducation, et ne vivent que des bienfaits du Roi. C’est pourquoi ils sont presque tous chevaliers de Malte qui, faisant entre autres le vœu de chasteté, ne se peuvent marier. Et comme, après leur mort, tout ce qu’ils laissent va à la religion de Malte, ils ne s’attachent pas à laisser du bien après eux, mais vivent fort splendidement ; ce qu’ils peuvent bien faire ; car leurs appointements sont gros.

Enfin la galère étant entièrement vide, la chiourme s’y trouve assez au large pour que chacun des galériens y établisse son pauvre et chétif quartier d’hiver. Chaque banc se procure quelques bouts de planche qu’ils mettent en travers sur les bancs, et où ils font leur lit ; mettant pour tout matelas dessous leur corps une vieille serpillière de capote, et se couvrant ou plutôt s’enveloppant dans leur capote. Les vogue-avant, qui sont les premiers de la rame, et par conséquent les chefs du banc, se couchent mieux ; ayant la banquette pour eux, qui est le marchepied du banc, de la largeur de deux pieds, et assez longue pour s’y coucher de son long. Son second se couche aussi assez bien tout de son long dans le ramier, qui est l’endroit du banc sur le tillac, où la rame aboutit ; et comme en hiver les rames en sont ôtées, cette place sert de lit au second rameur de la rame. Les autres quatre s’accommodent avec leurs bouts de planche, comme je l’ai dit ci-dessus, ou à la bande.

Dès que le temps se met au froid, au lieu d’une tente, on en met deux l’une sur l’autre. Celle de dessous est ordinairement de gros bourras, de la même étoffe que les capotes ; ce qui tient la galère assez chaude, au moins pour empêcher d’y mourir de froid : car ceux qui n’y sont pas accoutumés, et qui se chauffent dans leur maison auprès d’un bon feu, n’y sauraient résister vingt-quatre heures sans périr, lorsqu’il gèle un peu fort. Si ces misérables galériens pouvaient avoir un peu de feu pour se chauffer, et de la paille pour se coucher, ils s’estimeraient très heureux ; mais il n’en entre jamais sur les galères. Dès la pointe du jour les comites, qui couchent toujours dans la galère, de même que les argousins et pertuisaniers, pour la garde de la chiourme, font entendre leurs sifflets pour réveiller et faire lever la chiourme. Cela ne manque jamais à la même heure ; car la commandante des galères tire le soir après soleil couché, et le matin au point du jour, un coup de canon, qui est l’ordre pour le coucher et le lever des chiourmes, et si le matin quelqu’un est assez paresseux pour n’être pas d’abord sur pied au coup de sifflet du comite, les coups de corde ne lui manquent pas. La chiourme étant levée, leur premier soin est de plier leur lit, et de mettre le banc en ordre, le balayer, et y jeter plusieurs seaux d’eau pour le rafraîchir et le nettoyer. On élève la tente avec de gros bâtons, longs de vingt pieds, qu’on appelle boute-fort, et qu’on met de chaque côté de la galère pour donner l’air et la clarté. Mais quand il fait froid, on n’ouvre la tente que du côté qui est à l’abri du vent. Cela étant fait, chacun s’assied dans le banc, travaillant de ses mains à son profit.



La galère désarmée.

Il faut savoir, que personne de la chiourme ne peut être sans rien faire. Les comites, qui sont tout le jour à observer la chiourme, s’ils en voient quelqu’un qui soit à rien faire, ils lui demandent la corde à la main, d’où vient qu’il ne travaille pas. S’il dit, qu’il ne sait point de métier, il lui fait donner du coton filé, pour qu’il en broche des bas ; et s’il ne sait pas brocher, il ordonne à un galérien de son banc de le lui enseigner. Ce métier est bientôt appris ; mais comme il s’en trouve toujours, qui outre qu’ils sont fainéants, n’apprennent pas facilement, ou s’opiniâtrent à ne pas apprendre, les comites ne manquent pas de le remarquer, et ils les rossent d’importance. Que s’ils voient qu’un tel paresseux ou entêté n’apprenne pas du tout ce qu’on lui enseigne, alors ils lui donnent un boulet de canon à éclaircir, en le menaçant, que s’il ne l’a pas rendu clair comme de l’argent du matin au soir, il sera roué de coups. C’est une chose impossible que d’éclaircir un boulet de canon ; et quand ce misérable y travaillerait toute sa vie, il aurait beau y employer tout le sable qu’il pourrait trouver, et tout le tripoli de l’univers, il n’en viendrait pas à bout. Ainsi il est toujours immanquable qu’il sera rossé ; et tous les jours c’est à recommencer, jusqu’à ce que ce malheureux se résolve enfin à apprendre à tricoter ; car un comite n’en démord jamais. Il y en a plusieurs, parmi la chiourme, qui savent des métiers, et qui les apprennent à d’autres ; comme tailleur, cordonnier, perruquier, graveur, horloger, etc. Ceux-là sont heureux en comparaison de ceux qui ne savent que brocher ; car dans l’hiver, lorsque les galères sont désarmées, on leur permet de dresser de petites baraques de planches sur le quai du port, chacun vis-à-vis de sa galère. L’argousin les y enchaîne tous les matins, et au soir il les renchaîne dans la galère. Cet argousin pour sa peine, et pour celle de veiller sur eux, à un sol par jour, que chacun d’eux paie exactement.

Les turcs pour la plupart n’ont point de métier, et on ne les oblige pas à tricoter ; car, comme ils sont assez intrigants d’eux-mêmes, et qu’ils ne sont jamais enchaînés, en payant un sol par jour à l’argousin, ils vont rôder par la ville, et travaillent chez les bourgeois, qui les veulent occuper, soit à fendre du bois, ou autres ouvrages pénibles ; et tous les soirs ils reviennent à la galère, n’y ayant presque pas d’exemple, qu’aucun tâche à se sauver. Aussi n’en ont-ils pas la facilité, tout libres qu’ils soient ; car ils sont si reconnaissables par leur teint d’ordinaire brûlé, et par leur langue franque, qui est un véritable baragouin, qu’ils ne seraient pas à demi-lieue de la ville, qu’on les ramènerait en galère ; car il y a vingt écus de prime pour ceux de la ville ou de dehors, qui ramènent un turc ou un forçat, qui s’est évadé ; et lorsqu’il arrive que quelqu’un de la chiourme s’évade, les galères ont la précaution de tirer un coup de canon de distance à autre, pour avertir de cette évasion. Alors tous les paysans, principalement à Marseille, courent après cette curée avec leur fusil et leur chien de chasse ; et il est comme impossible, que ce pauvre fugitif ne tombe dans leurs mains. J’en ai vu divers exemples à Marseille. Pour ce qui est de Dunkerque, les Flamands avaient cette chasse en horreur ; mais la soldatesque, dont tout était rempli à Dunkerque et aux environs, n’y regardait pas de si près pour gagner vingt écus. Par parenthèse, il est arrivé à Marseille (ce que je ne sais pourtant que par tradition, mais la chose n’en est pas moins certaine), qu’un fils ramena son propre père aux galères, d’où il s’était sauvé. Il est vrai que l’intendant en eut tant d’horreur, qu’après avoir fait compter les vingt écus au fils pour son exécrable salaire, il le fit mettre à la chaîne comme forçat, sans dire pourquoi, et sans sentence ; si bien qu’il y resta toute sa vie, aussi bien que son malheureux père, tant il est vrai, que la nation provençale est généralement perfide, cruelle et inhumaine ! Il me souvient, qu’en traversant la Provence pour aller à Marseille, étant enchaînés à la grande chaîne, nous tendions nos écuelles de bois à ceux qui se trouvaient sur notre passage dans les villages, pour les supplier de nous y mettre un peu d’eau pour nous désaltérer. Mais ils avaient tous la cruauté de n’en vouloir rien faire. Les femmes mêmes, auxquelles nous nous adressions plutôt, comme au sexe ordinairement le plus susceptible de compassion, nous disaient des injures en leur langage provençal. « Marche, marche, nous disaient-elles, là où tu vas, ne te manqueras pas d’eau. »

Je reprends mon sujet de l’occupation des chiourmes en hiver. On voit donc le long du quai, où sont les galères, une longue rangée de ces baraques avec deux, trois ou quatre galériens dans chacune, exerçant chacun leur métier ou leur industrie pour gagner quelques sols. Je dis, industrie : car il y en a, qui ne s’occupent qu’à dire ce qu’on appelle la bonne aventure, ou à tirer l’horoscope. D’autres vont plus loin, et contrefont les magiciens pour faire trouver les choses perdues ou volées ; et toute leur magie consiste dans leur industrie. J’en dirai ici un exemple, arrivé de mon temps à Marseille.

