Histoire des Dogmes I — La Théologie Anténicéenne

12.6 — L’eucharistie.

L’initiation chrétienne se terminait par l’admission des nouveaux chrétiens à l’eucharistie. Nous avons déjà constaté avec quelle fidélité la tradition, depuis les premiers apôtres, regardait ce sacrement. comme celui du vrai corps et du vrai sang de Jésus-Christ. Nous l’allons constater de nouveau pour l’Église latine du iiie siècle. Malheureusement l’Afrique seule parlera presque exclusivement ici. De Novatien et d’Hippolyte il ne reste à peu près rien sur ce sujet : à peine, du dernier, quelques lambeaux de textes qui « donnent cependant l’impression d’un réalisme très ferme ».

Mais Tertullien et saint Cyprien s’expriment clairement, et il n’est pas douteux qu’en eux nous n’entendions tout l’occident. Pour le premier, l’Eucharistie est le corps et le sang du Christ dont la chair se nourrit afin que l’âme soit engraissée de Dieuf ; que le prodigue reçoit à son retour dans la maison du Père céleste ; que Jésus lui-même nous présente dans le pain qu’il nous donne ; car ce corps est mis dans la catégorie du pain. Cependant il se trouve des fidèles à ce point jaloux d’observer le jeûne des jours de station, qu’ils renoncent ces jours-là à recevoir le corps du Seigneur et à assister aux prières du sacrifice. Que ne conservent-ils ce corps, quand on l’a mis dans leur main, pour s’en nourrir quand l’heure de manger sera venue (De oratione, 19) ! C’est ce que font les femmes chrétiennes des infidèles qui le prennent secrètement le matin avant tout autre aliment (Ad uxorem, ii, 5). Voilà la foi de Tertullien ; et l’on comprend dès lors son indignation contre les chrétiens oublieux qui, de cette même bouche dont ils ont prononcé Amen sur ce qui est saint (in sanctum), et loué Jésus-Christ, vont acclamer un gladiateur ; encore plus contre les chrétiens et les clercs, fabricants d’idoles de leur métier, qui osent approcher du corps du Seigneur ces mains qui ont donné un corps aux démons ; qui osent, de ces mêmes mains, distribuer aux autres ce corps divin qu’ils ont souillé. Eh quoi ! les juifs n’ont porté leurs mains qu’une fois sur Jésus-Christ : eux, c’est tous les jours qu’ils tourmentent le corps du Sauveur. (De idolol. 7)

fDe resurr. carnis, 8 : « Caro corpore et sanguine Christi vescitur ut et anima de Deo saginetur. »

Ce crime est au fond celui que saint Cyprien reproche aux lapsi de la persécution de Dèce d’avoir commis, et qu’il félicite les confesseurs d’avoir évité. Ceux-ci ont détourné « leurs bouches sanctifiées par les aliments célestes, par le corps et le sang du Seigneur, des contacts profanes et des restes du démon ». Les lapsi impénitents, au contraire, à peine revenus des autels du démon où ils ont mangé des viandes immolées, « s’approchent du saint du Seigneur », veulent « ravir le corps du Seigneur » (Domini corpus invadunt), faire violence à son corps et à son sang (vis infertur corpori eius et sanguini). Les mains et la bouche encore tout imprégnées de viandes impures, ces sacrilèges s’irritent de ce que les prêtres ne consentent pas à leur profanation. Ne se souviennent-ils donc pas des faits miraculeux par lesquels Dieu a témoigné de son horreur pour ces communions indignes ? De cette enfant à qui sa nourrice avait fait manger une bouchée de pain trempé dans le jus des viandes immolées aux idoles, et qui rejeta ensuite les gouttes du vin consacré (sanctificatus in Domini sanguine potus) que le diacre lui donna ; de cette femme qui, ayant sacrifié aux idoles, vit des flammes sortir de la cassette où elle tenait enfermée l’eucharistie, « le saint du Seigneur », pour l’empêcher d’y toucher ; de cet autre apostat qui, ayant voulu communier à la messe, ne trouva dans ses mains que de la cendre au lieu du sanctum Domini que le prêtre y avait déposé ?

Ces textes prouvent assez le réalisme de nos deux auteurs. Ce qui nous reste à dire ne fera d’ailleurs qu’y ajouter.

[De lapsis, 26. L’auteur du De spectaculis (Hartel, III), que quelques auteurs croient être Novatien, dénonce aussi ce chrétien qui, au sortir de l’église, court au spectacle et, portant encore sur lui, comme il est d’usage, l’eucharistie, va mêler le corps de Jésus-Christ aux corps impurs des courtisanes : « inter corpora obscoena meretricum Christi sacrum corpus… circumtulit. »

Les deux passages de Tertullien, Adv. Marc, iii, 19 et iv, 40, contraires, ce semble, à la présence réelle, s’expliquent aisément si l’on remarque que l’auteur voit, soit dans le pain même non eucharistique, soit dans les espèces du pain, la figure de la chair de Jésus-Christ, par allusion au texte de Jérémie.11.19, qu’il commente longuement : « Venite coniiciamus lignum in panem eius, scilicet crucem in corpus eius. » Il faut tenir compte aussi de l’hyperbate que présente peut-être le passage : « Acceptum panem et distributum discipulis corpus suum illum fecit, Hoc est corpus meum dicendo, id est figura corporis mei » (iv, 40). Comparez Adv. Prax., 29 : « Dicendo : Christus mortuus est, id est unctus, in quod unctum est mortuum ostendit id est carnem. »]

