Le Réveil dans l’Église Réformée

1.
Le Réveil à Genève

1.1 La première période du Réveil.

1.1.1 Genève du 16e au 19e siècle.

La Genève de Calvin. — Le 17e siècle : Dogmatisme et affaiblissements de la piété. — Le 18e siècle : Turrettin ; réaction contre le dogmatisme ; modifications dans le culte et les institutions ecclésiastiques ; influence croissante de la Compagnie des pasteurs. — Voltaire. — D’Alembert. — Rousseau. — La religion du bon sens. — Le rationalisme.

Avant d’entreprendre l’étude du Réveil il convient de jeter un coup d’œil en arrière et de considérer l’évolution dont le protestantisme genevois fut le théâtre du seizième au dix-neuvième siècle.

De la Genève de Calvin nous ne retiendrons que cette caractéristique trouvée dans une lettre du réformateur écossais Knox : « J’ai toujours désiré dans mon cœur, dit-il, et je ne puis encore renoncer à ce désir, qu’il plaise à Dieu de vous conduire dans ce lieu, dans lequel, comme je n’hésite pas à le dire, vous trouverez la meilleure école chrétienne qui ait paru sur la terre depuis les jours des apôtres. J’admets qu’ailleurs aussi Christ soit prêché en vérité, mais nulle part ailleurs je n’ai vu la Réformation étendre aussi profondément son influence sur l’état social et religieuxd. »

d – Cité par de Goltz, Genève religieuse, p. 21.

Dotée de la Confession de foi, du Catéchisme de Calvin, et des Ordonnances, Genève est devenue la métropole des Églises réformées. L’influence de ses théologiens s’exerce sur la France, l’Angleterre, l’Écosse, la Hollande et même la Hongrie. Plusieurs princes allemands prennent pour modèle de la constitution de leurs Églises l’organisation de celle de Genève. Cette Église était regardée comme présentant la science théologique la plus pure, et comme donnant le plus bel exemple de ce que doivent être l’ordre et la discipline chrétiennes. Une jeunesse studieuse, venue de tous pays, affluait sur les bancs de l’Académie, tandis que les étrangers ne se lassaient pas d’admirer dans la vie du peuple genevois, la pratique la plus exemplaire des préceptes de l’Évangile. Un écrivain de nos jours n’a pas craint de dire, en parlant de ces temps de l’histoire de Genève, que cette ville étant grande alors, parce qu’elle était la capitale d’une grande idée… Au synode de Dordrecht, deux de ses théologiens, Tronchin et Diodati furent l’objet d’une attention toute spéciale et profondément sympathique. Les envoyés de toutes les églises réformées y rendirent hommage, dans leurs personnes, à la réputation et à l’honneur qui entouraient leur patrie. Genève était alors à l’apogée de son développement ; mais déjà la décadence se préparait.

Elle commença par un relâchement dans les mœurs ; un relâchement d’abord bien relatif et dont nous nous consolerions aisément en notre temps et en notre pays : c’est ainsi qu’une décision du conseil, datée de 1683, permit « aux hommes de la première qualité des dentelles aux cravates, et aux femmes un tour de dentelles du prix de trois écus. » C’est ainsi encore que le conseil renvoya une plainte que le consistoire lui avait fait parvenir à propos d’une comédie qui s’était jouée dans une maison particulière ; le conseil ne voulut faire ni réprimande ni défense, « parce que, disait-il, cette comédie n’avait été jouée que pour exercer des jeunes fils de familles honorables, et qu’il ne s’y est rien commis d’indécente. »

e – De Goltz, op. cit., p. 37.

Ce qu’il y a à retenir de ces détails, minimes en apparence, ce n’est pas tant la contravention aux ordonnances de Calvin que la constitution de lois d’exception et la distinction entre la classe élevée et le peuple, les hommes de la première qualité et ceux qui n’en sont pas. Du reste, la logique a toujours le dernier mot, et l’exemple donné par les classes élevées est suivi et même dépassé par les classes inférieures. Tandis que les aristocrates se contentaient de porter des dentelles à leurs cravates, la masse du peuple, que ces raffinements ne tentaient pas, se relâchait à sa manière : les registres du consistoire témoignent que si on continuait à assister régulièrement aux cultes, les églises étaient souvent le théâtre de toutes sortes de désordres : en particulier, c’était la jeunesse qui se permettait d’y jouer aux cartes, d’y lire des livres profanes, d’y commettre mille sottises.

