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16.
Sur le ravissement de saint Paul

Je connais un homme en Christ qui fut ravi jusqu’au troisième ciel, il y a plus de quatorze ans ; si ce fut en son corps, je ne sais ; si ce fut sans ce corps, je ne sais : Dieu le sait. Et je sais que cet homme, si ce fut en son corps ou si ce fut sans son corps, je ne sais, Dieu le sait, fut ravi dans le paradis, et y entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas possible d’exprimer.

2 Corinthiens 12.2-4

S’il y a dans nos Écritures un texte capable d’embraser, et en même temps de mortifier la curiosité humaine, c’est celui que vous venez d’entendre ; nous ne parlons pas d’une curiosité vaine et téméraire, nous parlons même d’une curiosité fondée en apparence sur la raison et sur la justice. Une des principales causes du peu d’ardeur que nous avons pour les biens célestes, c’est qu’il n’y a aucun témoin d’expérience, qui, après en avoir goûté les douceurs, nous en ait donné des idées claires et distinctes ; il est difficile d’aimer ce que l’on ne connaît point : saint Paul semble avoir été réservé de Dieu pour suppléer à ce défaut, et pour remplir, s’il faut ainsi dire, ce vide de la religion ; par une économie surnaturelle, il va dans l’autre monde avant la mort ; il en revient avant la résurrection universelle : toute l’Église attentive lui demande un détail touchant l’autre vie : et comme les Israélites, après avoir envoyé des espions dans la terre promise, brûlaient du désir de les voir et de les entendre, afin de savoir si ce pays méritait les travaux qu’il fallait endurer pour y arriver ; de même les chrétiens attendent que saint Paul leur dise ce qu’est cette félicité, dans laquelle ils sont appelés à entrer par une porte si étroite : ils semblent tous lui demander : Qu’avez-vous ouï ? Qu’avez-vous vu ? afin de décider sur son rapport la grande question, s’ils travailleront encore à surmonter les obstacles qui se rencontrent dans le chemin du salut, ou s’ils en abandonneront le dessein. Mais saint Paul ne répond point à cette attente ; il garde un profond silence sur les objets qui ont été offerts à son esprit ; il ne parle de son ravissement que pour confondre ces faux docteurs qui méprisaient son ministère : et pour toute description du paradis, il nous fait l’aveu de l’impuissance où il est de le décrire. « Je connais un homme en Christ (un homme en Christ, c’est-à-dire un chrétien, et l’apôtre se désigne ainsi lui-même) ; je connais un homme en Christ qui fut ravi jusqu’au troisième ciel il y a plus de quatorze ans ; si ce fut en son corps, je ne sais ; si ce fut sans son corps, je ne sais, Dieu le sait. Et je sais que cet homme, si ce fut en son corps ou si ce fut sans son corps, je ne sais, Dieu le sait, fut ravi dans le paradis, et y entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas possible à l’homme d’exprimer. »

Nous nous proposons aujourd’hui, mes frères, de travailler à résoudre la difficulté qui naît de ce silence de l’apôtre : nous nous proposons d’agiter cette singulière mais intéressante question ; pourquoi la félicité céleste est-elle ineffable ? pourquoi « n’est-il pas permis à l’homme de l’exprimer ? » Nous vous donnerons bien d’abord quelques éclaircissements sur les expressions de notre texte, et nous verrons 1° quelle est l’époque dont il est ici question : « Je connais un homme en Christ qui, il y a plus de quatorze ans.… 2° Ce qui est dit touchant la manière de ce ravissement, « si ce fut en corps, si ce fut hors du corps, je ne sais, Dieu le sait. » 3° Ce qu’il faut entendre par le « paradis et par le troisième ciel ; » enfin quelle idée il faut attacher à ces choses « ineffables, » dont parle ici notre apôtre, et ce sera là notre première partie. Mais dans la seconde, qui sera la principale de ce discours, nous examinerons cela même que nous venons d’indiquer, nous verrons si le silence de l’Écriture sur notre félicité à venir n’a rien qui doive ralentir l’ardeur que nous avons d’y arriver ; nous vous ferons sentir que rien n’est plus capable de nous donner de grandes idées du paradis, que ces voiles mêmes qui nous en dérobent la vue. Si vous entrez dans le but de ce discours, il fera sur vous l’effet auquel nous rapportons toutes nos exhortations, toutes nos instances ; c’est d’allumer dans vos cœurs un désir ardent d’aller à Dieu, c’est de vous faire dire avec un prophète : « O Dieu ! oh ! que tes biens sont grands, que tu as réservés pour ceux qui te craignent Psaumes 31.20 ! » c’est de vous mettre dans la situation de notre apôtre, qui, après avoir été ravi jusqu’au troisième ciel, ne pouvait plus vivre sur la terre, avait les yeux ouverts à tous les chemins de la mort, ne parlait plus que de mourir, que « d’achever sa course, que de quitter ce corps, que de déloger, que d’être avec Christ, ce qui lui serait beaucoup meilleura. »

a1 Timothée 4.7 ; 2 Corinthiens 5.8 ; Philippiens 1.23.

Première partie

La question touchant l’époque dont parle l’apôtre, « je connais un homme en Christ, il y a plus de quatorze ans, » nous occuperait beaucoup plus de temps que nous n’en avons pour cet exercice, si nous voulions la traiter à fond. Jamais prédicateur n’eut une occasion plus propre pour faire perdre une heure à des auditeurs en discussions inutiles, et en citations importunes : nous pourrions vous fournir ici un ample catalogue des pensées des interprètes, et des raisons sur lesquelles chacun appuie les siennes : nous pourrions vous dire d’abord que quelques-uns prétendent que ces « quatorze ans » marquent le temps écoulé depuis la conversion de saint Paul Actes 9.9, et que son ravissement arriva dans ces trois jours où il fut sans boire, sans manger, sans ouvrir les yeux, et vous citer là-dessus Capel, Lira, Cave, Tostat, et plusieurs auteurs inconnus au plus grand nombre de ceux qui nous écoutent.

Nous pourrions ajouter que quelques autres rapportent cette époque à la huitième année du christianisme de saint Paul, la quarante-quatrième de Jésus-Christ, et la douzième après sa mort.

Nous pourrions vous faire voir que d’autres prétendent avec plus de vraisemblance que l’apôtre eut ce ravissement, lorsqu’après la dispute avec Barnabas, monument de l’infirmité des plus grands saints, il prit un chemin différent du sien. Ceux qui sont dans cette pensée allèguent les paroles du chapitre 22 des Actes : « Il arriva, dit saint Paul lui-même, qu’étant retourné à Jérusalem, comme je priais dans le temple, je fus ravi en extase Actes 22.17. » Mais ces discussions sont peu du ressort de cette chaire ; nous avons des choses plus importantes à vous proposer.

