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2.
Sur la substitution de Jésus-Christ aux anciennes victimes

Tu n’as point voulu de sacrifice ni d’offrande ; mais tu m’as formé un corps. Tu n’as point pris plaisir aux holocaustes, ni à l’oblation pour le péché. Alors j’ai dit, me voici ; je viens, comme il est écrit de moi dans le volume de la loi, pour faire, ô Dieu ! ta volonté.

Hébreux 10.5-7

Avoir Jésus-Christ pour rédempteur, et Jésus-Christ pour modèle, c’est l’abrégé de la religion, c’est l’unique chemin du ciel.

Si nous n’avions Jésus-Christ pour rédempteur, hélas ! comment pourrions-nous soutenir les regards de ce Dieu qui a les yeux trop purs pour voir le crime Habakuk 1.13 ? Comment espérerions-nous de plaire, avec des prières traversées par tant de distractions ; avec une repentance, dans laquelle le regret de n’oser commettre le crime, se joint si souvent à la douleur de l’avoir commis ; avec une charité, dont l’intérêt propre est toujours le premier mobile ? Comment espérerions-nous de plaire à ce Dieu, devant lequel les séraphins baissent les yeux, et les cieux même se trouvent sans pureté ?

Si nous ne prenions Jésus-Christ pour modèle, comment aurions-nous le front de le prendre pour rédempteur ? Ferions-nous des mystères de la rédemption, des mystères d’iniquité ? Voudrions-nous que celui qui n’a paru dans le monde que pour détruire les œuvres du démon, les rétablit de nouveau, pour nous faire trouver, dans notre communion avec cet esprit malheureux, un supplément au dégoût que nous éprouvons dans la sienne ? Mais avoir Jésus-Christ pour rédempteur et Jésus-Christ pour modèle, c’est réunir tout ce qui est capable de nous procurer le souverain bien ; c’est, comme je l’ai dit, l’abrégé de la religion et l’unique chemin du ciel.

C’est sous cette double face que saint Paul présente ce divin Sauveur aux yeux des Hébreux, dans le chapitre d’où nous avons pris les paroles que vous avez ouïes, et dans quelques uns de ceux qui le suivent. Il était nécessaire de convaincre des hommes nés dans l’Évangile, et prévenus pour la magnificence du culte lévitique, que ce qu’il y avait de plus pompeux dans le Rituel de Moïse, les victimes et les autels, les sacrificateurs et les sacrifices, le temple et toutes les cérémonies qu’on y observait, était destiné à préfigurer le sacrifice de la croix. Il était nécessaire de convaincre des néophytes dans la morale de l’Évangile comme dans la théologie, que loin que cette oblation apportât la moindre diminution aux motifs qui engagent toute créature intelligente à se dévouer à son créateur, elle ne faisait que leur donner des forces nouvelles : et c’est ce qu’entreprend notre apôtre. Mais la doctrine de mon texte n’est-elle que pour des novices ? Supposez même qu’elle dût leur être affectée, suivrait-il de là qu’il est inutile de la prêcher dans cette chaire ? N’examinons pas cette question. Pour peu que nous fussions portés à consumer en débats scolastiques les précieux moments de ces exercices, les paroles que nous avons lues nous en fourniraient un prétexte des plus spécieux. Est-ce Jésus-Christ qui parle dans cet oracle, comme le soutiennent, par de puissantes raisons, la foule des interprètes ? Est-ce David, qui, se rappelant tant de raisons qui nous persuadent que les victimes les plus agréables que nous puissions immoler à Dieu ce sont nos personnes, fait vœu de lui sacrifier la sienne ? C’est Jésus-Christ, c’est David, et tous les vrais fidèles avec lui, et nous allons l’établir.

D’abord nous considérons ces paroles comme émanées de la bouche de Jésus-Christ. Nous vous le montrerons substituant l’offrande de son corps à celle des anciennes victimes. Ensuite nous mettrons ces paroles dans votre bouche, et nous ferons du second sens que nous leur donnerons, la conclusion du premier que nous leur aurons donné. Et après avoir fait admirer, dans la première partie de ce discours, l’inestimable don que Dieu vous a fait de son Fils, nous travaillerons dans la seconde à exciter ces sentiments dans le cœur de chacun de vous.

Grand Dieu ! quelles bornes pourrais-je désormais donner à ma reconnaissance ? Serais-je assez stupide pour croire répondre à tes bienfaits, en entonnant quelques cantiques, en pratiquant quelque cérémonie destituée de réalité ? J’ai des penchants déréglés, je te les immole, grand Dieu ! J’ai un corps rebelle à tes lois, je te l’offre en sacrifice. J’ai un cœur susceptible de flamme et de ferveur, je veux qu’il ne brûle que pour toi. Tu n’as point voulu de sacrifice ni d’offrande : mais tu m’as approprié un corps. Tu n’as point pris plaisir aux holocaustes, ni à l’oblation pour le péché. Alors j’ai dit, me voici, il est écrit de moi dans le volume de la loi, que je fasse, 6 Dieu ! ta volonté. Amen.

I

Nous envisageons ces paroles par rapport au Messie. Pour cela, trois choses sont nécessaires. Notre texte est une citation, il faut la vérifier. C’est un passage difficile dans l’expression, il faut l’éclaircir. Enfin, c’est une des vérités les plus essentielles à la religion, il faut l’appuyer sur des fondements inébranlables.

Notre texte est une citation, il faut la vérifier. Il est tiré du psaume 40. Saint Paul y fait une altération dont l’éclaircissement fera la matière de l’article qui suit. Il est question dans celui-ci de prouver que ce cantique est prophétique, et a le Messie en vue. Pour nous en former cette idée, nous devons avoir ou l’évidence de l’objet, ou l’évidence du témoignage. Voici jusqu’où nous pouvons porter, à cet égard, l’évidence de l’objet.