La doctrine chrétienne proprement dite demeurait cependant intacte : si l’on ne considère que la surface, elle paraissait plus fermement maintenue que jamais ; l’autorité d’Aristote et de Calvin restait incontestée. En 1650, la Compagnie des pasteurs proposa de ne pas nommer un professeur de philosophie, parce qu’il enseignait contre les principes d’Aristote. Les canons du synode de Dordrecht avaient été adoptés par la république, sans que cela donnât lieu à de longues délibérations. La crainte de l’hétérodoxie amenait même les esprits à entourer toujours de nouvelles formules le système traditionnel.

Ainsi, à l’occasion de la consécration d’un savant distingué, Alexandre Morus, soupçonné de tendances arminiennes, on publia des thèses que tous les candidats durent désormais signer et qui poussaient jusqu’à ses dernières limites, bien au delà des données bibliques, la doctrine de la prédestination. Le dogmatisme envahit les sermons : on se préoccupa beaucoup plus d’apporter en chaire ces disputes scolastiques que d’édifier les âmes : et tandis qu’on bannissait, en 1685, Jean Le Clerc, accusé de socinianisme, le 4 novembre 1694, le conseil publiait le décret suivant qui nous montre à quel point en était la vie religieuse proprement dite : « Les Anciens du vénérable consistoire ne serviront plus les tables de communion, puisqu’ils ne s’en soucient plus. »

Une pareille situation ne pouvait pas durer : ce formalisme légal d’une part, cette indifférence croissante des masses de l’autre, appelaient une nouvelle réformation religieuse. Sur le seuil même du dix-huitième siècle nous trouvons un homme qui se mettra, avec talent et énergie, à la tête d’un nouveau mouvement, et qui imprimera à tout le développement religieux et ecclésiastique de ce siècle le cachet de sa forte pensée, Jean Alphonse Turrettinf. Ayant subi, pendant ses études à Genève, l’influence des idées cartésiennes, et pendant ses voyages en Angleterre, en Hollande et en France, celle des arminiens, sa tendance fut surtout émancipatrice. Sans vouloir abandonner la vérité évangélique de la Réformation, il concentra ses efforts sur ce point, secouer le joug du calvinisme et de la scolastique orthodoxe. Professeur d’histoire ecclésiastique en 1697, puis de dogmatique en 1703, il détourna presque entièrement son attention de tout ce qui, dans l’ordre des faits surnaturels, forme la base divine et spirituelle du christianisme. Sa préoccupation constante fut de ne retenir du dogme que ce qui lui paraissait avoir une portée directe sur la morale, en laissant tout le reste aux seuls théologiens.

f – Voy. E. de Budé, François et Jean-Alphonse Turrettin, 2 vol.

Dans ses voyages en Angleterre, il s’était intimement lié avec William Wake, archevêque de Canterbury, avec lequel il était demeuré en correspondance suivie. Wake avait embrassé avec enthousiasme l’idée d’amener une union entre toutes les confessions de la Réforme, et il n’eut pas de peine à faire partager à Turrettin ses sentiments sur ce sujet. La condition de cette union devait être l’abolition de tous les symboles. Dans tous les cas, ce fut à ce désir qu’on dut certaines décisions empreintes d’une véritable largeur, par exemple celle qui, en 1700, permit la célébration publique à Genève d’un culte luthérien régulier, et celle qui, en 1712, autorisa aussi l’établissement d’un culte anglican.

On a pu rapprocher l’œuvre de Turrettin de celle de son contemporain Spener. « Tous deux ont pris leur point de départ dans la pensée de réagir contre le dogmatisme officiel ; tous deux ont eu pour but de mettre à la portée de tous la doctrine chrétienne et de lui donner une action plus directe sur la pratique de la vie ; tous deux ont avant tout en vue l’éducation de la jeunesse, et l’un et l’autre se dévouent tout entiers à la réformation de l’Église. Mais on chercherait en vain chez Turrettin cet élément mystique, cette onction qui vient du cœur et par laquelle l’œuvre de Spener est éminemment caractérisée. La réforme que tendait à produire Turrettin était plutôt une affaire de raisonnement qu’un réveil de la vie intime, de la piété : aussi la voyons-nous exclusivement renfermée dans la sphère des théologiens, et ne susciter ni attention, ni efforts dans la masse des fidèlesg. »

g – De Goltz, op. cit., p. 53, 54.

Cela n’est point à dire que les pasteurs ne fissent aucune tentative pour réveiller la vie religieuse ; mais ils cherchèrent ce réveil dans la modification, l’amélioration des formes et institutions ecclésiastiques. C’est ainsi que le culte fut réformé : on augmenta le nombre des pasteurs, et on diminua celui des sermons ; la durée du service fut fixée à une demi-heure ; une nouvelle traduction de la Bible fut entreprise ; des cantiques composés par Bénédict Pictet furent ajoutés au Psautier. L’instruction religieuse de la jeunesse prit un développement de plus en plus grand ; en 1736 la Société des catéchumènes fut fondée ; en 1737 on introduisit la réception solennelle en présence de l’Église.

