Cinq récits de l’Histoire de l’Église

Francesco Spiera
Un récit du temps de la réforme en italie

En l’an 1548 environ, des lettres nombreuses, partant de Padoue, venaient raconter à l’Europe entière les tortures morales d’un homme qui, après avoir annoncé courageusement l’Évangile, avait rétracté, sous le coup des menaces de Rome, les doctrines qu’il avait professées avec éclat. Un livre devenu fort rare et publié à Bâle en 1550, retrace avec une effrayante vérité, les confessions et les discours de l’infortuné. Composé des lettres et des rapports des auditeurs de Spiera, il mérite la plus complète crédibilité. C’est d’après cet écrit que nous publions ces pages.

Ce récit lugubre est particulièrement riche en sérieuses instructions. C’est un douloureux commentaire de ces paroles du Seigneur : « Si quelqu’un me renie devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est au ciel. » Les larmes désespérées de Francesco Spiera, sont un témoignage de plus en faveur de la vérité des Écritures. Elles nous disent « combien il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant. » On ne le vit point comme Pierre, comme le sire de Chambrun, embrasser avec une douloureuse repentance l’arbre de la croix, et trouver dans le sang de Christ le relèvement et le pardon. Il eut le malheur de douter de l’éternelle miséricorde de Dieu en Jésus et, comme Judas, il mourut dans le désespoir.

Aux âmes humbles et craintives et que cet écrit pourrait angoisser, nous leur dirons « qu’il y a toujours pardon auprès de Dieu, afin qu’il soit craint, et qu’il ne repousse aucun de ceux qui viennent à Lui, par Christ. » Nous leur rappellerons les trois reniements de l’apôtre, et ces paroles du Maître au disciple après la résurrection : « Pais mes brebis, pais mes agneaux. »

Aux âmes indécises, clochant des deux côtés, nous leur signalerons le danger de leur indécision et les conséquences terribles du reniement.

Aux indifférents et aux incrédules, nous leur demanderons si, en face des tortures morales de l’infortuné Spiera, ils rejetteront encore les terribles réalités d’une autre vie et nieront la vérité des peines éternelles…

A tous nos lecteurs chrétiens, nous rappellerons cette exhortation d’un apôtre : « Affermissons notre élection. »

Que ce petit livre s’en aille donc, réveillant les uns, avertissant les autres, ne décourageant personne.

« O mes frères ! disait Spiera aux amis qui le visitaient, prenez garde, veillez sur vous, estimez la parole de Dieu plus que je ne l’ai fait. Que ma chute soit pour vous une grande leçon. »

I

Francesco Spiera naquit à Citadella, près de Padoue, vers l’an 1502. Orateur éloquent et juriste distingué, il s’était acquis dans sa ville natale et dans toute la contrée environnante, une réputation considérable. Son caractère moral était malheureusement loin de répondre à ses hautes facultés intellectuelles. Egoïste, avare, intéressé, il ne reculait devant aucun moyen d’accroître sa fortune, quelque illégitime qu’il pût être. Il ne craignait pas d’user des détours les plus coupables, pour faire triompher la cause qu’il s’était chargé de défendre, il vendait même parfois aux adversaires de ses clients les procès qui lui étaient confiés, ou détournait à son profit les sommes considérables dont il était le dépositaire.

Parvenu à sa quarante-quatrième année, sans avoir éprouvé jusque là aucun remords, il se sentit ; tout à coup violemment repris dans sa conscience. C’était au moment où le souffle de la Réforme, passant les Alpes, faisait sentir à l’Italie sa puissance rénovatrice. Spiera fut saisi par la force de l’Évangile. Il se mit à lire les Saintes-Écritures avec la plus grande assiduité ; il s’entoura de tous les ouvrages de théologie ancienne et contemporaine qui pouvaient l’aider dans son étude, et, grâce à l’ardeur qu’il y mettait, il ajouta bientôt à une connaissance solide et approfondie de la Parole divine, une rare érudition dans tous les débats dogmatiques et ecclésiastiques qui avaient agité l’Église.

Une joie ineffable remplit dès lors son cœur. Tant lui que ses biographes accumulent les épithètes pour exprimer le bonheur dont il jouissait à cette époque. Tout pénétré de la beauté de l’Évangile et des consolations qu’il procure, il se sentit pressé de communiquer à sa femme, à ses enfants et aux personnes qui l’entouraient, la vérité sainte qui avait gagné son cœur.

« Chaque jour j’enseignais l’Évangile à ma femme et à mes onze enfants, écrit-il ; et non-seulement à eux, mais encore à mes parents, à mes amis et à toutes les personnes avec lesquelles je me trouvais en rapport, soit occasionnellement, soit par mes affaires, les conjurant de renoncer à toute crainte et de saisir Christ par la foi. »

Grâce à ce zèle bouillant de Spiera, la lumière nouvelle se répandit promptement dans toutes les maisons de Citadella. On en parlait sur les places, au marché, dans les rues. Les pauvres surtout accouraient en foule pour entendre l’Évangile.

Quoique Spiera n’ait jamais rompu entièrement avec le monde, et bien qu’il ne paraisse pas avoir connu la lutte douloureuse de la repentance et de la sanctification, il éprouvait cependant dans son cœur la force vivifiante de la foi. Une expression de bonheur était répandue sur ses traits d’ordinaire sombres et sévères. Le moment approchait, du reste, où ces convictions allaient avoir à supporter l’épreuve de la persécution. S’il rencontrait dans Citadella et dans les bourgades environnantes, des âmes altérées de la vérité qui écoutaient sa parole avec joie, il y trouvait aussi nombre de contradicteurs. Un mouvement aussi prononcé en faveur de l’Évangile ne pouvait s’opérer sans que le clergé s’émut et cherchât à en entraver les progrès. Six mois ne s’étaient pas écoulés depuis la première prédication de Spiera, qu’une plainte était portée contre lui auprès du légat du pape à Venise.

« Il cherche, disaient les prêtres, à ébranler la puissance et l’autorité du pape. Il attaque la doctrine du purgatoire ; il accuse de pieux prêtres d’avarice, de cruauté et de luxe. Grâce à l’immense connaissance des Écritures qu’il possède, à son éloquence peu commune, il ne trouve chez la masse ignorante qu’un accès trop facile. Il faut donc prendre de promptes et énergiques mesures, sinon bientôt les prédictions des ennemis du clergé s’accompliront ; au lieu de continuer à vivre dans le luxe et le bien-être, les prêtres devront prendre la pioche et courront le risque d’être pendus. »

Le légat du pape à Venise, le fougueux archevêque de Bénévent, Jean della Casa, était un homme impie et débauché. Quoiqu’il se préoccupât fort peu des intérêts spirituels de l’Église, il était d’une rigidité extrême contre les novateurs. Dès longtemps persuadé que la Réforme eût été promptement étouffée en Allemagne si les papes avaient agi avec plus de vigueur, et si les princes s’étaient montrés moins dissimulés, il était fermement résolu à agir avec la dernière rigueur si l’occasion s’en présentait.

Della Casa comprit aussitôt toute l’importance des accusations portées contre Spiera, et, d’accord avec le sénat de Venise, il le manda auprès de lui. Spiera, qui n’ignorait aucune des démarches du clergé de Citadella, et qui ne se faisait pas d’illusions sur les dangers qu’elles lui faisaient courir, commença à trembler.