Il y avait sur la Grande Réale, où j’étais pour lors, un vieux galérien, nommé père Laviné. Cet homme avait le renom de ne jamais manquer à faire retrouver les choses perdues ou volées. Un jour un marchand de Marseille avait oublié de serrer dans sa caisse vingt louis d’or, qui étaient restés dans son comptoir sur son pupitre, et qui furent éclipsés. Ce marchand ayant fait toutes les recherches possibles pour trouver ses vingt louis, et n’y pouvant réussir, s’adresse à mon rusé magicien Laviné, qui l’assura, que quand ses louis seraient en enfer, il les lui ferait retrouver. Il accorde à un louis pour lui, et prie le marchand de lui donner une liste de toutes les personnes, qui composaient sa famille et son domestique ; ce que le marchand fit. Il ordonna de plus, que toutes ces personnes se trouveraient le lendemain matin dans la maison du marchand, sans qu’il en manquât une seule ; ce qui fut fait. Ce même matin Laviné fut chez le marchand, portant dans ses mains un coq tout noir, et un vieux bouquin tout graisseux, qu’il disait être son grimoire. D’entrée il demanda au marchand, si tous ceux de sa maison étaient là. Celui-ci répondant que oui, Laviné les fit tous assembler dans une chambre. Il y en avait une autre à l’opposite ; il pria le marchand de faire bien fermer ces deux chambres pour qu’elles fussent entièrement obscures ; ce qui étant fait, Laviné récita tout haut, en un langage barbare et incompréhensible, quelques passages de son grimoire. Ensuite il avertit tout haut le marchand, qu’il savait, que le voleur de ses louis était dans la chambre ; qu’il l’allait bientôt connaître par le chant de son coq, qui ne manquait jamais ; mais il le pria de ne pas s’étonner, si le diable emportait le voleur ; car, dit-il, c’est son dû, et le diable ne fait rien pour rien. Il disait cela d’un air à en imposer aux plus incrédules. Après quoi, dans l’obscurité, sans que personne le vît, il remplit le dessus du dos de son coq de noir de fumée ; et se tenant à la porte à l’opposite de celle, où étaient tous ceux de la maison, il les appela tous par leur nom, l’un après l’autre, leur ordonnant qu’en passant auprès de lui chacun mît la main sur son coq, qu’il tenait par les pattes, en les assurant par son grimoire infaillible, que le coq ne sentirait pas plutôt la main du voleur sur son dos, qu’il chanterait ; et gare, disait-il, la griffe du diable, qui l’emportera comme une mouche. Or il arriva, qu’une servante, qui avait fait le vol, se sentant coupable, et cependant voulant passer par l’épreuve plutôt que d’avouer le fait, s’avisa d’une ruse pour empêcher, que, si le coq chantait sous sa main, le diable ne l’emportât. Elle résolut, à la faveur de l’obscurité, de passer sans toucher le coq. Laviné donc appelle tout le monde de cette chambre, et en passant leur disait de passer la main sur le coq. Chacun le fit hardiment à la réserve de la servante coupable, qui passa la main à côté sans toucher le coq ; si bien que cette revue ne produisit aucun chant du coq. Mais Laviné, ayant fait ouvrir tous les volets de cette chambre, ordonna à un chacun de présenter sa main ouverte ; et il ne se trouva que celle de la servante, qui fut blanche, celle des autres étant toute noircie par le noir de fumée, qui était sur le dos du coq. Laviné s’écria d’abord : « Voici la voleuse des louis ; je m’en vais appeler le diable pour l’emporter. » Cette servante eut tant de frayeur, qu’elle demanda grâce à genoux, avoua le vol, et rendit les louis. Ce Laviné était si fertile en inventions, qu’à chaque occasion, il en exerçait une nouvelle. J’en sais plusieurs, que lui-même m’a racontées, mais qui grossiraient trop ces mémoires, qui ne sont pas destinés à de pareilles fadaises. Je n’ai raconté celle-ci que pour donner un exemple de l’industrie des galériens pour attraper l’argent des bonnes gens. Il y a aussi dans ces baraques des joueurs de gibecière, de faux joueurs à la jarretière, des escamoteurs qui, priant les passants de leur changer un écu, en touchant leur petite monnaie, la leur enlèvent ou escamotent sans qu’ils s’en aperçoivent le moins du monde ; et quand ils ont fait leur coup, ils changent d’avis sous quelque prétexte pour ne pas changer leur écu. Il y a aussi des écrivains, les meilleurs notaires du monde pour faire de faux testaments, de fausses attestations, de fausses lettres de mariage, de faux congés pour les soldats ; mais ce dernier leur est trop dangereux ; car si cela vient à se découvrir, ils sont pendus sans rémission. Ces écrivains savent contrefaire toute sorte d’écritures. Ils ont des sceaux et cachets de toutes les sortes ; sceaux de villes, sceaux d’évêques, archevêques, cardinaux, etc. Ils ont aussi bonne provision de toutes sortes de caractères pour les contrefaire dans les occasions ; toutes sortes de papier de différentes marques, et sont très habiles pour effacer et enlever plusieurs lignes d’écriture d’un acte authentique, et pour y en écrire d’autres du même caractère sans qu’il y paraisse. Enfin ce sont de très habiles fripons, et qui travaillent à très bon marché pour attirer des chalands.

Les gens de métier, qui travaillent dans ces baraques, ne sont pas moins fripons. Le tailleur vole l’étoffe ; le cordonnier fait des souliers, dont la semelle, au lieu de cuir, est une petite planchette de bois, qu’il couvre d’une peau de stockfisch, collée par-dessus, et où il fait des points artificiels, qui ressemblent parfaitement à la couture d’une semelle ; et cette peau ainsi collée paraît de couleur et de force comme le meilleur cuir du monde. Le bon marché qu’ils font, fait que quantité de lourdauds s’y attrapent. Si je voulais décrire tous leurs tours de friponnerie, je n’aurais jamais fait. Il y a aussi beaucoup de turcs dans ces baraques, mais qui n’y travaillent pas, ils n’y font que négocier. Les uns font les fripiers, les autres vendent du café, de l’eau-de-vie, et semblables choses. Mais tous en général sont grands receleurs de toutes sortes de vols ; et s’ils y sont découverts, ils en sont quittes pour rendre. Il n’en alla pourtant pas ainsi d’un turc de la galère, où j’étais à Dunkerque. Ce qui lui arriva, mérite par sa singularité d’être rapporté. Voici le fait : Deux voleurs volèrent un jour dans la grande église de Dunkerque divers ornements, entre autres la boîte d’argent des saintes huiles destinées à l’administration du sacrement de l’extrême onction. Ils portèrent cette boîte à un turc de notre galère, nommé Galafas, qui était dans sa baraque, et la lui vendirent. Galafas, après l’avoir achetée, demanda à ces voleurs, si cela n’était pas robe santa, c’est-à-dire, chose sacrée. Les voleurs le lui avouèrent ; ce qui intrigua un peu Galafas, qui crut devoir faire changer de forme à cette boîte. Pour cet effet, il sort l’huile avec le coton imbibé qui y était, en graisse ses souliers pour mettre tout à profit, et avec un marteau aplatit la boîte pour en changer la forme. Ensuite il fait un trou dans la terre au dedans de sa baraque, et y enfouit cette boîte ainsi aplatie. Mais par malheur l’un de ces voleurs fut pris, et convaincu du vol. On lui demanda ce qu’il avait fait de cette boîte aux saintes huiles. Il confessa l’avoir vendue au turc Galafas. On mène ce voleur à la baraque de Galafas, qui avoua le fait ingénument. On lui demanda où était la boite. Il montra l’endroit, où il l’avait enfouie. On en avertit d’abord le curé de la ville, afin qu’il vînt lui-même lever cette précieuse et sainte relique, qu’aucun autre qu’un prêtre n’avait droit de toucher. Le curé avec ses prêtres y accourt en surplis, et avec la croix, comme à une procession. On fouille dans la terre à l’endroit que le turc leur disait. On y trouve la boîte écrasée à coups de marteau : et comme on ne voyait point d’huile répandue, on demande au turc ce qu’il avait fait de l’huile, qui était dans la boîte. « J’en ai graissé mes souliers, dit-il. Si j’avais eu de la salade, je l’en aurais garnie ; car j’ai goûté cette huile, qui était très bonne. » Alors tous ces prêtres à crier : à l’impiété ! au sacrilège ! et au turc à rire, et à se moquer d’eux. Cependant on fit déchausser au turc ses souliers. Ce fut le curé lui-même qui le déchaussa ; car quel autre que lui aurait osé porter ses mains profanes sur ces souliers sanctifiés par ces saintes huiles ? Ce fut enfin avec de grandes cérémonies, et des battements de poitrine, qu’on mit les souliers de Galafas, la boîte aplatie, et toute la terre, qu’on jugea qui avait touché cette boîte, dans une nappe de l’autel, que quatre prêtres portaient, tenant chacun un coin de la nappe, et chantant des hymnes d’affliction jusqu’à la grande église, où le tout fut enterré sous l’autel. Il ne manqua pas de se faire des miracles à la baraque de Galafas. Toutes les nuits on y voyait des visions célestes, tantôt deux anges assis sur le toit de la baraque, tantôt la sainte Vierge pleurant, d’autres fois une troupe d’anges faisant la procession autour de la baraque ; et que sais-je, combien d’autres apparitions ? Mais quoique cette baraque fût tout proche et vis-à-vis de notre galère, d’où je pouvais la voir la nuit comme le jour, je n’y vis ni entendis jamais rien. Et comme je m’en expliquais un jour avec notre aumônier, dont j’étais ami, il me répondit, que mon incrédulité me bandait les yeux, et qu’efficace d’erreur m’était donnée. Je lui répondis, pour croire au mensonge. Il me donna un petit coup sur la joue, en souriant, et s’en alla. Je m’assure qu’on s’impatiente de savoir ce qu’on fit au turc. J’y vais satisfaire.

