Mémoires d’un protestant condamné aux galères

ÉPILOGUE
les galériens protestants

      Nos filles dans les monastères,
      Nos prisonniers dans les cachots,
Nos martyrs dont le sang se répand à grands flots,
      Nos confesseurs sur les galères,
      Nos malades persécutés,
Nos mourants exposés à plus d’une furie,
      Nos morts traînés à la voirie,
      Te disent, ô Dieu ! nos calamités.

      Ton courroux veut-il nous éteindre,
      Nous nous retirons dans ton sein,
De nous exterminer formes-tu le dessein,
      Nous formons celui de te craindre,
      Malgré nos maux, malgré la mort,
Nous bénirons les traits, que ta main nous apprête,
      Ce sont les coups d’une tempête,
      Mais ils ramènent dans le port.

Ces vers admirables de profondeur héroïque et de conviction chrétienne, que M. le pasteur Melon a retrouvés dans une vieille bible de famille, et qui datent de 1698, résument en quelques traits éloquents et l’inébranlable constance de nos martyrs, et la rage aveugle de leurs persécuteurs. Les livres d’écrou des galères du roi très chrétien renferment les plus beaux titres de noblesse de nos églises, l’immortel et glorieux héritage, que nous devons transmettre avec un soin religieux à nos enfants comme un modèle et un exemple. Élie Benoît a résumé en une phrase éloquente le caractère de la piété de nos ancêtres ! La simplicité même des moins éclairés, nous dit-il, avait quelque chose de noble, et comme la plupart n’avaient rien appris que dans l’école de la piété, il était aisé de voir qu’elle l’emporte sur tous les maîtres de l’éloquence.

Quel tableau douloureux nous présente l’Église sous la croix pendant ces années de deuil et d’opprobre, qui resteront comme une flétrissure ineffaçable sur le blason du grand roi. Les assemblées surprises et dispersées, la parole inspirée de Dieu foulée aux pieds, les confesseurs de la foi exposés aux plus affreux supplices, les femmes victimes des outrages d’une soldatesque effrénée, les tendres vierges enfermées dans les couvents, ou ensevelies toutes vivantes dans les affreux cachots de la tour de Constance, les ministres du Seigneur chargés de fers et livrés aux flammes des bûchers, les vieillards, les enfants, les nobles, les humbles confesseurs de la vérité confondus et attachés sur le banc d’infamie des galères, tout ce sang innocent répandu au nom de Dieu, s’élève aujourd’hui encore en témoignage contre une église dégradée et avilie, un souverain voluptueux et adultère qui cachaient sous les plus belles apparences tant de corruptions et d’ignominies. Les troupes exilées de la patrie, dont leur cœur conserva un si vivant et si profond souvenir, accueillies avec amour par les cités évangéliques de la Suisse et de la Hollande, pleurant au souvenir de leur Église désolée, se plaisaient à répéter avec le prophète : Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite s’oublie, et s’appliquaient ces beaux vers de l’Esther de Racine :

Sacrés monts, fertiles vallées,
Par nos ancêtres habitées,
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées !

Mais, tout en conservant au fond du cœur un sentiment généreux et instructif de dégoût et de mépris pour une église, pour un monarque capables d’aussi grands forfaits, inspirons-nous des pieux sentiments de nos martyrs, qui avaient placé en Dieu leur espoir et leur consolation, qui ne voyaient dans les épreuves que Dieu jugeait bon de leur envoyer qu’une nouvelle marque de son amour, et répétaient à l’exemple du Sauveur du monde, aussi longtemps que la rage des bourreaux leur laissait un souffle de vie : Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. (Lettre de Baptiste Blanchard, galérien, du 10 décembre 1700.) Qu’il nous suffise, pour résumer l’esprit du système, et les sentiments d’une époque réputée la plus civilisée de notre histoire, de reproduire cette lettre de Seignelay au directeur général des galères en date du 18 avril 1668 : « Comme rien ne peut tant contribuer à rendre traitables les forçats qui sont encore huguenots, et n’ont pas voulu se faire instruire, que la fatigue qu’ils auraient pendant une campagne, ne manquez pas de les mettre sur les galères, qui iront à Alger ! »