« Six mois s’étaient écoulés, dit-il plus tard, lorsque je fus accusé d’hérésie luthérienne auprès du légat du pape à Venise. Les témoins furent entendus sans retard, et je partis moi-même pour soutenir les principes de l’Évangile. J’étais cependant indécis sur ce que j’avais à faire, et je me demandais si je persisterais dans ma foi ou si je la renierais. Un combat affreux se livrait dans mon âme ; les vagues du doute s’y entrechoquaient avec fracas. D’un côté se tenait l’esprit, et de l’autre la chair, soutenue par les troupes auxiliaires de Satan. L’esprit me parla d’abord :

« Francesco, me dit-il, que tardes-tu de te décider sur le parti que tu as à prendre. Repousse loin de toi toute crainte, revêts-toi des armes de la foi, laisse là ton angoisse, Dieu prendra soin de toi. Qu’est-donc devenue ton ancienne énergie ? Où est ta fermeté chrétienne ? Il s’agit ici de la gloire de Christ. Tu le confesseras sans crainte, car tu l’auras à tes côtés. Il sera ton meilleur garant, et à l’heure même il te donnera tout ce que tu auras à dire. Il peut te délivrer de toute crainte et te préserver des liens et des tortures. Rappelle-toi ces jeunes hommes qui furent miraculeusement gardés dans la fournaise ardente, ce Pierre qui fut arraché de son cachot soigneusement fermé. Puisses-tu confesser Christ avec la fidélité la plus entière ! puisses-tu défendre la gloire de Christ avec un courage à toute épreuve. Si l’on te conduit en prison, si tu dois marcher à la mort, contemple par avance la couronne de gloire qui t’attend dans le ciel. Que possèdes-tu donc ici-bas que tu puisses comparer avec la vie à venir et la félicité éternelle ? Songe au malheur qui t’attend si tu renies ton Sauveur. Le peuple n’imite que trop les mauvais exemples s’il croit pouvoir faire ce qu’il a vu faire par d’autres. O ! tremble devant la condamnation éternelle ! si ta chair frémit, éloigne-toi d’ici, cherche au loin un refuge plutôt que de renier le Seigneur de la vie et de te préparer la ruine éternelle par un crime qui ne pourrait s’expier. »

La chair parla ensuite :

« Francesco, dit-elle, réfléchis sérieusement à ce que tu vas faire. N’écoute pas les conseils de l’esprit qui ne peuvent que te conduire infailliblement à la mort. Si tu les écoutes, c’en est fait de tes richesses que tu t’es acquises par tant de travaux et de veilles. Le nom d’hérétique est un nom honteux et abominable. Il imprimera sur toi et les tiens une tache indélébile. Ta chair aura à supporter les douleurs les plus aiguës et les tortures les plus cruelles. On te fera mourir dans les plus affreux tourments. Ne frémis-tu pas à la pensée d’un cachot plein de boue et d’ordures dans lequel on le jettera ; d’un cachot dans lequel on respire un air pestilentiel ? Ne frémis-tu pas à la pensée des verges des bourreaux qui vont te déchirer ? Ne vois-tu pas les épées ruisselantes et les flammes livides du bûcher. Ah ! quelle ténacité et quelle folie que la tienne ! Qu’as-tu fait de cet amour pour la vie que la nature a déposé dans le cœur de tous les hommes ? Où est ta tendresse pour ta femme ? ton amour pour tes enfants ? ce désir de les revoir que connaissent même les bêtes les plus féroces ? Si tu veux m’écouter, au contraire, si tu veux avoir soin de la vie, de ces biens que tu t’es acquis, tu pourras soutenir plusieurs de tes semblables, être un sujet de gloire pour la patrie. Et quand bien même il te serait égal de vivre ou de mourir, d’être banni ou mis à mort ; quand bien même ta perte demeurerait sans conséquence pour ton pays, voudrais-tu causer la ruine de ces êtres qu’une communauté de vie, que les liens du sang unissent à toi ? Quoi ! toi, la cause même de leur existence, tu voudrais leur arracher le pouvoir de vivre ? … Tu connais Jean Della Casa, tu sais quelle est son avarice sordide, sa cruauté, son impiété ? On confisquera tes biens, on les partagera entre les trésors de l’Etat et le légat du pape… Veux-tu donc être le bourreau de tes enfants ? Ils peuvent devenir un jour la gloire de la patrie, de fidèles serviteurs de Dieu, des colonnes de l’Église ! O cruauté inouïe ! ô inhumanité sans pareille ! Va, va, auprès du légat du pape et rétracte courageusement, sans aucun scrupule, ce que tu as pensé, ce que tu as dit, ce que tu as enseigné jusqu’ici. »

Spiera partit pour Venise et comparut devant le légat du pape. Menacé par lui de la perte de ses biens, de châtiments terribles et même de la mort, il abjura toutes les doctrines qu’il avait prêchées jusque là. Il reconnut avoir combattu l’autorité du pape et des dogmes professés par l’Église romaine, et après avoir demandé humblement pardon pour son crime et promis solennellement de ne se plus détourner jamais des traditions et des décrets de l’Église, il dut rétracter toutes les doctrines luthériennes les unes après les autres. Après avoir signé le procès-verbal de son abjuration dressé par les secrétaires du légat, il reçut l’absolution.

Il ne suffisait pas cependant à Della Casa de posséder dans ses registres la rétractation de Spiera. Il fallait encore, pour l’honneur de l’Église romaine, que l’hérétique confirmât publiquement sa rétractation dans le lieu-même où il avait enseigné ses prétendues erreurs. Spiera reçut donc l’ordre de retourner aussitôt à Citadella et de rétracter dans l’église de cette ville, et devant tout le peuple, les doctrines qu’il avait hautement professées. Il devait en même temps expliquer son retour dans l’Église, confesser sa foi à la sainteté et à la vérité de toutes les doctrines reçues par elle, et déclarer fausses et hérétiques toutes celles qui lui sont opposées.

Spiera repartit le même jour pour Citadella. Pendant le voyage, la voix de l’esprit se fit encore entendre à lui :

« Francesco, lui dit-elle, que fais-tu ? Dans quel abîme te précipites-tu, Ô infortuné ? Arrête-toi ! Réfléchis tandis qu’il en est temps encore. Songe à ce que tu as promis et à ce que tu dois tenir. Tu as remis une rétractation signée de ta main au légat du pape à Venise ; garde-toi de la sceller de nouveau dans ta patrie, ou de confirmer dans ton cœur ce que ta bouche a prononcé. Crois-tu devoir préférer la vie présente à la vie à venir ? cette vie que tu quitteras bientôt à celle qui ne finira jamais ? préfères-tu donc ta femme et tes enfants à Christ, ton Seigneur ? Estimes-tu l’opinion du monde plus que la gloire de Dieu ? La possession de tes biens t’est-elle plus précieuse que le salut de ton âme ? Crois-tu que les quelques années durant lesquelles tu pourras en jouir contrebalanceront les tortures de la condamnation éternelle ? O ! pense à ce que Christ a souffert pour toi ! N’est-il pas juste que nous aussi nous donnions notre vie pour son nom ? Les souffrances du temps présent ne sont point comparables à la gloire à venir qui sera révélée un jour, à celui qui aura courageusement combattu le bon combat. Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui dans la gloire. Que te servira-t-il de remporter une victoire de courte durée si la mort éternelle te saisit déjà dès cette vie, comme sa proie ; si les tortures de la conscience et de la condamnation éternelle rongent dès maintenant ton cœur, qui se révolte avec tant d’audace contre la vérité ! Tu es libre, Francesco, tu as échappé aux mains des hommes ; abandonne plutôt ta femme et tes enfants, oui, le monde entier, mais ne renie pas la vérité. Tiens-toi ferme, afin de ne pas retomber une seconde fois. Repens-toi, et le Seigneur aura pitié de toi. Ne va pas de la faiblesse de la chair à la méchanceté de l’esprit. »

Ainsi parla encore une fois l’esprit ; mais ni ses exhortations, ni ses menaces ne trouvèrent d’échos dans ce cœur déjà fermé.