Tout ce qui est contenu dans ce cantique, un seul mot excepté, convient parfaitement au Messie. Ce mot est dans le v. 13, où celui qui parle dit à Dieu : Mes iniquités m’ont atteint ; ce qui semble ne pouvoir convenir à Jésus-Christ, dont les oracles avaient prédit qu’il ne se trouvera point de fraude dans sa bouche Ésaïe 53.9, et qui défiait lui-même ses ennemis de le convaincre d’avoir commis un seul crime Jean 8.46. Cette difficulté se trouve dans un psaume parallèle à celui-ci, je veux dire Psaumes 69.6, où celui qui est introduit parle de cette manière : O Dieu ! tu connais ma folie, et mes fautes ne te sont point cachées. Une même solution doit être apportée à ces deux passages. Quelques uns l’ont cherchée dans le génie de la langue sainte, et ont entendu par ces fautes et par ces iniquités, non celles que semble s’attribuer celui qui parle, mais celles que ses persécuteurs commettaient contre lui. Dans le style des Hébreux, ma rébellion signifie quelquefois la rébellion qui s’excite contre moi. C’est par cette remarque que nous expliquons les paroles de Osée 11.7: Mon peuple pend attaché à ma rébellion ; c’est-à-dire, mon peuple persiste à se rebeller contre moi. Dans le style des Hébreux, on dit encore mon tort, pour dire le tort qu’on me fait. C’est par cette remarque que nous expliquons ces paroles Lamentations 3.59 : Tu as vu mon tort ; c’est-à-dire, le tort qu’on me fait. Expliquez de même ces paroles : ma folie, mes fautes, mes iniquités.

Mais quand le génie de la langue sainte ne nous fournirait pas cette solution, nous ne croirions pas la difficulté suffisante pour nous engager à rayer le psaume 40 de la liste des oracles, si des raisons solides nous engagent à l’y ranger. Jésus-Christ sur la croix était le pleige des pécheurs ; semblable à ce bouc qui était maudit, en tant que chargé des iniquités du peuple, il était considéré comme l’auteur de tous les crimes des hommes. L’Écriture le dit en autant de termes. Il a porté nos péchés 1 Pierre 2.24. Quel poids ! quel immense poids ! Peut-il y avoir de l’exagération dans les expressions de celui qui le porte, lorsqu’il s’écrie : Mes iniquités m’ont atteint ; je n’ai pu y jeter les yeux, elles surpassent en nombre les cheveux de ma tête ! Ce passage, qui faisait naître l’objection, ainsi expliqué, nous soutenons qu’il n’y a rien dans ce cantique qui ne convienne parfaitement au Messie : et si nous ne nous arrêtons pas à le prouver, c’est que nous ne saurions y suffire, sans nous engager dans une discussion qui ferait trop diversion à notre sujet ; c’est encore parce que la chose nous semble peu susceptible de difficulté.

D’ailleurs, le psaume 40 est parallèle à d’autres oracles qui regardent incontestablement le Messie. Je porte ici particulièrement ma pensée sur le psaume 69, qui est parallèle au chapitre 53 d’Esaïe. Quand le commentaire des hommes sujets à erreur ne serait pas fondé, dans cette occasion, sur le témoignage d’auteurs infaillibles, la nature de la chose suffirait pour nous le faire admettre. Dans la bouche de quel autre que du Messie David aurait-il pu mettre, avec tant de raison, ces paroles : Pour l’amour de toi, j’ai souffert de l’opprobre, et la honte a couvert ma face ? De qui Esaïe aurait-il pu dire avec autant de justesse que du Messie : Il était navré pour nos forfaits, et froissé pour nos iniquités. L’amende qui nous apporte la paix est sur lui, et par sa meurtrissure nous avons guérison. Nous avons tous été errants comme des brebis ; nous nous sommes détournés chacun à son propre chemin, et l’Éternel a fait venir sur lui l’iniquité de nous tous. Or, si vous rangez parmi les oracles concernant le Messie le chapitre et le psaume que nous venons de citer, vous y mettrez sans peine le cantique d’où notre texte est tiré ; parce que vous reconnaîtrez, en les confrontant, qu’ils portent la pensée sur les mêmes objets.

Mais si nous n’avons pas sur cette matière toute l’évidence de l’objet, nous avons toute celle du témoignage. Saint Paul décide que les paroles du psalmiste sont un oracle que le mystère de l’incarnation devait accomplir. Ce n’est point à nous à répliquer, après une décision si respectable.

Je sais bien ce que les ennemis de nos mystères opposent a cet argument, et à tous ceux de ce genre, par lesquels nous avons accoutumé de fonder les mystères de l’Évangile sur les oracles des prophètes. On nous dit que Jésus-Christ et ses apôtres n’ont raisonné sur cette matière que pour s’accommoder au génie des Juifs, toujours portés à chercher des mystères dans ce que les écrits de leurs auteurs sacrés renfermaient de plus simple. Ils nous disent que tout ce que nous prenons pour des explications des oracles, dans les écrits du Nouveau Testament, n’en sont que des applications ingénieuses, ou, comme ils parlent, comme des accommodations. Mais quoi ! quand Philippe rencontra l’eunuque de Candace, reine d’Ethiopie, qui lisait le chapitre 53 d’Esaïe, et qu’il lui fit cette question : De qui le prophète dit-il cela ? est-ce de lui-même, ou de quelque autre ? et que Philippe, commençant par cette écriture, lui annonça Jésus Actes 8.34-35, avait-il seulement en vue de s’accommoder au génie du peuple juif ? Quoi ! quand saint Matthieu, en parlant de saint Jean-Baptiste, dit : C’est ici celui dont il a été parlé par Esaïe, disant : la voix de celui qui crie au désert, etc. Matthieu 3.3. Et quand saint Jean-Baptiste lui-même, requis par des Juifs envoyés de la part des sacrificateurs, de déclarer qui il était ; quand ces Juifs lui demandèrent : Qui es-tu donc ? Es-tu Elie ? es-tu le prophète Jean 1.21 ? Quand il répondit : Je suis la voix de celui qui crie au désert, avait-il seulement en vue de s’accommoder au préjugé du peuple juif ? Quoi ! quand Jésus-Christ, après être ressuscité, taxait ses disciples de folie, parce qu’ils n’avaient pas pu voir sa résurrection dans les anciens oracles ; et lorsque commençant par Moise, et parcourant tous les autres prophètes Luc 24.25, 27, il y puisa des arguments pour leur prouver qu’elle devait arriver : avait-il seulement en vue de faire des applications ingénieuses, et de s’accommoder au préjugé du peuple juif ? Et saint Paul, dans mon texte, écoutez comme il parle, comme il raisonne, comme il conclut : Il est impossible, dit-il, que le sang des taureaux et des boucs ôte les péchés. C’est pourquoi entrant dans le monde, il dit : tu n’as point voulu de sacrifice ni d’offrande, mais tu m’as formé un corps. Tu n’as point pris plaisir aux holocaustes, ni à l’oblation pour le péché. Alors, j’ai dit, me voici ; je viens, comme il est écrit de moi dans le volume de la loi, pour faire, ô Dieu ! ta volonté. Ayant dit auparavant : Tu n’as point voulu de sacrifice ni d’offrande, qui sont les choses qu’on offre selon la loi ; alors, il a dit : me voici, je viens, ô Dieu ! pour faire ta volonté. Il ôte donc le premier pour établir le second. Par laquelle volonté nous sommes sanctifiés, savoir par l’oblation une seule fois faite du corps de Jésus-Christ. Est-ce ainsi qu’on s’énonce, quand on ne fait qu’une application ingénieuse, quand on raisonne par condescendance et par accommodation ?

