Histoire des Dogmes I — La Théologie Anténicéenne

12.5 — Les sacrements. L’initiation chrétienne.

On chercherait en vain, dans les auteurs latins du iiie siècle, une théorie générale des sacrements. Les principes qu’ils ont énoncés en cette matière l’ont été par eux à propos des sacrements particuliers dont ils ont eu à parler ; et c’est donc dans leurs traités spéciaux qu’il les faut découvrir.

Tertullien et saint Cyprien ont employé le mot sacramentum dans des sens multiples, bien qu’apparentés entre eux ; mais ils ont connu aussi le sens de sacrement, rite sanctificateur, qui signifie et produit la grâcea. Le sacrement est le signe de la grâce, parce que le rite extérieur, l’ablution corporelle par exemple, est l’image de la purification intérieure de l’âme. Il en est l’agent producteur, parce que l’eau, sanctifiée par l’invocation du Saint-Esprit, jouit elle-même du pouvoir de purifier l’âme et de la sanctifier. Il y a un parallélisme intime qu’explique l’union du corps et de l’âme entre ce qui se passe extérieurement et ce qui s’opère intérieurement dans l’administration du rite sacramentel. C’est par le corps que le signe sensible atteint l’âme et y produit des effets spirituels analogues à ceux qu’il produit sur la chair. Écoutons Tertullien :

a – Par exemple Tertull., De praescr., 40 ; De bapt., 1, 9 ; Adv. Marc, I, 14 S. Cypr., Epist. LXXII, 1 ; LXXIII, 20, 21, 22 ; Ad Demetr., 26.

« Caro salutis est cardo. De qua cum anima deo allegitur, ipsa est quae efficit ut anima allegi possit. Scilicet caro abluitur ut anima emaculetur ; caro ungitur, ut anima consecretur ; caro signatur, ut et anima muniatur ; caro manus impositione adumbratur, ut et anima spiritu illuminetur ; caro corpore et sanguine Christi vescitur, ut et anima de deo saginetur (De resurr. carnis, 8.). »

Tous les critiques ont remarqué la façon en quelque sorte matérielle dont Tertullien explique l’efficacité des sacrements, notamment du baptême et de la confirmation, et qui tient en partie à son erreur sur la corporéité de l’âmeb. Cette erreur explique qu’il ait relativement peu développé le symbolisme du rite sacramentel et trop peu relevé l’importance des paroles qui accompagnent ce rite, de ce que nous appelons la forme. Il sait bien cependant qu’elle opère, elle aussi, la rémission des péchés au baptêmec : mais sa pensée va plutôt à regarder le baptême, à l’instar de l’eucharistie, comme un sacrement fixe et stable. Lorsque le prêtre invoque le Saint-Esprit et bénit les fonts, le Saint-Esprit descend dans l’eau et lui communique sa vertu sanctificatrice. L’eau s’en imprègne pour ainsi dire, et devient dès lors capable, quand on y plongera le baptisé en invoquant la Trinité sainte, d’effacer ses fautes et de le transformer en un homme nouveau. Dans cette conception, l’importance de la bénédiction de l’eau se trouve exagérée, et celle de l’invocation trinitaire fâcheusement diminuée.

b – Voir surtout De bapt., 4, 5, 8.

cDe bapt., 6 : « ablutione delictorum quam fides impetrat obsignata in Patre et Filio et Spiritu sancto ».

Tertullien et saint Cyprien donnent le nom de sacrement au baptême, à la confirmation, à l’eucharistie et au mariage ; mais ils savent aussi que la pénitence et l’ordre sanctifient ceux qui les reçoivent.

Le baptême est le sceau (σφραγίς, signaculum) qui témoigne de notre appartenance à Dieu et à Jésus-Christ. Il s’administre au nom des trois personnes divines invoquées en même temps que le baptisé est plongé trois fois dans l’eaud. L’eau sanctifiée dès l’origine du monde par le Saint-Esprit (Gen.1.2), de nouveau sanctifiée par le contact de la chair de Jésus-Christ dans son baptême, recevant encore en elle, par la bénédiction des fonts et l’épiclèse, le Saint-Esprit, est en effet l’élément propre où le chrétien prend naissance : à l’exemple de l’ἰχϑύς divin nous naissons dans l’eau. Ce baptême d’eau est nécessaire au salut dans l’économie présente : le martyre ou baptême de sang peut cependant le suppléer ou même le restaurer en cas de chute. Son effet est d’abord de remettre les péchés, plus particulièrement le péché d’origine, et aussi de sanctifier l’homme, d’en faire le temple de Dieu.

dTertull., De bapt., 6 ; De corona, En cas de maladie, on était baptisé par affusion. Ce fut le cas de Novatien ; mais on ne pouvait alors, en principe, entrer dans le clergé (Eusèbe, H. E., 6.43.14,17).

Communique-t-il le Saint-Esprit ? Tertullien ne le croyait pas : le baptême ne donne pas le Saint-Esprit, il prépare seulement le baptisé à le recevoir (De bapt., 6). Saint Cyprien, au contraire, se fondant sur ce que c’est le Saint-Esprit qui, en définitive, remet les péchés, pensait que le baptême confère le Saint-Esprit. Cette contradiction disparaît si l’on remarque que Tertullien parlait de la communication personnelle parfaite, saint Cyprien de la communication imparfaite de l’Esprit-Sainte. Nous avons dit plus haut la façon toute physique dont Tertullien explique cette efficacité du baptême. Lui-même cependant obscurcit sa propre explication, quand il vient à parler de la pénitence préparatoire au baptême, car il s’exprime comme si elle était la vraie cause de la rémission des péchés chez le baptisé. Elle n’en est pas la cause, mais la condition nécessaire chez l’adulte.

e – C’est la distinction que formulera plus tard saint Augustin, Sermo LXXI, 19.