A peine arrivé à Citadella, Spiera se fit annoncer chez le préfet de la ville, qui avait déjà reçu par écrit, de Venise, communication de sa rétractation. Il se déclara prêt à confirmer publiquement l’abjuration prononcée entre les mains du légat della Casa, et le soir même un prêtre lui apporta la formule qu’il devait approuver. Spiera passa une nuit sans sommeil, mais l’amour pour la vie et pour ses jouissances, et les suggestions de quelques amis étouffèrent les dernières protestations de l’Esprit.

Le lendemain matin, c’était un dimanche, aussitôt après la messe, Spiera, entouré du préfet de la ville, du clergé et d’un grand nombre des personnes auxquelles il avait naguère annoncé l’Évangile et qu’il avait conjurées de tout supporter plutôt que de renier leur Sauveur, abjura, en présence de plus de deux mille auditeurs, les doctrines qu’il avait si chaleureusement professées jusque là. Il déclara retirer tout ce qu’il aurait pu enseigner contre la valeur des mérites et des bonnes œuvres pour le salut ; contre le purgatoire, le libre arbitre, l’intercession des saints, les indulgences, les pénitences, etc. Après avoir payé trente ducats (dont cinq furent remis au prêtre qui lui avait apporté la formule d’abjuration) et protesté solennellement de sa rentrée dans le sein de l’Église romaine, seule possesseur de la vérité et de la lumière, il fut rendu à la liberté.

Spiera était absous au tribunal des hommes. L’Église romaine venait de le recevoir de nouveau publiquement dans la communion des rachetés ; mais au moment où elle le relevait de sa prétendue erreur, il se sentit maudit de Dieu ! Quelle instruction !

En rentrant chez lui, Spiera crut entendre une voix effrayante, qui lui criait : « Maudit ! maudit ! tu m’as renié ! tu m’as refusé l’obéissance qui m’était due ; tu as déchiré le drapeau de ton Sauveur ! Arrière, de moi, ô insensé ! loin de moi, loin de moi ! Va souffrir la peine de ton crime ; va, maudit à la malédiction éternelle ! »

« A l’ouïe de cette voix, je tremblai, dit Spiera, dans mon âme et dans mon corps. Je tombai à terre presque inanimé, comme si j’eusse été frappé de la foudre. Je sentis la foi et les dons du Saint-Esprit se retirer de moi ; l’amour de Dieu m’abandonner. Oui je reconnus à l’instant que désormais toute possibilité de croire et de me repentir m’était enlevée. Une terreur sans nom, un inexprimable désespoir s’empara de mon cœur. »

II

Dès ce jour, en effet, il n’y eut plus ni paix, ni espérance pour l’infortuné Spiera. Des images de l’enfer flottaient constamment devant ses regards, la puissance de l’amour du Christ devint pour lui une puissance d’épouvante. Il répétait sans cesse cette parole du Seigneur. « Celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai devant mon père qui est au ciel. » Tous ses péchés, depuis ceux de sa plus tendre enfance, se retraçaient pleins de menaces à son souvenir. En même temps il proférait des paroles de haine, de malédiction et de blasphème.

Six mois environ s’étaient écoulés depuis sa rétractation, six mois de la plus mortelle agonie, lorsque sa famille et ses amis se décidèrent à le conduire à Padoue, dans l’espoir qu’il y trouverait la guérison, soit par les soins de médecins savants et habiles, soit par un miracle de Saint-Antoine, dans le couvent duquel il passa quelques jours. Un bourgeois fort honorable, Giacomo Nardini, qui habitait la rue Saint-Léonard, le reçut ensuite dans sa maison. Sa femme et ses enfants continuèrent seuls d’abord à lui donner les soins que réclamait son état. Spiera, quoique bien portant, ne quittait plus son lit ; ou, s’il se levait parfois, il ne sortait jamais de sa chambre à coucher. Désireux d’en finir le plus tôt possible avec la vie, il repoussait tous les aliments qui lui étaient offerts. Deux fois par jour on lui liait les mains derrière le dos, et, tandis qu’un homme vigoureux le contenait, ses enfants lui faisaient avaler de force quelque aliment liquide et substantiel, qu’il rejetait d’ordinaire. « Toutes choses, s’écriait-il à cette occasion, concourent au bien de ceux qui aiment Dieu, mais toutes choses aussi, la nature, les amis, le péché, la mort, se conjurent contre l’impie. Mes enfants sont mes bourreaux. Je me suis procréé de cruels ennemis. Voyez comme ils me torturent chaque jour en me forçant de prendre une nourriture qui me soulève le cœur. Tous leurs efforts tendent à prolonger mes jours, et tout mon désir est de mourir. »

Souvent il demandait avec instance aux personnes qui l’entouraient une arme quelconque pour se donner la mort. Ses douleurs devenaient de plus en plus insupportables, parce que ses divers organes lui refusaient peu à peu tout service. Il était constamment tourmenté d’une soif inextinguible. « Il eut bu le Nil et le Danube ensemble, dit Gribaldus. » Malgré ses tortures physiques, il avait conservé au dire de tous les témoins une parfaite conscience de lui-même. Ses discours suivis, profonds, solides prouvaient une intelligence profonde et saine et une mémoire immense. Il comprenait très bien tout ce qui lui était dit. Les médecins les plus distingués de Padoue furent appelés auprès de lui. Francesco Frizimeglia, Paul Crassus et Aloïs Bellachates l’étudièrent avec le plus grand soin, mais sans pouvoir définir exactement son état. « Il est probable, dirent-ils, que le trouble de ses sens provient de la mélancolie profonde où l’a plongé sa rétractation et d’un mouvement prononcé d’humeurs nuisibles au cerveau. » Spiera les regarda avec compassion et leur dit : « Pauvres amis, dans quelle erreur vous êtes ! Croyez-vous donc que ma maladie puisse se guérir par des remèdes humains ? Croyez-moi, il faut chercher le secours ailleurs. Il n’y a qu’un médecin pour guérir un tel mal : Jésus-Christ, et qu’un remède efficace : la voix de l’Évangile. »

La présence de Spiera ayant excité dans Padoue une immense curiosité, plus de trente auditeurs se pressaient chaque jour dans sa chambre pour entendre ses rétractations. On y voyait surtout un homme dont la carrière future allait être transformée par son contact avec lui : c’était Vergerio, évêque de Capo d’Istria.

III

Né à Capo d’Istria, et issu d’une famille qui eut part à la gloire littéraire du quinzième siècle, il avait rempli pendant plusieurs années les fonctions de nonce papal en Allemagne. Nommé évêque de sa ville natale, en récompense de ses services, il se vit bientôt accuser de connivence avec les luthériens : « Non seulement, disait-on, il a dans sa maison les portraits des luthériens, mais encore dans les procès de quelques citoyens, il favorise en toutes circonstances un seul parti, qu’il ait tort ou raison, et il accable les autres. »

Vergerio voulant se disculper de ces accusations d’hérésie, mit la dernière main à un ouvrage qu’il avait commencé contre les apostats d’Allemagne, mais au milieu de son travail, et en examinant les livres des réformateurs, son esprit fut si vivement pénétré de la force des objections auxquelles il avait à répondre, et de la conformité de leurs doctrines avec l’Écriture, que la plume lui tomba des mains, et qu’il abandonna son ouvrage, sans espoir de le terminer jamais. Il s’ouvrit à son frère Giovanni Battista, évêque de Pola, qui, après avoir entendu les raisons qui l’avaient engagé à changer de sentiment, spécialement sur l’article de la justification, se convertit lui-même à la doctrine réformée.