La baraque de Galafas fut fermée, ensuite démolie, et on en rendit la place hors d’aucun usage, en y amoncelant des pierres et des débris, comme un monument du sacrilège commis. On mit Galafas dans la galère, enchaîné de doubles chaînes, et les menottes aux mains. Mais personne ne travaillait à son procès, à cause d’un conflit de juridiction. Le conseil de guerre des galères prétendait l’office, et le clergé se le voulait approprier. Il y avait une autre raison, pour laquelle le commandant ne pouvait livrer Galafas au pouvoir du clergé, qui est que la Cour avait réglé depuis maintes années, qu’aucun tribunal de justice du royaume ne pourrait se saisir d’aucun forçat, ou esclave des galères du Roi, que préalablement un tel forçat ou esclave ne fût délivré, par une grâce du Roi, du supplice des galères, et que le forçat ou esclave n’eût de sa bonne et pure volonté, accepté cette grâce, lui étant permis de l’accepter ou de la refuser ; et en ce dernier cas, il devait rester toute sa vie aux galères. Le clergé de Dunkerque, bien informé de ceci, sollicita la Cour pour obtenir cette grâce ; à quoi ils réussirent facilement. Cependant Galafas était enchaîné à double chaîne, et s’attendait à passer fort mal son temps ; lorsqu’un jour le major des galères lui vint annoncer sa liberté, le félicitant de ce qu’au lieu de périr entre les mains de la justice, le Roi au contraire lui faisait grâce. Galafas, qui ignorait le piège qu’on lui tendait, accepta sa grâce avec joie. Sur-le-champ le major le fit déchaîner ; et lui mettant sa lettre de grâce ou passe-port dans la main, lui dit qu’il était libre. Galafas ne fit qu’un saut pour sortir de la galère : mais le clergé, qui avait machiné cette affaire, et qui n’avait d’autre crainte que Galafas refusât sa grâce, avait si bien aposté les suppôts de la justice sur le quai aux avenues de la galère, que le pauvre turc n’en fut pas plutôt descendu, qu’il se vit arrêter et conduire aux prisons de la ville. Il eut beau crier, que le Roi lui avait fait grâce de tout le passé. On lui répondit que Sa Majesté ne lui avait fait grâce que de sa détention comme esclave, et non du crime qu’il venait de commettre. Enfin il en fallut passer par là. La justice, à la requête du clergé, lui fit son procès dans les formes, et que ayant atteint et convaincu ledit Galafas de sacrilège au premier chef, le condamna à être brûlé vif, et ses cendres jetées au vent. Galafas en appela au parlement de Douai. On l’y transféra pour faire confirmer sa sentence. Mais comme il se passa beaucoup de temps depuis sa détention et pendant qu’il était à Douai, les turcs des galères de Dunkerque trouvèrent le moyen de faire venir une lettre à Constantinople, qui fut remise entre les mains du Grand Seigneur, lequel aussitôt fit appeler l’ambassadeur de France, et lui déclara, que si on faisait mourir Galafas pour un fait de cette nature, que les Turcs ignorent être un crime, lui Grand Seigneur ferait mourir du même supplice cinq cents chrétiens esclaves français. Sur cette déclaration, l’ambassadeur de France dépêcha un exprès à sa Cour, qui donna ses ordres au Parlement de Douai, en vertu desquels Galafas en fut quitte pour avoir le fouet le long du quai de Dunkerque, et au lieu d’esclave qu’il était, il fut condamné aux galères perpétuelles ; ce qui fut ensuite son bonheur ; car peu de temps après il fut délivré à plein, soit par politique envers le Grand Seigneur, ou en vertu de quatre cents livres, qu’il donna pour sa délivrance. J’ai abrégé autant qu’il m’a été possible cette narration, pour ne pas ennuyer mon lecteur.

Je reprends l’occupation des chiourmes. Pendant qu’une partie s’occupe sur le quai dans leurs baraques, le reste, qui fait le plus grand nombre, est à la chaîne dans leurs bancs, à la réserve de quelques-uns, qui se font déchaîner pendant le jour, moyennant un sol. Ceux-là peuvent se promener par toute la galère, et y faire leur négoce. La plupart de ces déferrés font les vivandiers ; ils vendent du tabac (car l’hiver on peut fumer), de l’eau-de-vie, etc. D’autres ont dans leur banc une petite boutique de beurre, fromage, poivre, vinaigre, du foie de bœuf, et des tripes cuites, qu’ils vendent à la chiourme pour peu d’argent, car pour cinq ou six deniers, qui font un demi-sol, on s’y pourvoit pour faire son repas avec le pain que le Roi donne. A l’exception donc de ceux qui sont déchaînés, en payant un sol par jour, tous les autres sont assis dans leur banc, tricotant des bas. On me demandera, où ces galériens prennent le coton pour travailler. Le voici : Plusieurs turcs, du moins ceux qui ont de l’argent, font ce négoce, où ils ont un profit visible et clair, principalement à Marseille, où il y a quantité de marchands, qui font un gros négoce de ces bas de coton. Ces marchands livrent à ces turcs autant de coton qu’ils en veulent ; et les turcs leur payent le coton en bas de coton ; l’un et l’autre à un prix que chacun trouve son compte. Ces turcs livrent tant de livres de coton filé aux forçats pour le brocher, et en faire des bas de toute grandeur, leur étant indifférent de brocher de grands ou de petits bas, parce que le prix du brochage se fait par livre pesant ; si bien que le forçat, qui a reçu, par exemple, dix livres de coton filé, rend le même poids de coton broché, en bas de la grandeur qu’on lui a ordonnée ; et le turc lui paye pour la façon des bas tant par livre, selon qu’ils en sont convenus ; mais c’est ordinairement un prix fixe. Il faut que le forçat prenne bien garde de ne pas friponner le coton, qu’on lui a confié ; car s’il en manque la moindre chose, ou que le forçat ait mis le coton dans un lieu humide pour lui faire reprendre le poids qu’il en a détourné, on lui donne une cruelle bastonnade. Cela arrive fréquemment ; car les forçats sont si adonnés à boire, qu’un grand nombre parmi eux, pour se satisfaire à cet égard, s’exposent à ce cruel supplice, dont rien ne les peut garantir. Ils n’ont pas même l’espérance de cacher leur friponnerie. Un voleur, un meurtrier, tous les autres criminels, se flattent toujours que leur crime ne viendra pas au jour, mais ceux-ci n’en peuvent concevoir la moindre espérance. Cependant il arrive très souvent, que lorsqu’ils ont reçu le coton de leur maître (ainsi les appellent-ils), ils le vendent au premier turc d’une autre galère, qui pour ce sujet vont d’une galère à l’autre. Ayant reçu l’argent, ils se mettent trois ou quatre de compagnie pour boire tant que cet argent dure ; et souvent, quand il est fini, les associés buveurs vendent aussi le coton, qu’ils ont de leur maître ; et n’ayant plus rien, ils attendent patiemment, et en gaussant de leur future bastonnade, que leur maître vienne demander leur travail. J’oubliais de dire, que la façon se paye si bien d’avance ; ce qui occasionne qu’ils vendent leur coton. Car ils s’enivrent de l’argent de la façon, et dans cet état ils bravent le péril inévitable. Lorsque le turc vient demander l’ouvrage, ils lui disent effrontément : « Voilà de quoi te payer, » en frappant sur leur dos. Le turc s’en plaint au comite ; et le matin à neuf heures, que le Major vient régulièrement à l’ordre, tous les comites s’assemblent autour de lui, et chacun lui rapporte ce qui se passe sur sa galère ; et sans autre forme de procès, on fait dépouiller ces vendeurs de coton, et on leur donne la bastonnade telle que je l’ai dépeinte plus haut, vingt-cinq, trente coups, ou, si c’est une récidive, cinquante. Ces derniers n’en reviennent guère.