Audace de l’hérésie, mes frères, qui, après avoir fait violence aux expressions des prophètes, veut faire encore violence aux décisions des évangélistes et des apôtres, interprètes des prophètes, et s’inscrit ainsi également contre les oracles et contre l’interprétation aussi infaillible que l’oracle même ! Il y a de la simplicité, je l’avoue, à se laisser prévenir par l’idée du merveilleux, et à se faire une loi de trouver le Messie dans les récits les plus simples des prophètes. Mais il y a aussi de l’obstination à fermer les yeux à des démonstrations si palpables et si sensibles.

Les paroles de mon texte sont une citation, il fallait la justifier ; mais, c’est aussi un passage difficile dans l’expression, il faut l’éclaircir.

La principale difficulté sur laquelle je porte ici ma pensée, est sur ces paroles : tu m’as approprié un corps. Il y a dans l’hébreu : tu m’as percé les oreilles ; façon de parler métaphorique, mais très intelligible, même à ceux qui ne sont que novices dans l’histoire sainte. Personne de vous ne peut ignorer que c’est une allusion à la loi du chapitre 21 de l’Exode, où il est ordonné à ceux qui avaient des esclaves hébreux, de les mettre en liberté l’année sabbatique. A quoi il est ajouté que s’il y avait des esclaves qui refusassent de se prévaloir de ce privilège, leurs maîtres eussent à les faire venir devant la porte de leur maison, et à leur percer l’oreille avec une alêne à un poteau, après quoi ils étaient engagés à demeurer éternellement dans l’esclavage. Éternellement, c’est à-dire jusqu’à l’année du jubilé, ou jusqu’à la mort, s’ils n’avaient pas l’avantage de vivre jusqu’à cette fête. Comme c’était là l’acte du plus profond dévouement d’un esclave pour son maître, il n’est pas étonnant que le prophète en fasse l’emblème de la parfaite obéissance que Jésus-Christ a eue pour les volontés de son père. Un passage de l’apôtre répond exactement à ces paroles du prophète. Jésus-Christ, dit cet apôtre, s’est anéanti lui-même, ayant pris la forme de serviteur, fait à la ressemblance des hommes. Et ayant paru comme un simple homme, il s’est abaissé soi-même, s’étant rendu obéissant jusqu’à la mort, même la mort de la croix Philippiens 2.7-8. Voilà le meilleur commentaire de ces paroles du psalmiste, tu m’as percé les oreilles.

Mais pourquoi saint Paul ne les cite-t-il pas telles qu’elles sont dans le psalmiste ? Pourquoi, au lieu de traduire selon l’hébreu, tu m’as percé les oreilles, traduit-il tu m’as approprié un corps ? Il est clair qu’il suit la version appelée communément des Septante. Mais cette remarque, bien loin de résoudre la difficulté, en fait naître une nouvelle. Car on demande pourquoi les Septante ont rendu de cette manière les paroles de l’original. Et comme c’est là une question fameuse, et dont la discussion peut contribuer à éclaircir d’autres passages de l’Écriture, il semble que nous n’emploierons pas inutilement les moments que nous mettrons à la découvrir. Comme, d’ailleurs, nos peuples entendent souvent parler de cette version dans nos chaires, il ne sera pas hors de propos de leur en donner du moins une idée vague.

On appelle version des Septante la traduction grecque de l’Ancien-Testament, faite quelque trois cents ans avant Jésus-Christ ; et on lui donne ce nom à cause des prétendus 70 ou 72 interprètes qui en sont les auteurs. Une histoire, dirai-je ? ou plutôt un célèbre roman attribué à un officier de Ptolomée Philadelphe, roi d’Egypte, porte que ce prince, voulant former une bibliothèque à Alexandrie, chargea un savant Athénien, nommé Démétrius de Phalère, d’exécuter ce dessein. Que celui-ci avertit le roi qu’il y avait chez les Juifs un livre où étaient contenues les lois de leur législateur. Que Ptolomée députa trois officiers de sa cour au grand sacrificateur, à Jérusalem, pour lui demander un exemplaire de ce livre, et des hommes capables de le traduire en grec. Que, pour obtenir cette faveur, il mit en liberté cent mille captifs dans ses états, et qu’il leur fournit abondamment tout ce qui leur était nécessaire pour leur retour dans la Judée. Qu’il chargea ses députés de riches présents pour le temple. Que le souverain sacrificateur, non seulement leur donna un exemplaire de la loi, mais qu’il fit encore partir avec eux six hommes de chaque tribu pour le traduire. Que Ptolomée, après les avoir reçus avec distinction, les fit conduire dans l’île de Pharos, afin qu’ils pussent travailler sans distraction à cet ouvrage, qui fut achevé en autant de jours qu’il y avait eu d’auteurs pour y travailler ; c’est-à dire, dans soixante et douze.

Cette narration ayant été favorablement reçue parmi les Juifs, il arriva que la superstition du peuple, fomentée par son ignorance et par les téméraires décisions des docteurs, suppléant au défaut de preuves solides, on y ajouta encore diverses circonstances pour la rendre plus merveilleuse. Telle est celle-ci, rapportée par Philon : que chacun des 70 interprètes avait travaillé séparément ; et qu’après avoir confronté leur traduction, il ne s’y trouva pas la moindre différence, non seulement dans le sens, mais même dans les expressions. Comme cette autre, qui est rapportée par Justin martyr : c’est que chacun de ces traducteurs avait été enfermé dans une cellule, afin qu’ils ne puissent point se communiquer : et ce bon père prétend avoir vu lui-même, dans l’île de Pharos, les ruines de ces cellules. C’en est assez sur la fable que les savants ont décriée depuis longtemps, en relevant les paradoxes, les anachronismes, les contradictions, dont elle est remplie. Mais voici ce qu’ils ont admis à peu près unanimement.