La manière dont saint Paul a été ravi demande un second éclaircissement : il l’a exprimée d’une façon propre à mettre des bornes à notre curiosité : « Si ce fut en son corps, je ne sais ; si ce fut sans son corps, je ne sais ; » aussi ne prétendons-nous pas nous arrêter à rechercher ce qu’il ignorait lui-même.

Remarquons seulement que Dieu se manifestait autrefois de plusieurs manières différentes. Quelquefois c’était par des voix, témoin celle qui partait de la nuée, témoin celle qui partait du buisson Exode 3.4, témoin celle qui partait d’Horeb Exode 19.16, témoin celle qui partait du tourbillon Job 38.1, témoin celle qui partait du propitiatoire.

Quelquefois il se communiquait par des songes. C’est ainsi qu’il se déclara à Jacob, à Abimélech, à l’échanson de Pharaon Genèse 28.12.

Quelquefois il envoyait des visions à ceux même qui étaient éveillés. C’est ainsi qu’il fit voir à Moïse un buisson ardent qui brûlait sans se consumer ; c’est ainsi qu’il fit voir à Balaam un ange qui tenait une épée dans sa main ; c’est ainsi qu’il fit voir à Josué le chef de l’armée de l’Éternel Josué 5.15.

Quelquefois il se communiquait à eux par inspiration, accompagnée de mouvements qui les forçaient à parler. « La parole de l’Éternel m’est tournée en opprobre tout le jour ; c’est pourquoi j’ai dit : Je ne ferai plus mention de lui ; mais il y a eu dans mon cœur comme un feu ardent renfermé dans mes os, et je suis las de le souffrir Jérémie 20.8-9.

Mais, parmi toutes ces dispensations miraculeuses, la plus noble était celle qui se faisait par ravissement, ou par extase : nous appelons l’extase, cette forte contention, ce concentrement de pensées, ce recueillement profond qui fait que celui qui est en extase se distrait des sens, oublie son corps, est tout entier à l’objet de sa méditation.

Le ravissement est peut-être un degré au-dessus de l’extase : il se fait quelquefois en esprit : c’est lorsque Dieu, par un effet de cette suprême puissance qu’il a sur l’âme des hommes, y excite les mêmes idées, lui fait apercevoir les mêmes objets dont elle serait frappée, si le corps auquel elle est unie était réellement dans un lieu dont il est très éloigné. C’est ainsi qu’il faut expliquer le ravissement d’Ézéchiel, et celui dont saint Jean nous parle dans l’Apocalypse. Il se fait quelquefois « en corps : » c’est ainsi que Philippe, après avoir converti et baptisé l’eunuque de la reine Candace, fut « enlevé par l’esprit, » en sorte que « l’eunuque ne le vit plus Actes 8.39. »

Quoique saint Paul ait peu parlé de la manière dont Dieu se révéla à lui, il en dit assez pour montrer que c’est du ravissement qu’il nous parle ; mais si c’est de celui qui transportait le corps dans un autre lieu, si c’est de celui qui ne transportait que l’esprit ; s’il y a même une différence réelle entre le ravissement et l’extase, c’est ce que personne ne peut décider sans témérité ; c’est ce que l’apôtre ignorait lui-même : « Si ce fut en corps, je ne sais ; si ce fut sans son corps, je ne sais ; mais je sais que cet homme a été ravi jusqu’au troisième ciel, et dans le paradis. »

Le troisième ciel, le paradis, autre sujet d’éclaircissement : le troisième ciel est le siège des bienheureux, celui où Dieu donne les marques les plus éclatantes et les plus pompeuses de sa présence, et personne ne le conteste. Mais l’autre expression de saint Paul, celle du paradis, a causé des débats parmi les savants : on a agité depuis longtemps la question si le paradis et le troisième ciel désignaient un même lieu ; quelques interprètes modernes l’ont nié avec chaleur : un grand nombre d’anciens Pères l’avaient fait avant eux ; ils regardaient le paradis comme un séjour où les âmes attendaient la résurrection, et ils le distinguaient du ciel. Justin, martyr, disputant contre Triphon, met dans la même liste l’erreur qui nie le dogme de la résurrection, et l’opinion qui suppose que les âmes sont avec Dieu après la mort ; ils suivaient en cela les préjugés des Juifs : plusieurs d’entre eux croient que l’âme des gens de bien va dans le jardin d’Éden, jusqu’au jour de la résurrection ; de là vient qu’ils ont ce formulaire de prières pour les mourants : « Que son âme soit recueillie dans le jardin d’Éden, qu’elle ait sa part dans le paradis, qu’elle se repose, et qu’elle dorme en paix jusqu’à ce que vienne le consolateur qui fera entendre la paix aux pères. O vous qui êtes commis sur les trésors du paradis, ouvrez-lui-en maintenant les portes ! »

Mais cette erreur, pour avoir été soutenue depuis longtemps, et par des interprètes de grand nom, n’en est pas moins erreur pourtant ; plus d’arguments que nous n’avons le temps d’en apporter le démontrent : lisez seulement la prière que Jésus-Christ fit à son père quelque temps avant sa mort, vous verrez qu’il demande d’aller à la félicité céleste : il dit aussi au brigand : « En vérité, je te dis que tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis Luc 23.43. » Le paradis est donc le lieu où Dieu donne les symboles les plus augustes de sa présence, et n’est point différent du troisième ciel.

Que si vous demandez pourquoi ce nom est donné au troisième ciel, il faut remonter jusqu’à sa première origine. Ceux qui se sont attachés à la sèche étude des étymologies nous assurent que ce mot vient des Perses, qui appelaient paradis les parcs et les jardins des rois : il désigne ensuite tous les lieux de cette espèce. Il passa des Perses chez les Grecs, chez les Hébreux, chez les Latins : nous le trouvons employé en ce sens dans Néhémie 2.8 ; Ecclésiaste 2.5, dans plusieurs auteurs profanes, et les Juifs donnèrent ce nom au jardin d’Éden, où Adam avait été placé : on le trouve au deuxième chapitre de la Genèse. En voilà assez, en voilà trop pour cet article.

Il ne nous reste plus qu’un éclaircissement à donner. « Je sais que cet homme, ajoute l’apôtre, entendit des paroles ineffables, des choses qu’il n’est pas possible à l’homme d’exprimer : » voir des choses, ouïr des paroles, sont des phrases souvent synonymes dans le style des auteurs sacrés, et ce n’est pas sur cela que tombe la difficulté de cet article : mais que veut dire l’apôtre, lorsqu’il assure que les paroles qu’il a ouïes, ou les choses qu’il a vues sont « ineffables, qu’il n’est pas possible à l’homme de les exprimer ? » Avait-il reçu quelque défense de raconter le détail de sa vision ? En avait-il perdu l’idée ? Ou si ces choses étaient d’un genre à ne pouvoir être exprimables par une bouche mortelle ? Chacune de ces pensées est soutenable.