Les deux frères se concertèrent alors pour éclairer leurs diocèses, instruire le peuple sur les principaux articles de l’Évangile, et arracher les esprits à ces cérémonies pompeuses et à ces exercices corporels, dans lesquels ils faisaient consister toute la religion. Ils parvinrent à réaliser ce noble but grâce à leur zèle et au concours de quelques-uns de leurs diocésains, qui avaient embrassé déjà auparavant l’Évangile. Avant l’année 1546, une grande partie des habitants de l’Istrie étaient passés à la foi réformée.

A peine cette nouvelle désastreuse fut-elle parvenue à Rome, qu’on envoya à Capo d’Istria le fougueux inquisiteur Annibal Grisone. Partout il faisait entendre, du haut des chaires, la bulle du pape qui enjoignait à tous les fidèles, sous peine d’excommunication, de dénoncer les individus soupçonnés d’hérésie, et de remettre les livres prohibés qu’ils pouvaient avoir entre les mains. Il promettait de traiter avec douceur ceux qui confesseraient leur faute et en imploreraient le pardon ; mais il menaçait de condamner aux flammes ceux qui, cherchant à dissimuler leur crime, pourraient en être convaincus. Non content des dénonciations publiques, il allait dans toutes les maisons faire une perquisition des livres proscrits. Si l’on s’accusait d’avoir lu le Nouveau Testament en langue vulgaire, il commandait de s’abstenir désormais de cette pratique dangereuse, sous peine des plus sévères châtiments. Les riches étaient soumis à une pénitence particulière, et les pauvres à une rétractation publique. Il n’y eut d’abord qu’un petit nombre de gens timides qui consentissent à s’accuser eux ou leurs amis ; mais à la fin, la terreur s’empara de la multitude, et chacun eut à craindre que son voisin ne le prévint dans la déclaration qu’il voudrait faire de ses propres erreurs. Les liens du sang et de la reconnaissance furent brisés. Le fils sacrifia son père, la femme son époux, et le client son patron. Un jour de fête solennelle, Grisone, profitant de l’agitation qui régnait dans les esprits, monta en chaire dans la cathédrale de Capo d’Istria ; et, après avoir célébré la messe, il harangua ainsi la multitude. « Vous voyez les calamités qui vous affligent depuis quelques années : vos maisons, vos oliviers, vos vignes ont péri successivement ; vos troupeaux ont été frappés ; il n’est aucun de vos biens en général qui n’ait souffert quelque dommage. Quelle est la source de tant de malheurs ? C’est votre évêque, ce sont les hérétiques qui habitent au milieu de vous. N’attendez aucun soulagement à vos peines, jusqu’à ce que les coupables aient subi leur châtiment. Que ne courez-vous les lapider ? »

Telle fut alors la fermentation de cette populace ignorante et subjuguée, que Vergerio crut devoir se cacher. Son frère fut probablement empoisonné, au milieu de cette confusion ; lui-même dut se réfugier à Mantoue auprès de son ami le cardinal Gonzaga. Bientôt chassé de cette retraite, il se rendit au concile de Trente pour s’y justifier lui-même. Renvoyé au nonce et au patriarche de Venise, il passait à Padoue, lorsqu’il apprit les tortures morales de l’infortuné Spiera. Il désira le voir, afin de lui apporter les consolations de l’Évangile. Chaque jour il le visitait après s’être préparé par l’étude de la parole de Dieu et par la prière, à répondre à ses objections désespérées. Mais ses efforts pour le convaincre de la miséricorde divine demeuraient sans résultat.

« Je suis condamné par le juste jugement de Dieu, lui répondait Spiera. Déjà maintenant je suis horriblement tourmenté dans l’enfer et ces angoisses que tu vois en moi, elles me poursuivront durant l’Eternité. Toute paix dans la grâce de Dieu m’est enlevée pour toujours. J’ai commis le péché contre le Saint-Esprit, et ce péché ne peut être pardonné ni dans cette vie ni dans l’autre. Quiconque le commet tombe sous le coup de la condamnation et du juste châtiment de Dieu. Je ne puis plus aimer Dieu, je ne puis plus que le haïr. (Se Deum amare non posse, verum horribiliter odisse). Bientôt la mesure de la justice divine sera parvenue à son comble, bientôt vous assisterez à mon horrible fin, afin que Dieu donne en moi à tous ses, élus, un effrayant exemple du reniement de son nom. »

Le péché contre le Saint-Esprit, ce péché si mystérieux et dont il est si difficile de préciser exactement la nature, mais dont la possibilité ne saurait être niée, préoccupait tout particulièrement l’infortuné Spiera. Il en parlait souvent avec une éloquence toute particulière, en s’en faisant à lui même la sévère application. En vain ses amis cherchaient-ils à détourner sa pensée de ce sujet si lugubre, en lui citant les nombreux passages de l’Écriture qui attestent la grandeur et l’universalité de la miséricorde divine.

« C’est très bien, leur répondait-il, mais ces paroles de consolation sont sans valeur pour moi. Elles ne peuvent s’entendre que des élus qui, après être tombés, rentrent en état de grâce. Ils peuvent se relever par la foi et par la conscience qu’ils ont de la certitude absolue de leur élection. La miséricorde de Dieu surpasse de beaucoup tous les péchés de tout le monde ; mais pour moi, elle est inutile. Christ avait bien mérité, par sa mort, le pardon de mes péchés, mais je l’ai méprisé, je l’ai abandonné. Ah ! concluez donc de la grandeur du bienfait à la grandeur de l’offense, de la sublimité de la miséricorde repoussée à l’horreur du châtiment. »