Qu’environ trois cents ans avant Jésus-Christ, il y avait une traduction grecque qui avait été faite à Alexandrie, en faveur des descendants de cette prodigieuse quantité de Juifs qu’Alexandre le Grand y avait attirés, lorsqu’il bâtit en Égypte cette fameuse ville à laquelle il donna son nom. Que cette version leur était absolument nécessaire, parce qu’ils avaient oublié pour la plupart leur langue naturelle. Que d’abord on ne traduisit que les cinq livres de Moïse, parce que c’étaient les seuls qu’on lisait dans les synagogues. Que depuis les tyrannies d’Antiochus Epiphanes, l’usage s’étant introduit d’y lire encore les prophètes, on les mit dans la même langue. Que cette version se répandit dans tous les lieux du monde, où la langue grecque était dominante, et où il y avait des Juifs. Et que les apôtres ayant prêché l’Évangile dans la plus grande partie du monde connu, et la langue grecque étant alors presque partout celle des personnes qui se piquaient de savoir et de politesse, ils se servirent de la version dite des LXX pour convaincre les païens que les différentes parties de l’économie du Messie avaient été prédites par les prophètes, et que ce fut là un des préparatifs que la Providence employa pour la vocation des Gentils.

Cette digression marchant ainsi devant nous, je rapporterai les réponses que l’on fait ordinairement à la question que nous avons proposée, savoir, pourquoi les prétendus LXX ont rendu de cette manière l’oracle : tu m’as approprié un corps ; au lieu de traduire comme l’hébreu, tu m’as percé les oreilles ?

Quelques savants ont prétendu que la traduction de notre oracle a été altérée dans nos exemplaires des LXX, et qu’il faut y lire oreilles, au lieu de corps. Mais les raisons sur lesquelles on appuie cette solution, nous ont paru si faibles, qu’elles ne nous semblent pas même pouvoir donner lieu à une conjecture flottante, bien loin de pouvoir établir un sentiment fixe.

D’ailleurs si cette leçon, tu m’as approprié un corps, est fautive, comment saint Paul se sera-t-il prévalu de la version des Septante, pour donner cours à une pensée qu’ils n’ont pas eue, pour persuader aux idiots que ces interprètes avaient traduit, tu m’as approprié un corps ; au lieu que leur traduction portait, tu m’as percé les oreilles ? Comment l’apôtre aurait-il employé une fraude si grossière, pour établir un des mystères les plus vénérables de la religion chrétienne, je veux dire le mystère de l’incarnation ? A quels reproches ne se serait-il pas exposé par cette conduite, supposé même que sa conscience ne fût pas empêchée de la tenir ?

Cette première solution ayant paru insoutenable à la plupart des savants, ils ont eu recours à celle-ci. Ils ont dit que les LXX interprètes, ou les auteurs de la version qui porte ce nom, quels qu’ils aient été, avaient connu le mystère de l’incarnation ; qu’ils avaient été convaincus que ce mystère était prédit, dans l’oracle du psaume 40 ; que comme Jésus-Christ ne pouvait remplir les fonctions d’esclave qu’en s’unissant à une chair mortelle, ils avaient rendu le sens de l’oracle, au lieu d’en rendre les termes. Quelques uns même ont avancé que les prétendus LXX avaient agi en cela par une inspiration du Saint-Esprit.

Cette solution a cela d’avantageux, c’est qu’elle favorise le système théologique de ceux qui l’admettent : et toute solution de ce genre aura toujours, indépendamment de la justesse qui peut s’y trouver, le suffrage du plus grand nombre. Celle-ci n’est pourtant point exempte de difficulté. Les fautes dont cette version est remplie, et que les apôtres ont si souvent rectifiées en la citant, ne forment-elles pas des objections insolubles contre le dogme imaginaire de cette inspiration.

Que si les auteurs de cette version n’ont pas été inspirés, est-il possible qu’ils aient parlé du mystère de l’incarnation d’une manière plus claire qu’aucun des prophètes ? Cette difficulté me semble d’autant plus grande, que je ne trouve aucun rabbin, je dis aucun sans exception, qui ait entendu du Messie l’oracle du psaume 40, et que c’est saint Paul uniquement qui nous en développe le véritable sens.

Les conjectures que j’ai proposées me paraissent du moins très incertaines. Je hasarde celle qui m’est particulière, et dont la preuve la plus capable de la faire recevoir, je veux dire la grande simplicité, sera peut-être (vu le grand amour qu’on a pour tout ce qui se présente sous l’idée du merveilleux) ce qui la fera rejeter. Quoi qu’il en soit, la voici.

Je remarque d’abord que le mot employé par les prétendus LXX et par saint Paul, et rendu dans notre langue par celui d’approprié, est un des termes les plus vagues de la langue grecque, et signifie indifféremment, disposer, marquer, noter, rendre capable, etc. Cette remarque est si fondée, que ceux même qui croient qu’il faut lire dans les LXX le mot d’oreilles, au lieu de celui de corps, retiennent pourtant le terme dont il est ici question ; en sorte que, selon eux, il peut signifier percer, couper, etc.

Je remarque deuxièmement, qu’avant la version des LXX, les rites de Moïse étaient peu connus parmi les païens, peut-être même parmi les Juifs dispersés : c’était même une chose très ordinaire aux rabbins d’en renfermer la connaissance dans leur nation, et cela par des raisons qui ne sont pas de ce lieu. D’où je tire cette conséquence, que dans la période dont je parle, peu de personnes connaissaient la coutume de percer les oreilles aux esclaves qui refusaient de se prévaloir des privilèges de l’année sabbatique. Je dis dans cette période-là, et non après ; car nous trouvons dans les écrits des païens qui ont vécu dans les siècles postérieurs, en particulier dans les satires de Pétrone, et dans celles de Juvénal, des allusions à cette coutume.

Je remarque troisièmement, que c’était une chose très usitée dans le paganisme, de faire certaines marques sur le corps des personnes sur lesquelles on avait un droit particulier. On en faisait particulièrement sur le corps des soldats, et sur celui des esclaves, afin qu’on pût les réclamer avec succès, s’ils prenaient la fuite. On en faisait quelquefois à ceux qui se mettaient en apprentissage chez quelque maître, et à ceux qui se logeaient sous la protection particulière de quelque dieu. Ces marques s’appelaient en grec d’un mot qui est passé dans d’autres langues, c’est celui de stigmates : nous le trouvons dans le ch. 4 de l’épître aux Galates, traduit ainsi par nos interprètes : Que personne ne me donne de la mortification, car je porte dans mon corps les flétrissures de Christ : c’est probablement une allusion à quelqu’une des coutumes dont nous parlons. Vous trouverez de semblables allusions dans le ch. 9 d’Ézéchiel, et dans le ch. 7 de l’Apocalypse, où ceux qui se sont mis sous la direction de Dieu, et dévoués à son service, sont représentés comme marqués au front d’une certaine marque respectable aux émissaires de ses jugements.