Plusieurs ont adopté la première : ils ont cru que Dieu avait révélé à saint Paul des mystère qu’il lui avait défendu de révéler à d’autres ; ils ont cru que l’apôtre, après avoir été ravi au troisième ciel, avait reçu un ordre semblable à celui qui fut donné à saint Jean dans un pareil cas : « Tiens secrètes les choses que les sept tonnerres ont dites, et ne les écris point Apocalypse 10.4. » C’est ainsi que les païens appelaient quelques-uns de leurs mystères « ineffables, » parce qu’il était défendu de les révéler ; c’est ainsi que les Juifs appelaient le nom de Jéhovah « ineffable, » parce qu’il n’était pas permis de le prononcer.

La seconde opinion n’est pas destituée de vraisemblance : comme l’âme de saint Paul fut sans commerce sensible avec son corps pendant ce ravissement, il est probable que les objets dont il fut frappé, n’ayant laissé aucune trace dans son cerveau, il perdit la mémoire d’une partie de ce qu’il avait aperçu.

Mais rien ne nous contraint de nous borner à ces sens : le mot de l’original, « ineffable, » signifie souvent ce qui n’est pas d’une nature à pouvoir être expliqué ; c’est ainsi qu’il est dit que le Saint-Esprit excite en nous des gémissements « ineffables Romains 8.26 ; » c’est ainsi que saint Pierre parle de la « joie ineffable et glorieuse 1 Pierre 1.8 », et nous verrons tout à l’heure que la félicité céleste est « ineffable » dans ce sens.

Au reste, parmi ceux qui ont recherché quelles pouvaient être ces choses que l’apôtre nomme « ineffables, » quelques-uns ont dit que c’était l’essence divine ; d’autres, que c’était l’ordre hiérarchique des intelligences célestes ; d’autres, que c’était la beauté des âmes glorifiées ; d’autres, que c’était le mystère de la vocation des gentils et le rejet des Juifs ; d’autres, que c’était la destinée de l’Église chrétienne dans ses divers périodes. Pourquoi vouloir borner les choses que vit notre apôtre ? Il fut ravi jusqu’au siège des bienheureux ; il y jouit sans doute de la félicité dont ils y jouissent.

Que l’on ait exercé son imagination sur cette question, à la bonne heure : mais on ne peut voir sans indignation que les inventeurs de pièces supposées aient porté l’insolence jusqu’à forger des ouvrages qu’ils rapportaient à l’esprit de Dieu même, et où ils prétendaient que ces mystères étaient expliquésb. Saint Épiphane nous raconte que d’anciens hérétiques, c’étaient les « Caïanites ou Caïnites, » avaient imaginé un livre, adopté par les gnostiques ; il s’appelait « l’Ascension de saint Paulc, » et on prétendait que ce livre découvrait quelles étaient ces « choses ineffables » que l’apôtre avait ouïes ; saint Augustin parle du même ouvrage, comme d’un livre supposé : Nicéphore dit qu’on racontait, sous l’empereur Théodose, que l’on avait trouvé à Tarse, dans la maison de saint Paul, un coffre de marbre, enseveli dans la terre, et qui renfermait « l’Apocalypse de saint Pauld. » Il réfute même cette fable par le témoignage d’un homme de Tarse, membre du presbytère. Le fourbe qui est l’auteur de l’ouvrage attribué à Denys l’Aréopagite, et qui se donne pour ce fameux prosélyte de notre apôtre, se vante de lui avoir entendu raconter des choses merveilleuses touchant la nature, la gloire, les dons, les beautés des anges ; c’est sur ce témoignage qu’il appuie l’idée chimérique qu’il donne de la hiérarchie céleste.

b – Hæres. 38.

cTraité 98 sur saint Jean.

dHist. eccl., liv. XII, chap. 12 et 34.

Laissons toutes ces conjectures frivoles et toutes ces fables profanes. Nous allons donner à notre méditation de plus grands objets, et examiner, comme j’ai dit, cette singulière mais intéressante question : pourquoi la gloire céleste est-elle de nature à ne pouvoir nous être racontée ? Pourquoi « n’est-il pas possible à l’homme de l’expliquer ? » Nous allons nous servir de cette impuissance même où nous sommes de la décrire, pour vous en donner de grandes idées, et pour allumer dans vos âmes de fervents désirs de la posséder. C’est notre seconde partie.

Seconde partie

Nous rapportons à trois notions générales la félicité des bienheureux. 1° Les bienheureux dans le ciel ont de grandes lumières. 2° Ils ont de nobles inclinations. 3° Ils ont des plaisirs sensibles. Un défaut de génie nous empêche de pouvoir comprendre leur lumière ; un défaut de goût nous empêche de connaître leurs inclinations ; un défaut de facultés nous empêche de savoir quels sont leurs plaisirs : à ces trois égards, la félicité céleste est « ineffable : » à ces trois égards, il « n’est pas possible à l’homme de l’exprimer. »

1°) Les bienheureux dans le ciel ont de grandes lumières ; un défaut de génie nous empêche de les comprendre.

Sur la terre nous manquons de plusieurs idées ; nous n’en avons à proprement parler que deux : celle du corps, celle de l’esprit. La combinaison de ces deux idées forme toutes nos perceptions, toutes nos spéculations, toutes nos connaissances : et quelque effort qu’aient fait plusieurs philosophes pour prouver que nous connaissons des êtres mitoyens entre l’esprit et la matière, ils n’ont pu le persuader aux autres ; peut-être n’ont-ils pu se le persuader à eux-mêmes. Mais si tous les êtres qui sont du ressort de nos connaissances se rapportent à ces deux idées, qui est-ce qui peut assurer qu’il n’y en ait point d’autres en effet ? Qui est-ce qui peut soutenir que la création des esprits et celle des corps ont épuisé la toute-puissance du Créateur ? Qui est-ce qui osera avancer que cette intelligence infinie, à qui l’univers doit son existence, n’ait trouvé que deux idées dans ses trésors ? Peut-être que les bienheureux dans le ciel ont l’idée de certains êtres qui n’ont aucun rapport avec tout ce que nous concevons sur la terre ; peut-être que Dieu imprima cette idée dans l’âme de saint Paul : peut-être que c’est là une des raisons de l’impossibilité où il est de décrire ce qu’il a vu. Car quand nous parlons aux autres hommes, nous supposons qu’ils ont des âmes semblables à la nôtre, douées des mêmes facultés, enrichies des mêmes notions : nous avons certains signes, certains mots pour exprimer ce que nous concevons ; nous obligeons les hommes à rentrer dans eux-mêmes, à suivre leurs principes, à examiner leurs notions : c’est ainsi que nous nous communiquons nos connaissances les uns aux autres ; mais cela est impraticable à l’égard de ces êtres que connaissent les bienheureux. Il n’y a point de notion à cet égard qui nous soit commune avec eux : nous n’avons point de terme pour les exprimer ; Dieu seul peut imprimer de nouvelles idées à nos âmes ; tout ce que les hommes peuvent faire, c’est de nous rendre attentifs à celles que nous avons déjà, et de nous aider à les démêler.