J’en ai vu un sur notre galère, qui ayant reçu le travail de son maître, et ayant bu l’argent de la façon avec un de ses camarades, nommé Saint-Maur, et se trouvant encore altéré, Saint-Maur lui conseilla de vendre la laine ; car c’étaient des bas de laine. L’autre en faisait quelque difficulté, alléguant la bastonnade ; mais Saint-Maur l’encouragea, en lui disant : « Camarade, si tu reçois la bastonnade, je te ferai voir, que je suis honnête homme, et que je veux la recevoir aussi bien que toi ; » comme si les coups de l’un adoucissaient ceux de l’autre ! Enfin l’accord fut fait à cette condition. Ils burent à tire larigo, en chantant et se divertissant, tant que l’argent de la laine dura ; et lorsqu’il fallut rendre le travail au maître, ils montrèrent leur dos pour tout paiement. Le Major vint faire donner la bastonnade au délinquant. Saint-Maur, pendant qu’on frappait son camarade, se dépouillait et se préparait à danser à son tour. Ses camarades de son banc avaient beau le vouloir dissuader de se faire donner la bastonnade de gaieté de cœur. « Je suis honnête homme, disait-il ; j’ai bu ma part de l’argent de la laine ; il est juste que je paye mon écot. » Après que le Major eut fait bastonner le vendeur de la laine, il allait sortir de la galère ; car il n’avait rien à faire avec Saint-Maur. Mais celui-ci l’appelant, le Major vint voir ce qu’il avait à lui dire. « C’est, Monsieur, dit-il, que je vous supplie de me faire donner autant de coups de bastonnade, que mon bon ami vient d’en recevoir, » lui alléguant son honneur et sa parole donnée. Le Major, indigné de la bravade de ce coquin, lui fit donner une telle bastonnade, qu’il en mourut peu de jours après. Concluons de là que le vice suit toujours ces misérables, qui souffrent pour leurs crimes ; et qu’au lieu de s’amender par un châtiment si rigoureux, ils regimbent contre l’aiguillon, le bravent, et même s’y endurcissent à un point, qu’il semble qu’ils ont quitté tout sentiment d’hommes pour prendre toute la méchanceté du démon. On ne peut, en un mot, rien imaginer d’horrible en méchanceté, que ces misérables ne possèdent au suprême degré. Les blasphèmes les plus exécrables, dont ils s’étudient à inventer de nouveaux formulaires, les crimes les plus affreux, qu’ils se vantent d’avoir commis, et qu’ils désirent de pouvoir encore commettre, font hérisser les cheveux d’horreur. Cependant les aumôniers leur font faire de gré ou de force leur devoir de religion, tout au moins une fois l’an. Ils vont tous à confesse à Pâques, et reçoivent l’hostie consacrée, ou la communion. Mais bon Dieu ! en quel état ces malheureux s’en approchent-ils ? Forcenés de rage, maudissant les aumôniers et comites, qui les y forcent, ils reçoivent enfin ce sacrement, que les prêtres et les dévots de la religion romaine regardent comme la chose la plus auguste et la plus sainte de toute leur religion, ils le reçoivent, dis-je, avec aussi peu d’apparence de contrition, et aussi peu de dévotion, que s’ils étaient dans un cabaret, à boire bouteille. Les aumôniers n’y prennent pas autrement garde. Pourvu qu’ils les obligent à faire cet acte de catholicité, ils ne s’informent pas du reste.

Il faut pourtant avouer, que tous les galériens de la chiourme, condamnés pour leurs crimes, ne sont pas également méchants et scélérats. J’en ai connu de très honnêtes gens, et qui vivaient moralement bien. Il y en avait, qui étaient condamnés pour désertion, parmi lesquels se trouvaient de bons paysans et artisans, qu’on avait enrôlés de force ou par surprise ; d’autres, pour avoir fait la contrebande ; d’autres, qui, quoique condamnés pour meurtre, n’avaient tué qu’à leur corps défendant ; quelques-uns aussi (et j’en ai connu de tels), qui étaient innocents du crime, pour lequel on les avait condamnés, et qui ont vérifié leur innocence dans la suite. Tous ces gens-là, du moins la plus grande partie, se distinguaient par leur manière de vivre, et se montraient tout autres que ces infâmes scélérats, nourris et accoutumés à exercer les crimes les plus terribles. Cependant, comme je crois l’avoir fait remarquer dans le cours de ces mémoires, tous ces scélérats, quelque méchants qu’ils fussent, témoignaient toujours beaucoup d’égards et de respect pour nous autres réformés. Ils ne nous appelaient jamais que Monsieur, et n’auraient jamais passé devant nous sans nous saluer. J’en avais cinq dans mon banc à Dunkerque, un condamné pour meurtre et assassinat ; un autre, pour viol et meurtre ; le troisième pour vol de grand chemin ; le quatrième aussi pour vol ; pour le cinquième, c’était un turc esclave ; mais je puis dire en bonne vérité, que ces gens-là, tout vicieux qu’ils étaient, me portaient une vraie révérence ; et c’était à qui serait le premier à me rendre de petits services. Lorsque les plus méchants parlaient de nous, balançaient pas à dire : « Ces messieurs sont respectables en ce qu’ils n’ont point fait de mal, qui mérite ce qu’ils souffrent, et qu’ils vivent comme d’honnêtes gens qu’ils sont. » Les officiers mêmes, du moins la plupart, aussi bien que l’équipage, nous considéraient ; et s’il se trouvait, qu’il y eût dispute ou quelque différend entre les autres galériens, et qu’un réformé se trouvât à portée d’en décider, ou de rendre témoignage de la vérité du fait, on en passait toujours par sa décision. Tant il est vrai, que la vertu, lors même qu’elle se trouve confondue parmi les vicieux, n’en reluit que davantage. Je prie le lecteur de ne pas porter ici ses réflexions jusqu’à concevoir, que nous nous encensions nous-mêmes. En mon particulier, j’ai toujours senti en moi les infirmités d’un homme faible et pécheur devant Dieu ; et ce n’est qu’à sa grâce opérante en nous, que j’attribue la constance d’avoir confessé son saint nom. Mais je crois devoir rendre la justice qui est due à mes chers frères et compagnons de souffrance, qui ont, par cette même grâce divine, non seulement constamment persévéré dans leur rude et longue épreuve ; mais même vécu religieusement et mené sur les galères une vie sans reproche.

Je reviens à l’occupation de la chiourme en hiver. J’ai dit, que la chiourme y était toujours occupée, tant dans les baraques que sur les galères, à gagner quelques sols pour s’aider à vivre. Les comites y donnent de grands soins ; et c’est leur intérêt ; car faisant vendre le vin à leur taverne à leur profit, tout le gain de la chiourme, du moins la majeure partie, entre par ce moyen dans leur bourse. Une autre raison, c’est qu’il paraît impossible, que la chiourme puisse vivre avec le pain et l’eau, que le Roi lui donne. Ajoutez à cela, que l’occupation de ces malheureux pour gagner leur vie, les empêche de porter toutes leurs pensées à se sauver de la galère.