Sur ces différentes remarques je fonde cette pensée. Les LXX ou les auteurs de la version qui porte leur nom, quels qu’ils aient été, crurent que s’ils traduisaient mot à mot le texte que nous expliquons, il serait inintelligible aux païens et aux Juifs dispersés, qui ignorant pour la plupart la coutume dont nous avons parlé, ne comprendraient pas l’allusion de ces paroles : tu m’as percé les oreilles. Pour remédier à cet inconvénient, ils traduisirent de la manière la plus propre à faire entendre la pensée du prophète. C’était une chose connue, que les païens faisaient certaines marques aux corps de leurs soldats, à ceux de leurs esclaves et de leurs disciples. Les auteurs dont nous parlons font allusion à cette coutume : ils traduisent en général, tu m’as fait une marque au corps, ou bien, tu m’as disposé le corps, c’est-à-dire, de la manière la plus convenable aux fonctions que je vais entreprendre ; et comme cette traduction était la plus propre à faire connaître aux païens l’idée du prophète, saint Paul est fondé à la retenir.

Ainsi nous avons tâché d’expliquer ce qu’il y avait de plus difficile dans les expressions de notre texte. Celles qui suivent, il est écrit de moi au commencement du livre, ont relation à la manière dont les anciens disposaient leurs livres. Ils les écrivaient sur des parchemins qu’ils attachaient les uns aux autres, et dont ils faisaient des rouleaux. Le terme de l’hébreu, que saint Paul et les prétendus LXX traduisent livre, signifie un rouleau ; et quelques uns croient que le terme grec que nous avons rendu par celui de commencement, et qui signifie proprement une tête, fait allusion à la forme de ces rouleaux ; mais cela ne doit pas nous arrêter.

Quoi qu’il en soit, Jésus-Christ est introduit, dans cet oracle, accomplissant ce que les prophètes avaient prédit ; c’est que le sacrifice du Messie serait substitué à celui des victimes lévitiques. C’est aussi ce que nous disions ; notre texte contient un des dogmes les plus essentiels à la religion de Jésus-Christ ; et c’est ce que nous allons établir dans un troisième article.

Pour comprendre dans quel sens le Messie dit que Dieu n’a voulu ni d’offrande ni de sacrifice, il faut distinguer en Dieu deux sortes de volontés, une volonté de moyen, et une volonté de dernière fin. J’appelle volonté de moyen, celle qui lui fait donner un ordre, établir un rite ; non que ce rite ou que cet ordre aient quelque excellence qui leur soit propre, mais parce qu’ils préparent ceux auxquels ils sont prescrits, à certains grands événements d’où dépend leur félicité. J’appelle volonté de dernière fin, celle qu’il a de procurer les événements de ce dernier genre.

Si vous donnez au mot de volonté cette première signification, on ne saurait dire dans un bon sens que Dieu n’a point voulu d’offrande ni de sacrifice. Qui ne sait que c’est lui qui les avait institués, et qu’il en avait prescrit, même avec la dernière exactitude, jusqu’aux moindres minuties. De là vient cette remarque de saint Paul, que quand Dieu ordonne à Moïse la construction du tabernacle, il lui dit : Prends garde de faire toutes choses selon le modèle qui t’a été donné sur la montagne. Hébreux 8.5

Mais si vous prenez le mot volonté dans le second sens, si vous entendez par la volonté de Dieu, sa volonté de dernière fin, il est vrai que Dieu n’avait pas voulu les offrandes ni les sacrifices ; parce qu’il ne les avait établis que pour préfigurer le Messie, et que par cela même toutes ces cérémonies devaient cesser dès que le Messie serait arrivé.

Or, comme nous l’avons insinué en commençant ce discours, les Hébreux qui vivaient du temps de saint Paul, je dis même ceux qui faisaient profession du christianisme, avaient un grand besoin de cette doctrine. Si l’attachement qu’ils avaient pour le rituel lévitique ne les empêcha pas d’embrasser l’évangile, ce fut pourtant une des principales causes qui les empêchèrent d’en revêtir l’esprit et la vérité. Les apôtres eurent bien, pendant quelque temps, de l’indulgence pour ce préjugé : saint Paul, le modèle de la tolérance chrétienne et du support qu’on doit aux errants, se fit bien à cet égard Juif aux Juifs ; et bien loin d’affecter de décrier les cérémonies de l’ancienne loi, il les observa lui-même avec exactitude.

Mais comme on s’aperçut bientôt que l’attachement qu’on avait pour elles, en particulier pour les sacrifices, était injurieux à celui de la croix, les apôtres crurent devoir combattre avec vigueur des préjugés si dangereux : et c’est le but principal de l’épître aux Hébreux, dans laquelle saint Paul établit sa thèse, je veux dire l’inutilité des sacrifices, sur quatre raisons décisives. La première est prise de la nature de ces sacrifices. La seconde est prise des décisions des prophètes. La troisième est prise des types. La quatrième de l’excellence de la victime évangélique.

Il est impossible, dit l’apôtre immédiatement avant mon texte, que le sang des boucs et des taureaux ôte les péchés : c’est-à-dire, que le sang des victimes brutes n’était pas assez précieux pour satisfaire à la justice de Dieu, irrité contre les hommes. Voilà l’argument pris de la nature des sacrifices. Voici, les jours viennent, dit le Seigneur, que je ferai, avec la maison d’Israël et la maison de Juda, une nouvelle alliance : non pas selon l’alliance que je fis avec leurs pères, lorsque je les pris par la main pour les retirer du pays d’Égypte, etc. Hébreux 8.8. Voilà l’argument pris des décisions des prophètes.

Jésus-Christ a été fait sacrificateur éternellement, selon l’ordre de Melchisédec. Car ce Melchisédec, roi de Salem, sacrificateur du Dieu souverain, qui vint au-devant d’Abraham, quand il revenait de la défaite des rois, et qui le bénit ; à qui aussi Abraham donna pour sa part, la dîme de tout, et dont le nom signifie premièrement roi de justice, et puis aussi roi de Salem, c’est-à-dire roi de paix ; qui est sans père, sans mère, sans généalogie, n’ayant ni commencement de jours ni fin de vie ; mais étant semblable au Fils de Dieu, il demeure sacrificateur pour toujours. La loi n’avait que l’ombre des biens à venir, et non la vraie image des chosesa. Voilà l’argument pris des types.

aHébreux 5.10 ; 8.1 ; 9.3.

Et l’argument pris de l’excellence de la victime, est répandu dans toute cette épître, et a autant de parties qu’il y a de caractères de grandeur dans la personne de Jésus-Christ et de son sacerdoce.