Saint Cyprien a dû combattre la pratique singulière de quelques évêques africains qui, pour des raisons d’encratisme montaniste peut-être, ne versaient que de l’eau dans le calice pour la consécration. On les appelait des aquariens. Saint Cyprien a écrit toute une lettre, la lxiiie pour rappeler que la matière nécessaire de la consécration du calice est le vin trempé d’eau. S’il n’y a point de vin dans le calice, dit Cyprien, comment pourra-t-on y voir « le sang du Christ, par quoi nous avons été rachetés et vivifiés » (2) ? Le sacrifice de Melchisédec offrant du pain et du vin était la figure du sacrifice eucharistique ; et dans celui-ci donc Jésus-Christ offre du pain et du vin, « c’est-à-dire son corps et son sang » (4). Jésus-Christ est la grappe pressée dont le jus est « son sang que nous ne pourrions boire, s’il n’avait d’abord été foulé lui-même » (7, 9, 11, 15). Mais, d’autre part, l’eau représente le peuple chrétien, et il faut donc que, dans le calice, l’eau soit mêlée au vin, autrement, s’il ne s’y trouvait que du vin, le sang de Jésus-Christ commencerait d’exister sans nous, et s’il ne s’y trouvait que de l’eau, nous y serions sans le Christ. Et l’on en peut dire autant de la farine et de l’eau qui entrent dans la composition du pain. D’où l’évêque de Carthage prend occasion d’inculquer cette idée, émise dans la Didachè, que l’eucharistie est le symbole de l’unité de l’Église, cette Église étant composée de fidèles incorporés au Christ et étroitement reliés entre eux, comme les éléments eucharistiques résultent de grains de blé et de graines de raisin fondus ensemble (Ep. lxix, 5). Mais il est évident que ce symbolisme se surajoute à la réalité, et que le corps moral ainsi figuré n’exclut pas le corps et le sang véritables de Jésus-Christ présents sous les espèces.

Le pain, le vin trempé, voilà donc ce que nous appelons la matière du sacrement. Comment deviennent-ils le corps et le sang de Jésus-Christ ? On a remarqué que Tertullien, qui a plusieurs fois défini le concept de conversion, ne l’a pas appliqué à l’eucharistie. Cependant, il suppose évidemment cette conversion dans le texte de l’Adversus Marcionem, iv, 40 : « Acceptum panem et distributum discipulis corpus suum illum fecit (Christus) Hoc est corpus meum dicendo. » Les deux termes sont nettement marqués : le Christ fait le pain son corps par sa parole, autant dire qu’il le convertit en son corps.

Or, ce corps de Jésus-Christ est saint, c’est un « aliment céleste » où est présente « la majesté divine », et nous avons vu qu’on n’en peut approcher avec un cœur et des mains souillés par l’apostasie et le contact des idoles. Mais pour des fautes moins graves aussi, les pécheurs doivent s’abstenir de le recevoir, s’en tenir momentanément écartés. Saint Cyprien toutefois insiste pour que cette abstention soit courte, « ne dum quis abstentus separatur a Christi corpore remaneat a salute ». Il regarde l’eucharistie comme le pain quotidien que nous devons demander à Dieu de nous donner, et qu’en effet nous devons recevoir chaque jour tant que « nous sommes dans le Christ ». N’est-elle pas le « cibus salutis », le principe de la vie éternelle, du salut et de la sanctificationg. Mais, plus particulièrement, il veut qu’on la donne aux fidèles en temps de persécution. Alors ils ont besoin d’être armés, défendus, et le corps et le sang du Seigneur sont leur protection et leur force. Comment exhorter les lapsi pénitents à répandre leur sang pour leur foi, si on leur refusait dans le combat le sang de Jésus-Christ ? Et comment les préparer à boire le calice du martyre, si on ne les admettait d’abord à boire dans l’Église le calice du Seigneur par la communion ?

gDe domin. orat., 18. Tertullien paraît bien supposer, lui aussi, que la communion est quotidienne (De orat., 19. L’usage d’emporter chez soi l’eucharistie facilitait singulièrement celle pratique.

Saint Cyprien n’a cas envisagé l’eucharistie seulement comme un sacrement : il en a traité comme d’un sacrifice. On l’avait fait sans doute avant lui. Tertullien lui-même a parlé des « prières des sacrifices », de « l’autel » des chrétiens ; il a désigné la communion comme une « participation du sacrifice » ; il a noté que l’on offre ce sacrifice pour les défunts, et au jour anniversaire des martyrs, et que, dans ce sacrifice, « le Christ est immolé ». Mais saint Cyprien le premier a donné à cette doctrine tout son relief. J’omets les passages où il désigne le service divin par les mots oblatio, sacrificium, etc. Le sacrifice eucharistique, dit-il, a été offert d’abord par Jésus-Christ, prêtre selon l’ordre et imitant le sacrifice de Melchisédec : il est maintenant offert, comme un sacrifice vrai et plein, par les prêtres humains agissant « vice Christi », et répétant ce qu’a fait le Sauveur (« sacrificium verum et plenum », « secundum quod ipsum Christum videat optulisse », Ep. lxiii, 4, 14). Ce sacrifice d’ailleurs est le même que celui de la croix, et nous présentons à Dieu, en le célébrant, la passion du Rédempteur : « passio est enim Domini sacrificium quod offerimus (Ep. lxiii, 17). » On l’offre pour les pécheurs pénitents et en leur nom ; on l’offre aussi pour les morts (Ep. xvi, 2 ; xvii, 2 ; i, 4, 14).

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