Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

10.3 — L’hérésie iconoclaste sous Léon l’Isaurien (726-740).

Dans les pages qui précèdent, on a eu l’occasion de noter les diverses manifestations d’une opposition à l’emploi et au culte des images qui vient tantôt de l’extérieur, tantôt de l’intérieur de l’Église. Au dehors les juifs et plus tard les musulmans et les pauliciens reprochent aux chrétiens le culte et l’usage des images comme une idolâtriec. Au dedans, des évêques et des théologiens condamnent ces mêmes pratiques, soit au nom de l’Écriture, soit en vertu de considérations christologiques, soit encore par crainte d’abus inévitables. A côté de ces raisons particulières cependant, et comme raison plus générale et plus profonde qui explique l’opposition faite aux images, en certaines contrées du moins, on a signalé un secret éloignement des populations de la Syrie et de l’Égypte et des peuples germaniques pour la représentation de la figure humaine dans l’ornementation religieuse. Ils se défiaient du culte de la beauté humaine qui attirait tant les grecs, comme d’une idolâtrie ; et c’est par des lignes géométriques, par des entrelacs indéfiniment répétés, par des symboles empruntés au règne végétal ou animal qu’ils essayaient plutôt d’exprimer le sentiment du divin et de l’infini.

c – L’islamisme primitif n’était pas, en principe, opposé aux représentations figurées. Il le devint plutôt sous l’influence des populations syriennes et coptes au milieu desquelles il s’établit. La proscription des images chez les musulmans ne date que du calife Omar II (717-720).

Toutes ces influences à la fois semblent s’être exercées d’une façon plus ou moins apparente sur l’esprit de Léon l’Isaurien, pour le déterminer à déclarer la guerre aux images. Léon était né en pleine Syrie, à Germanicia : il avait pu connaître les pauliciens dont le centre d’action, Samosate, n’était pas éloigné. Il est possible aussi qu’il ait subi indirectement l’influence des musulmans et des juifs. Il est certain, en tout cas, qu’il fut lié de bonne heure avec un petit groupe d’évêques très décidés contre les images. Leur chef était l’évêque de Nacolia, Constantin ; et après lui, on nomme l’évêque de Claudiopolis, Thomas, et l’archevêque d’Ephèse, Théodose, fils de l’ancien empereur Tibère II, qui passait pour le conseiller de Léon.

C’est en 726 que Léon publia contre les images son premier éditd. Nous n’en connaissons pas exactement le contenu : la destruction des images y était certainement impliquée. Mais, si l’empereur avait pensé que ses ordres s’exécuteraient aisément, il s’était trompé. A Constantinople, on massacra l’officier qui tentait de renverser l’image du Christ ornant le vestibule du palais impérial. La Grèce et les Cyclades se soulevèrent et, proclamant empereur un certain Cosmas, équipèrent une flotte qui vogua vers Constantinople, mais fut anéantie le 18 avril 726. En Italie, l’insurrection fut générale. Dans le centre et le nord-est encore soumis à Byzance, les fonctionnaires furent chassés ; les duchés de la Vénétie et de la Pentapole firent défection ; l’exarque fut bloqué dans Ravenne, et la Campanie ne put être réduite à l’obéissance.

d – Léon était devenu empereur et fondateur d’une nouvelle dynastie en 7l6. Tous les auteurs s’accordent à louer ses qualités militaires et administratives. Malheureusement, comme beaucoup des empereurs de Byzance, il voulut gouverner à la fois l’Église et l’Empire. Βασιλεὺς καὶ ἱερεύς εἰμι était une parole qu’on lui prêtait.

Nous sommes moins bien renseignés sur ce que fut en Orient la résistance ecclésiastique dans ces premières années de l’hérésie ; et il ne semble pas d’ailleurs que, jusqu’en 729 ou 730, Léon l’Isaurien se soit préoccupé d’obtenir la sanction doctrinale de ses mesures par l’épiscopat. Mais, en 730, il prétendit obliger le patriarche Germain à souscrire à la condamnation des images. Germain, qui plusieurs fois déjà avait blâmé cette condamnation, s’y refusa, donna sa démission (7 janvier 730), et peu après mourut étranglé. Son successeur, le syncelle Anastase, céda aux exigences de Léon, et son exemple entraîna probablement un certain nombre d’évêques. Quelques-uns, nous l’avons dit, n’avaient pas besoin de l’être : ils avaient dû, dès la première heure, approuver les vues iconoclastes du souverain.