Premier caractère de grandeur. Jésus-Christ n’est pas un simple homme, ce n’est pas un ange, c’est le Fils de Dieu, c’est la splendeur et la gloire de la personne du père ; c’est celui qui soutient toutes choses par sa parole puissante Hébreux 1.3, et duquel il a été dit, lorsqu’il est entré dans le monde, que tous les anges de Dieu l’adorent Hébreux 1.6 ; c’est celui, en un mot, qui a les perfections du Dieu souverain, et à qui le psalmiste rendait les hommages de l’adoration, quand il lui disait : O Dieu, ton trône demeure aux siècles des siècles, et le sceptre de ton royaume est un sceptre d’équité. Toi Seigneur as fondé la terre dans le commencement, et les cieux sont les œuvres de tes mains. Ils périront, mais tu subsistes toujours ; ils vieilliront tout comme un vêtement, et tu les plieras comme un habit, et ils seront changés ; mais tu es le même, et tes ans ne finiront jamaisb.

bPsaumes 45.7 ; Hébreux 1.8 ; Psaumes 102.26-28.

Second caractère de grandeur : la solennité de l’institution. Christ ne s’est point attribué la gloire d’être souverain sacrificateur ; mais il l’a reçue de celui qui lui a dit : tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui Hébreux 5.5.

Troisième caractère de grandeur : le serment dont les promesses qui ne devaient s’accomplir qu’en Jésus-Christ furent accompagnées. Car lorsque Dieu fit la promesse à Abraham, parce qu’il ne pouvait jurer par un plus grand, il jura par soi-même, disant : certainement je te bénirai abondamment Hébreux 6.13-14. Et ailleurs : ceux-là, c’est-à-dire les prêtres de l’ancienne loi, ont été faits sacrificateurs sans serment, mais celui-ci avec serment, par celui qui dit : le Seigneur a juré et ne s’en repentira point : tu es sacrificateur éternellement, selon l’ordre de Melchisédec Hébreux 7.20-21.

Quatrième caractère de grandeur : l’unité du sacrificateur et du sacrifice. Pour ce qui concerne les sacrificateurs, il en a été fait plusieurs, parce que la mort les empêchait d’être perpétuels ; mais celui-ci, parce qu’il demeure éternellement, a aussi une sacrificature perpétuelle Hébreux 7.23-24.

Cinquième caractère de grandeur : la magnificence du tabernacle dans lequel Jésus-Christ est entré, et le sang qui lui en a ouvert l’accès. Car le premier testament, ou comme il faut traduire, la première alliance, avait un sanctuaire terrestre, et les sacrificateurs entraient toujours dans la première partie du tabernacle, pour y faire le service. Le seul souverain sacrificateur entre dans la seconde partie une fois l’an, non sans y porter du sang qu’il offre pour ses péchés et pour ceux du peuple ; mais Christ, le souverain sacrificateur des biens à venir, étant venu pour un tabernacle plus grand et plus parfait, non avec le sang des boucs et des veaux, mais avec son propre sang, est entré, une fois, non dans le sanctuaire fait de la main des hommes qui n’était que la figure du véritable, mais dans le ciel même, pour comparaître maintenant devant la face de Dieu pour nous Hébreux 9.1-24.

A quoi servent les sacrificateurs lévitiques ? A quoi leurs sacrifices ? A quoi leurs holocaustes et leurs hécatombes, après l’offrande d’une si digne victime ? Mon texte renferme donc un des dogmes les plus essentiels à la religion chrétienne, c’est que Jésus-Christ s’est offert pour nous à la justice de son père : dogme dont nous écoutons tous les preuves avec joie ; dogme dont nous regardons les adversaires avec horreur ; dogme dont nous sommes fondés à être saintement jaloux, parce qu’il est le fondement de cette confiance avec laquelle nous allons avec assurance au trône de la grâce, et durant le cours de notre vie, et à l’heure de notre mort ; mais dogme qui nous sera souverainement inutile, si, lorsque nous prenons ainsi Jésus-Christ pour rédempteur, nous ne le prenons aussi pour modèle. Les paroles de mon texte sont non seulement la voix de Jésus-Christ, qui se substitue aux anciennes victimes ; c’est encore celle de David ; c’est celle de chaque fidèle, qui pénétré de cette pensée que le sacrifice le plus agréable que les hommes puissent offrir à Dieu, c’est celui de leurs personnes, fait vœu de lui sacrifier la sienne. Quelque éloigné que ce second sens vous paraisse du premier, il ne doit pas vous surprendre. Ce n’est pas la première fois qu’un même oracle a une signification mystique et une signification littérale, et que les dispositions des hommes sacrés ont été des emblèmes de celles du Messie.

Justifions ce second sens. Suivez-nous, mes chers frères, venez, dites avec le prophète, et préparez-vous par ces sentiments à la fête de la nativité que vous devez célébrer dans quelques jours : Tu n’as point voulu d’offrandes ni de sacrifices, mais tu m’as formé un corps. Tu n’as point pris plaisir aux holocaustes, ni à l’oblation pour le péché. Alors j’ai dit : me voici, je viens, comme il est écrit de moi dans le volume de la loi, pour faire, ô Dieu ! ta volonté. C’est la seconde partie, ou plutôt l’application de ce discours.

II

Je suppose que vous entendrez sans peine dans quel sens Dieu dit, qu’il n’a pas voulu de sacrifices ; que l’unique offrande qu’il en exige, c’est celle de leurs personnes. Rappelez-vous la distinction qui, dans le corps de ce discours, nous a servi à justifier la première signification que nous avons donnée aux paroles de notre texte, et qu’elle vous serve à entendre la seconde. Il y a en Dieu une double volonté, volonté de moyen, et volonté de dernière fin. Si vous attachez au mot de volonté cette première signification, on ne saurait dire que Dieu n’a pas voulu les offrandes ni les sacrifices. Il les a établis comme des moyens, pour nous faire parvenir à ce qu’il veut d’une volonté de dernière fin ; je veux dire le sacrifice de nos personnes.