L’un des assistants lui ayant fait de nouveau observer que les promesses de Dieu étaient générales, et qu’il était écrit : Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. C’est une parole certaine et digne d’être entièrement reçue que Jésus-Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier ; et ailleurs : Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, afin que tous parviennent à la connaissance de la vérité. — Spiera lui répondit : — Des gens en santé peuvent parler comme tu le fais ; si je l’étais moi-même je parlerais comme toi ; mais c’est ici la difficulté : je ne puis pas croire parce que je suis déchu de la grâce. Je voudrais bien avoir la faculté de croire, je désirerais bien me confier en Dieu, et encore peux-je réellement dire : « Je veux, je désire ! » Non ! Je ne puis et ne veux plus ajouter foi, ni à ce que j’ai enseigné jadis, ni à ce que l’Église de Rome enseigne. Je suis comme Caïn et Judas. Avec eux j’ai rejeté toute confiance et espérance dans la miséricorde divine ; il ne me reste que le désespoir. Mes parents et mes amis ont bien tort de ne pas me laisser mourir, car la demeure du diable est désormais ma demeure. Je ne puis plus croire, je vous le dis encore, je ne puis plus croire, Dieu veut certainement que tous les hommes soient sauvés, mais il faut en excepter ceux qui ont commis le péché qui va à la mort. (1 Jean 5.16) Tu prétends que celui qui est tombé peut se relever. Oui cela est vrai, pour ceux qui ont conservé dans leur cœur une étincelle de foi et qui sont tombés de tel manière qu’ils peuvent encore être affermis. Mais quant à ceux qui ont repoussé absolument la foi et qui ont méprisé le bienfait de Dieu, il n’y a plus pour eux de relèvement possible. Pierre est bien tombé, mais il y a entre Pierre et moi une grande différence. Il est demeuré ferme dans la foi après sa conversion. Le juste tombera sept fois et sept fois le Seigneur le relève, lorsque dans sa chute il conserve une faible étincelle de foi et un rayon du Saint-Esprit de grâce. Mais tout s’est conjuré contre moi pour me faire tomber, le ciel, les éléments, le monde, Dieu, les anges, les hommes, les diables… Oh ! c’est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant ! En me citant des passages qui établissent la miséricorde divine, n’oubliez pas ceux qui leur sont opposés et dont la vérité est tout aussi grande. Croyez-vous que cette parole de Christ : Quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père, qui est aux cieux, soit moins vraie et moins puissante, que ses promesses de pardon ? Ne voyez-vous pas au contraire que cette parole et cette parole seule me concerne ? Et que pensez-vous donc qu’il doive arriver à celui qui renie Jésus-Christ, puisque vous croyez tous qu’il n’y a aucun autre nom que le sien qui ait été donné aux hommes par lequel ils puissent être sauvés ? Ne tenez-vous pas aussi pour divinement inspirés les chapitres 6 et 10 de l’épître aux Hébreux ? qu’y lisons-nous ? Que ceux qui sont tombés dans un crime aussi abominable que le mien n’ont rien à attendre que le juste et sévère jugement de Dieu ; qu’il n’y a plus de sacrifice possible, plus de repentance possible pour un homme tel que moi ! … Oui, c’est de moi que parle Paul dans ces passages ; c’est de moi que parle Pierre quand il dit : Il leur eût mieux valu de ne point connaître la voie de la justice que de se détourner, après l’avoir connu, du saint commandement qui leur avait été donné. (2 Pierre 2.21) Voilà pourquoi je ne puis plus espérer ni croire.

Après ma première rétractation à Venise, je l’eusse pu encore, mais après l’avoir confirmée à Citadella, et l’avoir signée et scellée, tandis que l’esprit me disait : « Ne signe point, ne scelle point, » une blessure mortelle a été faite à ma volonté et à mon corps, en sorte que je ne puis plus croire ni vivre plus longtemps sur cette terre. Vois-tu, ajouta-t-il en se levant sur son lit les mains jointes, par la seule force de ses reins ; vois-tu, je suis encore un homme vigoureux et fort, et pourtant je serai peu à peu consumé. Mes parents ne veulent pas que je meure, mais il faudra bien que la volonté de Dieu s’accomplisse et que j’expire misérablement comme je l’ai mérité.

Réjouissez-vous, vous justes, et tressaillez de joie. Oh ! bienheureux est celui qui, par sa communion avec Dieu, a un cœur sensible et tendre ! …

Un autre des assistants ayant cherché à le convaincre de la possibilité de son salut en lui disant qu’il n’avait point renié Christ en abjurant sa foi passée, mais qu’il l’avait au contraire confessée en rentrant dans l’Église romaine, Spiera lui répondit :

— Je ne tenais nullement les doctrines que je professais pour impies, puisque je les avais trouvées dans l’Évangile, et pourtant je me suis rétracté.

— Eh bien, continua son interlocuteur, crois de nouveau ce que tu as renié, et tu rentreras dans la faveur de Dieu.

Je ne le puis plus, s’écria l’infortuné en gémissant, car maintenant Dieu m’a retiré la faculté de croire. La foi et l’espérance, sont l’œuvre et le don de Dieu. On a vu des hommes chargés de péchés plus grands que le mien se relever et trouver grâce, parce qu’ils étaient au nombre des élus, mais quant aux rejetés, il n’y a plus pour eux de rédemption par le sang de Christ, ni de miséricorde.

« Je tremblais en entendant ces effrayantes paroles, » dit Vergerio dans l’une de ses lettres ; j’en frémis quand j’y pense encore. Plus de six fois, il répéta avec la plus effrayante énergie : Dieu a compassion de qui il veut et il endurcit qui il veut ; voilà ce qui me torture et me plonge dans le désespoir ! Oh ! bienheureux sont les élus ; mais combien sont infortunés ceux qui, comme moi, n’ont à attendre que les tourments de l’enfer ! …

En prononçant ces paroles, il écumait de fureur.

IV

Chaque jour amenait des scènes nouvelles de désespoir et de blasphème. Spiera continuait à repousser avec la même indomptable énergie toutes les consolations qui lui étaient présentées. Un après-midi que Vergerio et quelques autres personnes étaient auprès de lui, une de ses anciennes connaissances de Citadella fut aussi introduite.

Reconnaissez-vous votre ami ? lui demanda-t-on. Il le regarda avec attention, mais ne parut pas le reconnaître.

— Je suis le prêtre Antonio Fontanina, lui dit le nouveau-venu, celui qui vint vous voir il y a sept ou huit mois, lors de votre départ pour Venise.

— O jour infortuné ! s’écria Spiera en l’interrompant ; jour maudit ! Plût à Dieu qu’il n’eût jamais lui pour moi !

L’un des assistants l’interrogea alors sur sa foi précédente, et lui demanda s’il avait jamais cru réellement à l’Évangile, et comment, si sa foi avait été sincère, il lui avait été possible de renier son Sauveur.

— Oui, j’ai véritablement cru, répondit-il, que Christ et Christ seul a expié nos péchés, et que nous avons par la foi en son sacrifice le salut et la vie ; je n’avais pas le moindre doute à cet égard. Mais je n’ai jamais bien compris les bienfaits de la mort de Christ et, pour dire la vérité tout entière, je n’ai jamais aimé Jésus de tout mon cœur. Bien plus : j’ai profité de ma foi à l’Évangile pour servir d’excuse à la licence et pour vivre dans le péché. Je n’ai jamais connu le sérieux labeur de la sanctification.

— Mais, lui demanda-t-on, le converti peut-il retomber dans une impénitence finale ?

— Les abîmes des jugements de Dieu sont insondables, répondit-il ; nous sommes saisis de vertige si nous voulons les sonder. Que celui qui croit être debout prenne garde qu’il ne tombe. Je sais, pour ce qui me concerne, que j’ai connu la vérité, quoique je ne l’aie jamais suffisamment possédée ; car si j’eusse été des vôtres, je fusse demeuré avec vous.

Puis se tournant vers des jeunes gens qui étaient réunis autour de lui :

— Mes fils, leur dit-il avec force, écoutez mes paroles. Ce que je viens de dire, je ne le dis pas pour porter aucune atteinte à l’autorité de l’Évangile, car je le tiens pour la vérité ; mais afin que vous ne vous confiiez pas tellement en votre foi que vous considériez le travail de la sanctification comme inutile. Croyez-en mon expérience… Lisez avec un soin tout particulier la première épître de Pierre, ajouta-t-il d’une voix entrecoupée par les soupirs et les sanglots ; elle vous exhortera à vivre dans la piété, dans la pureté, dans la sainteté et dans la continence. Faites ce que je n’ai pas su faire. Moi, qui prétendais avoir atteint la perfection dans la foi, qui l’annonçais hardiment à d’autres, et qui avais en main tous les passages de l’Écriture propres à démontrer les doctrines du salut, j’ai vécu d’une vie impure, j’ai fait violence à ma conscience ; aussi mon péché s’est-il fort accru ! Vous avez en moi la manifestation du jugement de Dieu qui m’a saisi dans sa colère et dans sa fureur, non pour m’améliorer, mais pour me damner à toujours.