Sur la terre, nous ne connaissons qu’imparfaitement ces deux sortes d’êtres, dont nous avons quelques notions : nos idées sont incomplètes : nous n’apercevons qu’imparfaitement les corps et les esprits. 1. Nous n’avons que des idées imparfaites des corps, et sans entrer ici dans la discussion de tant de questions métaphysiques, dont ce sujet serait susceptible, et pour en donner un exemple à la portée de chacun de nous, la grandeur des corps et leur petitesse nous passent presque également : d’abord, nous nous formons l’idée d’une portion de matière, nous la divisons jusqu’aux plus menues parties, nous la réduisons en poussière, jusqu’à ce qu’elle devienne entièrement imperceptible à nos sens : au défaut des sens, nous faisons suppléer l’imagination. Nous divisons par l’imagination, partie après partie, cette même portion de matière, jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à un tel degré de petitesse, qu’elle échappe à notre imagination, comme elle avait échappé à nos sens. Quand les sens et l’imagination s’arrêtent, nous appelons la pensée à notre secours ; nous consultons l’idée que nous avons de la matière ; nous la divisons encore par la pensée : la pensée va au delà de l’imagination et des sens. Mais après avoir été jusqu’à un certain point, elle se trouve absorbée à son tour, et nous sommes également confondus, soit que nous voulions admettre un progrès infini dans cette division, soit que nous voulions nous arrêter à un certain point déterminé.

Ce que nous disions de la petitesse des corps, nous le disions aussi de leur grosseur : nous pouvons, avec le secours des sens, de l’imagination et de la pensée, augmenter une masse, l’imaginer encore plus grande, la concevoir encore au delà ; mais quand nous avons agi, imaginé, réfléchi, et lorsqu’après avoir conçu une certaine étendue, nous voulons nous en représenter une plus grande, nous sentons que la matière nous absorbe par sa grandeur, comme elle nous avait échappé par sa petitesse. Ainsi nous n’avons que des idées incomplètes de la matière.

2°) Pour ce qui concerne les esprits, nous les connaissons plus imparfaitement encore. Qui donna jamais des idées claires des esprits ? Qui a su expliquer tout ce dont un esprit est capable ? Qui a déterminé la liaison qui se trouve entre cette faculté qui sent en nous, et celle qui réfléchit ? Qui a connu comment un esprit peut communiquer ses pensées à un autre esprit ? Qui a conçu comment un esprit peut agir sur un corps, et un corps sur un esprit ? Il est donc démontré, ce me semble, que nous ne connaissons qu’imparfaitement les choses mêmes dont nous avons des idées.

Les bienheureux dans le ciel en ont de complètes ; ils pénètrent jusqu’aux moindres parties de la matière, ils découvrent toutes les merveilles, tous les ressorts, toute la subtilité des moindres parties du corps qui renferment de petits mondes, des abrégés du grand monde, non moins propres à faire admirer la sagesse du Créateur ; ils parcourent ces vastes espaces, ces globes célestes, ces sphères immenses dont nous ne pouvons révoquer en doute l’existence, mais qui nous confondent par leur masse et par leur multitude. Les bienheureux dans le ciel connaissent la nature des esprits, leurs facultés, leurs relations, leur commerce, leurs lois : mais tout cela est inexplicable. Peut-on changer nos sens ? Peut-on étendre notre imagination ? Peut-on ôter les bornes qui rétrécissent nos pensées ?

Sur la terre nous ne voyons qu’imparfaitement les relations qui se trouvent entre les choses même que nous connaissons. Quelque bornées, quelque incomplètes que soient nos idées, nous ferions pourtant des progrès dans la recherche de la vérité si nous savions réfléchir, nous recueillir, porter notre attention jusqu’à un certain degré, comparer les êtres les uns avec les autres, aller ainsi de ceux que nous connaissons à ceux que nous ne connaissons pas encore. Les hommes sont plus ou moins savants, selon qu’ils savent plus ou moins être attentifs : un homme élevé dans le bruit, dans le tumulte, un homme que le bruit et le tumulte suivent partout, est incapable de recueillement, parce que, portant toujours avec lui une source de distraction, il ne peut réfléchir profondément sur aucun objet abstrait et dégagé de la matière. Mais un philosophe accoutumé à méditer peut suivre un principe jusqu’à un degré inaccessible à l’autre. Cependant, quelque expert que l’on soit dans l’art de l’attention, elle a aussi toujours des bornes étroites, parce que nous avons toujours un corps ; parce que ce corps excite toujours des sentiments dans nos âmes ; parce que nos âmes sont toujours distraites par ce sentiment ; parce que, pour méditer, il faut un grand concours de ces esprits nécessaires à l’entretien de notre corps, en sorte que l’attention lassée, épuisée, fait violence à ce corps ; en sorte que si, à l’aide d’un concours extraordinaire d’esprits, nous voulions tendre notre cerveau jusqu’à un certain degré, cet effort nous serait funeste.

Les bienheureux dans le ciel n’ont point leur attention partagée par l’action des sens. Saint Paul, par une économie surnaturelle, eut son âme, sinon séparée du corps (car il ne sait lui-même si son ravissement fut « en son corps ou sans son corps »), du moins il l’eut délivrée de cette distraction continuelle que nous avons par notre union avec la matière : il put être recueilli, attentif, concentré aux choses que Dieu offrit à son esprit. Il put voir la liaison des desseins de Dieu, l’harmonie de ses ouvrages, l’enchaînement de ses volontés, la combinaison de ses attributs ; objets sublimes qu’il ne pouvait découvrir à des hommes incapables de cette attention, sans laquelle ces objets ne sauraient être conçus.