J’ai été charmé de trouver cette idée développée dans les écrits de ces mêmes Juifs, qui sont si portés à outrer le respect qu’ils ont pour tout ce qu’il y a de cérémoniel dans la religion. Je porte ici particulièrement ma pensée sur un ouvrage du plus respectable et du plus respecté de tous les rabbins, je veux dire de Moïse Maimonïdes. C’est l’ouvrage qu’il a intitulé Guide des âmes flottantesc. Sous combien de faces différentes ne présente-t-il pas cette distinction ? Sur quels fondements solides ne prend-il pas soin de l’établir ? Je croirais affaiblir les arguments de ce savant Juif, en les abrégeant, et je renvoie à la source tous ceux qui sont en état d’y puiser. Vous entendez donc dans quel sens Dieu demande uniquement de vous l’offrande de vos personnes. Il la veut d’une volonté de dernière fin ; et il n’accepte l’offrande des sacrifices, et toutes les cérémonies de la religion, qu’en tant qu’elles conduisent au dévouement de la personne qui les pratique. Ne nous arrêtons pas à ces idées vagues, et parcourons, dans les dernières périodes de ce discours, 1° la nature de cette offrande ; 2° sa nécessité ; 5° ses amertumes ; 4° ses douceurs ; 5° enfin ses récompenses.

c – More Névochim.

Cette offrande, c’est celle de nos personnes tout entières, et de tout ce que le Créateur met à notre disposition. On peut distinguer deux choses, dans la victime dont Dieu nous demande le sacrifice : ce qu’elle a de mauvais, et ce qu’elle a de bon. Nous sommes engagés dans des habitudes vicieuses, nous sommes entraînés par des penchants déréglés, nous sommes dominés par des passions criminelles : c’est ce que nous avons de mauvais. Nous sommes capables de connaissance, de méditation, d’amour ; nous possédons des biens, des emplois, et ainsi du reste : c’est ce que nous avons de bon. Dieu nous demande ce double sacrifice, le sacrifice de ce que nous avons de mauvais, et le sacrifice de ce que nous avons de bon. Dites à Dieu dans ce double sens : Me voici : que je fasse, ô Dieu, ta volonté ! Répondez à ce double argument : sacrifiez à Dieu ce que vous avez de mauvais, et consumez-le par un holocauste spirituel ; immolez à Dieu ce plaisir infernal que vous trouvez à décrier votre prochain ; immolez-lui ces brutales voluptés qui vous asservissent ; immolez-lui cette avarice qui vous ronge et qui vous dévore ; immolez-lui cette fierté et cette présomption qui vous enflent, qui vous déguisent vous-même à vous-même, et qui vous font oublier votre cendre, votre poussière, votre pourriture.

Mais sacrifiez aussi à Dieu ce que vous avez de bon. Vous ! vous avez du génie : vouez-le à Dieu, employez-le à méditer ses oracles, à rectifier vos idées, à répandre dans le monde, par vos discours et par vos écrits, la connaissance de cet Être adorable. Vous ! vous avez l’art de vous insinuer dans les esprits : vouez-le à Dieu, employez-le à détromper vos prochains, à dessiller leurs yeux, à leur inspirer des inclinations plus dignes d’une âme immortelle, que celles qui les entraînent. Vous ! vous avez du crédit : vouez-le à Dieu, combattez votre indolence et votre mollesse, ne soyez pas toujours hérissé de difficultés ; que vos portes soient ouvertes à la veuve et à l’orphelin qui viennent se loger sous l’ombre de votre protection. Vous ! vous avez du bien : vouez-le à Dieu, employez-le à secourir cette famille qui est dans l’indigence, à soulager ce malade qui languit dans un lit d’infirmité, et qui périt faute de secours ; à remplir les désirs de cette âme affamée de justice, qui erre dans les déserts d’Hermon et sur les montagnes de Mithsar, et qui s’écrie : Comme le cerf brame après des eaux courantes, ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu ! Mon âme a soif du Dieu vivant. Quand entrerai-je, quand me présenterai-je devant la face de mon Dieu Psaumes 42.2-3 ! Tes autels, tes autels, ô Dieu des armées Psaumes 84.4 !

Après avoir considéré la nature de l’offrande que Dieu vous demande, considérez-en la nécessité. Je ne vous accablerai point ici d’une multitude de preuves. Je ne ferai point retentir à vos oreilles ce grand nombre de déclarations que les auteurs sacrés ont faites sur ce sujet. Je n’insisterai ni sur celle de Samuel : L’Éternel prend-il plaisir aux holocaustes et aux sacrifices, comme à ce qu’on obéisse à sa voix 1sam.15.22 ; ni sur celle du psalmiste : Méchant ! pourquoi prends-tu mes paroles dans ta bouche, puisque tu hais la correction Psaumes 50.16-17 ? Le sacrifice agréable au Seigneur, c’est celui d’un cœur froissé et brisé Psaumes 51.19 ; ni sur celle d’Esaïe : Qu’ai je à faire, dit l’Éternel, de la multitude de vos sacrifices ? je suis rassasié d’holocaustes de moutons, et de graisse de bêtes grasses : lavez-vous, nettoyez-vous, ôtez de devant mes yeux la malice de vos actions Ésaïe 1.11, 16 ; ni sur celle de Jérémie : Ajoutez, tant qu’il vous plaira, vos holocaustes à vos sacrifices ; mais sachez que quand je tirai vos pères du pays d’Egypte, je ne leur donnai point de commandement touchant ces offrandes, mais voici l’ordre que je leur donnai : obéissez à ma voix Jérémie 7.21, 23, ne vous fiez point sur ces paroles trompeuses : le temple de l’Éternel, le temple de l’Éternel ! votre confiance sur ces paroles est vaine : ne tuez-vous pas ? ne dérobez-vous pas ? ne commettez-vous pas adultère Jérémie 4.9 ? Je n’insisterai point sur tant d’autres déclarations de ce genre, dont nos écrits sacrés sont parsemés ; je n’ai besoin que du témoignage de votre propre conscience.

A quoi vous sert d’assister dans un temple consacré à la gloire du Dieu fort, si vous refusez de faire de vos corps des temples au Saint-Esprit, et si vous les vouez à l’impureté ? A quoi vous sert d’entendre des sermons, si, sortis à peine du lieu où vous les avez entendus, vous oubliez tous les devoirs qui en sont la matière ? A quoi vous sert d’exposer à Dieu votre misère par vos prières, si vous négligez toutes les conditions sous lesquelles il s’est engagé à les exaucer ? A quoi vous sert de venir à la table du Seigneur, si, quelques jours après y avoir participé, vous violez tous vos vœux, toutes vos promesses, tous les serments que vous y avez faits ? A quoi vous sert d’appeler des pasteurs, quand vous croyez l’heure de votre mort s’approcher, si, dès que vous êtes relevés de votre lit d’infirmité, vous reprenez ce même genre de vie, dont le souvenir vous avait bourrelés, lorsque vous y étiez encore couchés ?