C’était un principe absolu que le baptême ne se donnait qu’une fois, et l’on notait comme une monstruosité que certains hérétiques osassent le renouveler. Mais ceci ne préjugeait pas la question du baptême conféré à ceux qui, déjà baptisés dans l’hérésie, revenaient à l’Église ; car, nous l’avons vu, selon Tertullien, saint Cyprien et leurs partisans, le baptême conféré par les hérétiques n’était pas seulement inefficace, il était inexistant. C’est ce que le pape Etienne et ceux qui appuyaient sa tradition ne voulaient point admettre. Pour eux, l’hérésie du ministre et du baptisé ne nuisait point à la validité du sacrement ; et donc, en baptisant le converti à l’Église catholique, on renouvelait vraiment son baptême.

A la suite d’Irénée et d’Origène, Tertullien témoigne de l’usage de baptiser les enfants : mais il n’est pas favorable à cette coutume. Les enfants n’étant pas encore instruits de la doctrine chrétienne, et leur persévérance surtout étant fort incertaine, mieux vaut, à son avis, attendre que l’âge écarte le danger de rechute. Ce n’est pas la pensée de saint Cyprien. On doit, d’après lui, baptiser les enfants, et l’on n’est pas obligé pour cela d’attendre, comme pour la circoncision, le huitième jour. Par ce baptême les enfants reçoivent la grâce aussi bien que les adultes, et d’autant mieux que n’ayant pas péché, et portant seulement, par leur naissance d’Adam, la contagion de l’ancienne mort, ils obtiennent le pardon non de leurs propres péchés, mais de péchés étrangers (Cypr., Ep. lxiv, 2, 5).

C’est à l’évêque d’abord et, après lui et avec son agrément, aux prêtres et aux diacres qu’il appartenait de donner le baptême. Les simples laïcs le pouvaient aussi, mais Tertullien exclut les femmes (De bapt. 17). On l’administrait surtout à Pâques et à la Pentecôte solennellement ; d’ailleurs tous les jours étaient regardés comme bons au point de vue de son efficacité : « Si de solemnitate interest, de gratia nihil refert (De bapt. 19). »

L’immersion baptismale était suivie d’une onction faite avec le chrême sur la tête du baptisé. Puis l’évêque, récitant une prière, imposait la main sur le nouveau chrétien et traçait sur son front le signaculum dominicum.

[S. Hippol., In Daniel., I, 16. De plus, on présentait au nouveau baptisé une coupe de lait et de miel mêlés (Tertull., De corona, 3 ; Adv. Marc, I,14). Les canons d’Hippolyte sont cités ici non comme une œuvre du iiie siècle et authentique dans son état actuel, mais parce qu’elle a conservé, pense-t-on, de nombreux traits de discipline romaine du iiie siècle.]

L’onction était une cérémonie complémentaire du baptême, et signifiait que le baptisé était bien devenu, par ce sacrement, un autre Christ, oint, comme Jésus l’avait été du Saint-Esprit par son Père. Après ce rite seulement commençait proprement la cérémonie de la confirmation. Celle-ci, à Rome et à Carthage, au iiie siècle, ne comportait point d’onction : elle comprenait seulement, en outre de la prière, deux gestes : l’imposition de la main de l’évêque et un signe de croix fait sur le front du confirmé : « Caro signatur, ut et anima muniatur, caro manus impositione adumbratur ut et anima spiritu illuminetur, » dit Tertullien. L’effet de cette cérémonie était de faire descendre le Saint-Esprit dans le baptisé : « deinde manus imponitur, per benedictionem advocans et invitans Spiritum sanctum. »

[Tertull., De bapt., 8 ; S. Cypr., Epist. lxxiii, 9 ; Can. d’Hipp., loc. cit. Le pape Corneille, notant que Novatien n’a pas été « scellé » par l’évêque (τοῦ τε σφραγισϑῆναι ὑπὸ τοῦ ἐπισκόπου), remarque qu’il n’a pu dès lors recevoir le Saint-Esprit (Eusèbe, H. E., 6.43.15). Voir aussi S. Hippolyte, De Antichr., lix : δι᾽ οὖ (πνεύματος) σφραγίζονται οἵ πιστεύοντες τῷ ϑεῷ.]

Comme le jeu des doigts fait circuler l’air dans les orgues hydrauliques ; explique Tertullien, ainsi Dieu, par la main du pontife, remplit de son Esprit cet orgue vivant qu’est l’homme. C’est à l’évêque en effet qu’il était réservé de donner la confirmation.

[Voir le concile d’Elvire (vers 300), can. 38, 77. Les canons d’Hippolyte, loc. cit., marquent bipn en effet que la chrismation baptismale est faite par le prêtre (presbyter), mais que c’est l’évêque (episcopus) qui impose la main et consigne le confirmé. — Je n’examine pas ici la question de savoir si le rite qui servait à la réconciliation des hérétiques était la confirmation elle-même (S. Cypr., Ep. lxxiii, 6). Le pape Etienne parle seulement d’imposition de la main in paenitentiam (Ep. lxxiv, 1).]

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