Des amis dévoués de la véritéa ont dressé le glorieux martyrologe de nos églises. Les chiffres sont éloquents, et ces pages muettes justifient la pensée du psalmiste que la mémoire de l’homme de bien est immortelle. Nous voyons dans l’espace de soixante années (1686-1746) plus de trois cents assemblées du désert dispersées et surprises par les armées du roi, quarante-huit ministres de Jésus-Christ livrés au dernier supplice, de 1685 à 1752, 7370 protestants envoyés aux galères. L’année de la révocation de l’édit de Nantes, les dernières et sinistres années du vieux roi frappé de la main de Dieu, les plus déplorables années du règne honteux de Louis XV sont par la logique même des faits les plus fécondes en martyrs. Tous les rangs, toutes les conditions, tous les âges sont confondus devant le supplice comme ils sont égaux devant Dieu. Le vieillard, qui a blanchi au service de Dieu, le fidèle ministre arrêté au moment où il annonçait à des âmes altérées de sainteté et de justice la bonne nouvelle du salut, voient assis à leurs côtés, et attachés à la même chaîne d’infamie de pauvres paysans, de jeunes hommes dans la fleur de l’âge, qui n’ont commis d’autre crime, comme le déclarait avec une constance héroïque une jeune femme déportée en Amérique, que de ne point avoir voulu adorer la beste, et se prosterner devant les images. Sur les registres des galères, que la générosité du pieux amiral Baudin a légués à la Société de l’histoire du protestantisme français, nous trouvons parmi les galériens à vie quatre jeunes gens de quinze, seize, dix-huit et dix-neuf ans. (Sur l’une des colonnes, on lit cette remarque à la marge : Galérien condamné pour avoir, étant âgé de plus de douze ans, accompagné son père et sa mère au prêche.) L’imagination recule épouvantée à la seule pensée de ces héros de la foi associés aux plus vils criminels, exposés sans défense aux intempéries des saisons, aux fatigues d’une rude traversée, au feu des flottes ennemies, privés de nourriture, de sommeil, meurtris par le fouet des bourreaux, accablés d’injures, expirant de douleur et d’angoisse. Et quelle céleste résignation, quelle inébranlable assurance, quelle douceur divine dans ces âmes, qui ont tout quitté pour le service de Dieu, et qui veulent lui demeurer fidèles jusqu’à la mort. « M. René Barraud (sieur de la Cantonière, natif de Talmond en Bas-Poitou, condamné en 1686 aux galères), écrit un témoin oculaire, a supporté tous ses maux, avec une patience et une douceur, qui a frappé tous ses ennemis, et qui sert d’exemple à ceux qui sont appelés à suivre le chemin étroit, qu’il a tenu. Sa maladie fut pressante et le troubla, (mais) ces vives élévations qu’il fit à Dieu son protecteur et son Sauveur faisaient bien voir que l’esprit de vie était en lui. Le 13 juin 1693 son esprit fut mis en la liberté des enfants de Dieu. Dans une lettre collective que les malheureux galériens de Marseille adressèrent dans leur détresse le 10 décembre 1700 à l’église de Bâle, qui leur envoya ses généreux secours et ses ferventes prières en leur faveur, nous les voyons parler avec joie de la fermeté que leurs compagnons de martyre, qui les ont précédés dans la gloire, ont déployée jusqu’à la fin. « Ils ont été fermes et constants, écrivent-ils, de sorte que la douceur ni la rigueur n’ont pas été capables de les ébranler dans la résolution qu’ils avaient prise d’être fidèles à leur Dieu et de mourir pour son service. Il y a des motifs de joye et de consolation dans leur magnanimité chrétienne. » Les femmes de la Réforme se montraient les dignes compagnes de ces héroïques témoins de la vérité, et justifiaient cette belle pensée du livre des Proverbes : La grâce trompe, et la beauté s’évanouit, mais la femme, qui craint l’Éternel sera celle qui recevra la louange. Un des proscrits, victimes des fureurs de Louis XIV, rencontra sur un navire, qui les transportait en Amérique, des femmes déportées pour avoir confessé Jésus-Christ. Plus de quatre-vingts femmes étaient là couchées sur des grabats infects, en proie aux horreurs de la maladie et de la misère. « Au lieu de les consoler, écrit-il à sa mère, elles me consolaient, et ne pouvant parler, elles me disaient d’une commune voix : Nous mettons le doigt sur nos lèvres, et nous disons que toutes choses viennent de celui qui est le Roi des rois ; c’est en celui-là que nous mettons notre espérance. »

aBulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 1858, p. 81 et suiv.