Un docteur fort savant et abondamment versé dans les Écritures, s’approchant de l’infortuné, après un moment de silence, lui dit :

— Nous ne saurions admettre tout ce que tu viens d’avancer, cher Francesco. Il y a une double justice ; la justice extérieure, celle des œuvres, que le monde recommande, ne justifie pas devant Dieu et ne peut produire le salut, car à ce compte Socrate, Caton, Aristide, qui la possédaient au plus haut degré, eussent été sauvés par elle. La justice intérieure, au contraire, celle qui sauve, nous vient de Dieu, qui nous enfante de nouveau par la foi, et c’est par cette foi, qui nous a été gratuitement donnée, que nous vivons et que nous sommes justifiés. A cause de cette justice, Dieu ne nous impute point nos péchés, quoique ici-bas il nous soit impossible de vivre dans une parfaite sainteté, selon qu’il est écrit : Si nous disons que nous n’avons point de péché, nous nous séduisons nous-mêmes ; bienheureux est l’homme auquel Dieu n’impute point l’iniquité et duquel le péché est couvert. Puis donc que notre confiance doit reposer toute entière sur la grâce purement gratuite de Christ, ne désespère pas comme si tu avais perdu tout motif d’espérance.

Une conversation animée s’engagea alors entre le savant docteur et Spiera. Celui-ci revenant toujours sur le fait qu’il avait péché contre le Saint-Esprit, et son interlocuteur cherchant à lui prouver qu’il n’avait point commis ce péché.

— Reçois donc consolation et rafraîchissement de ce pieux discours, s’écria Vergerio ; sois relevé par ces passages de l’Écriture que tu connais si bien. Nous ne saurions croire que le Saint-Esprit s’est complètement éloigné de toi, tant tu nous expliques la Parole avec profondeur.

— Et quelle consolation pourrait-il y avoir pour un homme maudit ! répliqua l’infortuné. Non, tout ce que je puis entendre ou dire ne sert qu’à augmenter mon trouble et ma condamnation.

— Francesco, cher Francesco, reprit un des assistants, oh ! nous t’en conjurons, laisse là cet affreux endurcissement. Chasse de ton esprit ces idées fausses que tu as conçues ; détourne les yeux de tes péchés pour les arrêter sur les promesses de Dieu. Regarde à Christ qui est assis à la droite du Père et qui a pris pour loi notre nature maudite ; regarde à Christ qui s’est revêtu de la forme d’un serviteur pour te parer du diadème royal. C’est pour toi, pour tes péchés qu’il a versé son sang sur la croix. Il a effacé les transgressions ; il a parfaitement accompli la loi, et t’a rendu le cœur du Père en se sacrifiant pour toi. Il a cloué à sa croix l’obligation qui était contre nous ; il a conduit en triomphe les puissances de l’enfer ; il a fait de toi un enfant de Dieu et un héritier de la vie éternelle. La loi ne peut plus t’accuser, parce que la malédiction de la loi a été ôtée ; la mort ne peut plus t’engloutir, parce que son aiguillon lui a été enlevé. Oui, quelque grand que soit ton crime, les mérites de Christ et la miséricorde de Dieu sont plus grands encore. « Où le péché a abondé, la grâce a surabondé. »

L’exemple de Pierre, qu’on lui citait souvent, et dont le reniement avait avec le sien une frappante analogie, ne lui donnait non plus aucun encouragement. Il se moquait même de ceux qui le lui présentaient.

— Ma chute est une chute à part, disait-il ; il ne s’en trouve point de pareille dans l’histoire. Pierre a été pardonné non parce qu’il a pleuré, mais parce que Jésus l’a regardé. C’est le regard de Jésus qui l’a rendu capable de se repentir et de pleurer amèrement. Mais Christ ne me regarde qu’avec les yeux sévères du juge ; il ne veut ni me pardonner, ni m’attendrir. Aussi vous le voyez, je ne pleure pas, je ne puis pas même être ému par vos paroles, je sais que je suis rejeté. Nul motif de consolation ne peut trouver d’écho dans mon cœur ; il n’y a place en moi que pour l’angoisse et le martyre… Oh ! qu’il est affreux, oui, qu’il est affreux de tomber entre les mains du Dieu vivant ! Je la connais la paix ineffable dont peuvent jouir ceux qui se tiennent fermement attachés aux promesses du Seigneur, mais cette paix n’est pas pour moi. Je suis placé au milieu de vous comme un effrayant exemple pour affermir tous ceux qui possèdent la grâce, afin qu’ils apprennent par ma mort tout le danger qu’il y a à renier Christ. La pente est glissante, et l’abîme n’est pas loin de celui qui s’éloigne de Christ. Prenez d’autant plus garde à mon malheur que les exemples de châtiment comme le mien sont plus rares. Les damnés sont nombreux sur la terre ; ils y vivent d’ordinaire riches, heureux, considérés.

L’un des assistants ouvrit alors la Bible pour lire l’histoire de la passion du Sauveur.

Ecoute, Francesco, lui dit-on, tu vas entendre comment Christ a porté tous tes péchés, et comment il les a expiés par son sang. Lorsque le lecteur en vint au récit de la crucifixion, Spiera l’interrompit :

— C’est la consolation des élus, s’écria-t-il, d’entendre une si précieuse nouvelle, mais pour nous, infortunés, c’est un fiel amer, parce que nous avons, en reniant Christ, méprisé son sacrifice et sa mort.

Puis, bondissant sur son lit comme un possédé, il se mit à pousser d’horribles rugissements, suppliant qu’on ne continuât pas la lecture commencée.

— Il est possédé, dit à voix basse l’une des personnes présentes.

— Pouvez-vous en douter, dit Spiera, qui avait entendu cette remarque. J’ai en moi une légion de démons qui m’obsèdent ; ils ont fait de mon corps leur demeure. — Et au milieu d’un torrent de larmes, il se mit à raconter les apparitions effrayantes qui ne cessaient de le hanter. Tantôt c’étaient les démons qui, s’approchant de son lit, faisaient autour de lui le plus effroyable vacarme ; tantôt c’était Satan qui venait planter des aiguilles dans son chevet.

— Ce n’est pas là un produit insensé de mon imagination, ajouta-t-il, c’est la vérité même, car aussi vrai que je vous vois et que je vous entends, aussi vrai Dieu m’a livré en pâture à Satan.

V

Les souffrances de Spiera devenaient chaque jour plus aiguës.

Le 18 novembre, une assistance plus nombreuse que de coutume se pressait autour de son lit. Vergerio, accompagné d’un autre évêque et du docteur Gribaldus, invita Spiera à réciter avec lui l’oraison dominicale.

— Ta maladie, Francesco, lui dit-il, est d’une telle nature, que la Parole de Dieu et la prière peuvent seules la guérir. Dieu a promis de nous exaucer pour l’amour de son Fils ; il ne repousse aucun de ceux qui l’invoquent avec foi, aussi je te conjure de réciter la prière du Seigneur.

Spiera la prononça d’abord en italien avec une onction si pénétrante, que tous les assistants en furent émus ; mais à peine l’avait-il terminée, qu’il déclara que son cœur n’avait pris aucune part à ce qu’avaient dit ses lèvres.

Il la prononça une seconde fois en latin. Après ces mots : Notre père qui es aux cieux, il pleura abondamment.

— Je pleure sur mon infortune, ajouta-t-il, parce que je me sens et que je me vois abandonné de Dieu ; je ne puis plus comme autrefois m’unir du cœur à cette prière. Puis il continua à prier.