Mes frères, cette première raison du silence de notre apôtre sur la félicité céleste ne produit-elle pas déjà dans vos âmes l’effet auquel nous destinons ce discours ? N’y allume-t-elle pas déjà un désir ardent d’arriver à cette félicité ? Ame de l’homme susceptible à tant d’idées, de tant de connaissances, de tant de lumières, peux-tu séjourner sans peine dans un corps qui resserre ta sphère, et qui y met des limites si étroites ? Philosophe qui te débats et qui t’agites pour arriver à un degré de savoir incompatible avec la qualité d’homme ; géomètre qui, après avoir bien pensé, bien médité, bien réfléchi, peux parvenir tout au plus à connaître les relations d’un cercle ou d’un triangle ; théologien, qui, après tant de sueurs et tant de veilles, expliques à peine quelque passage de la révélation, corriges à peine quelques préjugés ; pauvres mortels que vous êtes dignes de pitié, et que tous les efforts que vous faites pour parvenir à une véritable science sont impuissants et inutiles : il me semble que je vois un de ces animaux que l’épaisseur de leur sang, la grossièreté de leurs humeurs, le fardeau de cette maison dont la nature les charge, empêche de se mouvoir avec facilité, il me semble que je vois un de ces animaux vouloir parcourir dans une heure de vastes espaces : il se débat, il s’efforce, il s’agite, il se félicite d’avoir avancé quelques pas, il se flatte d’arriver au but qu’il se propose ; l’heure s’écoule, et il n’a parcouru encore qu’un espace qui n’est rien au prix de celui qui lui restait encore à parcourir. Ainsi, chargés d’un corps, remplis d’humeurs, enchaînés dans la matière, nous ne pouvons dans la vie avoir que des connaissances imparfaites. Il faut que ce corps tombe ; il faut que cette âme se dégage pour pouvoir se donner l’essor, pour pénétrer dans l’avenir, et pour arriver à ce haut degré de connaissance que possèdent les bienheureux. Ce n’est pas seulement la révélation qui nous donne ces idées ; ce n’est pas même la raison arrivée à ce degré de perfection auquel elle est parvenue aujourd’hui ; les païens l’avaient reconnu : nous avons dans le Phœdon de Platon cette matière approfondie et comme épuisée : Socrate regarde son corps comme le plus grand obstacle à la recherche de la vérité. Et cela me fait souvenir d’un beau mot d’un anachorète : exténué, infirme, accablé d’années, prêt à expirer, il entonne des cantiques. On lui fait cette question : Pourquoi chantes-tu ? Ah ! je chante, dit-il, parce que je vois tomber le mur qui m’empêche de voir Dieu. Oui, ce corps est un mur qui nous empêche de voir Dieu. Tombe, tombe, mur importun ; tombe, mur impénétrable, alors nous verrons Dieu. Mais par rapport à des hommes chargés d’un corps tel que le nôtre, les lumières des bienheureux sont des « choses ineffables. »

Leurs inclinations sont la seconde notion de leur félicité : un défaut de goût nous empêche d’en connaître les douceurs : tous les goûts ne sont pas semblables. Les hommes s’accordent assez sur les idées vagues d’honneur, de plaisir, de générosité, de noblesse : mais ce qui paraît plaisir à l’un est insupportable à l’autre ; ce qui parait noble, généreux à l’un, paraît bas, rampant, méprisable à l’autre : en sorte que l’idée que vous pourriez donner à un tel homme d’une vie digne de ses désirs réveillerait précisément en lui l’idée de la vie la moins désirable.

Qui fera comprendre, à un homme plongé dans le négoce, qu’il y a des plaisirs immenses à étudier la vérité, à augmenter ses connaissances, à découvrir des mystères ? Qui fera comprendre à un avare qu’on trouve des douceurs sans égales à se communiquer aux malheureux, à se prêter à leurs misères, à partager ses biens avec eux, et à s’approcher ainsi de « sa propre chair Ésaïe 58.7, » selon l’expression de nos Écritures ? Qui fera comprendre à une âme lâche et rampante qu’on trouve des délices à chercher la gloire à travers le fer et le feu, en bravant des périls certains, en affrontant une mort presque inévitable ? En général, qui fera comprendre à un mondain que les joies les plus parfaites se trouvent dans les exercices de dévotion, dans ces effusions de nos cœurs, dans ces dépouillements de nous-mêmes, dont les saints nous ont donné de si belles leçons et de si nobles modèles ? « Ce sont là des choses qui se discernent spirituellement ; l’homme animal ne les peut comprendre 1cor.2.14, » parce qu’il manque de ce goût, qui en fait seul sentir les charmes.

Or, mes frères, quoique l’amour de Dieu soit le principe des vertus que possèdent les saints glorifiés, et de celles des saints qui sont encore sur la terre, quoique les uns et les autres conviennent de ce principe général, qu’aimer Dieu est la vertu souveraine, cependant il y a une si énorme distance entre l’amour que nous avons pour Dieu sur la terre, et celui que sentent les bienheureux dans le ciel, qu’il en résulte des inclinations entièrement différentes.

Nous connaissons Dieu imparfaitement sur la terre, et notre amour pour lui est proportionné à l’imperfection de nos connaissances : écouter sa parole, venir dans son temple, chanter ses louanges, participer à ses sacrements, désirer une union dont nous n’avons pas même d’idée, pratiquer des vertus qui se rapportent à notre état ; voilà le goût que nous donne cet amour, voilà les inclinations particulières qu’il fait naître dans nos âmes ; encore, combien de fois ces sentiments sont-ils affaiblis par l’attachement que nous avons pour les créatures ? Combien de fois sont-ils trop faibles pour nous animer à ces exercices ? Combien de fois nous présentons-nous devant Dieu comme des victimes qu’on traîne à l’autel ? Combien de fois faut-il que l’idée du devoir supplée au goût, et que l’enfer ouvert sous nos pieds fasse sur nos âmes des effets que notre seul amour pour Dieu devait y produire ? Mais, quoi qu’il en soit, notre amour ne peut aller jusque-là. Ces dévouements parfaits, ces sacrifices volontaires, ces vertus qui ne se rapportent qu’à Dieu seul, nous sont inconnus, et bien loin de les pratiquer, nous n’avons ni idées pour les concevoir nous-mêmes, ni termes pour les exprimer aux autres.

Les bienheureux dans le ciel connaissent Dieu parfaitement, et ont pour lui un amour proportionné à la perfection de leurs connaissances, et des inclinations proportionnées à leur amour. Nous ne savons pas ce que peut produire sur un cœur l’idée d’un Dieu connu comme souverainement sage, comme souverainement puissant, comme souverainement miséricordieux, comme souverainement aimable, les bienheureux dans le ciel se plaisent à des exercices que l’Écriture désigne par des noms proportionnés à notre état : cela s’appelle « jeter ses couronnes aux pieds de l’agneau Apocalypse 4.10, regarder continuellement sa face, » comme des courtisans celle de leur roi, se « couvrir Ésaïe 6.2 » devant son trône, « chanter de nouveaux cantiques Apocalypse 14.3, » courir à ses ordres avec la rapidité des « vents » et de « la flamme de feu Hébreux 1.7, crier les uns aux autres : Saint, saint, saint est l’Éternel des armées Ésaïe 6.3 » brûler, remporter le nom de « Séraphin, » c’est-à-dire brûlant de zèle ; ce sont là des emblèmes : la chose même n’est pas à notre portée, nous en ignorons l’effet, parce que nous en ignorons la cause ; nous en ignorons les douceurs, parce que nous manquons de ce goût qui peut seul les faire sentir.