Outre l’occupation des galériens pour travailler à gagner quelque chose, ils ont celle du service de la galère au dehors et au dedans. Le service de dehors consiste en ceci : c’est que tous les jours, vingt ou vingt-quatre galériens par galère sont commandés pour aller ce qu’on nomme à la fatigue. C’est ordinairement à l’arsenal de la marine, qu’on les fait travailler à visiter les agrès, apparaux et ustensiles des galères et navires du Roi ; changer de place, souvent sans nécessité, les mâtures, ancres, artillerie, etc. ; ce qui est un rude travail. Voici comme on y conduit ces galériens.

On les enchaîne deux à deux à la jambe, et chacun a une ceinture, autour des reins, où pend un croc de fer, auquel chacun des deux accroche sa chaîne, qui leur vient ainsi jusqu’aux genoux ; si bien que ce sont leurs reins, qui supportent la pesanteur de la chaîne, laquelle, sans l’aide de ce croc, les empêcherait de marcher et d’agir. Ces deux hommes, ainsi enchaînés, se nomment un couple. Les dix ou douze couples par galère s’assemblent tous devant la galère la commandante. Chaque galère fait conduire ses couples par un seul pertuisanier, et un comite ou sous-comite, qu’on commande chacun à son tour, les accompagne de là à l’arsenal, et fait travailler ces galériens aux ouvrages qui leur sont ordonnés, ayant le gourdin ou la corde à la main ; et le soir tous ces couples sont ramenés chacun à sa galère. Les turcs n’en sont pas exempts. Pour moi, je n’ai jamais été à cette fatigue ; en donnant trois ou quatre sols à un galérien, qui y allait pour moi, j’en étais quitte ; chacun a la liberté d’en faire de même.

Le service du dedans de la galère n’est pas moins pénible. On y fait la bourrasque, au moins deux fois par semaine ; et certaines galères, dont les comites sont plus exacts, ou, pour mieux dire, plus méchants, la font faire tous les jours. Cette bourrasque ou veresque est le nettoiement de la galère. Quand on veut le faire, le premier comite donne un coup de sifflet qui le désigne ; les deux sous-comites s’arment de leur gourdin sur le coursier, courant de banc en banc, pour dégourdir les paresseux. Chaque banc se démonte, pièce à pièce. Il faut racler avec une racle de fer, dont chaque banc en a une, toutes les pièces du banc, qui sont le banc, la banquette, la pedagne, contre-pedagne et les quartiers ou planches. Cela étant fait, les comites examinent de banc en banc, si le tout est bien blanc et bien raclé. Pendant cet examen, le gourdin tombe sur les dos nus des galériens, comme la pluie. Le raclement étant fini, on leur fait laver le tillac à force de seaux d’eau, qu’on puise à la mer ; ce qui étant fait, et le tout au son du sifflet, et le corps nu comme la main, de la ceinture en haut, on remet chaque chose à sa place, et on range le banc. Cet exercice dure trois bonnes heures.

Outre cet exercice et les occupations journalières pendant tout l’hiver, il en arrive très souvent d’extraordinaires. C’est lorsqu’il se trouve en ville des étrangers de distinction. Quelquefois le gouverneur leur donne le plaisir de monter sur les galères pour y voir faire l’exercice, dont je viens de parler. D’autres fois c’est l’intendant, ou le commissaire de la marine ; mais très souvent ce sont les capitaines et lieutenants des galères, qui donnent ces fêtes à leurs amis, en les régalant de collations, et même de repas splendides sur leur galères. Nous étions sur la nôtre, qui était la commandante, presque toujours chargés de cette fatigue extraordinaire, à cause que notre commandant, qui était très magnifique, y entretenait une belle symphonie de douze joueurs de divers instruments, tous galériens, distingués par des habits rouges, et des bonnets de velours à la polaque, galonnés d’or, et leurs habits galonnés de jaune, qui était sa livrée. Le chef de cette symphonie, et qui l’avait formée, était un nommé Gondi, un des vingt-quatre symphonistes du Roi, qui par débauche et libertinage avait été chassé de la cour ; et s’étant enrôlé dans les troupes, en avait déserté. Ayant été repris, il fut condamné aux galères, et mené sur la commandante de celles de Dunkerque. C’était un des plus habiles musiciens de France, et il jouait de toutes sortes d’instruments.

Sa symphonie nous attirait donc souvent beaucoup de visites fatigantes ; et voici en quoi cette fatigue consistait. On avertissait le comite de faire tout préparer pour recevoir la visite. On commençait par faire d’extraordinaire une bourrasque, ou nettoiement de la galère. On faisait raser tête et barbe à la chiourme, changer de linge et revêtir leur casaque rouge, et bonnet de la même couleur. Cela étant fait, qu’on se représente toute la chiourme, qui s’assied dans leurs bancs sur la pedagne, de sorte qu’il ne paraît d’un bout de la galère à l’autre que des têtes d’hommes en bonnet rouge. Dans cette attitude, on attend les seigneurs et dames, qui entrant un à un dans la galère, reçoivent le salut de la chiourme, par un cri rauque et lugubre de hau. Ce cri se fait par tous les galériens ensemble sur un coup de sifflet ; de sorte qu’on n’entend qu’une voix. Chaque seigneur et dame reçoit un hau pour salut ; à moins que leur qualité ou leur caractère ne demande une distinction. Alors on crie deux fois, hau, hau. Si c’est un général, ou un duc et pair de France, on crie trois fois, hau, hau, hau ; mais c’est le plus, le Roi même n’en aurait pas davantage. Aussi nomme-t-on ce dernier salut, le salut du Roi. Pendant ce salut, les tambours appellent, ou battent au champ, suivant le salut ; et les soldats fort propres sont arrangés à la bande des deux côtés de la galère, le fusil sur l’épaule. Et comme dans ces occasions on dresse les mâts, et souvent on met les rames, les pavillons de toutes couleurs, et les banderolles, et que les grandes flammes rouges, et à fleurs de lis jaunes sans nombre, y sont pendues et déployées au vent ; le tout ensemble fait un très beau coup d’œil. La guérite, ou chambre de poupe, qui est faite en berceau, sans autre couverture qu’une forte toile cirée pour être garantie de la pluie, est aussi, dans ces occasions de visites de distinction, couverte d’une tenderole de velours cramoisi, où pend une riche frange d’or tout à l’entour. Joignez à cette magnificence les ornements en sculpture de la poupe, tous dorés jusqu’à fleur d’eau ; les rames abaissées dans les bancs, et élevées en dehors en forme d’ailes, toutes peintes de diverses couleurs. Une galère, ainsi parée de tous ses ornements, offre à la vue un spectacle, qui frappe d’admiration ceux qui n’en voient que l’extérieur. Mais ceux qui portent leur imagination sur la misère de trois cents galériens qui composent la chiourme, rongés de vermine, le dos labouré de coups de corde, maigres et basanés par la rigueur des éléments et le manque de nourriture, enchaînés jour et nuit, et remis à la direction de trois cruels comites, qui les traitent plus mal que les bêtes les plus viles : ceux, dis-je, qui font ces considérations, diminuent infiniment leur admiration pour ce superbe extérieur.

Les seigneurs et dames, ayant parcouru la galère d’un bout à l’autre sur le coursier, reviennent à la poupe, s’asseyent sur des fauteuils ; et le comite, ayant reçu l’ordre du capitaine, commande l’exercice à la chiourme au son du sifflet. Au premier temps, ou coup de sifflet, chacun ôte son bonnet de dessus la tête ; au second, la casaque ; au troisième, la chemise. On ne voit alors que des corps nus. Ensuite on leur fait faire ce qu’on appelle en provençal la monine ou les singes. On les fait coucher tout à coup dans leurs bancs. Alors tous ces hommes se perdent à la vue. Après on leur fait lever le doigt indice ; on ne voit que des doigts ; puis le bras ; puis la tête ; puis une jambe ; puis les deux jambes ; ensuite tout droits sur leurs pieds : puis on leur fait à tous ouvrir la bouche ; puis tousser tous ensemble, s’embrasser, se jeter l’un l’autre à bas, et encore diverses postures indécentes et ridicules, et qui, au lieu de divertir les spectateurs, font concevoir aux honnêtes gens de l’horreur pour cet exercice, où l’on traite des hommes, et qui plus est, des hommes chrétiens, comme s’ils étaient des bêtes brutes. Ces sortes d’exercices, comme j’ai dit, arrivent très fréquemment dans l’hiver comme dans l’été.