Arrivé à la demande : « Que ton règne vienne, » il ajouta avec larmes : « Reçois-moi dans ton règne. » Après la demande : « Donne-nous notre pain quotidien, » il s’écria : « Le pain du corps ne me manque pas, mais je crie à toi pour recevoir le pain de ta grâce, sans lequel je me sens perdu. »

Après avoir dit : « Ne nous induis point en tentation, » il ajouta avec tristesse : « Je suis dans la tentation ; veuille m’en arracher. L’ennemi m’a vaincu ; accorde-moi la grâce de le vaincre à mon tour. Qu’il m’arrive ce que dit un cantique : « Nous avons souvent vu le vaincu l’emporter sur le vainqueur. »

Lorsqu’il eût achevé de réciter la prière dominicale, l’un des assistants lui dit :

Personne ne peut dire que Jésus est le Seigneur si ce n’est par le Saint-Esprit. Tu possèdes donc cet Esprit, puisque tu as pu prier avec tant de cœur.

— Oui, répondit Spiera, j’ai prié ; mais, je le sens, pour ma condamnation ; la connaissance seule m’est restée ; je puis adorer Dieu de mes lèvres, mais je ne le puis plus du cœur. Je vous l’ai déjà dit bien souvent : ma chute est d’une gravité inouïe. Oh ! qu’il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant !

Quelqu’un ayant cherché à lui prouver, pour l’encourager, que Judas lui-même eût pu recevoir le pardon de son déicide, s’il eût eu le temps de se repentir. Spiera répondit :

— Mon crime n’est pas moindre que celui de Judas, car connaître Christ selon l’esprit, c’est autant que de le connaître dans la faiblesse de sa chair ; mais je ne crois pas que Judas eût pu se repentir ; cette faculté a dû lui être enlevée ainsi qu’à moi. »

Parmi les nombreux assistants qui recueillaient les déchirantes révélations de l’infortuné Spiera, il y avait un prêtre du nom de Bernard Sardoneus, qui prétendait avoir le pouvoir de conjurer le démon au moyen d’un livre de formules cabalistiques qu’il avait apporté avec lui. Comme il s’approchait du lit du malade pour exécuter son dessein, Spiera secouant la tête, lui dit :

— Je suis bien persuadé que Dieu m’a livré entre les mains des démons, car je les sens rôder continuellement autour de moi, mais ces démons ne sont pas de ceux qu’on conjure par des litanies et par la lecture de trois psaumes.

Sardoneus n’en continua pas moins ses exorcismes, et conjura les malins esprits de venir sur la langue du possédé, et de répondre à ses questions.

Spiera le regarda alors avec un geste de mépris. Vergerio craignant quelque éclat de la part de l’infortuné, s’interposa entre lui et le prêtre, et lui dit :

— Mon frère, Dieu a place dans sa Parole et dans les sacrements une force salutaire. Nous avons cherché inutilement jusqu’ici à te consoler par la lecture de l’Évangile et des promesses divines ; essaie maintenant de l’autre moyen de grâce qui t’est offert, et nourris-toi du corps et du sang de Christ. Spiera s’y refusa.

Les sacrements, répliqua-t-il, ne sont pas pour celui qui est étranger aux promesses. La Sainte-Cène a été instituée pour les croyants. Eux seuls reçoivent Christ dans le sacrement. Celui qui n’a pas la foi, ne reçoit point Christ. On m’a contraint de communier il y a un mois, mais j’ai eu tort d’accéder à cette contrainte, car j’ai communié pour ma condamnation. Que celui qui n’a pas la foi ne participe pas au repas du Seigneur, car celui qui y participe indignement mange et boit sa condamnation, ne discernant point le corps du Seigneur.

La veille du départ de Spiera était arrivée. L’infortuné sembla vouloir résumer en quelques paroles frappantes ce qu’il avait dit jusqu’alors.

Montrez-moi, s’écria-t-il, un lieu où je puisse fuir, un port où m’abriter. Vous me renvoyez à la miséricorde de Dieu ? Mais Dieu me rejette. Vous me parlez de la grâce et de la médiation de Christ ? Mais j’ai renié Jésus-Christ. Vous me dites de croire ? Mais je ne puis croire. Je suis un ennemi déclaré de Dieu. Ce que vous me commandez m’est impossible. Aucun de vos discours ne me console, car tout ce que vous pouvez me dire est pour moi une prédication de la loi. Songez donc à ce que vous faites : vous demandez à un homme qui n’a pas même conservé une seule étincelle de l’Esprit divin, d’accomplir la loi et le plus difficile de tous ses préceptes de la loi, celui d’aimer Dieu de tout son cœur. Ne comprenez-vous pas qu’il m’est impossible de le faire, à moins que Dieu ne m’en rende capable ? L’Église ne chante-t-elle pas : « Donne-nous d’aimer ce que tu commandes ? »

Les hypocrites disent bien qu’ils aiment Dieu, quand ils ne l’aiment pas ; mais moi, je ne veux pas mentir. La Parole de Dieu m’est une odeur de mort. Oh ! combien je suis malheureux !

Puis, regardant les assistants avec des yeux baignés de larmes, il ajouta de sa voix la plus tendre :

— Oh ! mes frères, prenez garde ! veillez sur vous-mêmes. Estimez la parole de Dieu plus que je ne l’ai fait. Que ma chute soit pour vous une grande leçon. Ne vous estimez pas chrétiens, parce que vous comprenez quelque chose de l’Évangile. Oh ! laissez là les illusions insensées de la foule, qui croit qu’il suffit d’être baptisé, de lire les Évangiles, d’observer quelques préceptes religieux et d’avoir le nom de Christ dans la bouche pour être sauvé ! Soyez fermes et inébranlables dans la défense de l’Évangile ; oui, s’il le faut, confessez-le jusqu’à la mort. Un chrétien doit être fort, invincible ; il doit confesser toujours et avec joie les doctrines célestes, les défendre jusqu’à son dernier soupir, les sceller même de son sang. Celui qui ne le fait pas n’est pas un chrétien. Vous savez ce que Christ a dit : « Celui qui aimera son père ou sa mère, ses frères ou ses sœurs, ses fils ou ses filles, ses parents, ses maisons, ses champs, ses vignes plus que moi, n’est pas digne de moi. » Et que dit Pierre ? « Empressez-vous d’affermir votre vocation et votre élection. » Quoique je sois en proie à la plus horrible torture, je veux faire ce que fit l’homme riche dans l’enfer, qui suppliait Abraham de faire avertir ses frères, afin qu’ils ne partageassent point son lamentable sort. Ah ! ne croyez pas que ce soit chose si facile que d’être chrétien. J’ai cru une fois, moi aussi, que Dieu m’avait pardonné tous mes péchés pour l’amour de Jésus-Christ, mais ma vie ne répondait point à ma profession, car même après avoir embrassé l’Évangile, j’ai commis, le sachant et le voulant, de grands et nombreux péchés. Ne pensez pas qu’il n’y ait qu’une manière de renier Jésus-Christ, savoir, lorsque nous renions sa doctrine devant les princes et devant les prêtres comme je l’ai fait. Si tu as honte de ta foi en présence de tes amis ; si tu t’associes à leur vie mondaine, tu renies Jésus-Christ. Si tu t’attaches avec idolâtrie à un objet quel qu’il soit, tu renies Jésus-Christ. Si ta vie n’est pas ce que doit être la vie d’un nouveau-né de Dieu, tu renies encore ton Sauveur.