Bien plus : avec les goûts que nous avons sur la terre, telle joie des bienheureux paraîtrait même aux plus grands saints d’entre nous un véritable supplice. Une des plus grandes félicités des saints glorifiés, c’est de ne rien aimer que Dieu et par rapport à Dieu ; les sentiments qu’ils ont pour les autres êtres ne sont pas des sentiments de sang, d’esprits, de tempérament, comme ceux que nous avons ici-bas. Ils sont dirigés par l’ordre, ils se rapportent à Dieu seul ; les bienheureux ne sont touchés de la félicité et de la misère des autres, qu’autant que cela se rapporte à ces grands mobiles qui les animent. Mais cette félicité dépeinte à des hommes sur la terre, appliquée à des cas particuliers, leur paraîtrait un véritable supplice. Le père pourrait-il goûter une félicité, si on lui disait qu’il ne la partagera pas avec son enfant ? L’ami serait-il tranquille, s’il pensait que son ami serait chargé à jamais de chaînes d’obscurité ? Avons-nous assez d’amour pour l’ordre ; rapportons-nous assez nos inclinations à Dieu, pour avoir ce goût qui ne fait trouver des objets aimables, qui n’intéresse qu’autant qu’ils se rapportent à cet ordre et à cette gloire du Créateur ? Et ne sentons-nous pas qu’une félicité relative à un goût que nous n’avons pas, opposée même à celui que nous avons, est une félicité « ineffable ? »

3°) La troisième notion que nous vous avons donnée du bonheur céleste, c’est celle des plaisirs sensibles. Un défaut de facultés nous empêche de les concevoir. Ne vous étonnez point de ce que nous faisons entrer des sensations de plaisir dans l’idée d’une félicité toute pure et toute sortable à la sainteté de celui qui en est l’auteur. Ne nous taxez pas de puiser dans les notions grossières de Mahomet les portraits que nous vous donnons du paradis. Vous nous entendez souvent déclamer contre les plaisirs des sens : mais ne confondons pas les choses sous prétexte de les perfectionner, et sous prétexte de condamner les plaisirs sensibles, ne regardons pas comme une imperfection de notre âme la puissance qu’elle a d’en jouir : non, mes frères ; au contraire, une de ses plus grandes perfections, c’est d’être susceptible de ces sentiments, de pouvoir flairer l’odeur des fleurs, savourer le goût des aliments, entendre l’harmonie des sons, et ainsi du reste.

Si nous déclamons contre vos plaisirs, c’est parce que vous sacrifiez souvent des plaisirs plus grands à ceux qui sont moindres, des plaisirs qui doivent durer éternellement à ceux d’une courte durée.

Si nous déclamons contre vos plaisirs, c’est parce que l’attachement que vous avez pour ceux de la terre vous les fait regarder comme le souverain bien, et vous empêche de soupirer après cette abondante portion que nous en aurons dans le ciel.

Si nous déclamons contre vos plaisirs, c’est parce que vous regardez les créatures qui en sont les occasions comme si elles en étaient les véritables auteurs : vous attribuez au feu la propriété essentielle de vous échauffer ; aux aliments, celle de flatter votre palais ; aux sons, celle de chatouiller votre ouïe : vous regardez les créatures comme autant de divinités qui président à votre bonheur ; vous leur déférez vos hommages ; vous prosternez votre imagination devant elles, et vous ne faites pas réflexion que Dieu seul peut produire des sensations dans votre âme, et que toutes ces créatures ne sont que les instruments et les ministres de sa providence. Mais la maxime demeure dans toute sa vérité ; c’est que la faculté de sentir les plaisirs est une perfection de notre âme, et un de ses plus beaux attributs.

Mais ce qui mérite une particulière attention, c’est que cette faculté que nous avons de recevoir des sensations agréables est extrêmement imparfaite, tandis que nous sommes sur la terre : elle est bornée par l’action des sens ; son activité est arrêtée par les liens qui l’attachent à la matière. Nos âmes sont capables d’un plus grand nombre de sensations que celles que nous avons sur la terre. Comme il peut y avoir un progrès infini dans nos connaissances, il peut y en avoir aussi dans nos plaisirs ; les bienheureux l’éprouvent dans le ciel. Dieu exerce en plein dans leur âme le pouvoir qu’il a d’y exciter de vifs sentiments : il leur en communique de proportionnés à leur nature ; c’est ce qu’il fit sur l’âme de saint Paul.

Les plaisirs que j’ai goûtés, dit cet apôtre, ne sont pas de ceux qui pourraient être à votre portée. Pour vous faire connaître ce que j’ai senti, il faudrait que je créasse de nouvelles lois de l’union de vos âmes avec votre corps ; il faudrait que je susse suspendre celles de la nature, ou plutôt il faudrait que je susse arracher votre âme à ce corps, il faudrait que je susse vous ravir en extase, comme je l’ai été moi-même ; et vu l’état où vous êtes, je crois bien mieux vous représenter ce que j’ai senti, en vous disant que ce sont des choses « ineffables, » que si je voulais vous en faire des descriptions. Car quand il s’agit de représenter ce qui consiste dans des sensations vives et touchantes, il n’y a pas d’autre moyen que de les produire dans ceux à qui l’on veut les faire connaître. Pour les produire il faut trouver des facultés propres pour ces sensations ; or ces facultés vous manquent. Il est donc impossible ici-bas que vous connaissiez jamais ces sensations. Et il n’est pas plus en mon pouvoir de vous faire comprendre celles que j’ai eues, que de donner à un sourd l’idée des sons, à un aveugle celle des couleurs, ainsi du reste. Vous sentez donc, mes frères, que le défaut de facultés nous empêche de concevoir quels sont les plaisirs sensibles des bienheureux, comme le défaut de goût et le défaut de génie nous empêchent de comprendre quelles sont leurs inclinations et leurs lumières. Ainsi les principales raisons du silence de saint Paul, et celui de l’Écriture sur la nature de la félicité céleste, n’ont rien qui doive ralentir l’ardeur que nous avons d’y arriver ; elles sont des preuves de sa grandeur ; bien loin qu’elles en doivent diminuer le prix à nos yeux, elles nous en donnent une plus grande idée ; c’est ce qu’il fallait prouver.