Voilà donc l’occupation de la chiourme pendant le cours de l’hiver. Lorsque le mois de mars vient, ces occupations se multiplient chaque jour, par de nouvelles fatigues. On ôte du fonds de cale toute la saure ; c’est le lest ou ballast de la galère, qui est tout de petits cailloux gros comme des œufs de pigeon. Tous ces cailloux se montent du fond de cale en haut par les écoutilles, dans des mannequins d’osier, lesquels on passe de main en main remplis de ces cailloux jusque sur le quai devant la galère, où deux hommes sont commandés par banc, avec des seaux pour puiser de l’eau de la mer à force, pour laver cet affreux monceau de cailloux, et les rendre nets comme des perles. Quand ils sont secs, on les rentre dans la galère. Cette fatigue dure sept à huit jours, y compris le temps qu’on emploie, pendant que la saure est à terre, à caréner la galère, pour la radouber et calfater ; ce qui occasionne aussi une grande fatigue aux galériens. La galère étant redressée, chaque jour jusques à ce qu’on l’arme, produit nouvelle occupation. Premièrement, on visite les câbles des ancres dans la galère ; ensuite tout le cordage neuf s’approprie, et on le passe ou tiraille autour de la galère à force de bras pour le rendre souple et plus maniable. Cette occupation dure plusieurs jours. Vient ensuite la visite des voiles ; et, s’il en faut faire de neuves, c’est le maître comite qui les coupe, et les forçats les cousent ; car il n’y a point de voilier sur les galères. Il faut aussi coudre les tentes neuves, raccommoder les vieilles, de même que les pavillons de rambade, et ceux qui servent aux lits des officiers, et enfin tant d’autres ouvrages, qu’il m’est impossible de les tous particulariser. Cela dure jusqu’au commencement d’avril, qui est d’ordinaire le temps, où la cour envoie ses ordres pour armer les galères.

Cet armement commence par espalmer les galères. Pour cet effet on renverse une galère sur une autre qui la soutient, tant que la quille ou carène de cette galère renversée se découvre hors de l’eau. Alors on frotte tout ce côté de la galère depuis la quille jusqu’en haut, de suif fondu ; après quoi on la renverse de l’autre côté, et on la frotte de même. Voilà ce qu’on appelle l’espalmage, qui est la plus rude de toutes les fatigues à la vogue près. Ensuite on arme la galère de son artillerie, mâts, ancres, cordages, vivres et munitions ; et tout ce rude ouvrage se fait par la chiourme, qui s’en trouve si harassée, qu’on est obligé souvent d’attendre quelques jours pour mettre en mer, afin de lui donner le temps de se refaire.

De quelle utilité sont les galères pour un État par opposition aux navires de guerre.

Il est avéré que les galères sont d’une grande charge à un État, soit républicain ou monarchique, par l’excessive dépense requise à leur entretien. Il est facile de le comprendre, si l’on se rappelle que les galères sont toujours entretenues soit en paix soit en guerre, en hiver désarmées comme en été armées. Leurs nombreux équipages, tant officiers, soldats que mariniers, reçoivent toujours la même paye, qui est beaucoup plus forte que celle des équipages des navires de guerre ; au lieu que ces derniers, en temps de paix, ou lorsqu’ils sont désarmés, ne demandent d’autre entretien, que celui des officiers majors. Je reconnais, que les galères des républiques d’Italie ne coûtent pas à beaucoup près autant que les galères de France, par le ménagement que ces républiques y apportent. Tout le monde sait, que diverses galères de ces républiques appartiennent à de puissants particuliers, sous la protection de leurs États ; et que, lorsque ces mêmes États en ont besoin, ils payent un subside à ces particuliers ; ce qui occasionne un grand ménagement. D’ailleurs ces États d’Italie retirent de l’utilité des galères, soit en ce qu’elles gardent leurs côtes des irruptions des barbares, à quoi elles sont toujours exposées, soit en ce qu’elles vont en course continuellement contre ces barbares, dont elles retirent même du profit par les esclaves qu’elles font ; ce qui compense en quelque manière les dépenses qu’elles coûtent. Il n’en est pas ainsi des galères de France. Elles ne sont point occupées à garder les côtes de l’irruption des infidèles. Ces côtes y sont beaucoup moins exposées par leur situation ; et la France par sa puissance, sait bien réprimer l’insolence et la piraterie des écumeurs de mer, sans être obligée de mettre ses galères à leurs trousses. De quelle utilité sont donc les galères de France par rapport à l’État ? Je réponds suivant mes petites lumières, et par l’expérience que j’en ai eue, pendant douze ans que j’ai été sur ces bâtiments dans la mer Océane. Les galères y ont eu plus de succès dans ce temps-là, qu’elles n’en ont eu durant un siècle dans la Méditerranée ; et tous ces succès pourtant aboutissent à deux ou trois vaisseaux de guerre ennemis, qu’elles y ont pris, et pas un navire marchand, quoique la mer en fût couverte. Je ne parle pas ici des alarmes continuelles qu’elles donnaient aux côtes d’Angleterre, mais dans un bien petit espace dans la Manche, et sans aucun autre effet que de tirer des volées de canons dans le sable des dunes, sans jamais y avoir fait ni tenté aucune descente, excepté celle de Harwich, qui fut manquée.

On me demandera, quelle vue pouvait donc avoir la France, d’entretenir sous le règne de Louis XIV quarante galères, avec des dépenses si immenses ? Je n’y en vois que celles-ci. Premièrement, pour faire voir sa grande puissance ; en second lieu, pour entretenir un grand nombre de gentilshommes, la plupart cadets de famille, qui n’ont guère tiré de leur patrimoine que l’éducation. La plus grande partie étant chevaliers de Malte, ce qui ne leur procure que peu ou point de revenu, sont réduits, pour soutenir leur état et leur noblesse, aux bienfaits du Roi, qui les avance suivant leur mérite et leur naissance : et l’entretien d’un si grand nombre de galères en fournit l’occasion ; car presque tous les officiers majors des galères sont chevaliers de Malte. Troisième raison : Le royaume de France étant fort grand et fort peuplé, il ne se peut qu’il ne s’y trouve beaucoup de malfaiteurs de toute espèce ; et pour les réprimer et punir leurs crimes, un si grand nombre de galères étaient nécessaires. Outre que dans ce temps là on condamnait aux galères les déserteurs des troupes, ce qui peuplait abondamment les chiourmes.

Pour ce qui regarde l’utilité, que l’État en retire, elle est de peu de conséquence. En temps de paix, les galères ne servent qu’à transporter quelquefois, des personnes de distinction à Rome ou autres États de l’Italie, comme cardinaux, ambassadeurs, et autres, par ordre du Roi. En ce cas, une ou deux galères sont commandées. Hors de là, les galères restent dans le port de Marseille sans rien faire ; ou si on en arme une escadre de cinq ou six, ce n’est que pour aller sur les côtes d’Italie pour se faire voir et faire respecter le pavillon, ou pour exercer les chiourmes et les équipages.

Reste donc à demander, à quoi les galères sont utiles en temps de guerre ? Je réponds comme ci-dessus, qu’elles sont de très peu d’utilité, principalement dans la mer Océane, où les galères ne peuvent naviguer qu’avec beaucoup de peine, à cause du flux et du reflux, qui se fait sentir plus violemment aux côtes qu’en pleine mer. Or la construction des galères ne leur permet pas de s’y engouffrer, ni d’abandonner la côte de vue ; et lorsqu’elles se trouvent dans la nécessité de le faire, pour faire route d’un port à un autre un peu éloigné, elles prennent de grandes précautions, et observent de prendre pour cela un temps fort calme, et où la mer soit fort unie ; ce qui arrivant peu souvent dans l’Océan, elles se morfondent des temps infinis dans le port pour attendre quelque occasion pareille. Par les mêmes raisons, les galères ne sont pas propres à aller en course contre l’ennemi ; et il leur est très rare de trouver l’occasion de le combattre ; puisqu’elles ne peuvent s’éloigner que de fort peu de distance de la côte pour aller chercher les vaisseaux ennemis soit de guerre ou marchands, qui ne naviguent jamais mieux qu’en haute mer. D’ailleurs elles ont une autre très grande difficulté pour le combat ; c’est que les galères ne peuvent absolument en livrer aucun, qu’en temps calme. C’est là leur fort ; car pour lors elles ont le choix d’attaquer les plus formidables navires, ou de les éviter ; et elles peuvent se retirer impunément, après avoir attaqué et maltraité de tels navires ; mais s’il fait assez de vent pour que les navires puissent faire servir leur voiles, dix galères n’oseraient attaquer la moindre frégate : mais elles se retirent incessamment dans leur port ; car si le vent est assez fort, une telle frégate, faisant force de voile sur les galères, leur passerait facilement sur le corps, et les coulerait à fond, à cause de la construction basse et légère de cette sorte de bâtiments.