Le retour de Spiera à Citadella était ardemment désiré par plusieurs. D’un côté sa famille se sentait humiliée par ce concours d’étrangers qu’attirait son état mystérieux, et de l’autre, le parti romain avait hâte de voir étouffer dans le silence le témoignage terrible que rendait contre lui l’infortuné. Son départ fut donc fixé pour le lendemain matin.

Spiera remercia Vergerio avec effusion.

— Si vous ne craignez pas les vœux d’un damné, lui dit-il, que Dieu vous bénisse pour tout le bien que vous m’avez fait.

A la demande qui lui fut adressée de faire transmettre de ses nouvelles par ses fils, il répondit :

— Je le veux bien, mais je vous prédis qu’elles seront de plus en plus mauvaises.

Le moment du départ arrivé, lorsqu’on conduisit Spiera hors de sa chambre, il y jeta un regard sauvage, puis apercevant un couteau, il s’en saisit pour se frapper. Ses deux fils, qui observaient tous ses mouvements, le lui arrachèrent.

Que se passa-t-il dès lors dans son âme ? On l’ignore. Il mourut bientôt après son retour à Citadella, en novembre 1544. « Je n’ai pu savoir d’une manière certaine comment il est mort, » dit Gelous.

VI

Dans l’un de ses derniers entretiens, on se le rappelle, Spiera s’était écrié : « Que ma chute soit pour vous une grande leçon. » Elle devait être un relèvement pour cet évêque de l’Istrie qui l’avait entouré de soins si chrétiens.

Malgré le départ de l’infortuné, Vergerio ne pouvait cesser de penser à lui nuit et jour. Partout son image le poursuivait, et les tortures morales qu’il lui avait vu endurer, étaient dans son âme comme une protestation incessante contre la hiérarchie romaine.

On avait été étonné, dans le clergé de Padoue, des visites fréquentes qu’il avait faites à Spiera. On en avait même pris de l’ombrage. On se demandait quel était le mobile qui avait pu le conduire auprès de ce renégat, et l’attacher pour ainsi dire, à son lit de douleur ; pourquoi au lieu d’obtempérer aux ordres de la cour de Rome, en se rendant en hâte à Venise, il demeurait si longtemps à Padoue. Vergerio ayant eu connaissance de sinistres projets, crut devoir, en date du 23 décembre 1548, adresser une apologie de sa conduite, à l’évêque suffragant de Padoue, N. Rotta. Il lui raconte d’abord ce qui l’a amené à Padoue, comment il apprit les souffrances de Spiera, et les raisons qui l’ont conduit à le visiter. Puis il continue :

« L’état de cet homme me parut affreux. Je cherchai à le consoler de mon mieux, et rentré dans ma demeure, quoique je ne sois moi-même qu’un pécheur, je suppliai Dieu de le consoler. Je me mis ensuite à chercher des passages de l’Écriture, qui, avec la grâce d’en-haut, me permissent de le raffermir. Le lendemain je me rendis de nouveau auprès de lui, et je le conjurais de ne persister point dans son endurcissement diabolique, et de croire à la bonté paternelle de Dieu. Je remarquais bien que toutes mes paroles étaient inutiles, mais plus l’infortuné s’endurcissait, plus aussi grandissait ma compassion pour lui, plus mes prières devenaient instantes, plus je cherchais les moyens d’agir sur son cœur. Je crois que de si louables intentions ne méritent aucun blâme. Comme confesseurs de Jésus-Christ, et surtout comme évêques, notre devoir n’est-il pas de visiter les malades et de venir au secours de ceux qui sont affligés ; et s’il nous est imposé de soulager les misères temporelles, ne devons-nous pas surtout porter secours à ceux qui souffrent dans leur âme, parce qu’ils sont éloignés de Dieu ? N’objectons pas ici la cause même de ces angoisses, il suffit que Spiera se soit trouvé dans le désespoir, pour qu’on lui porte un prompt secours. Si les apôtres eussent su dans quel désespoir tomberait Judas, n’eussent-ils pas tout mis en œuvre pour le relever ? Rien ne devait m’arrêter dans mes efforts pour agir sur l’âme de cet homme ; tout me commandait au contraire de me consacrer à lui. N’était-ce pas là cette centième brebis, pour laquelle le Seigneur laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres au désert ? On ne refuse point les secours de la religion aux condamnés à mort, et l’on en aurait privé un homme qui, après son abjuration, avait été réintégré dans tous ses droits civils ? … Quand bien même les menaces dont le bruit est venu jusqu’à moi devraient s’accomplir, je te déclare que je suis prêt à les affronter. Que la bonne volonté de Dieu soit faite. Dussé-je voir les maux les plus cruels fondre sur ma tête, je ne reculerai point, je les accepterai au contraire avec joie. J’ai suivi l’ordre de mon Maître qui a dit de visiter les malades et de consoler ceux qui sont affligés. Si donc tu me destines aux cachots ou à l’échafaud, me voici. Mais souviens-toi que tu ne pourras faire, que ce que le Seigneur te permettra d’accomplir. Dans tous les cas, j’ai cette précieuse certitude que le sang et la cendre des martyrs sont la semence de l’Évangile… Si l’on me conduisait au bûcher, je ne serais point brûlé comme un criminel ou un malfaiteur, ni comme un évêque convoiteux ou paresseux, mais, parce que selon la mesure de vérité que j’ai reçue, j’aurais cherché à remplir les devoirs d’un fidèle pasteur. Je ne voudrais cependant point tenter Dieu, et pourtant, je dois le dire, mon âme est pénétrée d’une telle ’ardeur, que souvent je me sens pressé de me rendre auprès de toi, ou à Venise vers le légat du pape, et de lui crier à travers sa porte : Me voici, où sont vos prisons ? où sont vos bûchers ? Assouvissez enfin la fureur qui vous anime contre moi ; livrez-moi aux flammes pour la cause de Christ, puisque j’ai été assez heureux pour ranimer le courage du malheureux Spiera, et publier à la face du monde ce que Dieu voulait que l’on publiât, afin que la vérité ne fût ni cachée, ni niée, ni voilée. Oui, souvent, je le déclare sans crainte, j’éprouve le besoin de venir vous dire en face, que Dieu commence à visiter de ses jugements ceux qui les rendent, et qu’il n’épargnera point ceux qui, par leur cruauté, contraignent les hommes à abjurer honteusement la doctrine de Christ. Je suis si éloigné d’avoir peur de vos persécutions que j’éprouverais au contraire la joie la plus grande, si mon Père céleste me trouvait digne de souffrir pour son Évangile… »

Cette apologie de Vergerio fut, on le comprend, sa lettre de rupture avec Rome. « Il secoua la poussière de ses pieds et s’éloigna. » — Cette nouvelle remplit l’Europe entière d’étonnement. On n’avait point encore vu jusque là un évêque, échanger la crosse pour le bâton du pèlerin. Ses adversaires s’écrièrent « qu’il était tombé du ciel comme Lucifer. » Le 3 juillet 1549, Rome prononçait l’excommunication et la dégradation de l’évêque hérétique. Quant à lui, traversant les Alpes, il allait chercher en Suisse un champ de travail pour sa nouvelle activité. … Une année plus tard, frappant à Bâle à la porte de Martin Borrhæus, il lui disait : Je ne serais pas ici maintenant, si je n’avais vu Spiera. Et comment cela ? répliqua son interlocuteur. Parce qu’à la vue de Spiera, luttant contre le jugement de Dieu, c’est-à-dire contre le péché, contre la mort, contre l’enfer, j’en fus tellement ébranlé et épouvanté, que je renonçai à toute idée de me présenter devant le pape et d’abjurer la vérité.

chapitre précédent retour à la page d'index