Il y avait cependant, en Occident, un évêque qu’il était plus difficile d’atteindre que le patriarche de Constantinople, et dont l’adhésion importait au plus haut point : c’était le pape. Mais l’empereur put s’apercevoir de suite qu’il n’en obtiendrait rien. Grégoire II (715-731), tout en rendant à Léon le service de lui conserver ses possessions en Italie, avait méprisé ses premières promesses comme ses colères et, à la lettre intronistique d’Anastase, avait répondu par une menace de déposition si le patriarche ne s’amendait. On sait aussi qu’il écrivit à l’empereur pour tâcher de le ramener à de meilleurs sentiments. Ses lettres sont perdues et, en tout cas, elles furent inutiles. Son successeur Grégoire III (731-741) ne fut pas plus heureux, mais ne fut pas moins ferme. Quatre fois, il tenta de faire passer à l’empereur, par la voie régulière, des lettres où il réclamait en faveur de l’orthodoxie persécutée. Ces missives ou ne furent pas remises ou furent interceptées. D’une cinquième tentative on ignore le résultat précis. Mais le pape n’avait pas attendu ce moment pour préciser son attitude doctrinale. Le 1er novembre 731, un concile de quatre-vingt-treize membres, qu’il fit tenir à la confession de saint Paul, décida « ut si quis deinceps, antiquae consuetudinis apostolicae ecclesiae tenentes fidelem usum contemnens, adversus eandem venerationem sacrarum imaginum, videlicet Dei et domini nostri Iesu Christi et genetricis eius semper virginis immaculatae atque gloriosae Mariae, beatorum apostolorum et omnium sanctorum depositor atque destructor et profanator vel blasphemus extiterit, sit extorris a corpore et sanguine domini nostri Iesu Christi, vel totius ecclesiae unitate atque compage ».

A cette décision Léon répondit en équipant une flotte qui devait vaincre les résistances du pape et des populations italiennes. Elle fit naufrage dans l’Adriatique. Il s’en prit alors à la Sicile et aux Calabres ; il chargea les habitants d’impôts, confisqua les patrimoines de l’Église romaine, et rattacha à l’obédience de Constantinople les évêchés de l’Italie méridionale. C’étaient, en somme, les représailles d’un impuissant.

En Orient d’ailleurs, et précédant même les décisions romaines, une voix érudite s’était élevée en faveur des images. Saint Jean Damascène était entré en lice. Ses trois discours sur les images datent, le premier probablement de 726, le deuxième de 730 environ, le troisième d’an peu plus tard. Ils offrent un fond d’idées commun, et plusieurs passages de rédaction presque identique. Chacun d’eux se termine par une série de témoignages patristiques. En voici le résumé doctrinal :

Dieu sans doute est invisible, illimité, absolument incorporel : on ne peut donc le représenter tel qu’il est dans une image sensible, bien qu’il se soit fait connaître aux prophètes sous des images ou espèces purement intelligibles. Mais ce Dieu s’est fait homme, et comme tel on peut le peindre et le représenter : οὐ τὴν ἀόρατον εἰκονίζω ϑεότητα, ἀλλ᾽ εἰκονίζω ϑεοῦ τὴν ὁραϑεῖσαν σάρκα. De même, on peut représenter la Vierge, les saints, et généralement tous les êtres corporels. Quant aux anges, aux démons, et aux âmes humaines, on les peut représenter aussi ; car bien qu’ils soient immatériels si on les considère par rapport aux corps terrestres, ils ne sont pas absolument simples, ils sont corps (σώματα) si on les compare à Dieu t ils sont finis, circonscrits, limités à un lieu, et c’est sous des images ou figures qu’ils nous ont été révélés. — Voilà pour la possibilité des images religieuses.

Mais est-il permis d’en faire et d’en user ? On objecte à cette permission les prohibitions de l’Ancien Testament. Elles n’étaient pas aussi absolues qu’on le prétend ; et de plus elles sont abolies, car nous ne sommes plus sous le règne de la Loi, mais sous celui de la Grâce ; nous ne sommes plus des enfants : nous sommes à l’âge mûr du Christ. Dieu, en se rendant visible, nous a en quelque sorte incités à faire son image visible. Du reste, l’usage et la tradition de l’Église sont là qui autorisent Les images ; et cette tradition, même en dehors de l’Écriture, est suffisante. Et puis, est-ce que les images ne sont pas partout ? Est-ce que Dieu n’est pas l’auteur de multiples images ? Le Fils est l’image du Père ; en Dieu se trouve l’image de ce qu’il doit créer ; le monde et l’homme surtout sont l’image de Dieu, de la Trinité ; tout l’Ancien Testament n’est qu’une figure et une image du Nouveau ; et qu’est-ce que l’histoire, que sont les monuments du passé, sinon des images de ce passé ?