Il reste à voir, si les galères sont utiles à seconder une armée navale dans un combat ? Elles le seraient effectivement, si le temps et le lieu du combat se trouvaient leur être favorables ? En ce cas, les galères peuvent servir très utilement pour remorquer et retirer hors du combat les navires démâtés et endommagés, et en remorquer quelque autre à la place. Mais pour cela il leur faut un temps calme, et tout à fait sans vent, pour les raisons dites ci-dessus. Mais la grande difficulté pour les galères, c’est de se trouver en pareil combat naval ; parce qu’une armée, qui cherche l’ennemi, n’a pas le choix du lieu pour l’attaquer, et qu’il faut presque toujours le chercher en haute mer ; et les galères n’osent pas se trouver vingt-quatre heures hors de la vue de terre. Outre cela les vaisseaux de guerre ne peuvent naviguer qu’avec un vent assez fort, pour chercher à combattre l’ennemi, et les galères ne peuvent supporter un tel vent ; si bien qu’il est comme impossible, que les galères se trouvent à un combat naval. Tout ce que les galères peuvent faire de plus utile, ce serait de faire quelque descente en terre d’ennemi, pour piller et brûler quelque village ; et ces descentes ne peuvent être que de peu de conséquence, parce que les galères ne peuvent prendre à leur bord que fort peu de troupes de renfort, n’y ayant pas de place ; car les cinq-cents hommes, qui forment l’équipage et la chiourme d’une galère, la remplissent totalement : et de ces cinq cents hommes on ne peut mettre à terre qu’environ cinquante ou soixante hommes par galère ; le reste devant n’en pas bouger pour y garder trois cents hommes de chiourme, qui sont plus à craindre pour eux que l’ennemi de dehors. Aussi les galères de Dunkerque, pendant douze ans qu’elles y furent, n’entreprirent jamais de descentes, soit à la côte de Hollande, ou à celles d’Angleterre. De tout ceci on peut aisément conclure, que les galères dans la mer Océane ne sont que de peu d’utilité.

Dans la mer Méditerranée, les galères y naviguent avec plus de facilité, tant à cause que dans cette mer là, il n’y a point de flux et reflux, que parce que la bonace ou calme y règne incomparablement plus que dans l’Océan. Mais les mêmes difficultés se trouvent pour que les galères puissent s’y joindre à une armée navale, qui cherche l’ennemi pour le combattre ; car les navires de guerre ont besoin d’un vent fort, pour naviguer ; et les galères, par leur construction, ne peuvent y tenir sans s’exposer à périr. Tout l’avantage donc qu’on peut espérer des galères dans la Méditerranée, c’est que, comme le calme y règne souvent, il peut s’y trouver des navires ennemis, soit de guerre ou marchands, qui soient surpris par la bonace. Pour lors les galères, qui rencontrent quelque navire dans cet état, l’ont belle pour s’en rendre maîtres, ou le couler à fond, s’il est trop fort pour le pouvoir prendre à l’abordage. C’est presque l’unique utilité qu’on peut se proposer des galères dans la Méditerranée ; car pour des descentes à la côte, soit de l’Italie ou de Catalogne, qui se trouvent dans ces mers là, elles ne l’entreprennent jamais par la raison que j’ai dite plus haut. Il peut aussi arriver un combat d’une escadre de galères contre une autre des ennemis. Mais ces rencontres ont rarement lieu ; parce que de tels combats ne décident de rien de conséquence, et qu’en un mot il n’y a que des coups à gagner : car quand l’ennemi s’est engagé au combat, s’il voit qu’il a du dessous, il a le même avantage pour fuir que son ennemi trouve à le poursuivre. Comme il ne s’agit que de ramer, et non de faire voile, que des galères ayant le dessus ou le dessous du vent, cela leur est tout un. Et ce que je dis est tellement vrai, qu’on n’a jamais vu prendre des galères sur l’ennemi par d’autres galères. On n’a même de mémoire de tels combats donnés de galère contre galère, que dans la guerre, qui précéda la paix des Pyrénées. Alors une escadre des galères de France en rencontra une des galères d’Espagne dans la mer Méditerranée ; et l’action fut fort sanglante. J’ai connu un vieux turc, esclave sur notre galère, qui s’était trouvé à ce combat. Il disait, que les galères d’Espagne s’accrochèrent aux galères de France à l’abordage, et que ces dernières auraient eu du dessous, n’eût été qu’on s’avisa de donner dans chaque banc aux galériens une corbeille pleine de cailloux pour repousser les Espagnols, promettant auxdits galériens leur liberté, si les Espagnols étaient repoussés ; à quoi ils réussirent ; car par cette grêle de cailloux les Espagnols furent dans l’obligation de lâcher prise ; mais pas une galère de part et d’autre n’y périt. Cependant on ne tint pas parole aux galériens français, et ce fut comme dit le proverbe italien : passata la festa, gabato il santo ; qui veut dire, la fête passée on trompe le saint. Depuis ce temps-là, on n’a plus vu de tel combat ; car comme il est facile au parti le plus faible d’éviter d’en venir aux mains, cela ne manque jamais d’arriver dans les occasions.

Les galères ont une autre grande incommodité, lorsqu’il se présente quelque occasion de se battre contre les navires de guerre. Car trois cents hommes, qui composent la chiourme, sont autant d’ennemis, qui veillent continuellement à se procurer leur liberté, soit à force ouverte, ou autrement ; et pour empêcher leur révolte, on est obligé de prendre contre eux autant et plus de précautions que contre l’ennemi même qu’on va attaquer. Aussi l’on met les menottes aux mains des forçats ; on braque deux pièces de canon à la poupe, chargées à mitraille, l’une pointée sur la droite, et l’autre sur la gauche de la galère, pour les décharger sur la chiourme en cas du moindre mouvement. Outre cela, de cent soldats qu’il y a sur une galère, cinquante sont ordonnés pour la garde de la chiourme, et ont toujours sur elle le fusil bandé et couché en joue en cas de révolte. Et malgré toutes ces précautions, les officiers ne sont pas peu intrigués, et ont toujours plus de peur des chiourmes que de l’ennemi : car s’il arrivait, que les chiourmes fissent le moindre mouvement, il en faudrait venir au remède extrême, qui est d’en tuer la plus grande partie ; ce qui serait pire que le mal ; car la chiourme étant les jambes de la galère, sa perte par là se trouverait inévitable.

Voilà ce que j’ai pu remarquer des galères en général, par rapport à leur fort et à leur faible, par opposition aux navires de guerre, qui n’ont pas à beaucoup près tant de difficultés ni d’incommodités pour combattre les galères, comme ces dernières en ont pour combattre les navires. De tout ceci on peut conclure, que la dépense pour l’entretien des galères est très grande, et leur utilité très petite. Aussi la France en a-t-elle bien connu la conséquence, par la réforme des trois quarts de ses galères, qu’elle fit pendant la régence et la minorité de Louis XV, qui règne si glorieusement aujourd’hui.

Après avoir fini ces mémoires, je me suis aperçu, que j’avais oublié de marquer à sa place, à la suite de l’histoire du combat et de la prise de la frégate anglaise, le Rossignol, la destinée du capitaine Smit de détestable mémoire. Il reçut peu de temps après le digne loyer de sa trahison par l’événement que voici.