Application

Que si le témoignage de l’apôtre, si les décisions de nos Écritures, si tout ce que vous venez d’entendre, si tout cela ne peut vous suffire, et si malgré l’impuissance où nous sommes de vous décrire la félicité céleste, vous voulez pourtant que l’on vous en donne quelque idée, nous pouvons vous en tracer un trait, un trait d’un genre singulier et qui mérite de réveiller votre attention : c’est un trait qui se rapporte au sujet que nous traitons. C’est l’ardent désir qu’avait saint Paul de retourner à cette félicité, dont l’ordre de la Providence l’avait arraché pour le rappeler encore au monde. Rien ne nous donne de plus grandes idées de la transfiguration de Jésus-Christ que les effets qu’elle produisit sur l’âme de saint Pierre. Saint Pierre eut à peine vu quelques rayons de la gloire de Jésus-Christ sur la sainte montagne, qu’il en fut vivement frappé. Il ne voulait plus descendre de cette montagne, il ne voulait plus retourner à Jérusalem ; il avait oublié amis, relations, engagements. « Seigneur, il est bon que nous demeurions ici, faisons-y trois tentes Matthieu 17.4. » L’idée du bonheur céleste fit de vives impressions sur saint Paul. Il y avait quatorze ans qu’il l’avait vu. Il l’avait même tu quatorze ans. Cependant cet objet le suivait partout, et partout son âme était occupée du désir de le recouvrer. Et par quelle voie pouvait-il le recouvrer ? Ce n’était plus par une « extase ; » ce n’était plus par un « ravissement : » il ne devait pas être transporté comme Élie dans le ciel sur un chariot de feu ; il devait subir la loi imposée à tous les enfants d’Adam. « Il est ordonné que tous les hommes meurent Hébreux 9.27. » N’importe, cette mort qui fait la terreur de tous les hommes est le principal objet de ses désirs. Mais que dis-je ? que la mort était la voie par où saint Paul devait aller à la félicité céleste ? Ce n’était pas une mort ordinaire, c’était une mort violente. Néron, le cruel Néron régnait du temps de saint Paul, et un sang si chrétien ne devait pas échapper à un ennemi si capital du christianisme. N’importe encore. Déploie ta fureur contre moi, tigre altéré du sang chrétien : j’affronterai le supplice. Approche, exécuteur des ordres sanguinaires de ce monstre, je monterai sur l’échafaud avec constance, je te présenterai la tête avec joie et avec intrépidité. Nous le disions en commençant cette action, saint Paul depuis son ravissement ne parlait que de mourir, que de quitter « ce corps, » que « d’achever sa course, » que de « déloger 2 Corinthiens 4.4,8. Nous qui sommes dans cette tente nous gémissons sous le poids. Nous aimons mieux quitter ce corps pour être avec le Seigneur. Ma vie ne m’est point précieuse, pourvu que j’achève avec joie ma course, et le ministère que j’ai reçu du Seigneur. Mon désir est de sortir de ce monde pour être avec Christ, ce qui me serait beaucoup meilleur Actes 20.24 ; Philippiens 1.23. » Plusieurs bravent la mort quand elle est éloignée et frémissent à son aspect. Mais la rapidité des vœux de notre apôtre redouble à mesure qu’ils approchent de leur centre ; quand il est arrivé au dernier moment il triomphe : « J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. La couronne de justice m’est réservée 2 Timothée 4.7. »

Mes frères, vous connaissez saint Paul ; saint Paul était un grand caractère. Quand la foi ne nous apprendrait pas qu’il a été inspiré par l’esprit de Dieu, nous devrions toujours avoir de grandes idées d’un homme qui avait puisé ces connaissances dans ce qu’il y avait de plus pur chez les Juifs ; qui les avait épurées par ce qu’il y avait de plus sublime dans le christianisme ; d’un homme dont le cœur avait toujours suivi les idées de l’esprit, qui s’était opposé au christianisme avec zèle quand il croyait le christianisme faux, et qui avait tourné tout son zèle du côté du christianisme, dès qu’il le crut émané de Dieu. Saint Paul était un homme très raisonnable, et nous avons dans ses écrits des monuments qui feront connaître la supériorité de ses lumières jusqu’à la consommation des siècles. Cependant cet homme si éclairé, si sage, si raisonnable ; cet homme qui connaissait les plaisirs du ciel par expérience ne voit plus rien sur la terre qui puisse leur être comparé, ni qui mérite d’arrêter ses vœux : il trouve que les plaisirs célestes ne doivent point être comptés chèrement achetés, à quelque prix que Dieu les ait mis et quoi qu’il en coûte pour y arriver. « Tout bien compté, dit-il, compté ce que je souffre et ce que je dois souffrir d’un côté ; compté d’un autre côté la gloire dont j’ai été le témoin et dont je dois jouir encore ; tout bien compté, j’estime qu’il n’y a point de proportion entre les souffrances du temps présent et la gloire à venir qui doit être manifestée en nous Romains 8.18. Mon désir est de partir de ce monde pour être avec Christ Philippiens 1.23. »

Qui pourrait ici exprimer dignement ses transports pour vous les faire sentir avec plus de force, et, s’il était possible, pour les faire passer jusque dans vos cœurs. Représentez-vous un homme qui a vu cette gloire dont nous ne pouvons vous donner que des idées empruntées ; représentez-vous un homme qui a parcouru ces saintes « demeures qui sont dans la maison du Père Jean 14.2, » un homme qui a vu le palais du Maître du monde, et ces « milliers, ces dix mille milliers Daniel 7.20 » qui sont autour de son trône ; un homme qui a été dans cette nouvelle « Jérusalem qui descend du ciel, dans ces nouveaux cieux, et dans cette nouvelle terre dont les habitants sont les anges, les archanges, les séraphins, dont l’agneau est « le soleil et le temple, » et où Dieu est « toutes choses en tous : » représentez-vous un homme qui a entendu ces concerts harmonieux, ces chœurs qui crient jour et nuit : « Saint, Saint, Saint est l’Éternel des armées, tout ce qui est dans toute la terre est sa gloire ; » un homme qui a entendu ces multitudes célestes qui disent : « Halléluiah ! le salut et la gloire appartiennent au Seigneur notre Dieu, et les vingt-quatre vieillards répondent Amen, Halléluiah, réjouissons-nous et faisons éclater notre joie, car les noces de l’agneau sont venues et son épouse s’est parée ; » représentez-vous un homme qui a été reçu dans le ciel par ses anges qui se réjouissent lorsqu’un pécheur vient à s’amender, et qui redoublent leur joie lorsqu’il est reçu dans le sein de la gloire, ou pour dire quelque chose qui ait plus de rapport avec l’idée que nous devons avoir de saint Paul, représentez-vous un homme couvert des « flétrissures de Christ Galates 6.17, » voyant ce Christ dans le sein de Dieu ; représentez-vous cet homme donnant un libre cours à son amour, embrassant son Sauveur, se collant à ses pieds, passant dans ces saints transports un temps qui s’évanouit sans doute avec une rapidité sans exemple, et qui lui fit comprendre comment, dans la jouissance d’un bonheur parfait, mille ans passent aussi vite qu’un jour ; représentez-vous cet homme revenant tout à coup dans cette vallée de misère, voyant disparaître ce « troisième ciel, » ces archanges, ce Dieu, ce Jésus ; ah ! mes frères, quels durent être les regrets d’un pareil homme ! Quelle impatience de revoir tous ces grands objets ! Que sont devenus tant de bonheur et tant de gloire ? Ne les ai-je donc possédés que pour les reperdre ! Dieu ne me les a-t-il montrés que pour me faire mieux sentir ma misère ! O trop prompts et rapides moments, ne puis-je donc vous rappeler ! Ravissements, transports, extases, m’avez-vous laissé pour toujours ? « Mon père, mon père, chariot d’Israël et sa cavalerie 2 Rois 2.12. Comme le cerf brame après des eaux courantes, ainsi mon Ame soupire après toi, ô Dieu. Mon âme a soif du Dieu fort et vivant. Quand entrerai-je, quand me présenterai-je devant la face de mon Dieu Psaumes 42.2-3 ? Éternel, que tes tabernacles sont aimables ! Mon cœur languit, mon âme désire ardemment et elle soupire après les parvis de l’Éternel. Mon cœur et ma chair sont transportés de joie. O que heureux sont ceux qui habitent dans ta maison, et qui te louent incessamment ! Tes autels ! tes autels ! ô Dieu des armées Psaumes 84.2. »

Mon Dieu, que n’avons-nous de pareils privilèges aujourd’hui, afin d’avoir aussi de pareils sentiments ! Abîmes impénétrables qui séparez le ciel d’avec la terre, que n’êtes-vous comblés pendant quelque temps pour nous, comme vous le fûtes pour cet apôtre ! Torrents de délices éternelles, que ne faites-vous couler jusqu’à nous quelques-uns de vos ruisseaux pour nous faire mépriser ces délices trompeuses, qui nous fascinent et qui nous enchantent !