Ces glorieux disciples de Jésus-Christ, parmi lesquels on comptait les hommes les plus distingués du royaume, un Isaac Lefèvre, avocat de Chastelchinon, un Louis de Marolles, avocat de Saint-Ménehould, et dont les souffrances nous ont été racontées dans un récit touchant, ne se contentaient pas de prêcher l’Évangile par leur exemple, leur constance, leur héroïsme, ils fortifiaient et consolaient ceux qui n’avaient pas encore passé par l’épreuve. « N’oubliez jamais, leur répétaient-ils (lettre datée de la tour de Constance, 12 février 1687), n’oubliez jamais de si grands bienfaits, si vous voulez que Dieu continue ses bénédictions et ses grâces sur vous et sur les vôtres. Priez continuellement pour la liberté de Sion, pour les prisonniers de Jésus-Christ. Vous avez glorieusement commencé, mais tout cela n’est rien, si vous ne persévérez jusqu’à la fin. »

Ainsi parlaient et agissaient au sein de l’affliction nos pères en la foi, justifiant la belle pensée de Tertullien que le sang des martyrs est une semence féconde de chrétiens. Nous voyons se succéder sur les bancs des galères plusieurs générations de la même famille : en 1687 Pierre Albert, en 1688 Louis Albert, en 1689 Jacob Albert, âgé de vingt-neuf ans. En 1745 quatre Bérard de Chateaudouble. Si le Languedoc, le Dauphiné et la Provence occupent une place d’honneur dans ce triste et glorieux tableau, la Normandie, la Champagne, la Picardie, le Poitou, la Bretagne elle-même comptent de nombreux représentants.

Telle est la puissance de la vérité et du dévouement sur les âmes les moins bien disposées que nous voyons les galériens huguenots faire des prosélytes jusque sur les bancs des galères. « Nicolas Daubigny, écrit un martyr, un papiste, a embrassé notre religion en galère, et l’évêque de Marseille, répétant, par un élan irrésistible de conviction, la parole du centurion : « Assurément cet homme était « juste, » ému, touché, en présence de tant de courage, d’héroïsme, disait, par une impulsion soudaine de son cœur, à un galérien, M. Ducros : « Monsieur, si votre religion est bonne, il faut que j’avoue que vous êtes un saint. »

Le 4 août 1775, il y a quatre-vingt-neuf ans, et quelques-uns de ceux qui vivent au milieu de nous auraient pu en être les témoins, il y a quatre-vingt-neuf ans, la seconde année du règne réparateur de Louis XVI, gémissaient sur les pontons de Marseille deux galériens, derniers et glorieux témoins de l’Église sous la croix, Antoine Riaille et Paul Achard, tous les deux du diocèse de Die, condamnés, les 9 et 26 février 1745, par le parlement de Grenoble, aux galères à vie. Court de Gebelin ne put obtenir leur grâce qu’après une année de démarches infructueuses, et bientôt il ne resta plus des iniquités d’un autre âge que le souvenir.

Parmi ces martyrs ont figuré bien des ancêtres de nos familles protestantes ; à ceux qui nous demanderaient : « Vos pères, où sont-ils ? » rappelons, en ce siècle de tiédeur et d’engourdissement moral, le souvenir de leurs mâles vertus ; retrempons dans ces glorieuses annales, trop longtemps restées dans l’oubli, notre foi, qu’une longue sécurité et le dangereux contact du siècle ont alanguie, notre mémoire trop ingrate, notre piété vacillante ; ne craignons pas surtout de rappeler, dans un siècle de tolérance, quel esprit animait, il y a quatre-vingt-neuf ans à peine, une Église redoutable, qui nous supporte par impuissance bien moins qu’elle ne nous accueille comme des frères, et conservons fidèlement un dépôt scellé d’un sang si précieux, et que nous devons transmettre à nos enfants pur, sans souillure et sans tache ; à nos concitoyens, comme la source intarissable, à laquelle seule ils pourront puiser la conscience du devoir, le respect des lois, l’intelligence de la liberté, le sens exquis des grandes choses.

Albert Paumier.

Octobre 1864.

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