On a vu plus haut, que la Reine Anne d’Angleterre avait confié en l’année 1708 le commandement d’un navire de haut-bord, garde-côte, au capitaine Smit, bon soldat et bon homme de mer ; mais papiste caché, et qui nourrissait dans son cœur une haine implacable contre sa patrie, comme il le fit bientôt paraître. Car ayant, comme je l’ai dit, vendu son navire à Gothenburg en Suède, et congédié l’équipage, il fut présenter ses services militaires au Roi de France contre l’Angleterre sa patrie. J’ai dit aussi, que ce monarque le reçut bien, et qu’il lui promit de lui donner la première place vacante de capitaine de haut-bord, et qu’en attendant il fut servir comme volontaire sur la galère du chevalier de Langeron, à Dunkerque. On n’a jamais vu un homme si animé contre les Anglais, que cet infâme traître l’était. Sitôt que quelque corsaire de Dunkerque faisait quelque prise sur les Anglais, comme il arrivait souvent, cet ennemi irréconciliable de ses compatriotes ne manquait jamais d’aller aux prisons, où on tenait les équipages de ces prises : il les injuriait, et leur aurait arraché les yeux, s’il lui eût été permis. Il donnait de l’argent au geôlier, et aux sentinelles, qui gardaient ces pauvres prisonniers, afin qu’ils les empêchassent de recevoir les charités des bonnes âmes ; et si nous autres cinq protestants, qui étions sur la galère du chevalier de Langeron, où il était aussi, n’avions pas eu ce chevalier pour ami, il n’aurait pas manqué chaque jour de nous faire rosser à coups de corde, comme il le conseillait à tout moment à ce commandant, parce que nous étions de la religion des Anglais ses ennemis. Ce traître était si acharné contre sa patrie, qu’il ne faisait que former projet sur projet pour nuire à l’Angleterre. Et comme il en connaissait parfaitement toutes les côtes, et qu’outre cela il avait de l’esprit et de l’expérience dans la guerre, ces projets plaisaient beaucoup aux bons Français, qui n’estimaient cependant guère sa personne. Enfin il fit celui d’aller piller et brûler la petite ville d’Harwich, sur les côtes de la Tamise ; projet qu’il envoya en cour de France, et qui fut approuvé, comme je l’ai dit ; et manqué, comme on l’a vu, par le combat que nous eûmes à l’embouchure de cette rivière.

De retour de cette expédition dans le port de Dunkerque, Smit voulait à cor et à cri, que nous allassions avec les six galères recommencer la même entreprise. Mais notre commandant n’y voulait pas consentir, alléguant qu’outre la saison, qui n’était plus propre pour la navigation des galères, elles se trouvaient par ce dernier combat hors d’état de mettre en mer, non seulement par la ruine des équipages, dont une grande partie avait été tuée ou blessée ; mais aussi par la perte et la destruction des mâtures et des agrès, dont les magasins du Roi étaient alors fort dépourvus. Tout cela n’empêchait pas le capitaine Smit de blâmer la nonchalance du commandant et des officiers des galères. Il en écrivit en cour. Notre commandant y envoya de son côté un procès-verbal, où il alléguait les raisons susdites, qui le mettaient hors d’état de rien entreprendre. Tout cela attira la jalousie ou plutôt la haine de nos officiers au susdit Smit, et lui causa sa perte, comme on le va voir.

Le capitaine Smit ne se rebutant pas du refus que la cour lui faisait de lui confier les six galères pour son expédition, fit un autre projet, et demanda qu’on lui accordât deux navires de guerre à ses ordres. Ces deux navires étaient armés, et dans le port de Dunkerque ; l’un de quarante pièces de canon, et l’autre, une petite frégate, fabrique anglaise, de vingt-quatre pièces. Il prétendait, qu’avec ces deux navires il brûlerait Harwich, comme il aurait pu faire avec les six galères. La cour accepta son projet avec ordre de l’exécuter incessamment ; mais ne lui laissa que le commandement de l’entreprise, et non celui des deux navires. Un capitaine de galère monta le plus gros comme amiral, et un lieutenant, aussi des galères, comme capitaine de la frégate ; et Smit comme commandant à la descente de Harwich. Les deux navires mirent en mer au mois d’octobre 1708 et firent route pour la Tamise. Mais à la vue de cette côte, ils aperçurent un navire de guerre anglais, garde-côte, de septante pièces de canon. Cette vue les intrigua, et l’amiral ayant tenu conseil avec le capitaine Smit, il fut conclu d’aller croiser quelques jours au Nord pour distraire le garde-côte de leur dessein, et de revenir lorsqu’il n’y serait plus ; ce qu’ils firent en effet. Mais au bout de deux ou trois jours, étant revenus, ils aperçurent soit le même garde-côte, ou un autre de la même force. Inquiets de ce contre-temps, ils tinrent de nouveau conseil de guerre. Smit soutenait fort et ferme que leurs deux navires étant extraordinairement bien armés, ils étaient capables d’aborder et de prendre le garde-côte, tout formidable qu’il était. L’amiral et le capitaine de la frégate n’étaient pas de ce sentiment ; mais Smit s’opiniâtra si fort à tenter cette fortune, qu’il fit pencher la balance de son côté. On stipula seulement qu’il monterait sur la petite frégate, comme étant un navire léger, et qu’il irait reconnaître le garde-côte ; qu’après en avoir examiné le fort et le faible, il ferait signal au navire amiral pour se joindre à lui et tenter l’entreprise ; mais qu’il ne s’approcherait pas trop près du garde-côte et qu’il éviterait sa bordée, de peur d’être coulé à fond.

Suivant cette résolution, l’amiral se tint en panne, et Smit à force de voile fut, avec sa petite frégate, reconnaître le navire anglais qui, par mépris d’un objet si peu capable de l’émouvoir, se tenait en panne. Smit, contre l’avis des officiers de sa frégate, avança si proche du garde-côte, et eut l’imprudence de se mettre si fort à portée de recevoir sa bordée, que l’Anglais, en effet, la lui lâcha toute de la manière la plus furieuse. Cette bordée fit l’effet de démâter la frégate de tous ses mâts et la mit hors d’état de se sauver du péril inévitable d’être prise ou coulée à fond. L’amiral français voyant ce désastre, bien loin de venir secourir sa conserve, comme il l’avait promis, en cas d’accident, fit force de voile vers Dunkerque, où il arriva pour porter la nouvelle de la perte du capitaine Smit et de la frégate. D’abord que le garde-côte vit le vaisseau ennemi démâté et hors d’état de lui échapper, il lui cria de son bord d’amener le pavillon et de se rendre ; sans quoi il l’allait couler à fond. Smit n’en voulait rien faire, aimant mieux périr les armes à la main que par celles du bourreau de Londres. Mais il n’était pas le plus fort sur son bord : car officiers, soldats et matelots le menacèrent de le jeter à la mer, s’il ne consentait à se rendre. Il fut donc obligé à y consentir : mais il imagina un moyen de se soustraire à la main du bourreau. Il prend une mèche allumée, qu’il cachait dans sa manche, et voulut descendre à la soute à poudre pour y mettre le feu et faire par là sauter la frégate en l’air. La sentinelle de la soute à poudre l’arrêta, et ayant crié à ses camarades que Smit voulait mettre le feu à la frégate, on se jeta sur ce misérable ; et l’ayant attaché bras et jambes au tronçon du grand mât, ils amenèrent le pavillon et crièrent au garde-côte qu’ils se rendaient à discrétion. L’Anglais envoya ses chaloupes bien armées et commandées par un officier de son bord, pour prendre possession de sa prise. Y étant entrés sans la moindre opposition, car tout l’équipage criait : quartier ; les Anglais aperçurent d’abord le capitaine Smit lié et garrotté au pied du mât. Il fut aussitôt reconnu et conduit à bord du garde-côte, qui fit une décharge de tous ses canons en réjouissance, bien plutôt de ce qu’ils tenaient cet insigne traître, que du gain de la prime de mille livres sterling, qui était sur sa tête. Il fut d’abord conduit à Londres, où son procès lui fut bientôt fait : et quoiqu’il offrît lâchement de se faire protestant pour obtenir sa grâce, il fut condamné à être écartelé tout vif, ce qui s’exécuta de la manière qu’on fait aux traîtres en Angleterre, en leur frappant le visage de leur cœur palpitant. Et j’ai vu l’année 1713, que je fus à Londres, les quartiers de son corps exposés le long de la Tamise. Grande leçon pour ceux qui, comme lui, s’abandonnent à leur passion jusqu’à cet excès, que de trahir leur propre patrie !

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