Mais d’autre part, réalisant le vœu de Turrettin sur l’abolition des symboles, on abandonna la confession de foi et le catéchisme de Calvin ; l’importance du Consistoire diminua ; celle de la Compagnie des pasteurs s’accrut.

Peu à peu celle-ci accapare tous les pouvoirs ecclésiastiques ; les tendances aristocratiques l’envahissent ; le népotisme y règne en maître : les registres du Consistoire renferment des propositions portant que tel ou tel jeune homme soit nommé à telle place de pasteur en considération du mérite de son père ou de son grand-père.

Par réaction, la masse du peuple reporte l’antipathie que la haute société était parvenue à lui inspirer par ses manières hautaines sur la personne des pasteurs, et bientôt, par là même, sur l’Évangile dont ils sont les messagers. Les études sont négligées, car la jeunesse appartenant à de bonnes familles ne se soucie pas de travailler, étant assurée d’avoir, malgré tout, les bonnes charges civiles et ecclésiastiques ; les autres jeunes gens ne tiennent pas davantage à cultiver leur esprit et à développer leurs moyens, sachant que toute la science de Salomon ne suffirait pas à leur donner une situation.

Le séjour de Voltaire à Ferney achève cette œuvre de désagrégation. En 1755 il vient se fixer près de Genève dans le but avoué d’employer tout son génie à y détruire la piété et la moralité. L’ouverture d’un théâtre en 1766 et la polémique qui s’ensuivit entre Rousseau et d’Alembert est un des épisodes de cette lutte. La haute société fréquente Ferney, se laisse séduire par l’esprit étincelant de son hôte, se met à l’unisson de ce ton léger et superficiel dont la frivolité est restée proverbiale.

D’autre part, Rousseau, malgré ses protestations, exerce sur les classes inférieures une influence aussi désastreuse. La profession de foi du vicaire Savoyard devient le catéchisme de la bourgeoisie et du peuple.

Les pasteurs essaient de lutter : forcés par la violence des attaques de défendre les vérités fondamentales, non plus même du christianisme mais de toute religion révélée, ils tournent tout l’effort de leur apologétique vers la démonstration de la beauté, de la nécessité de l’Évangile, ou même seulement de son utilité au point de vue du bien-être social et à celui de l’existence du devoir. Pour rendre le christianisme plus acceptable, on soutient que les dogmes, qui effraient tant de gens, ne lui sont pas essentiels ; on les représente comme une fiction métaphysique à l’usage des seuls théologiens. La concession est inutile : les fidèles restent insensibles ; les ennemis ne désarment pas.

D’Alembert vient à Ferney en 1756 : là il prépare son article Genève de l’Encyclopédie ; après avoir fait l’éloge de l’union, de la tolérance, de la pureté de mœurs des pasteurs et de la simplicité des formes du culte, il arrive à la doctrine : « Plusieurs ministres, dit-il, ne croient pas à la divinité de Jésus-Christ ; ils prétendent qu’il ne faut jamais prendre à la lettre ce qui, dans les saints Livres, pourrait blesser l’humanité et la raison ; leur religion est un socinianisme parfait. Rejetant tout ce qu’on appelle mystère révélé, ils s’imaginent que le principe d’une religion véritable est de ne rien proposer à croire qui heurte l’intelligence. — A Genève la religion est presque réduite à l’adoration d’un seul Dieu, du moins chez tout ce qui n’est pas peuple ; le respect pour Jésus-Christ et pour les Écritures est peut-être la seule chose qui distingue d’un pur déisme le christianisme de Genèveh. ».

h – Cité par de Goltz, op. cit., p. 84.

Les pasteurs protestent avec indignation contre un pareil jugement. Un manifeste officiel, émané de la Compagnie elle-même, est traduit dans toutes les langues de l’Europe et envoyé aux Églises de l’étranger. On y affirmait la foi en l’autorité des Écritures et en la divinité de Jésus-Christ.