Mes frères, si, cessant de désirer les secours que nous n’avons pas, nous voulions seulement nous prévaloir de ceux qu’il a plu à Dieu de nous accorder ! si nous voulions seulement écouter ce que l’Écriture nous enseigne touchant la félicité céleste ! si nous voulions examiner les preuves, les démonstrations que nous avons d’un bonheur éternel ! si nous voulions nous nourrir de ces idées, et les opposer souvent à ces vides, à ces riens qui font l’objet de nos désirs ! si nous voulions les comparer avec l’excellence de nos âmes et la noblesse de notre origine ! alors nous deviendrions comme saint Paul ; rien n’arrêterait notre zèle. La fin de la course occuperait tous nos vœux ; alors on n’aurait plus besoin de détour pour nous parler de la mort ; alors nous nous réjouirions à cause de ceux qui nous diraient : « Nous monterons à Jérusalem ; » alors nous dirions : « Nos pieds s’arrêteront dans tes portes, ô Jérusalem, dans tes portes, ô Jérusalem Psaumes 122.2 ! » alors nous verrions que la ferveur, que le zèle, que les transports sont des vertus des mourants !

Vous voudriez être ravi comme saint Paul au troisième ciel ; mais si ce bien vous est refusé quant à tous ses degrés, rien ne vous empêche d’aspirer à une de ses parties. Quand est-ce que saint Paul fut ravi jusqu’au paradis ? Vous l’avez entendu, c’était pendant la prière : « Je priais, dit-il, et je fus ravi en extase Actes 22.17. » Le mot extase est vague. Un homme en extase est celui dont l’âme est si fort attachée à un objet, qu’il est en quelque façon hors de son propre corps, et qu’il n’aperçoit plus ce qui s’y passe. On a vu des gens attachés aux sciences tendre si fort leur méditation que durant ces moments ils étaient comme insensibles. L’extase dans la religion est cette forte contention qui nous applique aux objets célestes. Si quelque chose peut produire cet effet, c’est la prière. Il n’est pas étonnant qu’un homme qui « ferme la porte de son cabinet Matthieu 6.6, » qui perd le monde de vue, qui écarte toutes les idées terrestres, qui se concentre, qui se perd en Dieu, si j’ose ainsi dire, soit si pénétré d’admiration, d’amour, d’espérance, qu’il en devienne comme « ravi en extase. »

Il y a plus. C’est dans l’exercice de la prière que Dieu se communique à nous de la façon la plus intime ; c’est dans l’exercice de la prière qu’il s’unit à nous de la façon la plus tendre ; c’est dans l’exercice de la prière que les grands saints ont eu ces faveurs signalées, qui sont l’objet de nos désirs. Un homme qui prie ; un homme dont la prière roule sur le détachement des choses sensibles ; un homme qui rougit de ce qu’il est si attaché à ces choses sensibles, et si peu frappé des beautés divines ; un homme qui demande à Dieu de lui montrer quelque rayon de sa gloire, de faire sentir à son âme quelque portion de la félicité qu’il nous prépare et de l’animer contre les difficultés qu’il rencontre dans sa carrière ; un tel homme peut attendre d’être comme « ravi en extase, » ou par l’effet naturel de la prière, ou par les secours extraordinaires que Dieu accorde à ceux qui prient. De là ce zèle de déloger semblable à celui de saint Paul ; de là ce souvenir des douceurs que l’on a goûtées dans ces exercices, douceurs qui rendent insensibles aux plaisirs du monde ; de là l’idée de ces moments heureux qui roule dans l’esprit des « quatorze ans entiers, » et qui produit à l’heure de la mort une ferveur non suspecte : car, mes frères, il y a une ferveur suspecte. J’avoue que quand je vois un homme qui a croupi toute sa vie dans le monde revêtir à l’heure de la mort les sentiments des grands saints, dire : « Mon désir tend à quitter ce corps, mon âme a soif du Dieu fort et vivant, » devenir tout à coup un Séraphin brûlant de zèle, j’avoue que je crains toujours que ce zèle ne doive sa naissance au jeu de la machine, ou à ce bizarre devoir que s’imposent les malades, même ceux qui sont les plus attachés à la terre, de dire qu’ils sont pénétrés du désir de la quitter. Mais un homme qui pendant sa vie a pensé à l’éternité, qui s’est proposé l’éternité pour but, qui a comme anticipé par sa prière sur les plaisirs de l’éternité ; un homme qui a été occupé, nourri de ces idées, un homme qui, ayant passé sa vie dans ces saints exercices, voit venir la mort avec joie, témoigne de la ferveur, montre du zèle, des transports : un tel homme n’a rien de suspect.

Et voilà un état digne d’envie ; voilà le genre de mort que je te demande, mon Dieu, lorsque après t’avoir servi dans le sanctuaire, comme autrefois le sacrificateur, tu voudras par tes grandes miséricordes m’admettre dans le lieu très saint ; voilà la mort que je vous souhaite à tous, mes chers auditeurs. Dieu veuille que chacun de vous inculque fortement dans son esprit ce grand principe de la religion, qu’il y a un « troisième ciel, un paradis, » un monde de félicité sur nos têtes ! Dieu veuille que chacun de vous se persuade vivement que cette félicité est la seule désirable, la seule digne de Dieu, la seule digne de l’homme ! Dieu veuille que chacun de vous dans ses méditations, dans ses prières, dans ces moments heureux de la vie du chrétien, où Dieu se communique si intimement à sa créature, sente les avant-goûts de cette félicité ; et qu’ainsi, au lieu de craindre cette mort, qui va vous mettre en possession de tant de biens, vous la voyiez avec joie, vous disiez : Voici le moment heureux que j’ai souhaité, après lequel j’ai soupiré, que j’ai anticipé par mes vœux : « Seigneur, tu laisses maintenant aller ton serviteur en paix, selon ta parole, car mes yeux ont vu ton salut Luc 2.29-30. » Dieu nous en fasse la grâce. A lui soit honneur et gloire à jamais. Amen.

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