Le sacrifice que l’on vous demande est difficile, dites-vous ? Je l’avoue, mes frères. Aussi j’en rappelle les difficultés et les amertumes, bien loin de prétendre vous les déguiser. Qu’il est difficile, quand on se sent attaqué dans sa réputation et dans son honneur, dans sa foi, dans ses mœurs, dans ses démarches, dans ses intentions ; qu’il est difficile, quand on se sent poursuivi, pressé par un ennemi injuste, cruel ; qu’il est difficile de pratiquer ces lois de la religion, qui nous ordonnent le pardon des injures, la patience, la miséricorde ! Qu’il est difficile d’imiter l’exemple de ce Jésus qui, dans le temps qu’il est attaché à une croix, prie pour ceux qui l’y attachent, et d’immoler ainsi entièrement à Dieu sa vengeance et son ressentiment ! Qu’il est difficile, quand on a de l’interdit, de faire à Dieu le sacrifice de la restitution, de réformer cette table où l’on trouvait tant de délices ; de diminuer ce cortège dont on se faisait tant d’honneur, de retrancher ces équipages dans lesquels on s’étalait avec tant de pompe, et de se réduire à une dépense proportionnée à ses facultés ! Qu’il est difficile, lorsqu’on a une passion favorite, à laquelle on a réuni tous ses désirs, qu’il est difficile de se soustraire à son empire ! Qu’il est difficile, lorsqu’on a contracté une habitude criminelle, de la déraciner, de se réformer et de se refondre, de se faire un autre tempérament, d’autres organes, un autre corps ! Qu’il est difficile, lorsqu’on voit approcher la mort, de dire un adieu éternel au monde, de se séparer pour jamais d’un ami, d’un père, d’un enfant ! En général, qu’il est difficile de surmonter ce monde d’obstacles qui se trouvent dans la carrière du salut, et de se donner tout entier à Dieu, dans une vie où tout ce qui s’offre à nos regards semble avoir conspiré pour nous enlever à lui !

Mais si ce sacrifice est difficile, en est-il moins nécessaire ? Les difficultés et les amertumes qui l’accompagnent, en invalident-elles la nécessité ? Disons quelque chose de plus consolant, de plus propre à alléger le joug que la religion nous impose, et à nous encourager dans notre carrière. Envisagez, comptez, exagérez, tant qu’il vous plaira, les difficultés et les amertumes du sacrifice que je vous demande ; elles ne sauraient égaler ses douceurs et ses récompenses.

Quelle douceur, après avoir travaillé sur son propre cœur, pour le réformer et pour le réduire ; quelle douceur, après s’être efforcé, après avoir mis peine, selon l’expression de Jésus-Christ, pour nager contre le torrent, pour dévorer, si j’ose m’exprimer ainsi, ces affreuses difficultés qui se trouvent dans la tâche du chrétien ; quelle douceur de voir qu’on a eu quelque succès dans cet ouvrage !

Quelle douceur, lorsqu’en entrant dans l’examen de sa conscience, à l’approche d’une communion, on peut se dire à soi-même : « Autrefois j’étais sordide, à présent je trouve des délices à assister mon prochain ; autrefois j’étais distrait dans la prière, mes dévotions étaient traversées par les objets du monde, dont la capacité de mon âme était toute remplie : à présent je suis parvenu à recueillir mes pensées dans le cabinet, et à les occuper de ce Dieu dans le commerce duquel je passe les heures les plus délicieuses de ma vie ; autrefois je ne respirais que le monde et ses plaisirs : à présent je ne respire que piété, que religion ! » Quelle douceur, quand on voit les années s’accumuler, cette vie passer avec la rapidité de la navette du tisserand, de pouvoir se rendre quelque compte à soi-même de ce temps qui vient de s’évanouir, et dont il ne nous reste que le souvenir d’en avoir fait un bon usage ! Quelle douceur, dans ces moments où nos péchés se présentent à nous avec toute leur horreur, et où nous nous trouvons dans l’attérante situation dont parlait le prophète, lorsqu’il disait : Mon péché est continuellement devant moi Psaumes 51.5, l’image d’Urie ensanglantée me suit partout ; quelle douceur de pouvoir se dire : « Mais je les ai pleurés ces péchés ; mais j’ai répandu les larmes les plus amères sur ces péchés ; mais je crois avoir pris, avec la bénédiction du ciel, des mesures pour n’y plus tomber ! »

Telles sont les douceurs de ce sacrifice ; mais quelles n’en sont pas les récompenses ! Pourrions-nous seulement nous former quelque idée de la manière dont Dieu se donne à une âme qui se donne à lui tout entière ? Hélas ! si nous l’aimons, c’est qu’il nous a aimés le premier ! Hélas ! à quelque degré que nous puissions porter notre amour pour lui, il ne saurait pas même approcher de celui qu’il a eu pour nous ! Que vous dirai-je sur cet amour de Dieu pour nous, mes chers frères ? Que vous dirai-je de ces bénédictions dont il comble cet état et les particuliers qui le composent ; de cette paix qu’il vous rend, de cette liberté qu’il vous confirme, de cette vie qu’il vous conserve, de ce support qu’il vous accorde ? Que vous dirai-je surtout du grand mystère dont l’Église s’apprête à célébrer l’anniversaire dimanche prochain ? Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils au monde.

Un Dieu qui nous a aimés de cette manière, lorsque nous étions ses ennemis, comment ne nous aimera-t-il pas, lorsque nous serons ses amis, lorsque nous lui vouerons tout ce que nous sommes, tout ce que nous possédons ? Quelles bornes mettra-t-il à son amour ? Celui qui nous a donné son propre Fils, ne nous donnera-t-il pas toutes choses avec lui Romains 8.32 ? Ici je plie sous le poids de mon sujet. Mon Dieu ! combien sont grands les biens que tu réserves à ceux qui t’aiment Psaumes 31.20 ! Mon Dieu ! quelle ne sera point la félicité d’une créature qui se donnera tout entière à toi, comme tu t’es donné tout entier à elle ?

C’est ainsi, mes chers frères, que la religion n’est que retour, qu’amour, que sentiment. Puissions-nous la connaître de cette manière ! Puisse cette connaissance que nous en aurons, mettre dans le cœur et dans la bouche de chacun de nous, durant nos fêtes solennelles, à l’heure de notre mort, dès ce moment même, ces paroles de mon texte : Tu n’as point voulu de sacrifice ni d’offrande ; mais tu m’as formé un corps. Tu n’as point pris plaisir aux holocaustes, ni à l’oblation pour le péché. Alors j’ai dit : me voici ; je viens, comme il est écrit de moi, dans le volume de la loi, pour faire, ô Dieu ! ta volonté. Daigne-t-il nous en faire la grâce ! Amen.

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