Se tournant alors vers Rousseau, le Petit Conseil, poussé par la Compagnie, fait brûler publiquement par la main du bourreau l’Emile et le Contrat social. Jean-Jacques, qui jusque-là avait soutenu Genève contre Voltaire, s’émeut d’une colère qui ne connaît pas de bornes, et dans les Lettres de la Montagne (1764) attaque avec la dernière violence la Compagnie : « On demande, s’écrie-t-il, aux ministres de Genève, si Jésus-Christ est Dieu ; ils n’osent répondre. Un philosophe jette sur eux un rapide coup d’œil ; il les pénètre ; il les voit ariens, sociniens, déistes. Il le dit, et pense leur faire honneur. Aussitôt, alarmés, effrayés, ils s’assemblent, ils discutent, ils s’agitent, ils ne savent à quel saint se vouer ; et, après force consultations, délibérations, conférences, le tout aboutit à un amphigouri, où l’on ne dit ni oui ni non. O Genevois ! ce sont de singulières gens que messieurs vos ministres ; on ne sait ce qu’ils croient ou ce qu’ils ne croient pas : on ne sait même ce qu’ils font semblant de croire. Leur seule manière d’établir leur foi est d’attaquer celle des autresi ! »

i – De Goltz, op cit., p. 87.

Il ne faudrait cependant pas penser que la protestation des pasteurs contre l’article de d’AIembert manquât de sincérité ; ce serait là une accusation purement gratuite. La vérité est que, par crainte du dogmatisme, le fondement doctrinal du christianisme était la plupart du temps passé sous silence et qu’on y faisait des allusions toujours plus rares. A mesure que nous approchons de la fin du dix-huitième siècle, le dogme devient de plus en plus insaisissable : dans l’ouvrage le plus important de Jacques Vernet, pasteur et professeur à Genève de 1734 à 1790, ouvrage intitulé Instruction chrétienne, sorte de cours de dogmatique populaire, la divinité de Jésus-Christ est représentée comme ce fait, que Dieu s’est uni de la façon la plus intime avec l’homme Jésus. La doctrine du péché originel ne s’y rencontre pas. Le but spécial de l’Évangile est de rendre l’homme heureux et vertueux.

Il faut remarquer l’apparition de ce mot vertu, qui a défrayé pendant si longtemps la rhétorique de nos aïeux. D’après les sermons de l’époque, la religion est le sommaire de toutes les doctrines et de tous les préceptes qui conduisent à la vertu. Elle est envisagée comme une doctrine, comme un enseignement, et non pas comme cette vie profonde du cœur qui embrasse l’homme tout entier, dans sa volonté, dans sa pensée et dans son sentiment. A ce premier groupe d’idées vient s’en ajouter un second, qui consiste dans l’éloge de l’immortalité et des récompenses qui, dans le monde à venir, sont réservées à la vertu. A la fin, comme la couronne et l’ornement du discours, on voit apparaître le nom de Dieu, dont le cœur de père bat pour tous les hommes, dont la puissance est révélée par les œuvres de la création et dont la bonne et sage Providence fait que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Voici le plan d’un sermon pour la Préparation à la mort : « 1° il faut se former de justes idées de la mort et de ses suites ; 2° se détacher jusqu’à un certain point de la vie ; 3° mettre ordre à l’état de sa conscience ; 4° bien vivre chaque jour ; 5° tenir ses affaires en ordre et faire son testament en bonne santé ; 6° éviter la mollessej. » Evidemment tout cela est excellent, mais saint Paul pensait probablement à autre chose quand il s’écriait : « La mort m’est un gain, il me tarde de déloger pour être avec Christ ! »

j – De Goltz, op. cit., p. 94.

Dans cette prédication, l’Évangile n’est plus considéré que comme le bon sens : « Il est, dit le pasteur Amédée Lullin, le pur bon sens, le sens commun développé, mis par écrit, suivi dans ses détails, intelligible pour les plus simples, le sens commun autorisé par une éclatante sanction des cieuxk. » Ici encore nous sommes loin de la folie de la croix !

k – De Goltz, op. cit., p. 94.

Vinet a dit, en parlant du christianisme : « On le rend presque raisonnable ; mais, chose singulière ! quand il est raisonnable, il n’a plus de forcel ! »

l – Vinet, Discours sur quelques sujets religieux, 3e édit, 1836, p. 63.

Ce christianisme raisonnable, désignons la chose par un seul mot, ce rationalisme, voilà le dernier terme de l’évolution religieuse dont nous avons marqué les degrés. On peut suivre comme pas à pas tous les progrès de cet assoupissement spirituel : l’austérité des premiers calvinistes, leur vigilance morale commence par s’affaiblir ; toujours bercé par la répétition des mêmes formules dogmatiques, ayant conservé, sinon la vie, du moins le bruit de vivre, puis privé même de ces doctrines dont la lettre n’était plus animée par aucun esprit, le protestantisme n’a plus d’autre asile que la religion naturelle, la religion du sens commun. Désormais confondue avec toutes les philosophies humaines, la religion de Calvin, la religion de Jésus-Christ va-t-elle donc disparaître ? Pour elle, c’est donc la mort ? A Dieu ne plaise ! Ce n’est que le sommeil, et l’heure du Réveil va sonner !

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