L’usage des images est donc légitime. Peut-on en dire autant du culte qu’on leur rend ? On objecte, pour nier la légitimité de ce culte, que les images sont de la matière, qu’elles sont créées, et que le culte n’est dû qu’à Dieu. C’est vrai : les images sont en soi de la matière, elles sont créées ; mais il s’agit précisément de savoir si les choses créées et matérielles ne peuvent être l’objet d’une vénération et d’un culte. Or, est-ce que le corps et le sang de Jésus-Christ ne sont pas matière et créés ? Et cependant nous les adorons. Est-ce que la croix, les calices, les instruments du culte ne sont pas matériels ? Et cependant nous les honorons. Ne médisons donc point de la matière : ce serait du manichéisme : μὴ κάκιζε τὴν ὕλην; οὐ γὰρ ἄτιμος.

D’ailleurs, il faut distinguer plusieurs sortes de culte. Le culte rendu aux images n’est pas un culte absolu, mais relatif, qui se rapporte, en définitive, à l’original. C’est le grand principe proclamé par saint Basile : ἡ γὰρ τῆς εἰκόνος τιμὴ πρὸς τὸν πρωτότυπον διαβαίνει. Ensuite, autre chose est l’adoration de latrie (ἡ τῆς λατρείας προσκύνησις), autre chose l’adoration de respect (ἡ ἐκ τιμῆς προσαγομένη), qui a pour objet les personnes ou les choses en qui se trouve quelque excellence ou quelque dignité spéciale : car le mot προσκύνησις signifie bien des sentiments : le respect, l’amour, la crainte révérentielle, la sujétion, l’humiliation. Or, l’adoration de latrie ne se rend qu’à Dieu ; malheur à qui adorerait ainsi les images ! mais la vénération, l’hommage, la προσκύνησις τιμητική peut et doit se rendre à tout ce qui est revêtu de quelque dignité : hommage religieux, s’il s’agit de choses ou de personnes ayant une excellence religieuse, tels les saints, les reliques, les objets du culte, la Bible ; et c’est dans cette catégorie que rentrent les images de Notre-Seigneur et des saints : hommage civil, s’il s’agit de personnages ayant une prééminence dans l’ordre social, tels que nos maîtres, les princes, etc.

L’essentiel de sa démonstration achevé, saint Jean Damascène n’oublie pas, pour la fortifier encore, de rappeler la multiple utilité des images. Elles sont un moyen d’instruction : c’est le livre des ignorants : ὅπερ τοῖς γράμμασι μεμνημένοις ἡ βίβλος τοῦτο καὶ τοῖς ἀγραμμάτοις ἡ εἰκών. Elles sont des mémoriaux qui nous font souvenir des bienfaits de Dieu et des mystères de Notre-Seigneur. Elles sont de puissants excitants pour le bien : les exemples des saints qu’elles mettent sous nos yeux nous portent à les imiter. Et enfin elles sont, d’une certaine manière, des canaux de la grâce. C’est ici une conception propre à la théologie grecque : les images sont des sortes de sacrements ; elles ont reçu une vertu sanctificatrice en considération des personnages saints qu’elles représentent : Χάρις δίδοται ϑεία ταῖς ὕλαις διὰ τῆς εἰκονιζομένων προσηγορίας.

Telle est, dans ses grandes lignes, l’apologie que, dans le second quart du viiie siècle, saint Jean Damascène présentait des saintes images. Comme on a pu le voir, il avait élargi le débat et rattaché très habilement la question du culte et de l’emploi des images à la question du rôle joué par les rites et objets sensibles dans l’œuvre de notre salut et de notre sanctification, à la question de la possibilité pour la matière d’être sanctifiée et élevée à un état surnaturel. C’était un terrain solide, et où l’on ne pouvait l’attaquer sans attaquer les coutumes les plus universellement reçues. Mais d’ailleurs, et pour tout conclure, il déclarait énergiquement — et cette déclaration lui était plus facile qu’à d’autres, puisqu’il vivait hors des limites de l’empire — qu’il n’appartenait point à l’empereur de trancher cette question de la légitimité des images, et que le prince n’avait, pour le faire, ni autorité, ni compétence : Συνόδων ταῦτα οὐ βασιλέων. ––– Οὐ βασιλέων᾽ εστὶ νομοϑετεῖν τῇ Ἐκκλησίᾳ… Βασιλέων ἐστὶν ἡ πολιτικὴ εὐπραξία. ἡ δὲ ἐκκλησιαστικὴ κατάστασις ποιμένων καὶ διδασκάλων. Plût à Dieu que les Grecs se fussent souvenus plus souvent de ces principes !

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant