Cinq récits de l’Histoire de l’Église

Ulrich de Hutten
(1488-1523)

C’est surtout par son côté religieux qu’est connue la grande révolution qui, au seizième siècle, a changé les bases de l’ordre social et créé le monde moderne. Il n’est pas étonnant qu’il en soit ainsi, car cette révolution eût sans doute échoué, si elle n’avait eu, pour la faire triompher, l’appui de la conscience. L’habileté des politiques, la science des humanistes et l’épée des chevaliers n’étaient pas une base suffisante pour soutenir le vaste édifice que l’on voulait élever ; il lui fallait une assise plus inébranlable, et cette assise, Luther et les autres réformateurs la trouvèrent dans l’autorité de la Parole de Dieu. La Réforme du seizième siècle est fille des Écritures. Elle a existé du jour où le livre de Dieu, remis en lumière, fit rentrer dans l’ombre l’autorité de la tradition et les prétentions de la hiérarchie ; aussi cette grande époque portera-t-elle toujours le nom de ses principaux initiateurs.

Mais ce serait méconnaître une partie de l’histoire et se montrer ingrat envers de courageux ouvriers, si l’on oubliait qu’à côté des réformateurs et même avant eux, des savants, des littérateurs, des chevaliers portèrent de rudes coups aux institutions du moyen âge, et ouvrirent des brèches dans le colossal édifice élevé par la papauté. A la fin du quinzième siècle, en effet, et au commencement du seizième, grâce à la renaissance des lettres et des arts, les universités allemandes frémirent sous le souffle nouveau, en même temps que chez les princes et dans le peuple on soupirait après l’affranchissement. La société spirituelle avait fait plier sous elle la société temporelle ; les clercs avaient réduit les laïques en servitude, et l’autorité romaine, une et triple en même temps, comme la tiare pontificale, dominait sur les esprits, sur les volontés et sur les consciences, et était comme la clé de voûte de tout l’ouvragea. » Affaiblir la papauté ou la renverser, c’était donc rendre au monde son indépendance politique ; à la science, sa liberté ; aux consciences, leurs droits ; c’était, en un mot, rendre l’homme à lui-même et à Dieu.

a – Zeller, Ulrich de Hutten, page vii.

Parmi les grands noms de cette époque de rénovation politique et religieuse, Ulrich de Hutten, « ce libre-penseur hardi, ce patriote passionné, cet apôtre enthousiaste qui aurait pu soulever la moitié du monde » (Herder), s’il avait eu plus de foi, nous semble résumer, dans sa personne et dans ses écrits, les aspirations patriotiques et littéraires de l’Allemagne au début du seizième siècle. Très connu de nom, il l’est beaucoup moins dans le détail de sa vie et dans le contenu de ses écrits. Une édition complète de ses œuvres, longtemps désirée, a enfin paru, grâce aux soins d’un savant professeur de Bonn, M. Edouard Bœcking. Diverses monographies récemment publiées ont aussi jeté un grand jour sur sa personne et sur ses rapports avec Luther. C’est en puisant à toutes ces sources que nous chercherons à tracer une esquisse quelque peu vivante de la carrière de ce chevalier poète dont les os reposent ignorés dans l’île d’Ufenau, au lac de Zurich.

I

Sur la frontière de la Franconie et de la Hesse, à l’endroit où le Spessart sépare ces deux pays, non loin des bords de la Kintzig et de la Salza, s’élevait au seizième siècle, le château de Steckelberg. Ce manoir féodal était la demeure de la famille de Hutten qui, depuis le dixième siècle, s’était fait un nom honorable dans les conseils et dans les armées. Elle comptait, à l’époque de la Réforme, trente chevaliers au service de l’Empire. Le 21 avril 1488, à neuf heures et demie du matin, dit un horoscope, naquit au chevalier Ulrich de Hutten un fils qui devait porter et illustrer son nom.

Le père du nouveau-né était un homme dur, sévère et implacable. Sa mère, au contraire, Ottilia, née d’Eberstein, réunissait en elle toutes les tendresses. Aux heures des plus grands débordements, de Hutten ne prononcera son nom qu’avec amour. Il lui cachera ses fautes de jeunesse, et plus tard, quand l’épreuve l’aura visité, il sentira tomber lourdement une à une sur son cœur les larmes qu’il aura arrachées de ses yeux.

Quoique l’aîné des quatre fils du chevalier, Ulrich ne fut point destiné à la carrière des armes. De petite taille et de complexion faible, il n’aurait pu, pensait-on, supporter la vie vagabonde de ces batailleurs bardés de fer. Aussi, contrairement à l’usage reçu, qui ne destinait que les cadets à la prêtrise, le réserva-t-on pour la carrière ecclésiastique.

La vie au château était sévère. Dans une lettre à Willibald Pirkheimer, conseiller à Nuremberg, un des lettrés du temps, Hutten décrit l’existence dans ces donjons féodaux. « Nos châteaux, lui dit-il, ne sont pas construits pour notre plaisir, mais pour notre sûreté. Tout est sacrifié au soin de la défense. Ils sont resserrés entre des remparts et des fossés ; les salles d’armes et les écuries prennent la place des appartements. Partout l’odeur de la poudre, des chevaux, des troupeaux, les cris des chiens, des bœufs, et, sur la lisière des grands bois qui nous entourent, les hurlements des loups. Toujours l’agitation ; des allées et des venues continuelles : notre porte, ouverte à tous, laisse souvent passer des assassins et des voleurs. Chaque jour, c’est un souci nouveau. Si nous maintenons notre indépendance, nous risquons d’être écrasés entre des ennemis trop puissants ; si nous nous mettons sous la protection de quelque prince, nous sommes forcés d’épouser toutes ses querelles. Nous ne pouvons sortir sans une escorte. Pour aller à la chasse, pour rendre visite à un voisin, il nous faut mettre le casque et la cuirasse. Toujours et partout la guerre. »

En 1499, Ulrich, âgé de onze ans, fut envoyé pour faire ses études à l’abbaye voisine de Fulda. Cette abbaye, fondée en 744 par le moine Sturm, sur l’avis de Boniface, l’apôtre des Germains, avait considérablement perdu, au quinzième siècle, de ses richesses et de son éclat. Les temps de Raban Maur (822) avaient disparu. On arrivait au déclin du règne de la scolastique. Le soleil de la Renaissance se levait à l’horizon, et, entre la vieille science qui s’en allait et les idées nouvelles vers lesquelles les esprits se dirigeaient avec enthousiasme, commençait à se livrer un vigoureux combat.

Jean II, de la famille des comtes de Henneberg, qui gouvernait alors l’abbaye, était un homme sévère. Il faisait observer la discipline avec rigueur, et cherchait à fermer sa maison à toute influence séculière. Mais, s’il faut en croire une élégie écrite plus tard par Hutten, l’entêté nominalisteb ne put, malgré ses efforts, empêcher le souffle du siècle de pénétrer à Fulda.

b – Philosophes qui ne voyaient dans les notions absolues que de pures abstractions, des noms.

Quelque soin que se donnât l’abbé Jean pour faire d’Ulrich un bon moine, il ne pouvait parvenir à vaincre les résistances du jeune homme, qui n’avait aucun goût pour l’état ecclésiastique. « Dans ma jeunesse, » dit-il plus tard, « mon père et ma mère m’ont, dans une intention pieuse, envoyé à l’abbaye de Fulda pour faire de moi un clerc. Agé de douze ans, je ne pouvais réclamer et ne réclamai point, car je n’avais pas encore assez d’intelligence pour comprendre ce qui m’était bon, ni à quoi j’étais propre. » Malgré l’inutilité de ses conseils, l’abbé ne cessait d’obséder l’enfant, et faisait briller à ses yeux l’espoir de sa riche succession, lorsqu’un homme excellent, qui avait su pénétrer les dispositions de cette nature indépendante, pria Jean de ne pas ruiner cette intelligence. Cet homme était le chevalier Eitelwolf de Stein.

D’une noble famille de Souabe, Eitelwolf avait d’abord suivi les leçons de Craft Udenheim, à Schelestadtc, puis s’était rendu à Bologne, où Philippe Beroaldus lui enseigna le latin. Il commençait l’étude du grec, lorsque sa famille le rappela.

c – L’école de Schelestadt avait été fondée en 1480 par Dringeberg et compta bientôt près de neuf cents étudiants.

De retour dans ses foyers, Eitelwolf entra au service de l’Electeur Jean-Cicéron de Brandebourg, et fut employé par lui, ainsi que par son fils Joachim Ier, aux affaires les plus importantes de l’Etat. La création de l’université de Francfort-sur-l’Oder (1506)d fut essentiellement son œuvre. Il exerça une influence prépondérante sur le plus jeune frère de Joachim, le margrave Albert, qui, devenu archevêque de Magdebourg et de Mayence, l’appela auprès de lui et partagea ses goûts littéraires. Eitelwolf s’éleva de toute sa force contre l’ignorance et la grossièreté de ses contemporains. Il fut le Mécène des hommes de lettres de l’Allemagne, au service desquels il mit sa fortune et son influence. Pendant un séjour qu’il fit à Fulda, il apprit à connaître le jeune de Hutten et devina dans l’écolier le grand homme futur. Mais l’abbé Jean l’avait découvert aussi, et se montra plus décidé que jamais à ne pas lâcher une si belle proie.

d – Cette université fut transférée en 1810 à Berlin.

Cependant Ulrich détestait chaque jour davantage la vie monastique. Ne pouvant vaincre la résistance de sa famille, qui rêvait pour lui d’un brillant avenir, et las des obsessions de l’abbé, il prit un jour la fuite. C’était en 1504 ou 1505. « Comme je connaissais un peu la vie, écrit-il, et pensais avec ma nature pouvoir mieux servir Dieu et le monde dans un autre état, je pris la résolution, avant d’avoir fait profession ou prononcé aucun vœu quelconque, de quitter le couvent. — J’avais hâte, ajoute-t-il dans une de ses élégies, tandis que ma joyeuse et robuste jeunesse florissait sous l’influence des nouvelles études, comme l’année sous le souffle du printemps, de parcourir le monde et de visiter les contrées lointaines. Rien ne me convenait davantage que d’habiter partout : partout était ma patrie, ma maison, mes champs. Tandis que d’autres hésitaient à laisser les joies de la famille, à s’éloigner du sol paternel, moi je voulais apprendre, connaître, devenir quelque chose par moi-même et sauver mon nom de l’oubli. Le même désir a autrefois poussé le sage de Samos à visiter les bords italiens, et le divin Platon à parcourir tant de pays divers. »

Hutten avait alors dix-sept ans. De Fulda, il se rendit d’abord à Erfurt, dont l’université, fondée en 1392 « pour la louange du nom divin, la propagation de la foi catholique et l’exaltation de l’Église romainee, » était alors en grand renom. Crotus Rubianusf, jeune homme plein d’esprit et l’un des plus terribles adversaires des moines et des docteurs de son temps, et d’autres amis des belles-lettres l’y reçurent à bras ouverts. Mais Ulrich perdait sa famille au moment où il trouvait des frères. Trompé dans son espoir, le chevalier de Hutten ne voulut plus voir son fils, ni s’occuper de lui. Grâce aux libéralités d’Eitelwolf de Stein et de deux de ses parents de la ligne de Frankenberg, le jeune fugitif put se passer matériellement de son appui.

e – Document de fondation d’Urbain VI pour l’université d’Erfurt.

f – G. Kampschulte, De Joanne Croto Rubiano commentatio. Bonn, 1862. Il était né vers 1480 à Dornheim, en Thuringe.

Le séjour de Hutten à Erfurt ne fut pas de longue durée. On ne sait s’il s’y fit immatriculer comme étudiant. Une maladie pestilentielle qui éclata dans l’été de 1505, dans la ville universitaire, en chassa professeurs et élèves. Hutten partit pour Cologne en compagnie de Rubianus.

L’université de Cologne était l’une des plus anciennes de l’Allemagneg, et la scolastique y régnait encore en maîtresse souveraine. Elle y était représentée par des hommes qui devaient bientôt acquérir une désagréable célébrité : Ortuinus Gratius, l’inquisiteur Jacques Hoogstraten, Arnold de Tongres et d’autres. En vain, l’académie rhénane, ce foyer de la rénovation des études, qui avait son principal siège à Heidelberg, tenait comme assiégée la grande université et cherchait à pénétrer dans la place. En vain, le comte de Nuenar, chanoine de Cologne, s’efforçait d’y introduire l’ennemi. Les poètes Jean-César Trost et Hermann de Busch, l’helléniste Richard Crocus avaient dû l’abandonner devant la résistance des hommes obscurs.

g – Elle fut fondée en 1388 par Frédéric III de Saarwenden.

Hutten ne suivit pas longtemps les cours des scolastiques. Il se lassa vite d’apprendre à « fulminer des arguments, à assommer ses adversaires à coups de syllogismes, à soutenir jusqu’à trente propositions, à prouver le pour et le contre, … » et fréquenta plus volontiers les leçons de Sébastien Brandt, de Henri Bebel, l’ennemi redoutable de l’incorrection et de la barbarie, et celles de Rhagius Æsticampianus, qui réussit pendant quelque temps à enseigner le latin, sans soulever les colères des obscurantins. Toutefois, ce ne fut de leur part qu’une trêve, car, s’étant aperçus de l’attrait qu’il exerçait sur la jeunesse, ils l’accusèrent de la corrompre, de troubler la paix publique et de mépriser la sainte théologie. Rhagius fut expulsé et se retira à Francfort-sur-l’Oder, où Joachim de Brandebourg fondait alors son université. Hutten l’y suivit. Crotus était retourné depuis peu à Erfurt. Le jeune étudiant assista, le 26 avril de l’année 1506, à l’inauguration de la nouvelle école, et y reçut, à ce que quelques-uns prétendent, le degré de bachelier en philosophie, quoiqu’il n’eût alors que dix-huit ans. Il paya cette généreuse hospitalité par un éloge en vers latins de la Marche de Brandebourg, dont les arts venaient augmenter les richesses. Là, sous les yeux d’Eitelwolf, protégé surtout par le frère de l’Electeur, Albert, dans la demeure duquel il rencontrait de nombreux savants, Hutten passa deux belles années. C’est durant ce séjour qu’il écrivit son Exhortation à la vertu, pièce de vers que son maître Rhagius publia en 1507 en tête du Tableau de Cébès.

Cette vie de paisibles études, passée en compagnie d’hommes distingués et d’amis fidèles, finit par lasser l’aventureux jeune homme. Vrai type du chevalier errant, il voulait connaître les hommes autrement que par les livres. Il désirait les voir, les comparer, les juger, sans souci des dangers que pouvait entraîner cette vie vagabonde, sans se préoccuper de la fatigue, des déboires et des périls qui en sont inséparables. De plus, il voulait acquérir un nom glorieux.

Hutten partit de Francfort vers la fin de 1507, suivit Rhagius à Leipzig, et s’y fit immatriculer comme étudiant. Dans l’automne de 1509, nous le trouvons sur les côtes de la Poméranie, où il avait été jeté par un naufrage, malade, manquant de tout. D’où venait-il ? On ne sait. Après avoir parcouru quelques villes du pays, mendiant son pain de porte en porte, frappant à toutes les chaumières, souvent rudoyé, souvent obligé de passer les nuits froides sur la terre nue, consumé par la fièvre, rongé par des plaies purulentes qui faisaient de lui un objet de dégoût, il arriva enfin à Greifswald, petite ville universitaire, dont les professeurs n’avaient pas grand renom. On l’inscrivit gratuitement au nombre des étudiants, « pour cause d’indigence. » Bientôt un riche bourgeois de la ville, Henning Loetz, lui offrit la table et un abri. Loetz était professeur de droit ; son père, Wedeg, bourgmestre de la cité. En son absence (il était à la foire de Francfort), Henning emprunta à sa garde-robe quelques vêtements qu’il fit mettre à la taille du pauvre bachelier. Tout alla bien quelque temps entre Loetz et son hôte ; mais une querelle d’amour-propre, sans doute, entre le poète et le docteur en droit, les railleries du dernier sur cette peste française qui depuis deux ans l’accompagnait, rendirent à Hutten le séjour de Greiswald insupportable, et lui firent comprendre qu’il ne saurait mieux faire que de quitter au plus tôt la famille Loetz et la ville, avec promesse de rembourser sa dépense sur ses gains futurs.

Par une triste journée de la fin de décembre 1509, Hutten reprit sa vie errante. Le froid était intense, les rivières gelées, la mer même prise sur les côtes. Malgré cette intempérie, il se dirigeait à pied vers Rostock, lorsque, en traversant un marais, des cavaliers cachés dans un fourré fondirent sur lui, le frappèrent, le dépouillèrent de ses vêtements et lui enlevèrent jusqu’à quelques livres et un manuscrit qu’il défendait avec acharnement. C’étaient des serviteurs du vieux Wedeg qui recouvraient de cette façon inhumaine l’emprunt fait par Hutten à la garde-robe de leur maître. Le malheureux poète, laissé demi-mort sur la route, arriva comme il put à Rostock, et alla cacher sa honte dans une mauvaise auberge d’où, en proie à la fièvre, tourmenté par ses plaies qui s’étaient rouvertes, il adressa aux professeurs de l’université ses plaintes amères. Son cri fut entendu. Recueilli dans la maison d’Egbert Harlem, entouré des soins les plus affectueux, Hutten recouvra sous ce toit hospitalier quelque force et sa gaieté ; mais il n’oublia pas l’injure qui lui avait été faite, et résolut d’en tirer une éclatante vengeance. Les deux livres des Querelles, composés chacun de dix élégies qui furent publiées l’année suivante (juillet 1511), racontèrent au monde savant l’injure sanglante qui lui avait été faite par les Loetz, et « cette odieuse violation des lois de l’hospitalité, si religieusement observée même par les compagnons de métiers. » Ces deux livres de Querelles, révèlent un poète satirique de premier ordre. La colère sera plus d’une fois pour Hutten l’inspiratrice de ses plus beaux vers. Cependant ce poétique réquisitoire ne fit pas grand mal aux ennemis du chevalier, car on les retrouve plus tard comblés de nouveaux honneurs.

Avant de quitter Rostock, et sans doute sous le poids d’inquiétantes préoccupations pour l’avenir, Hutten avait écrit à son ami Crotus, devenu professeur au couvent de Fulda, afin qu’il sondât les intentions de son père à son égard. En même temps il s’était adressé aux supérieurs de la riche abbaye pour en obtenir quelques secours. Il reçut à Wittenberg, où il arriva vers la fin de 1510, une réponse de Crotus qui, depuis longtemps, lui écrivait dans toutes les directions, sans pouvoir l’atteindre.

Crotus lui exposait que les moines, fort bien disposés à son égard, surtout l’archimandrite, étaient prêts à tous les sacrifices en vue de ses études, pourvu qu’il promît de rentrer au couvent ; quant à son père, il ne paraissait pas tout à fait inflexible. « Le chevalier, » lui écrivait-il le 3 février 1511, « est un vrai Ulysse lorsqu’il s’entretient de toi avec moi, ce qui arrive souvent, il me parle de tes études avec un grand mépris et déclare qu’il ne donnerait pas un sou de tout ton savoir. Cependant il se plaît à t’entendre louer, il ne s’en lasse pas et ramène volontiers la conversation sur tes succès. En présence des pères du couvent, il jure qu’il te fera reprendre le capuchon ou qu’il te déshéritera complètement. Dernièrement je lui disais que je n’en croyais rien et qu’il ne parlait comme cela que pour se moquer des moines ; que certainement il désirait pour toi un tout autre avenir. Un soir, à la fin d’un repas, entre les verres, alors qu’il n’y avait plus que deux personnes avec moi, il m’a dit qu’il aurait volontiers donné cent florins pour que tu ne fusses jamais entré au couvent ; qu’il ne croyait pas que tu eusses jamais donné un bon moine, et il ajouta qu’il avait en Italie un sien parent, très versé dans la jurisprudence, auquel il t’enverrait volontiers, si tu voulais t’appliquer à l’étude du droit. Il oublierait tes folies passées, « car, » disait-il, « les Utten ont plus besoin d’un vaillant défenseur que d’un moine décrié par ses confrères. » Je t’ai écrit à plusieurs reprises, dans des lettres qui se sont perdues, que je te conseillais de venir auprès de ton père, afin de t’entendre avec lui sur ton avenir. Si tu n’as pas confiance dans ses intentions, rends-toi chez un ami ou chez un parent, et y demeure jusqu’à ce que tu saches avec certitude ce qu’il veut de toi. Si ses conditions ne te plaisent pas, le monde entier te demeure toujours ouvert… »

De Hutten ne suivit pas le conseil de son ami, et demeura quelque temps à Wittenberg, où l’Electeur Frédéric le Sage venait de fonder, sous le patronage de saint Augustin, cette université à laquelle Luther allait donner un renom impérissable. Il y écrivit son Art de la versification, qu’il dédia à ses deux amis Jean et Alexandre de Osthen. Ce traité, fort bien fait pour le temps, eut un plus grand succès que ses livres des Querelles, et fut réimprimé jusqu’au dix-septième siècle, comme livre d’école, à Leipzig, à Paris et à Nuremberg, etc.

Dans l’été de la même année 1511, nous retrouvons de Hutten sur les grands chemins, toujours entraîné par son humeur vagabonde à voir de nouveau pays et de nouveaux visages, pauvre, couvert de haillons, mendiant son pain. Quelquefois ses beaux vers, le charme de sa conversation lui valaient un accueil flatteur. A Olmütz, par exemple, l’archevêque, après l’avoir hébergé plusieurs jours et traité magnifiquement, lui donne au départ un cheval et quelque argent, à quoi le prieur des Augustins ajoute un anneau d’or enrichi de pierreries. Ainsi il arriva à Vienne, où l’humanisme faisait des conquêtes. Hutten y trouva des amis et des admirateurs, entre autres un Suisse, Joachim de Watt, connu plus tard sous le nom de Vadian, et qui devint le réformateur de Saint-Gall. Dans les joyeuses réunions de ce cercle de lettrés, Ulrich passa d’heureux jours. Il y raconta dès le soir même de son arrivée son odyssée étrange, et y montra même les cicatrices des blessures que lui avaient faites les serviteurs du vieux Loetz. Il y lut aussi un poème qu’il avait composé pendant la route et transcrit sur des feuilles détachées, à l’adresse de l’empereur Maximilien, pour l’encourager à déclarer la guerre à Venise qui, peu d’années auparavant, lui avait fermé son territoire. Ce poème, qui fut publié avec quelques autres, en 1512, par les amis de Hutten, marque un pas nouveau dans la vie du chevalier. Désormais sa muse ne servira plus seulement ses haines personnelles, elle s’enflammera pour l’Empereur et la patrie allemande, et revendiquera énergiquement ses droits.

Comme s’il était destiné à ne jamais trouver du repos, de Hutten dut quitter Vienne, où il avait songé à s’établir comme professeur de belles-lettres, après une violente altercation avec maître Heckmann, de Franconie, grand ennemi des poètes, qui était alors recteur de l’université. Celui-ci lui ayant refusé l’autorisation de professer, Hutten se présenta chez lui le chapeau sur la tête et un grand couteau à la main. Le recteur fit chercher des sergents de ville, et le trop bouillant jeune homme eût été conduit en prison, sans l’intervention de quelques amis qui obtinrent sa libération. En automne il quittait Vienne et franchissait les Alpes pour se rendre en Italie.

II

Les universités italiennes étaient alors en grand renom. Pavie et Bologne comptaient un nombre considérable d’étudiants qu’attirait la réputation de leurs écoles de droit. Hutten avait-il compris que sa vie vagabonde ne pouvait le conduire à rien ? Désirait-il enfin se (conformer à la volonté de son père et retrouver son appui ? C’est probable, car en avril 1512 nous le rencontrons à Pavie, suivant les leçons du fameux professeur Jason Magnus ; mais il n’y était pas depuis trois mois que des circonstances imprévues le relancèrent dans de nouvelles perplexités. La ligue de Cambrai fomentée par le pape ayant été dissoute, Jules II appela à son secours, pour chasser les Français hors d’Italie, un corps de troupes suisses. Ceux-ci mirent le siège devant Pavie.

[La ligue de Cambrai fut une coalition signée à Cambrai le 10 décembre 1508 entre le pape Jules II, Louis XII, roi de France, Maximilien Ier, empereur d’Allemagne, et Ferdinand le Catholique, roi d’Espagne et de Naples, pour abaisser Venise. Les Vénitiens, par d’opportunes concessions faites à leurs sujets de terre-ferme, s’assurèrent leur fidélité, et, en traitant séparément avec leurs ennemis, firent avorter la ligue. La France, qui n’avait rien gagné pour elle-même, devait être attaquée à son tour par ses anciens alliés.]

Hutten qui avait eu des démêlés avec quelques Français, fut bloqué par eux durant trois jours dans sa demeure et maltraité si fort qu’il crut sa fin prochaine. Consumé par une fièvre ardente, il trouva encore assez de liberté d’esprit pour composer une épitaphe en vers qu’il désirait voir gravée sur son tombeau :

« Ci gît Ulrich de Hutten. Né malheureux, il vécut misérable : Souvent en danger sur terre, souvent en danger sur mer, quoique innocent, il fut cruellement mis à mort par l’épée gauloise. Heureux est-il d’avoir connu une prompte fin, si son sort était de vivre dans la souffrance. Au milieu de mille dangers il a cultivé les muses, et, tant qu’il l’a pu, a composé des versh. »

h – Cette épitaphe se lit dans une lettre qu’il écrivait au professeur Phachus de Wittemberg, le 21 août 1512. Op., I, pag. 26.

La prise de Pavie par les Suisses n’améliora pas sa situation, car ceux-ci, voyant en Hutten un mercenaire de l’armée française, le firent prisonnier, le dépouillèrent du peu qu’il possédait et lui eussent fait certainement un mauvais parti, s’il n’avait pu s’échapper de leurs mains. Fuyant Pavie désolée, affamée et infectée par la peste, il arriva en juillet à Bologne, où il trouva une société savante et choisie. Dans ce milieu intellectuel où Hutten aurait pu se complaire, malgré son peu d’amour pour la jurisprudence, la maladie française et la fièvre le poursuivirent, accompagnées d’une misère de plus en plus accablante. Vêtements, soins et nourriture lui faisaient également défaut. Un moment il espéra qu’il trouverait un protecteur dans l’envoyé de Maximilien auprès du pape, Matthieu Lang, d’Augsbourg. En son honneur, il composa de beaux vers, au nom des Allemands de Bologne ; mais ni cette supplique émue, ni son dénuement ne touchèrent l’orgueilleux cardinal, qui n’eut pas un regard pour l’infortuné jeune homme. Désespéré par tant d’indifférence, Hutten s’engagea dans l’armée impériale et fit comme simple soldat le siège de Padoue (1513). Une excroissance à la jambe, suite de ses maux, le mit bientôt hors de service. Sa muse fidèle le consola dans les camps, comme elle l’avait consolé dans tant d’autres circonstances, et sous la tente, il composa un grand nombre d’épigrammes qu’il dédia plus tard à l’Empereur. Dans ces vers rapides, il décoche ses traits les plus acérés contre la grenouille vénitienne et le coq gaulois, à la crête orgueilleuse, qui osaient s’attaquer à l’aigle impérial. Dans son enthousiasme patriotique, il attribue à ses seuls compatriotes le mérite des victoires remportées par les armées alliées sur Jules II et l’Espagne. Vainement le jeune Gaston de Foix a perdu la vie dans la sanglante bataille de Ravenne (11 avril 1512) ; vainement les Français ont accompli des prodiges de valeur ; c’est aux Allemands enrôlés au service de Louis XII que revient le mérite de la victoire. Sa muse orgueilleuse n’a pas un mot de regret pour le royal tué ; elle garde toutes ses larmes pour cette fleur de la jeunesse allemande inutilement fauchée au service de l’étranger, et dont les restes, privés de sépulture, étaient laissés en proie aux oiseaux et aux bêtes, loin de la douce patrie.

« C’était à César seul, à César, maître de la terre comme Dieu l’est du ciel, souverain des mortels comme Jupiter l’est des dieux, à punir Venise et à dompter la Péninsule. Il n’était pas besoin pour cela que la Grande-Bretagne envoyât ses blonds guerriers et que la Gaule orgueilleuse armât ses peuples. La race germaine suffirait bien, si les Alpes tyroliennes versaient comme un torrent le cavalier franconien, le chasseur de la Hesse, le Westphalien à la taille gigantesque et tous les guerriers que nourrissent la Marche poissonneuse, le Thuringe fertile et les bords de l’Océan germanique. »

Dans ces épigrammes où Hutten ne ménage ni Venise ni la France, il s’élève aussi avec colère contre le chef de l’Église qui, plus guerrier que pontife, était sinon l’unique auteur, du moins l’un des fauteurs de ces luttes acharnées, dont l’Italie du nord était le sanglant théâtre.

Jamais, en effet, l’incompatibilité du pouvoir temporel uni à l’autorité spirituelle ne s’était manifestée avec plus d’éclat qu’à cette époque, où, sous l’armure du guerrier insatiable, se cachait le vicaire de Jésus-Christ.

« C’est Jules II, s’écrie Hutten, qui pousse la république chrétienne à déchirer ses entrailles de ses propres mains, lui qui préférant aux clés de Pierre le glaive de Paul, non pour s’en percer, mais pour en percer les autres, arme le Gaulois contre le Germain, l’Ibérien contre l’Italien ; inexcusable guerre allumée sous les yeux des Turcs ! Singulier successeur du Christ, qu’on voit, recouvert d’une armure et l’épée à la main, la chevelure et la barbe hérissées, la fureur dans les yeux et la menace à la bouche, acheter la possession de la terre par la fraude, et vendre le ciel qu’il ne possède pas ! »

Comme son compatriote Luther, pour avoir vu la papauté de trop près, Hutten lui portera des coups terribles ; mais au lieu d’en appeler du prétendu vicaire au Christ glorifié, il se demandera « si un homme de bon sens peut encore croire que le Christ soit Dieu, et si la fortune païenne n’est pas la maîtresse des choses. »

Hutten ne sera pas le dernier catholique que les pratiques de Rome jetteront dans le scepticisme ou l’incrédulité.

III

Hutten rentra en Allemagne en 1514.

De ses longs voyages, de ses souffrances, de ses rapports avec les hommes, qu’a-t-il acquis ? Un de ses biographesi répond : « Une grande chose, l’expérience. Il a vu le monde de près. Il connaît ses passions, ses besoins, ses vices, ses grandes aspirations. Il sait que du Nord au Midi il est dans l’attente et ne demande qu’une impulsion. Il connaît les mots qui le réveilleront. Il a souffert : il sera du parti de ceux qui souffrent. Il a pu étudier sur place les secrets de la tyrannie romaine : il la frappera au cœur. En même temps, il a développé le don intérieur : il est resté poète, il est devenu savant : il a acquis une connaissance parfaite des merveilles du génie grec et latin remises en lumière par la Renaissance. Et sa science n’est pas la science morte des livres ; elle est l’instrument de l’affranchissement. Cet esprit de liberté qui l’avait pénétré dès sa première enfance, dans ses forêts natales ; que ses premières luttes avaient développé en lui, et qui avait été le sentiment le plus vivace de son aventureuse jeunesse, il le rapportait élargi, éclairé, épuré par la méditation et par le travail. Il y ajoutait un amour ardent de sa patrie, une foi passionnée dans la grandeur de la mission qu’elle avait à remplir dans le monde. Ce qui l’indigne, ce qui le révolte dans la puissance pontificale, c’est, comme homme libre, le joug qu’elle fait peser sur la conscience ; mais en même temps, et surtout, c’est, l’empire qu’elle prétend exercer sur l’Allemagne. » Nous touchons donc à la phase importante de la vie de Hutten. Tout ce qui a précédé n’en a été que la préparation.

i – V. Chauffour-Kestner, Etude sur les réformateurs du seizième siècle, t. I, pages 21 et suiv.

Hutten rentra-t-il dans sa famille à son retour d’Italie en 1514 ? On ne le sait pas avec certitude. L’année suivante nous le retrouvons au manoir de Steckelberg, traité avec peu de considération par son père, envoyé presque, selon son expression, dîner à l’étable avec les pourceaux par les chevaliers, ces doctes indoctes dont il va pourtant défendre l’honneur avec une sauvage éloquence, à l’occasion d’un tragique événement.

Louis de Hutten, l’un des bienfaiteurs du poète, avait rendu d’importants services au duc de Wurtemberg. Dans une révolte des paysans, il avait contribué à la dompter, en lui apportant le concours de la noblesse de Franconie. Aussi, se croyant assuré de son amitié, avait-il placé à sa cour en qualité d’écuyer le plus cher et le mieux doué de ses quatre fils. Jean était, au dire de tous, l’un des plus beaux chevaliers de son temps. Nul ne le surpassait en habileté dans le maniement des armes. Ces rares qualités étaient accompagnées d’une si extrême modestie qu’il était aimé autant qu’admiré par tous les seigneurs de Souabe et de Franconie. Le duc Ulrich le comblait de ses faveurs. Fier de le posséder à sa cour, il le produisait avec orgueil lorsque des princes étrangers visitaient Stuttgardt. Jean était en même temps son compagnon habituel et le confident le plus intime de ses pensées. Le noble jeune homme jouissait avec plénitude de cette rare fortune, et son père cherchait à la maintenir en prouvant au duc sa reconnaissance par des services importants, lorsque, pour son malheur, Jean de Hutten aima la fille du maréchal de Wurtemberg, Conrad Thumb de Neubourg. La belle Ursule avait été dès longtemps remarquée par le duc, et les faveurs dont il comblait le père provenaient sans doute de son amour pour sa fille. Jean, entraîné par sa passion, ne prit pas garde au danger qui menaçait son bonheur et obtint de son père l’autorisation de s’unir à l’une des familles les plus considérables de la Souabe. Quelques mois se passèrent durant lesquels le duc ne cessait point ses visites, sans que l’attention du jeune homme eût été sérieusement éveillée, lorsqu’un jour sa femme lui fit part des instances pressantes du souverain. Cette nouvelle le bouleversa. Il courut chez le duc, lui reprocha sa passion et le supplia de ne point porter atteinte à son honneur. Mais le fougueux Ulrich, loin d’y consentir, se jeta aux pieds de son écuyer et ne rougit pas de lui demander d’autoriser son amour pour sa femme, lui permettant en retour d’aimer la fière duchesse Sabine, qu’il ne pouvait souffrir. Jean repoussa avec horreur cet odieux marché et confia sa peine au beau-frère du duc, Henri de Brunswick, ainsi qu’à son père. Louis de Hutten engagea son fils à quitter aussitôt la cour de Wurtenberg, mais il en fut détourné par son beau-père, qui le pria de demeurer encore à cause du scandale que sa fuite occasionnerait. Le maréchal était gagné aux intérêts du duc, ainsi que sa fille ; mais Jean ignorait la profondeur de son infortune. Lorsqu’il l’apprit, il écrivit à son père de le rappeler. Ulrich, qui était instruit de toutes ces démarches, retint pour quelques jours encore son jeune écuyer ; mais, comprenant, par l’arrivée du fils aîné de Louis, que le départ d’Ursule était proche, il forma la résolution désespérée de se débarrasser par un meurtre de son rival. Après avoir arrêté dans sa pensée ce sanglant projet, il promit à Jean de Hutten de le laisser prochainement partir, et le combla de nouveau des marques de sa royale amitié. Le 8 mai 1515, le duc invita les chevaliers de sa cour à une promenade à cheval dans la direction de Bœblingen. Au dire des Hutten, Ulrich engagea son écuyer à l’y accompagner sans armes, désirant profiter de cette course pour avoir avec lui un entretien particulier. Jean montait un petit cheval de chasse et ne se munit que d’une courte épée. Le duc, au contraire, s’était secrètement couvert d’une cotte de mailles. A quelque distance de la ville, il envoya en avant, les uns après les autres, les membres de son escorte et ne garda avec lui que Jean et un domestique. Pendant quelques moments les deux cavaliers errèrent à l’aventure, puis s’enfoncèrent dans une forêt à l’entrée de laquelle le duc fit demeurer son serviteur. Tout à coup, comme le fourré devenait plus épais, Ulrich se jeta sur le malheureux jeune homme et le perça de sept blessures avant qu’il pût songer à fuir. Puis, sautant à bas de cheval, il enleva la ceinture de sa victime, la lui passa autour du cou et la fixa en terre avec son épée, voulant indiquer par là que le jeune homme était mort en châtiment de ses fautes. L’escorte du prince ne tarda pas à le rejoindre, et Ulrich lui déclara qu’en outre de son droit comme franc-juge westphalien, il venait de faire justice d’un adultère !

[Le tribunal des francs-juges, ou sainte Vehme, était une juridiction secrète dont le siège était à Dormund, en Westphalie. Le franc-juge proprement dit. était une sorte de juge national, dont l’autorité n’émanait d’aucun seigneur. L’exécution consistait dans la pendaison à l’arbre le plus prochain, dans lequel on fichait un couteau pour marquer que la victime appartenait à la sainte Vehme. Les juges étaient eux-mêmes les exécuteurs. Au quinzième siècle, la puissance de ce sinistre tribunal fut presque illimitée. Les princes de l’Empire et l’Empereur lui-même la subissaient. La citation d’un franc-juge westphalien était plus redoutée que celle de l’Empereur lui-même. Maximilien Ier porta la première atteinte à cette puissance en améliorant la justice régulière. Charles-Quint acheva l’œuvre par l’ordonnance Caroline de 1532, qui réforma la jurisprudence criminelle en Allemagne.]

Ulrich de Hutten était aux bains d’Ems lorsque lui parvint la terrible nouvelle. Rempli de fureur, et sentant douloureusement l’injure faite à sa race, il se promit de la venger. Ces chevaliers, qui le méprisaient naguère, allaient apprendre ce que vaut la plume d’un écrivain. Dans une série de cinq harangues, Hutten appelle la vengeance de l’Allemagne sur le meurtrier. Il raconte avec une verve passionnée, « ce crime si nouveau, si inouï, si horrible, que l’âge présent n’en avait point vu de semblable, que les âges précédents n’en avaient pu soupçonner l’existence. » Il exalte et la douceur de son cousin, et l’amabilité de son caractère et la lâche cruauté du duc. Ce n’est pas la seule famille des Hutten qu’atteint cette sanglante injure, c’est l’honneur de l’Allemagne, ce sont tous les chevaliers allemands qu’Ulrich a frappés au cœur. Il demande à l’Empereur de juger le coupable et aux princes de le punir. Sinon les Hutten sauront bien venger. eux-mêmes leur affront. « Sachez, princes, s’écrie-t-il, sachez comment vous serez jugés si vous abandonnez notre cause. Tout le peuple allemand sera saisi d’une légitime indignation : on maudira votre orgueil, votre dureté ; on vous rendra solidaires du crime que vous n’aurez pas puni. Votre honneur est en jeu ; songez-y bien. On se dira qu’il est votre pair, cet homme qui devrait être exclu de toute communion avec les hommes. Que la justice fasse son office et ne nous contraignez pas à recourir à la force. Quant à moi, rien ne me fera supporter une telle offense : je ne renoncerai qu’avec la vie à punir ce grand coupable. Ces sentiments sont ceux de tous les miens, et combien d’autres les partagent ! Si vous nous abandonnez, il ne nous restera qu’à prendre les armes, et alors que deviendra l’Allemagne ? Du moins elle saura que ses malheurs ne nous sont pas imputables, que nous avons tout fait pour obtenir justice, et que nous n’avons donné le signal de la guerre que malgré nous et contraints par votre abandon. »

Les bouillantes philippiques de Hutten ne demeurèrent pas sans effet, et si l’Empereur ne sévit pas assez tôt contre le coupable, au gré de son impatience, néanmoins le duc ne tarda pas à s’apercevoir de l’horreur que son forfait inspirait à l’Allemagne. Dix-huit comtes ou seigneurs quittèrent sa cour, et, en 1519, mis au ban de l’Empire, il fut chassé du Wurtenberg par son propre peuple, appuyé par une armée que commandait Franz de Sickingen et dans laquelle servait Hutten. En 1517, le chevalier-poète avait ajouté à ses discours un dialogue dans le genre de ceux de Lucien, intitulé Phalarismusj, qui racontait la descente du duc aux enfers, pour consulter le tyran Phalaris sur les cruautés qu’il pourrait exercer contre ses adversaires. Ce dialogue eut aussi un grand retentissement. Phalaris se réjouit de voir un homme qui a su être plus lâche que lui. Il se contentait de faire mettre à mort ses ennemis ; le duc de Wurtemberg assassine ses amis et ses soutiens. Du reste, Phalaris ajoute à ses félicitations quelques bonnes leçons de tyrannie. Il indique à son royal interlocuteur une série de tortures à appliquer et lui donne ces insidieux conseils : « Avant tout, affranchis ton âme de la crainte des dieux et de tout sentiment d’humanité. Plus un homme sera bon, vertueux, plus tu le redouteras comme un ennemi et tu te hâteras de t’en défaire : c’est le moyen de te faire craindre. En même temps tu auras soin de t’attacher quelques hommes par tes largesses : ils chanteront tes louanges dans le peuple. Prodigue-leur sans compter l’argent que tu auras pris aux autres. Une grande affaire, c’est d’avoir de bons espions qui te rapportent bien exactement ce qu’on fait, ce qu’on dit, ce qu’on pense. Quoi que tu fasses, arrange-toi de manière à donner une apparence honnête à tes actes, pour que, si l’on ne te voit pas faire le bien, on n’ait pas du moins la preuve certaine que tu fais le mal. Souvent même tu feras quelque chose de juste, de noble, de courageux. C’est là un grand point, ne l’oublie pas. Une seule bonne action bien constatée effacera le souvenir de plusieurs crimes. En somme, dirige toutes les forces de ton esprit à discerner ceux que tu dois craindre, ceux que tu peux séduire. Et si, malgré tout, tu te trouves en quelque grand péril, il te reste un moyen suprême, souvent essayé en Allemagne, jamais bien exécuté : gagne le petit peuple en l’appelant à la curée des riches. Quant à tes plaisirs, s’il t’arrive d’aimer une femme et que son mari te la refuse, débarrasse-toi de l’insolent, mais en secret. Voilà les règles. »

jPhalarismus, Dialogus Huttenicus, Op., IV, 1-26. — Pour la première fois, Hutten place en tête de cet écrit cette devise qui fut dans la suite la sienne : Jacta est alea.

[Phalaris, tyran d’Agrigente (Sicile), était originaire d’Astipalée, en Crète. Banni à cause de ses desseins ambitieux, il vint à Agrigente, s’y fit un parti nombreux et s’empara du pouvoir l’an 566 avant J.-C. Les séditions auxquelles donna lieu son usurpation le rendirent cruel. Pour seconder sa fureur, Pérille, fameux artisan, inventa un taureau d’airain, dans les flancs duquel on mettait les victimes et sous lequel on allumait un feu ardent. Phalaris fit l’essai de cet instrument de supplice sur l’inventeur lui-même. On croit que ses sujets le lapidèrent.]

La réception faite à Hutten, dans le château de ses pères, à son retour d’Italie, avait été blessante pour son orgueil et pour son cœur. Ce mépris des belles-lettres et cette admiration exclusive pour le métier des armes lui avaient déjà inspiré, lors de son départ pour Bologne, des vers ou il appelait sa patrie à honorer les littérateurs. « Il y a un temps, s’écriait-il, pour se revêtir de son armure, forcer les nations à l’obéissance, réprimer l’orgueil des rois, et un autre pour exercer son esprit dans les arts de la paix. On descend aussi en Italie pour apprendre la langue du Latium, les arts de la Grèce et en rapporter un esprit plus cultivé. Une armée de Cimbres a failli arrêter Rome marchant à la conquête du monde. Arminius a cruellement vengé la défaite des Chérusques. Il faut que leurs descendants ne leur soient pas inférieurs dans les combats, mais qu’ils apprennent aussi dans les intervalles de la paix à peindre en immortels tableaux les grandes actions de leurs ancêtres et les leurs, pour entretenir après eux une noble émulation et perpétuer la gloire et la puissance de la patrie. »

Le même mépris de ces Centaures, aux yeux desquels il ne passait que pour un scribe inutile, dicta à Hutten une satire charmante, pleine de verve, d’élégance et d’esprit, intitulée Nemo, ou cet être mixte qu’on appelle Personne jouit à la fois de toutes les propriétés de l’existence et du néant. Dans son épître dédicatoire à Crotus Rubianus, le poète se venge des chevaliers, des juristes et des théologiens, en en traçant un tableau peu flatteur. Quelques traits de cette préface veulent être relevés : « Un jour, » raconte plaisamment l’auteur, « un noble ami de la famille demandant à l’un des miens de quel titre il devait me saluer : « Hélas ! lui répondit-on, il n’est encore rien ! » Il faut, en effet, pour ces gens-là, être docteur, ou tout au moins magister ou bachelier, sinon l’on n’est rien. On ne demande pas ce que vaut un homme, mais ce qu’il est. La fortune, le titre, sont tout ; la vertu, rien. Qu’on soit docte ou indocte, peu importe, pourvu qu’on soit docteur. Avec ce titre, on est sûr d’être bien reçu partout. Les princes se ruinent pour enrichir les docteurs. Et cependant, combien l’Allemagne était plus heureuse avant l’invasion de ces bartholistes qui sont venus, avec leurs innombrables volumes, prendre la place des bonnes coutumes de nos aïeux !

[Bartholistes, de Barthole, célèbre jurisconsulte italien, né en 1313, mort en 1356. Il imprima un nouveau mouvement à l’étude du droit romain et forma école ; dès lors il n’y eut plus d’Accursiens, d’Accurse, autre jurisconsulte ; il n’y eut que des bartholistes. Au lieu de se borner à faire des gloses, on fit des commentaires. On introduisit dans les discussions la dialectique scolastique, l’abus des citations et une extrême subtilité ; on se complut dans des distinctions, divisions et subdivisions puériles. De là le dédain dont Hutten poursuit les jurisconsultes.]

Quelles cités mieux gouvernées que celles qui leur ferment leurs portes ! Voyez les Saxons des bords de la Baltique ; combien chez eux la justice est rapide et juste ; ils ne consultent que leurs coutumes, tandis que nous, nous traînons nos procès pendant vingt ans à travers les avis contradictoires de trente-six docteurs. Quelle idée se faire de leur science, quand tous leurs livres ne leur apprennent pas à dire le droit d’une manière uniforme… Les théologiens valent-ils mieux ? Pas davantage. Les juristes jurent par Accurse, par Barthole et par Baldus ; les théologiens, par Thomas et Scot, par Albert ou Bonaventure. Les premiers sont la peste du droit et du bien public ; les seconds, de la religion et de la théologie ! Au lieu de mener une vie honnête, ces théologastres ne songent qu’à leurs capuchons et à leurs privilèges ; créatures insipides, ils se donnent pour être le sel de la terre ; et parce qu’ils ont les oreilles des princes et qu’ils confessent des femmelettes, ils s’imaginent être plus sages que le reste des hommes. Ils méprisent ce qui est bon et vraiment chrétien, comme les travaux d’Erasme ; l’excellent Reuchlin n’a échappé de leurs griffes que grâce à la protection de l’empereur Maximilien ; jamais ils ne triomphent avec plus d’éclat que lorsqu’ils courent sus aux hérétiques. Ils se mettent à la place de Jésus-Christ, mais ils ignorent la plus excellente de ses vertus, la miséricorde. Ils n’ont de zèle que pour frapper les faibles ; s’agit-il de combattre les forts, les Turcs ou les Hussites, ils se renferment dans leur pieux repos. Et ce sont ces hommes qui en imposent à la multitude et qui gouvernent ! Non, à ce prix, Nemo ne sera jamais rien. »

Malgré ces boutades d’humeur contre les jurisconsultes et les théologiens, Hutten se soumit à devenir quelque chose. Il essaya du moins de répondre au désir de son père et de quelques amis, et, la bourse mieux garnie, il reprit le chemin de l’Italie, pour en revenir, si possible, docteur en droit. L’archevêque-électeur Albert de Mayence, auquel l’avait autrefois recommandé son regretté protecteur Eitelwolf de Stein, l’encouragea fort à poursuivre des études qui pouvaient lui être utiles, en vue d’une charge importante qu’il désirait lui confier à sa cour. Malgré l’ennui qu’il en éprouvait, Hutten quitta donc de nouveau l’Allemagne, dans l’automne, de 1515, et se rendit à Rome, où il passa l’hiver.

IV

Pour avoir changé de maître, le trône pontifical n’était pas mieux occupé que lorsque pour la première fois Hutten était descendu dans les plaines italiennes. Le belliqueux Jules II avait été remplacé par le fastueux Léon X, et ce dernier n’avait pas besoin de moins d’argent pour entretenir son luxe que le premier pour acheter des soldats et payer des alliés. Aussi la vue de la cité papale, de sa simonie, de son impiété pénétra-t-il Hutten de dégoût pour un régime qui exploitait les instincts religieux du cœur au profit du lucre et de l’impudicité. « J’ai vu, » dit-il dans une épigramme adressée de Rome à Crotus Rubianus, « J’ai vu les murailles à moitié détruites de la ville ausonienne, où Dieu se vend avec tout ce qui est sacré. J’ai vu le grand pontife et le sacré collège, la longue suite des princes cardinaux et la tourbe inutile des scribes, cavalcade caparaçonnée de pourpre flottante ; j’ai vu ceux qui commettent le mal et ceux qui le souffrent, vivant dans l’orgie, jouant les Curius, et ceux qui négligent de dissimuler leur mauvaise vie, riant des bonnes mœurs et sifflant les gens honnêtes ; puis j’ai pensé au pauvre peuple allemand qui, si volontiers, se soumet à leur bon plaisir. J’ai vu toute cette populace de Romaines, je ne dirai pas de Romains, abîmée dans le luxe et les jouissances obscènes. Après les Curius, les Pompée, les Metellus, voilà ce que Rome a produit. O mores atque o tempora ! Cesse, ami, de vouloir visiter la Ville sainte ; où fut Rome, il n’est plus rien de Romain ! »

Plus vivement encore, Hutten s’exprime dans une autre épigramme, sur la vénalité de toutes choses à la cour pontificale et particulièrement sur le trafic des indulgences. « Sus, s’écrie-t-il, ô hommes, sus ! vivez de rapine, assassinez, emparez-vous des biens sacrés, violez le droit, foulez aux pieds la justice… Que votre parole ne soit que mensonge, que votre vie ne soit que crime ; vautrez-vous dans la débauche et dans l’orgie, niez le Dieu qui est au ciel, … puis apportez votre argent à Rome, et vous serez des gens vertueux. On y achète et on y vend la vertu et le salut. On y achète aussi jusqu’au droit de mal vivre ! … Ah ! quand donc, ô Allemagne, tes yeux s’ouvriront-ils, pour voir que Rome tend à tout dévorer ? Quand donc viendra le jour qu’on pourra pour de l’or vendre des bulles de plomb à tout autre peuple qu’aux Allemands ! Ta Germanie, ô puissant empereur, serait-elle donc à toujours l’objet des moqueries de Rome la pillarde ! Non, le sceptre de l’empire, le sceptre de Rome et du monde est à toi ! … »

Dans la Ville éternelle, Hutten ne tarda pas à se faire des amis. Il fut bien accueilli par un riche allemand de Trêves, Jean Coritius, grand amateur d’antiquités, qui recevait volontiers dans sa belle demeure tout ce que Rome renfermait de poètes et de savants. Hutten répondit à cette hospitalité par un recueil de vers, composés en l’honneur de l’autel de Coritius. Un incident grave, qui lui fit beaucoup d’honneur dans son pays, le força de quitter plus tôt qu’il ne l’aurait voulu ce cercle choisi. Un jour qu’il chevauchait avec un ami sur la route de Viterbe, il entendit cinq Français qui se moquaient de l’empereur Maximilien. Hutten intervint pour défendre son empereur. La discussion s’échauffa ; on en vint aux injures, puis aux coups. Les cinq Français attaquent à la fois le chevalier, que son compagnon avait prudemment abandonné. Lui, plein de courage et décidé à vendre chèrement sa vie, enfonce son épée dans le corps de l’un de ses agresseurs, blesse les quatre autres et se retire de la mêlée avec une balafre à la joue gauche. Ce combat fit grand bruit, et le bouillant chevalier fut obligé de quitter Rome sans délai, et de se retirer à Bologne, où il continua avec zèle ses études de droit. En même temps, il s’appliqua à la langue grecque sous la direction d’un nommé Tryphon et donna aux Muses une bonne part de ses loisirs. Une dispute d’étudiant à laquelle il prit une trop grande part le contraignit, au bout d’un an, à se réfugier à Ferrare, d’où il repartit pour l’Allemagne, le 27 ou 28 juin 1517. L’heure était grave, pour son pays et pour l’Église, comme nous allons le voir.

V

La lutte entre la scolastique et la Renaissance, d’abord sourde ou cachée, avait pris en Allemagne, dans les premières années du seizième siècle, et surtout pendant le long séjour de Hutten en Italie, des proportions considérables. Elle avait revêtu le caractère d’un véritable combat entre le principe d’autorité et le principe d’examen. Au moment où Luther se préparait à le porter sur le terrain du dogme et de la vie pratique de l’Église, les savants humanistes le livraient dans le champ clos de la science et des lettres.

Grâce à de longs siècles d’absolutisme, l’Église en était venue à croire sérieusement à son infaillibilité, et, habituée à de faciles victoires, elle avait peu à peu négligé ces études profondes qui avaient fait sa gloire dans des temps déjà éloignés. Les ordres religieux fondés par un Dominique et un François d’Assise pour la défense du saint-siège ou pour la mission parmi les ignorants et les païens, se faisaient remarquer par l’ignorance et la paresse de leurs membres. On n’étudiait plus. On vivait de distinctions subtiles. Les vaines arguties avaient remplacé l’étude des Écritures. Les sentences des docteurs du moyen âge, la somme d’un Thomas, les élucubrations mystiques d’un Bonaventure, toutes choses excellentes à leur place, pesaient plus dans la balance des clercs que les paroles de Jésus-Christ et de ses apôtres ; et les récits les plus sublimes de l’Évangile étaient ou si singulièrement travestis par l’imagination des moines, ou si bizarrement commentés par une ignorance pédantesque, qu’ils perdaient toute efficace spirituelle. A mesure que la littérature savante ou légère perçait de ses traits érudits ou frondeurs le sot fatras des théologiens scolastiques, ceux-ci, troublés dans la possession paisible de leur pouvoir, loin de diminuer leurs vieilles prétentions ou de renouveler leurs armes, se raidissaient de plus en plus contre le flot montant de l’esprit nouveau, et faisaient appel pour l’arrêter aux moyens les plus violents ou les plus discrédités. Tantôt on prônait de ridicules pratiques, on exposait aux regards des fidèles l’incorruptible tunique du Sauveurk, on multipliait les récits légendaires, on répandait à profusion de petits livres ignares sur les sept plaies de Jésus-Christ, sur les sept joies de Marie, ou l’on mettait à l’index les nouveaux livres et les chefs-d’œuvre de l’antiquité, qui, depuis l’invention de l’imprimerie, exerçaient sur la littérature une bienfaisante influence. Grâce aux privilèges accordés aux ordres mendiants, en particulier aux dominicains, on cherchait à retenir par la crainte des châtiments les âmes réveillées. Des combats d’avant-poste se livraient ainsi depuis quelques années entre la troupe légère des poètes et les lourds prélats, lorsque, à l’occasion d’une discussion entre les deux puissants champions de l’obscurantisme et de la Renaissance en Allemagne, le prieur Hochstraten, de Cologne, et l’humaniste Jean Reuchlin, une mêlée générale s’ensuivit.

k – Conservée, dit-on, dans la cathédrale de Trêves.

Jean Reuchlin était né le 22 février 1455, à Pforzheim, petite ville située à l’entrée de la Forêt-Noire, et qui appartient aujourd’hui au grand-duché de Bade. Son père, homme très honorable, qui était au service des dominicains, lui fit donner une instruction soignée ; d’abord, dans l’école latine de sa ville natale, puis, plus tard, à l’université de Fribourg (19 mai 1470). La beauté de sa voix le signala à l’attention du margrave Charles Ier de Baden-Durlach, qui le fit entrer comme chantre à sa cour. En 1463, il le chargea d’accompagner à Paris son troisième fils qu’il destinait à l’état ecclésiastique et qui devint plus tard évêque d’Utrecht. Reuchlin put ainsi profiter de l’enseignement des savants les plus distingués de l’illustre université, et s’appliqua surtout à l’étude du grec, étude qu’il poursuivit ensuite à Bâle, sous la direction d’un maître habile, Andronikos Contoblakas. Pendant un séjour de plusieurs années dans cette ville, Reuchlin entra entra en relations avec Jean Amerbach, fameux imprimeur, qui lui confia la rédaction d’un dictionnaire latin (Vocabularius breviloquus). Il commença bientôt à donner lui-même des cours de grammaire grecque, grande rareté à cette époque, et réussit à inspirer à la jeunesse qui les suivait son enthousiasme pour la langue des Aristote et des Sophocle. Mais il dut bientôt les interrompre. Les amis de la scolastique prirent l’éveil et signalèrent Reuchlin comme un homme dangereux pour l’Église. « Les grecs, disaient-ils, sont des schismatiques, et l’Église ne peut pas tolérer qu’on enseigne des sciences qui leur sont empruntées. » Cette hostilité du clergé força Reuchlin à quitter Bâle ; peut-être l’eut-il fait sans cela, et il retourna à Paris où son amour pour les classiques grecs ne fit que s’accroître. Sous la direction de Georges Hermonyme de Sparte, il se rendit maître de la belle langue de l’Attique. De sa propre main, il copia Homère, les discours d’Isocrate, la dialectique d’Aristote, et sut bientôt par cœur ces écrits. En 1478, il est à Orléans où il étudie la jurisprudence et devient bachelier ; puis, en 1481, à Poitiers, où il prend sa licence. A la fin de la même année (9 décembre), il s’établit à Tubingue, où le comte de Wurtemberg, Eberhard im Bart, sut si bien apprécier la valeur du jeune avocat, qu’il l’attacha à sa personne comme secrétaire intime, et l’emmena avec lui à Rome. Dans un second voyage en Italie, Reuchlin fit de précieuses connaissances. Il se lia d’amitié avec le cabbaliste Pic de la Mirandole, avec le platonicien Marsile Ficin. C’est de ce moment que semble dater son amour pour la mystique et pour les sciences occultes, et que, sur les pas de ses savants amis, il rattache Platon à Pythagore, Pythagore aux Hébreux, et cherche à s’élever de symbole en symbole, jusqu’à l’Être Suprême.

Porté par la faveur de son puissant ami, Reuchlin acquit avec les années de nouveaux honneurs, et fut mêlé aux grandes affaires de l’Empire, dont il devint comte palatinl. Cependant le souci des intérêts de son maître ne le détournait pas de ses chères études, et toujours il sut profiter des circonstances pour augmenter son savoir. Dans un séjour qu’il fit à Linz à la cour de l’Empereur, il se lia avec un savant juif, Jacob ben Jehiel Loans, médecin de Frédéric III, qui lui enseigna les éléments de l’hébreu. Reuchlin ne se contenta pas du sens propre des écrits sacrés, mais, cherchant sous la lettre l’esprit qu’elle renfermait, il aborda, dans son livre De verbo mirifico, les régions les plus dangereuses de la mystique du langage.

l – Les comtes palatins représentaient l’autorité de l’Empereur dans les provinces, administraient les domaines de la couronne, surveillaient la conduite des ducs et jugeaient les cas royaux.

Pendant un temps d’exil à Heidelberg, il composa diverses comédies, entre autres une contre les moines intitulée Sergius, et écrivit pour le grand public des leçons sur l’art de prêcher qu’il avait données aux élèves des dominicains de Denkendorf. Ces leçons d’homilétique trahissent déjà une tendance réformatrice. Dans sa dédicace à l’abbé, qui l’avait généreusement accueilli pendant que la peste sévissait à Stuttgard, Reuchlin lui dit qu’il a composé ce petit livre pour faire des jeunes gens du couvent des hommes évangéliques capables d’améliorer le peuple. Ils acquerront cette qualité par une étude attentive des écritures.

Fatigué des honneurs qui s’accumulaient sur sa tête, Reuchlin ne paraissait plus que rarement à la cour de Stuttgard, et passait volontiers la belle saison dans une petite propriété qu’il possédait près de la ville. Là il s’adonnait avec une ardeur extrême à ses étude d’hébreu, publiait un traité sur l’état présent des Juifs, les causes de leur réjection et les meilleurs moyens de les amener à la foi, et faisait paraître à Pforzheim une grammaire hébraïque, la première qui eût été composée en Allemagne. « Personne avant moi, » s’écriait-il dans sa préface avec un naïf orgueil, « n’avait su réunir en un livre les règles de la langue hébraïque, et dût l’envie en mourir de dépit, je suis et reste le premier. J’ai élevé un monument plus durable que l’airain. »

L’étude attentive des textes sacrés et leur comparaison avec la Vulgate, qui jouissait en Occident d’une autorité incontestée, révéla à Reuchlin bien des fautes contenues dans l’ancienne version de Jérôme, que les siècles avaient corrompue. Il les signala, chemin faisant, dans le lexique qui accompagnait sa grammaire, et cette conscience de savant qui cherchait à rétablir le sens vrai des enseignements divins lui valut les colères des clercs, dont les prétentions se fondaient parfois sur des passages mal traduits. Toucher à la Vulgate c’était porter atteinte à l’autorité infaillible de l’Église : c’était ouvrir la porte à l’hérésie. Toutefois ce ne fut pas sur ce point spécial qu’éclata l’orage qui troubla les dernières années de Reuchlin, en même temps qu’il bouleversa l’Allemagne ecclésiastique.

VI

Au moyen âge, la situation des juifs en Allemagne était des plus précaire. Traités comme des parias, ils n’avaient droit à aucune justice, et étaient livrés au bon plaisir des princes et de s seigneurs. Sous Maximilien Ier, des persécutions violentes éclatèrent encore contre eux ; mais avec l’adoucissement des mœurs, on se sentait plus porté à les combattre par la parole et la plume que par le fer et le feu. Des écrits polémiques assez nombreux parurent à cette époque, émanant surtout de juifs convertis. Parmi ces renégats de la foi israélite, il faut nommer Victor de Karben et Jean Pfefferkorn. Ce dernier, né on ne sait où, baptisé à Cologne en 1506 ou en 1507, se signala particulièrement par son fanatisme. Fort peu lettré, possédant cependant certaines connaissances générales, un peu d’hébreu comme ses anciens coreligionnaires, il se donna pour mission de les amener à la foi catholique. De là la publication d’une série d’écrits dans lesquels il s’attachait à démontrer la vérité du christianisme, et faisait appel aux autorités et au peuple, pour qu’on contraignît les juifs à se faire baptiser, ou tout au moins qu’on les bannît de l’Empire et qu’on brûlât leurs livres. Ces appels étant demeurés sans écho, Pfefferkorn, avec le fanatisme du néophyte, se rendit, en 1509, au camp de l’empereur Maximilien devant Padoue, et obtint de lui un édit qui obligeait les juifs à remettre tous leurs livres entre les mains du sénat de chaque ville, afin qu’ils fussent examinés par une commission de clercs et de juristes, et que l’on brûlât ceux qui contiendraient des injures contre le christianisme, ou des opinions contraires à la loi juive. Passant à Stuttgard à son retour d’Italie, Pfefferkorn se présenta chez Reuchlin avec l’édit de l’Empereur, et lui demanda de vouloir l’accompagner dans les villes du Rhin, pour le faire mettre à exécution. Mais l’hommem, ni le mandat ne pouvaient plaire au savant. Il prétexta de nombreuses et pressantes occupations, et releva aussi dans l’édit certaines irrégularités de forme qu’il signala à son interlocuteur, de vive voix d’abord, puis par écrit. Pfefferkorn, sans se laisser arrêter par ce refus, se rendit à Francfort où se trouvait la communauté juive la plus nombreuse et la plus considérée d’Allemagne, puis à Mayence, à Bingen, etc. Partout il se faisait livrer les écrits juifs sans distinction, malgré les réclamations de leurs possesseurs qui insistaient pour les refuser, sur les termes mêmes de l’édit impérial. A Mayence, cependant, il trouva une opposition sérieuse de la part de l’archevêque Uriel de Gemmingen, homme cultivé et ami des savants, qui interdit à son clergé de prêter son appui à Pfefferkorn avant qu’il eût étudié l’affaire. Celui-ci eut de nouveau recours à l’Empereur, et, par mandat du 10 novembre 1509, l’archevêque fut invité à réunir une commission de professeurs des universités de Mayence, de Cologne, d’Erfurt et de Heidelberg, à laquelle il adjoindrait le grand inquisiteur Jacques Hochstraten, de Cologne, le prêtre Victor de Karben et Jean Reuchlin, pour élucider le débat.

m – Crotus Rubianus dit que son visage était aussi repoussant que son âme était impure. Pfefferkorn devint, il faut le reconnaître, la bête noire des humanistes, aussi peut-on se demander si le tableau qu’en présentent ses adversaires est exact de tout point.

[Jacques Hochstraten n’était pas Allemand. Né dans la petite ville de Hoogstrat, dans le Brabant, il fit ses études à Louvain, y prit en 1485 ses degrés de maître ès arts et se rendit à Cologne, où il entra dans le couvent des dominicains. Nommé inquisiteur en 1507, il sévit avec violence contre Reuchlin, puis, plus tard, contre Luther. Hochstraten ne manquait pas d’un certain talent de dialectique. Son audace le plaça promptement à la tête de son parti, mais lui attira la haine et le mépris de ses adversaires.]

La commission requise par l’Empereur ne fut point réunie, et il fallut un troisième ordre impérial pour que l’archevêque s’adressât par écrit aux commissaires désignés, afin d’obtenir d’eux un avis motivé sur les mesures à prendre contre les juifs. Reuchlin se mit à l’œuvre, et, dans la consultation qu’il rédigea (6 octobre 1510), il distingua avec soin entre les livres utiles et ceux qui, sans valeur, étaient même rejetés par la plupart des juifs. Il demandait que l’on conservât, outre la Bible, qui n’était pas en question, le Talmud, la kabbale, les commentaires philologiques des écritures et les livres liturgiques, et qu’on anéantît seulement ceux qui avaient rapport aux sciences occultes et à la sorcellerie, ou qui, comme le Nizachon et les Toldoth-Jeschu, renfermaient des paroles blasphématoires pour le Christ, pour sa mère et pour les apôtres. Reuchlin ajoutait qu’au lieu de combattre les juifs par des mesures violentes, il vaudrait mieux les attirer au christianisme par de bonnes raisons, et fonder dans chaque université de l’Empire des chaires d’hébreu, pour l’usage desquelles on les inviterait à prêter leurs livres.

Le mémoire de Reuchlin destiné à l’Empereur fut communiqué à Pfefferkorn qui l’attaqua aussitôt avec la plus extrême violence, dans un écrit intitulé : « Handspiegel, » miroir, où il attribuait la modération de Reuchlin aux plus mauvais motifs. Gagné par l’argent des juifs, il s’était montré favorable à leur cause. Du reste, il ne savait pas l’hébreu comme il le prétendait, ce que prouvaient les fautes nombreuses de son dictionnaire et de sa grammaire, que d’autres avaient composés pour lui. Attaqué dans son honneur d’homme droit et d’érudit, Reuchlin porta plainte à l’Empereur, qui lui promit de remettre l’affaire à l’évêque d’Augsbourg ; mais comme le temps s’écoulait sans que justice lui fût rendue, et que Pfefferkorn répandait par tous les moyens possibles son misérable écrit, il prit la plume et publia sa consultation en automne 1511. Il la fit suivre de trente-quatre accusations de mensonge contre le « juif baptisé » et d’une protestation indignée en réponse à ses insinuations. « Jamais il n’avait reçu des juifs, ni un sou, ni moins encore ; du reste, aucun argent ne lui avait été offert. Quant à sa grammaire hébraïque, il en était l’unique auteur. Il l’avait écrite en vue du bien de l’Église et pour faciliter aux étudiants l’étude des Écritures. Pfefferkorn est un vaurien, un mauvais sujet, un menteur, un âne démoniaque, dont les paroles ne méritent que le mépris. »

L’Augenspiegel fit grand bruit. A la foire d’automne de Francfort, chacun voulut acheter le livre du savant écrivain, et bientôt il fut répandu dans toute l’Allemagne. Pfefferkorn, qui assistait à la foire, réclama le secours d’un des pasteurs de la ville, Pierre Meyer, qui l’autorisa à parler au peuple devant l’église (7 septembre 1511) contre Reuchlin et contre les juifs. Meyer lui-même interdit la vente du livre incriminé, et en envoya aussitôt un exemplaire à la faculté de théologie de Cologne. Celle-ci, représentée par le prieur des dominicains, Jaques de Hochstraten, par Ortuinus Gratius et Arnold de Tongres, prit fait et cause pour Pfefferkorn, et dressa contre Reuchlin une accusation d’hérésie. Reuchlin, qui n’aimait rien tant que son repos, fut averti par un ami, le prédicateur Ulrich, de Steinheim, de l’orage qui s’amoncelait contre lui. Sans attendre d’être cité à comparaître, il se hâta d’écrire à Arnold de Tongres, qu’il se soumettait à l’autorité de l’Église, et qu’il rétractait tout ce qui, dans son écrit, pouvait lui être contraire. Cette humilité, loin de calmer ses adversaires, les encouragea à tout oser. Un long réquisitoire fut dressé contre l’ami des juifs, qui, par ses écrits, avait rendu vain le dessein de l’Empereur, favorisé leur esprit rebelle et donné du scandale aux simples. On demanda à Reuchlin de rétracter sa consultation et de retirer du marché son Augenspiegel, sinon on le citerait à comparaître ; il devait savoir ce que ces mots voulaient dire. La réponse du savant fut plus ferme. Il refusait de rétracter son écrit. En même temps, il faisait comprendre, dans une lettre intime, à l’adresse d’un de ses anciens amis de Cologne, Conrad Collin, que la faculté n’avait qu’à se bien tenir, qu’il était dangereux pour elle de déchaîner une tempête dont elle ne pourrait diriger les effets. « Quel trouble, lui disait-il, exciterait parmi les chevaliers, les savants, les poètes et les historiens, un orateur qui, avec la puissance d’un Démosthène, raconterait toute cette affaire et montrerait qui défend la cause du Christ, et qui n’a de souci que pour sa bourse et son autorité… » En même temps, il annonçait la publication d’une Explication de son écrit à l’Empereur. Vendue à la foire de Francfort au printemps de 1512, cette apologie se répandit promptement partout, et bientôt de tous les coins de l’Allemagne des lettres d’encouragement et de sympathie arrivèrent à Reuchlin. Sa cause était la cause des lettres et du bon droit. Réponses et contre-réponses se croisèrent entre Cologne et Stuttgard. Les gros mots répondaient aux gros mots. Pfefferkorn était un animal venimeux, un monstre, un suppôt d’enfer, les théologiens de Cologne des porcs, des renards, des loups ravisseurs, des cerbères, des furies, etc. Willibald Pirkheimer et Erasme se plaignirent à Reuchlin du ton trop grossier de sa défense contre les calomniateurs de Cologne. Par contre, la jeunesse des universités et toute la troupe des humanistes acclamèrent sans réserve le rude jouteur.

[Reuchlin ne se doutait guère d’avoir été violent, car, à la fin de son livre, il écrivait : « On s’étonnera de ce que je me sois montré si doux à l’égard de mes adversaires, de ce que j’aie accepté leurs insultes sans y répondre, de ce que je n’aie rétorqué ni leurs calomnies ni leurs mensonges… Je ne saurais emboîter le même pas qu’eux. Que Dieu leur fasse grâce des tourments de l’enfer. Ma seule vengeance sera de transmettre à la postérité, gravé sur le marbre, le nom de mon ennemi : « Arnold de Tongres, faussaire et calomniateur. » — Autres temps, autres mœurs.]

L’Empereur, auquel les deux parties avaient dédié leurs écrits, comprenant enfin tout le danger de la lutte qui s’ouvrait avec tant d’éclat, imposa le silence aux théologiens de Cologne et à Reuchlin ; mais il était trop tard pour intervenir. Il ne s’agissait plus ici d’une querelle entre quelques individus, mais d’une guerre à mort entre l’autorité jusque-là incontestée de l’Église et l’esprit nouveau qui montait. Pour les dominicains, il s’agissait d’asseoir définitivement l’Inquisition au cœur de l’Allemagne, qui la repoussait avec horreur ; pour les novateurs, de conquérir la liberté de la pensée et la sécurité ! « Un laïque, un docteur ès droit, » dit un biographe catholique de Hutten, « s’était permis d’émettre, dans une affaire religieuse, un avis contraire à une des premières facultés de théologie, et au chef d’un des Ordres religieux les plus puissants ! Hé quoi ! les choses de l’esprit et de la foi, la science et la croyance n’étaient-elles point confiées à l’Église comme un dépôt dont elle seule avait la surveillance et la disposition ? Cette nourriture qu’elle avait la charge de dispenser suivant sa mesure aux fidèles, allait-elle être ravie au sanctuaire, donnée en proie à l’avidité, aux passions du monde ? Les laïques, sous ce rapport, ne relèveraient-ils plus des clercs, et, après d’autres choses, la science et la foi seraient-elles aussi sécularisées ? Telles étaient les pensées qui préoccupaient les adversaires de

Reuchlin ; les reuchlinistes, au contraire, se demandaient si, en matière de foi et surtout de science, il fallait tout accepter aveuglément du clergé institué ; si la connaissance, l’étude des livres sacrés et profanes, l’examen des prescriptions, de l’enseignement ecclésiastique, étaient interdits ; si cette distinction entre les clercs et les laïques était si tranchée qu’il y eût nécessairement d’un côté, la science et l’autorité, et de l’autre, l’ignorance et la soumission ; si’, comme il y avait dans le royaume temporel, une noblesse de naissance qui se réservait la jouissance du commandement et des terres, il y avait aussi dans le domaine spirituel une noblesse d’institution pour se partager exclusivement l’autorité, la possession de la science et de la foi, ces biens de l’esprit ? »

Hutten était en Italie, au moment où le prieur Hochstraten, grand inquisiteur pour le diocèse de Cologne, mandait Reuchlin à Mayence pour s’y entendre condamner (9 septembre 1513). Le tribunal s’étant constitué en octobre, l’archevêque lui ordonna de se séparer. Le pape Léon X, auquel Reuchlin en avait appelé, renvoya l’affaire devant le jeune évêque de Spire qui, le 29 mars 1514, condamna Hochstraten au silence et aux frais du procès, et déclara l’auteur de l’Augenspiegel net de toute hérésie, son livre impartial et vrai, et son attitude à l’égard de l’Église respectueuse. En conséquence, la vente et la lecture de l’Augenspiegel étaient pleinement autorisées. Reuchlin prit soin que cette sentence définitive fût connue à la foire du printemps à Francfortn.

n – Les frais de procès s’élevaient à cent onze florins rhénans, que Hochstraten était tenu de payer dans les trente jours ; à défaut de quoi il serait excommunié.

Les théologiens de Cologne ne se tinrent pas pour battus. Ils firent déchirer le jugement de l’évêque de Spire, brûlèrent publiquement les livres de Reuchlin, et en appelèrent aux universités d’Erfurt, de Mayence, de Louvain, de Paris, puis au pape. Reuchlin, fort de son bon droit, demanda aussi au saint-siège de trancher lui-même le débat. L’empereur Maximilien, le cardinal de Gurck, les ducs de Saxe, de Bavière et de Wurtemberg, le margrave de Bade, Erasme, les évêques de Strasbourg et de Constance, quinze abbés et cinquante-trois villes souabes appuyèrent son appel, tandis que Hochstraten partait avec une suite nombreuse et beaucoup d’argent pour plaider lui-même, à Rome, la cause de la vieille théologie contre l’esprit nouveau.

[Le roi de France, François Ier, et le petit-fils de Maximilien, le futur empereur Charles-Quint, appuyaient auprès du pape les théologiens de Cologne, le premier par respect pour le jugement rendu par l’Université de Paris, le second par haine des juifs.]

Grand fut naturellement l’embarras de la cour pontificale. Léon X ne pouvait condamner en Allemagne cette renaissance des sciences et des lettres qu’il protégeait et provoquait en Italie ; il craignait d’un autre côté de refuser quelque chose à ces universités puissantes et à ces Ordres redoutables devant lesquels avait tremblé plus d’un de ses prédécesseurs et dont le concours lui était, dans le moment, si nécessaire pour la vente des indulgences. Afin de ne froisser personne, et malgré l’avis de trois des commissaires sur quatre qu’il avait nommés pour étudier le différend et qui se prononçaient en faveur de Reuchlin, le pape ordonna le sursis (2 juillet 1516). Comme le dit justement M. Chauffour, « les humanistes avaient vaincuo ! »

o – Chauffour-Kestner, op. cit., I, p. 47. — En 1520, les dominicains eux-mêmes demandèrent et obtinrent du pape l’anéantissement du procès.

La défaite morale des théologiens de Cologne fut saluée dans toute l’Allemagne par un cri de victoire. Philosophes, théologiens, littérateurs, quiconque avait quelque amour pour la science ou les lettres, quiconque aspirait après la lumière félicita Reuchlin de son triomphe et se déclara prêt à le soutenir contre tout adversaire. Des pamphlets nombreux parurent, pour fustiger les théologistes ignorants. Erfurt en particulier, où régnait l’humaniste Mutian, acclama avec ardeur le vieux savant.

[Crotus Rubianus écrivait de Fulda à Reuchlin, en février 1515 : « Tu as pour toi Mutian et toute sa cohorte. Philosophes, poètes, orateurs, théologiens te sont dévoués. Mande, ordonne, nous sommes tous prêts à t’obéir, » etc. On lira avec grand plaisir, sur l’attitude prise par l’université d’Erfurt dans la querelle reuchliniste, le beau livre du regretté Kampschulte, l’auteur d’une vie de Calvin, le catholique savant et libéral, en même temps que profondément chrétien, intitulé Die Universitæt Erfurt, 2 vol. Trèves, 1858.]

Hutten se fit l’écho de cette joie délirante dans un poème, latin intitulé le Triomphe de Capnion,p production remarquable, dont on lui a parfois refusé la paternité, mais qui semble bien être son œuvre. Tout au moins y a-t-il largement collaboré. Elle est toute pleine de son esprit sauvage, de sa haine pour les théologistes, de son amour pour la patrie allemande et pour la liberté. Reuchlin de Pforzheim a remporté une éclatante victoire ; il mérite l’immortalité. La vieille citadelle allemande (Cologne) a été obligée de capituler. Il y entre, comme les triomphateurs antiques, suivi des insignes de sa vaillance. Les dieux des vaincus lui font cortège. C’est la superstition au visage triste, inquiet et pusillanime, les mains levées au ciel, prête à tout croire et n’examinant rien ; c’est la barbarie inculte et rebelle, les vêtements en lambeaux, la chevelure en désordre, levant dédaigneusement sa tête, ou dort une langue de plomb ; c’est l’ignorance avec son front qui fuit, mollement étendue dans son inertie, glorieuse de son obésité, légère et vantarde, privée d’oreilles et d’yeux, mais parlant toujours et errant au hasard ; c’est enfin l’envie, maigre et sans sommeil, nourrie de fiel, l’œil oblique et taché de sang, toujours prête à nuire aux bons, aiguisant ses dents en silence. Les théologiens de Cologne suivent leurs dieux, hommes obscurs, tourbe indigne de la lumière. Au premier rang, Hochstraten, le maître des hérétiques. Parle-t-on de Dieu, de religion ? Soudain il crie : Au feu ! au feu ! Ecrit-on quelque livre ? Au feu, le livre et l’auteur ! Dis-tu vrai ? Au feu ! Faux ? Au feu ! Au feu pour une action juste ; pour une action injuste, au feu ! Il est tout de feu, il respire du feu, il se nourrit de feu. Au feu ! au feu ! telle est sa première et sa dernière parole. Vient après lui Arnold de Tongres, le faussaire, habile à incriminer les livres, à torturer le sens des mots, à en exprimer l’hérésie ; puis Ortuinus Gratius, qui essaie de dissimuler la méchanceté et le mensonge sous les oripeaux de sa poésie ; Pfefferkorn, le juif, dont il faudrait couper le nez, arracher la langue, tailler les oreilles, raccourcir les doigts, apostat qui s’est fait chrétien afin d’éviter d’être pendu par les siens ; enfin toute la gent ennemie des études et des lettres, réduisant la théologie à un bavardage de vieille femme, à de stériles et verbeuses inepties de vieillards, plus habile que Protée à revêtir mille formes différentes, à se jouer des étreintes qui la menacent ; on la conduit maintenant aux plus affreux supplices du Tartare. Mais le vainqueur s’avance, traîné sur un char attelé de bœufs, la tête couronnée de lauriers, l’Augenspiegel dans une main, une branche d’olivier dans l’autre ; après lui, l’armée des juristes et des poètes lui sert d’escorte ; elle était au combat, il est juste qu’elle soit au triomphe ; car ce n’est pas seulement le triomphe d’un homme, c’est celui de la raison, de la vérité, de la vraie religion. « Ceignez-vous les flancs, théologistes, » s’écrie le poète, « et hâtez-vous de vous enfuir. Nous sommes plus de vingt conjurés pour votre infamie et votre ruine. Nous le devons à l’innocence de Capnion, à votre scélératesse, à la république des lettres. Nous le devons à la religion que vous avez enveloppée de ténèbres, à qui nous avons rendu la lumière. Saint Jérôme est ressuscité, une lumière nouvelle éclaire l’Évangile. Le travail est ardent partout, et vous, que faites-vous ? De quel droit usurpez-vous le titre de théologiens, vous qui ne savez que persécuter ceux à qui nous devons tant de merveilles ? Beaucoup se disposent à vous combattre. J’entre le premier dans la lice, non pas que je sois le plus habile, mais je suis le plus impatient. Sus donc, conjurés ! à l’œuvre ! à l’œuvre ! Nos fers sont brisés ! Le sort en est jeté ! Alea jacta est ! Reculer est impossible. Non, les Turcs ne sont pas plus odieux que ces hommes-là ! Mais l’Allemagne a des yeux maintenant ; le voile est levé, on vous voit en pied ! Vous avez régné trop longtemps par la fatalité du destin ou par le crime de ceux qui l’ont souffert. Quel pontife si inique qui nous a imposé ce joug ! Et quel empereur si lâche qui l’a toléré ! Mais vous vous êtes levés à temps contre Capnion ! Quand l’Allemagne vous a vu attaquer un tel homme, elle n’a plus pu se faire illusion ; elle a senti que son honneur était en jeu. Elle s’est levée tout entière pour le défendre ! Réjouissez-vous donc avec moi, compatriotes ; mais que cette victoire, si rude à remporter, vous apprenne en même temps où doit s’arrêter votre patience. »

p – C’est le nom grécisé de Reuchlin, « petite fumée. »

VII

A peu près à la même époque où paraissait le Triomphe de Capnion, on voyait circuler dans les principales villes du Rhin, des Pays-Bas et même de l’Angleterre, des lettres manuscrites, la plupart très courtes, sur différents sujets de théologie, de morale et de casuistique. Datées de Leipzig, de Wittenberg, de Mayence, de Nuremberg, de Fribourg, de Tubingue, de Trêves, de Heidelberg, de Strasbourg, de Rome même, elles étaient signées des noms les plus obscurs. Au nombre de quarante-neuf, elles étaient presque toutes adressées à l’un des professeurs de la faculté de Cologne, Ortuinus Gratius, qui, sorti de l’école de Deventer, était devenu l’un des plus fougueux représentants de la scolastique. Dispersés dans toute l’Allemagne, ses anciens étudiants, devenus moines ou candidats à la prêtrise, s’adressaient à lui pour lui poser des questions délicates, cas de conscience, tentations de la chair, etc., ou lui raconter les événements du jour, et l’entretenir en particulier de la grande querelle de Reuchlin, dont ils n’avaient jamais lu les écrits, mais qu’ils anathématisaient tous avec la plus touchante unanimité. Ces correspondants imaginaires portaient des noms très étranges, dont la signification burlesque nous échappe aujourd’hui. On rencontre un Langschneyderius, un Pellifex, un Plumilegus, un Caprimulgius, un Mellilambius, un Buntschuchmacherius, etc. Remplis d’admiration pour la science profonde de leur superexcellent, très savant, poète, orateur, philosophe, théologien, et plus encore, ancien professeur, ces étudiants d’hier recouraient avec empressement à l’expérience de celui dont-ils voulaient demeurer les très indignes et très dévoués disciples. Ces lettres étaient écrites avec une grande simplicité dans le latin barbare du jour. Jetés comme des brebis au milieu des loups, en proie aux attaques des humanistes, entendant dans les universités qu’ils fréquentaient des jugements parfois rigoureux sur ces hommes vénérables dont la science leur paraissait surhumaine, ils demandaient humblement des directions et des redressements. Inquiets de voir suspecter la moralité des Ordres religieux et de leurs principaux représentants, ils désiraient savoir si les faits scandaleux qu’on leur racontait avaient quelque apparence de fondement. De là, dans ces lettres ou dans ces billets des hommes obscurs, les détails parfois les plus repoussants sur la vie des moines et sur leur satanique habileté à justifier par des déclarations de l’Écriture les plus infâmes débordements. Le style de ces écrits, les expressions employées, les tournures de phrases familières aux derniers représentants de la scolastique étaient imités avec une telle perfection que ceux qu’ils couvraient de ridicule les prirent d’abord au sérieux et les considérèrent même comme utiles pour la défense de leurs intérêts. « Il est curieux de voir, » écrivait à Erasme le fameux chancelier anglais Thomas Morus, « combien les lettres des hommes obscurs plaisent aux savants et aux ignorants. Quand ceux-ci nous voient rire à cette lecture, ils imaginent que nous rions seulement du style qu’ils consentent à ne pas défendre ; mais, sous cette langue un peu barbare, disent-ils, quelle abondance de maximes excellentes ! C’est dommage que ce livre n’ait pas un autre titre : il se passerait cent ans que ces imbéciles ne comprendraient pas à quel point ils sont joués ! » Erasme raconte que dans le Brabant un prieur des dominicains acheta un grand nombre d’exemplaires des Epîtres des hommes obscurs pour en faire hommage à ses supérieurs, ne doutant pas que le livre n’eût été écrit en l’honneur de leur Ordre. Cette satire, que M. Chaffour-Kestner appelle à bon droit le plus grand monument de ce genre en Allemagne et qu’il rapproche de la Ménippée, est presque intraduisible, tant l’ironie mordante, la plaisanterie et l’âpre censure des mœurs monacales fait corps avec l’expression latine, tant elle est liée au patois dont se servaient les scolastiques de la fin du quinzième siècle. Il faut ajouter que si le latin supporte beaucoup de choses, les hommes obscurs ont trop abusé de sa complaisance pour qu’il soit permis d’indiquer, même par des allusions, certaines des questions posées par les prétendus correspondants d’Ortuinus.

La première de ces lettres, adressée de Leipzig par le bachelier Thomas Langschneyderius au très excellent Gratius, raconte une discussion engagée après un plantureux repas composé de poulets, de chapons, de poissons, gâteaux, tourtes, etc., arrosés d’un délicieux vin de Malvoisie, sur la question de savoir s’il faut, en saluant un professeur de théologie, l’appeler magister nostrandus, ou noster magistrandus. Maître Warmsemmel prétend, pour des raisons d’étymologie et d’autres plus profondes encore, qu’il faut dire noster magistrandus, tandis que maître Andreas Delitzsch, qui est non seulement poète, mais médecin, juriste, etc., et sait exposer allégoriquement et littéralement les métamorphoses d’Ovide, affirme, pour des raisons encore plus subtiles, qu’il faut dire magister nostrandus. Le pauvre bachelier, en face d’autorités si éminentes et si contradictoires, ne sait à qui donner raison, aussi supplie-t-il magister Ortuinus de résoudre pour lui cette question difficile. En même temps, il voudra bien écrire à son indigne élève où en est le débat avec Jean Reuchlin, car il croit avoir entendu dire que ce ribaud ne veut point se rétracter.

Un autre jour, c’est maître Jean Pellifex qui a un cas grave de casuistique à résoudre. Se promenant dernièrement avec un ami sur le champ de foire de Francfort, ils ont rencontré deux hommes à l’apparence respectable vêtus de noir et qu’il a pris pour des docteurs en théologie. Tirant aussitôt son bonnet, il leur a fait une profonde révérence. « Malheureux, » m’a dit mon ami, « qu’avez-vous fait ? Ce sont des juifs et vous avez ôté votre bonnet devant eux ! » Je fus aussi épouvanté que si j’avais vu le diable. « Que Dieu m’épargne, maître bachelier, m’écriai-je, je l’ai fait par ignorance. Qu’en pensez-vous, est-ce là un grand péché ? — Oui, me répondit-il, un péché mortel, car vous avez commis le péché d’idolâtrie, en violant le premier commandement qui est : Je crois à un seul Dieu. En saluant un juif ou un païen comme s’il était chrétien, vous avez porté atteinte au christianisme, car ce juif ou ce païen dira : « Il paraît que je suis dans la meilleure voie, puisqu’un chrétien me fait la révérence ; car si je n’étais pas dans la meilleure voie, il ne me saluerait pas. » Et ainsi ils sont fortifiés dans leur foi, et méprisent la religion chrétienne, et se croient en droit de refuser le baptême. — C’est vrai, répondis-je, il en serait ainsi si je l’avais fait sciemment, mais je l’ai fait par ignorance, et où il y a ignorance, le péché est excusé. Si j’avais su que c’étaient des juifs et que je leur eusse malgré cela rendu honneur, je mériterais d’être brûlé, car j’aurais commis une hérésie. Mais Dieu sait que je les ai réellement pris pour quelques-uns de nos magisters. » — Là-dessus mon compagnon m’a raconté qu’un jour, traversant une église où se trouve un juif de bois avec un marteau à la main, il l’avait pris pour saint Pierre tenant la clé. Fléchissant aussitôt le genou, il avait tiré son bonnet ; puis, s’étant aperçu de son erreur, il avait fait pénitence ; mais son confesseur, qui était un moine dominicain, lui avait déclaré qu’un péché de cette nature était un péché mortel, qu’un évêque ou pour mieux dire le pape seul pouvait absoudre. — « Je crois donc, a-t-il continué, que vous devez confesser votre péché au consistoire, si vous voulez sauver votre conscience. Dans le cas présent vous ne sauriez prétexter l’ignorance. En effet, si vous aviez bien ouvert les yeux, vous auriez remarqué que les juifs portent toujours un liseré jaune au bord de leur habit ; je l’ai vu, vous deviez aussi le voir : Votre ignorance est donc une ignorance crasse qui ne saurait servir d’excuse à votre péché. » — Ainsi m’a parlé mon bachelier. Comme vous êtes un profond théologien, je vous soumets dévotement et humblement ce cas difficile, afin que vous me fassiez savoir si le péché que j’ai commis est mortel ou véniel, s’il relève de l’évêque ou du pape. Ne pensez-vous pas que notre sérénissime seigneur l’Empereur ne devrait pas souffrir qu’un juif, qui est un chien et un ennemi du Christ, sortît vêtu comme un docteur de la sainte théologie ? »

L’ignorance des moines et leur haine pour la littérature et les humanistes éclate parfois, dans ces lettres, de la manière la plus diabolique. Cette « ribaudaille, » comme ils appellent « la nouvelle faculté des poètes, » s’accroît de jour en jour, dit l’un d’eux, et pullule dans toutes les villes et provinces de l’Empire. Ils attirent à eux les jeunes gens innocents, en décriant les sept arts, et font tomber les anciennes facultés. J’ai entendu d’un magister de Leipzig que son université était très florissante, lorsqu’il était jeune, parce qu’alors sur vingt mille étudiants, il n’y avait pas un poète. On ne voit plus comme autrefois les étudiants, se promener ayant sous le bras d’excellents livres comme le Petrus Hispanus, les Parva logicalia, le Vade-mecum ou les Dictamina Joannis Sinthen ; ils veulent tous entendre expliquer Virgile et Pline, et ils courent aux établissements des poètes, désertant les universités. Aussi voyez comme celles-ci dépérissent ! Cela n’est pas étonnant : les jeunes gens méprisant les titres de bacheliers, licenciés ès arts, négligent de prendre ces grades. De retour dans leur patrie, ils répondent à leurs parents qui leur demandent ce qu’ils sont : rien ; mais ils ont étudié en poésie, et les familles ne sachant ce que c’est, mécontentes, ne veulent plus perdre leur argent à envoyer leurs fils aux universités… Le plus dangereux dans tout cela, c’est que les juristes, par jalousie, font cause commune avec les poètes, et ont résolu de détruire ou d’abaisser entièrement les facultés des arts ou de théologie. A Francfort, un juriste n’a point voulu saluer un théologien qui n’était pas en costume, et s’est défendu en citant ce principe : Qualem te invenio, talem te judico (tel que je te vois, je te juge). A Leipzig, l’un d’eux a été jusqu’à dire que, dans les processions, un bachelier ès droit devait passer devant un maître ès arts, ne réfléchissant point que ce dernier étant maître en les sept arts, devait en savoir bien plus que le premier, savant en une seule chose, le droit. Il n’y avait cependant qu’à compter !… Quoi d’étonnant si avec cette sécularisation de l’enseignement, la foi s’en allait ! Aussi un correspondant d’Ortuinus, Gerhard Schirruglius, sorti depuis peu de la faculté de Cologne, se repent-il d’avoir quitté cette ville pour aller étudier à Mayence. « A Cologne au moins les hommes étaient dévots et volontiers allaient à l’église sur semaine et le dimanche au sermon. Ils n’étaient pas fiers comme ceux d’ici. A Mayence, les étudiants ne font point la révérence aux maîtres, les maîtres ne surveillent point les écoliers et ne portent point capuchon. Quand ils sont à boire, ils jurent, blasphèment et commettent toute sorte de scandales. L’un prétend que la tunique de Trèves n’est point la véritable tunique de Jésus-Christ, mais une vieille loque qui ne lui a jamais appartenu ; un autre, que la chevelure de la Vierge ne se trouve nulle part dans le monde ; un troisième, que les trois rois de Cologne sont simplement trois paysans de Westphalie ; un quatrième, que le glaive et le bouclier de saint Michel n’ont jamais appartenu à saint Michel ; un cinquième dit qu’il serait tout prêt à cracher sur les indulgences des Frères prêcheurs, parce qu’ils sont des crapauds et qu’ils trompent sciemment les femmes et les paysans. Je me suis aussitôt écrié : Au feu ! au feu l’hérétique ! mais il s’est moqué de moi. Je lui ai alors répondu : ribaud que tu es, tu devrais dire ces choses devant notre maître Hochstraten, à Cologne, qui est inquisiteur ; sur quoi il a répliqué : « Hochstraten est un être exécrable, une maudite bête, tandis que Jean Reuchlin est un honnête homme. Les théologiens sont des diables qui ont injustement agi, lorsqu’ils ont brûlé son Speculum oculare » (Augenspiegel). Je lui ai alors prouvé par l’Écriture qu’il ne devait pas juger les juges ; et il a accusé les théologiens de Cologne d’avoir acheté des Parisiens leur sentence contre Reuchlin. Il a ajouté que l’école de Paris était une école d’insensés, et que tous ceux qui en suivaient les cours étaient des fous… Il a encore prétendu que les Frères prêcheurs ont commis des iniquités à Berneq, qu’ils ont une fois versé du poison dans le sacrement de l’Eucharistie et ainsi fait mourir un empereur ! qu’il faudrait tous les détruire, et balayer de la terre cette engeance maudite…

q – Allusion à l’histoire scandaleuse des dominicains de Berne.

[L’Université de Paris était encore à cette époque en haut renom en Allemagne. Les grandes écoles savantes de ce pays étaient toutes plus ou moins dépendantes de l’école parisienne et sorties d’elle. Généralement leurs statuts de fondation débutent par un éloge de cette Alma mater de la divine science. Prague, Vienne, Heidelberg et Cologne sont des filles de Paris et se glorifiaient de cette filiation. Voir Ranke, Deutsche Geschichte im Zeitalter der Reformation, vol. 1, p. 161, 4e édition, 1867.]

Aussi jugez si je soupire après Cologne, car comment demeurer plus longtemps avec ces hommes exécrables ! Que la mort descende sur eux, que l’enfer les engloutisse vivants, comme dit le Psalmiste, parce qu’ils sont fils du diable ? »

Détruire le humanistes et proscrire absolument les études littéraires, telle doit donc être l’œuvre des hommes obscurs. Il faut ajouter que leur science était si profonde, qu’ils ne savaient pas même distinguer un poète d’un prosateur ! « Apprendre la grammaire, » s’écrie l’un d’eux, « et étudier avec soin les poètes tels que Virgile, Cicéron, Pline et d’autres, c’est perdre son temps et son âme, car Aristote a démontré dans sa métaphysique que les poètes sont des menteurs. Or, qui ment, pèche ; celui-là donc qui veut fonder son enseignement sur des mensonges édifia sur le péché. Est-il besoin de prouver qu’Aristote a dit vrai ? et que ces poètes n’inventent que des faussetés ? L’un d’eux parle d’un fleuve qui roule du sable d’or ; un autre, un Grec, parle d’une ville assiégée dix ans par ses compatriotes, et prise seulement après qu’un cheval se fut mis à prophétiser ! Hommes charnels, les séculiers ne saisissent que le sens naturel, littéral, historique de leurs auteurs. Le côté spirituel, allégorique leur échappe. Sous la fable ils ne savent surprendre la figure, le symbole, ainsi que faisait Thomas de Valleis qui, dans son livre sur les métamorphoses d’Ovide, voyait dans Diane entourée de ses nymphes la figure de la vierge Marie ; dans Cadmus à la recherche de sa sœur, celle de Jésus-Christ et de l’Église ; et dans le repas de Saturne, la vérification de ces paroles de l’Écriture : les pères mangeront leurs fils dans ton sein, parce qu’il savait commenter de la bonne façon : Allegorice et spiritualiter. »

A Cologne, où la méprise n’était pas possible comme en Angleterre ou dans les Pays-Bas, ces feuilles volantes portèrent la fureur dans le camp des dominicains. Leur vie morale, leurs vices, leurs débauches, leur ignorance, leur fatuité, étaient jetés en pâture à une jeunesse ardente et moqueuse, toute disposée à applaudir les novateurs. Les Epîtres des hommes obscurs furent réunies et publiées en un volume en 1516. Les dominicains y répondirent dans les Lamentations des hommes obscurs, et demandèrent au pape une sentence d’interdit contre les lettres de leurs adversaires. Celui-ci, après avoir encaissé beaucoup d’argent, ordonna par un bref que tout détenteur des Epîtres qui, trois jours après avoir eu connaissance de l’édit, n’aurait pas livré pour être brûlés les exemplaires qu’il possédait, serait de ce fait excommunié. Le bref pontifical non plus que les Lamentations d’Ortuinus n’effrayèrent les hardis éditeurs, et de nouvelles séries de lettres parurent dans le même ton que les premières. Il faut remarquer cependant que le caractère en est plus sérieux. On y rencontre les mêmes plaisanteries d’un goût douteux, mais les lettres sur les mauvaises mœurs des moines sont moins nombreuses, et l’esprit réformateur s’y fait davantage sentir. Ces lettres datées soit d’Allemagne, soit surtout de Rome, vont mieux au fond des choses, et représentent la lutte entre la théologie nouvelle et la théologie scolastique, ainsi que les efforts des dominicains pour obtenir par tous les moyens possibles la condamnation de Reuchlin et de ses adhérents. La lettre d’un protonotaire apostolique, Jean Labia, qui désirait savoir pourquoi Ortuinus Gratius avait donné à ses correspondants le titre d’hommes obscurs, ouvrit l’attaque. Ledit Labia avait reçu avec grande joie ce livre si beau, où les vers et la prose expriment de si nobles pensées et dans un repas qu’il donnait à de savants amis, il avait produit le cadeau d’Ortuinus. L’un des convives ayant paru surpris du titre donné par maître Ortuinus à ses correspondants, on en avait cherché les causes profondes.

J’interrogeai, dit Labia, un notable théologien qui buvait avec nous. Natif du Brabant et de l’Ordre des carmélites, il dit avec une grande gravité : « Très excellent seigneur protonotaire, votre hauteur m’a posé la question de savoir pourquoi maître Ortuinus, faisant imprimer un nouvel épistolaire, l’a intitulé Epître des hommes obscurs ? Avec l’autorisation de ces messieurs, je dirai mon opinion, savoir, que maître Ortuinus, qui est un homme très profond et très versé dans la spéculation, a mystiquement appelé ses amis hommes obscurs, parce qu’il est écrit dans Michée et dans Job que Dieu ne révèle ses profondeurs qu’aux ténèbres… » Un jeune homme, Bernard Gelff, maître de l’école de Paris, secouant la tête, reprit d’un air austère : « Sachez, messieurs, qu’il y a une grande et raisonnable cause pour laquelle maître Ortuinus appelle ses amis hommes obscurs. Il l’a fait par humilité. Vous pouvez savoir, ou vous pouvez ne pas savoir, mais je présume que vous savez qu’il y a trois ans, Jean Reuchlin a fait imprimer les lettres de ses amis sous le titre de : Epîtres des hommes illustres. Ce que considérant, et après avoir longtemps songé en lui-même, maître Ortuinus s’est dit : « Ah ! ah ! Reuchlin s’est imaginé qu’il est seul à avoir des amis ! Que dira-t-il si je lui montre que j’en ai aussi, et de bien plus dignes que les siens, et qui savent faire de meilleurs vers ? » Et c’est ainsi qu’il a fait imprimer ces épîtres sous le titre de : Epîtres des hommes obscurs. Comme le dit le psalmiste, « Dieu envoie les ténèbres et les plonge dans l’obscurité. » Il l’a fait par humilité et en s’abaissant lui-même, se souvenant qu’il est écrit : « Celui qui s’abaisse sera élevé… » Désirant éviter des contestations entre mes amis, et dire à l’un : « Toi tu es plus subtil que l’autre, » car je voyais qu’une lutte allait s’engager, j’ai promis de vous écrire afin que vous me disiez vous-même pourquoi vous appelez vos amis, hommes obscurs. »

Les nouvelles plaintes des correspondants d’Ortuinus signalent l’invasion de l’hérésie dans le sanctuaire. « De prétendus docteurs qui ne savent rien du Livre des sentences et de la Somme théologique, qui ne sont ni albertistes, ni scotistes, ni occamistes, ni thomistes, s’avisent de traiter des choses de la religion à leur mode, comme si ce n’était point matière subtile que les mondains ne peuvent comprendre comme la grammaire et la poésie, et en laquelle l’Esprit-Saint lui seul peut éclairer les siens. Aussi les questions importantes sont négligées. Il ne s’agit plus de savoir si la matière est l’être en acte ou en puissance, si l’essence et l’existence sont distinctes, etc. Au lieu de cela, un certain Erasme, à Bâle, petit homme qui ne peut pas en savoir bien long, a écrit un livre des proverbes. Le besoin, je vous le demande, après les proverbes de Salomon ! et le voilà maintenant qui invente un Nouveau Testament, et, s’appuyant sur quelques docteurs grecs, médit de Scot et de saint Thomas, comme si l’on avait affaire de cette langue hérétique que personne n’entend, de ces gens que saint Paul appelle avec raison des menteurs. On dit qu’Erasme a présenté son Nouveau Testament au pape, et qu’il a l’approbation de plusieurs cardinaux. Mais, serait-il approuvé cent fois, les dominicains lui feront son procès, comme autrefois à Jean Wessel, dussent-ils attendre jusqu’après sa mort pour le convaincre d’hérésie… A Stuttgard, Reuchlin, le plus entêté de tous ces hérétiques, a écrit un livre intitulé : De la Kabbale. On ne sait ce que c’est ; mais cela ne doit rien renfermer de bon. Le livre est hérissé d’hébreu et de grec, au point que les plus habiles n’y peuvent rien comprendre. Il ne se fonde point sur saint Bonaventure, mais sur un certain Pythagore, nécromancien, c’est tout dire… A entendre ces docteurs d’hier, les anciens théologiens ne pouvaient rien comprendre aux Écritures, parce qu’ils ne savaient ni le grec, ni l’hébreu. Mais l’inspiration du Saint-Esprit vaut bien mieux ; la très sainte théologie n’a rien à apprendre des Grecs et des Hébreux. Si nous avons besoin des lettres juives pour défendre la foi chrétienne, les juifs vont s’affermir dans leur foi ; si nous avons besoin des lettres grecques, les Grecs vont s’affermir dans leur schisme. Juifs et Grecs ne méritent que mépris. Nous sommes chrétiens et non juifs, nous sommes latins et non grecs, de l’Église d’Occident, non du schisme. Ce n’est point en puisant à ces sources hérétiques que nos nouveaux docteurs pourront détruire ce qu’ils appellent l’échafaudage vain d’une théologie bâtarde, illuminer les Écritures d’un jour nouveau et restaurer l’antique, la vraie théologie, leurs écrits le prouvent assez ; il ne peut sortir de là que l’hérésie… »

Les Epîtres des hommes obscurs, successivement attribuées à Crotus Rubianus, à Ulrich de Hutten, au comte de Nuenar, à Hermann Buch, etc., paraissent être une œuvre collective à laquelle les deux anciens amis d’Erfurt ont surtout collaboré. L’idée première appartient sans doute à Crotus ; mais, une fois la voie indiquée, de nombreux humanistes et avant tout Hutten, y entrèrent et apportèrent leur part de moquerie et de rire dans cette œuvre de démolition de la vieille théologie. L’influence exercée par cette puissante satire sur l’œuvre de la Réforme en Allemagne a été reconnue par tous les historiens, et en particulier par Ranke dans son histoire d’Allemagne au temps de la Réformation Elle a préparé la voie à Luther, qui attaqua avec les armes de la Parole divine les erreurs que les humanistes ridiculisaient. Les Epîtres des hommes obscurs accoutumèrent les esprits à envisager de près ce qu’ils n’osaient regarder jusque-là, à pénétrer hardiment dans le sanctuaire et à en découvrir les souillures. Tout en regrettant ce qu’il y a de mauvais et trop souvent d’impur dans les attaques dirigées contre les moines, il faut reconnaître, avec M. Zeller, que « cette satire a ruiné en Allemagne l’opiniâtre résistance de la routine contre la Renaissance et ébranlé le crédit et l’autorité spirituelle d’un Ordre que ses propres fautes n’avaient pas entièrement compromis, et qui était déterminé à se sauver par la violence. Elle a peut-être préservé l’Allemagne de l’Inquisition. »

VIII

En rentrant d’Italie en juin 1517, Hutten s’arrêta quelque temps à Augsbourg sous le toit hospitalier de son ami, le savant patricien Conrad Peutinger. Maximilien tenait alors sa cour dans la cité impériale dont le nom devait se rattacher un jour à l’une des plus grandes scènes de la Réformation. Peutinger, Jacques Spiegel, secrétaire du prince, et Jean Stab, son historiographe, qui, les uns et les autres appartenaient au parti des humanistes, voulurent profiter de la présence du chevalier pour l’introduire dans les bonnes grâces de l’Empereur.

On conseilla donc à Hutten de dédier à Maximilien ses épigrammes italiennes qui avaient circulé jusque-là dans des copies souvent fautives, et d’y ajouter quelques paroles aimables à l’adresse de l’Empereur. Peutinger profita d’une brillante réunion qui se tenait à la cour, pour amener la conversation sur son protégé, raconter ses études, ses voyages, ses malheurs, son attachement pour la patrie, son zèle à défendre, même au péril de sa vie, l’honneur et la dignité de son prince, et pour demander en sa faveur quelque titre ou quelque privilège qui récompensât tant de distinction et de labeurs. Maximilien se laissa gagner par cet éloquent plaidoyer et résolut de couronner poète et orateur impérial l’intéressant chevalier. La belle et vertueuse fille de Peutinger, Constance, fut chargée de tresser de ses mains la couronne de laurier, et le 12 juillet, dans une solennelle assemblée, l’Empereur déposa lui-même sur la tête du héros l’emblème de la dignité qu’il lui conférait. Un diplôme, relatant les causes et les circonstances de ce couronnement, fut en même temps remis au chevalier, ainsi qu’une bague d’or. De ce moment, il pouvait enseigner la poésie et l’éloquence dans toutes les écoles de l’Empire, et particulièrement dans les universités. Aux droits, honneurs et privilèges attachés au titre de poète et d’orateur impérial, Maximilien voulut ajouter une marque spéciale de sa faveur, en plaçant la personne d’Ulrich de Hutten et ses biens présents et futurs, sous la protection du Saint-Empire. Il ne relèverait désormais d’aucun autre tribunal que de celui de l’Empereur.

Hutten s’empressa de communiquer à Erasme (21 juillet), dont il avait fait autrefois la connaissance à la cour de l’archevêque-électeur Albert, la nouvelle de la haute distinction dont il venait d’être l’objet, puis se dirigea par Bamberg, où il passa quelques semaines auprès du chanoine Jacques Fuchs, vers la demeure de son père. Il s’aperçut, par l’accueil qui lui fut fait au château de Steckelberg, de la valeur nouvelle qu’il avait acquise, grâce à la faveur impériale. Il y rentrait cependant malade et épuisé, après douze années d’une vie errante et souvent malheureuse. Le jeune lauréat y séjourna quelque temps, incertain sur ce qu’il devait entreprendre, mais dévoré du désir de faire quelque chose pour la gloire de l’Allemagne et pour la sienne propre. En attendant il occupa ses loisirs par la publication d’un livre important que les papes avaient fait détruire un demi-siècle auparavant. L’un des représentants les plus distingués de la renaissance en Italie au quinzième siècle, Laurent Valla, né à Rome en 1406, professeur d’éloquence à Pavie, puis à Milan et à Florence, mort en 1457, avait composé sur la prétendue donation de l’empereur Constantin au pape un écrit très érudit, dans lequel il sapait, avec une grande élégance de style, le fondement prétendu historique sur lequel la cour pontificale faisait reposer ses droits à la possession de Rome, de l’Italie et même de tout l’Occident. Il démontrait, dans un vif dialogue entre les fils de Constantin, le peuple romain et le pape Sylvestre, que Constantin n’avait pas donné un monde au saint-siège ; que, l’eût-il donné, la donation serait nulle, l’Empereur n’ayant pas eu le droit de démembrer l’Empire ; qu’en supposant même la donation faite et valable, elle serait caduque, les papes s’étant rendus indignes de régner par leur tyrannie. « Je le dirai, s’écriait Valla, car, fort de l’appui de Dieu, je ne crains pas les hommesr. Non, je n’ai pas vu un pape qui ait songé au bonheur du peuple, ou qui seulement ait bien administré. Qui est-ce, sinon le pape, qui sème la guerre entre les peuples pacifiés ? Il a soif des richesses d’autrui et dissipe les siennes. Il trafique non seulement de l’Etat, mais de l’Église elle-même et du Saint-Esprit. Il veut reprendre, dit-il, sur d’injustes détenteurs les biens donnés par Constantin !

r – Valla dut quitter Rome, où sa vie était en danger depuis la publication de son écrit.

Et qu’importe à l’Église ? Quand le pape posséderait tous ces territoires, l’Église en serait-elle moins déshonorée et ébranlée par tant de crimes, par cette luxure, par ces passions furieuses ? Le pape donne l’excuse et l’exemple de toutes les infamies. Nous pouvons lui dire avec saint Paul et Esaïe : « Tu blasphèmes le nom de Dieu parmi les nations ; tu prêches contre le vol et tu dérobes ; tu dis anathème aux idoles et tu es un sacrilège ; tu ordonnes d’obéir aux lois, et tu prévariques contre les lois. » Puissé-je voir le jour où le pape ne sera plus le vicaire de César, mais celui de Jésus-Christ, où l’on n’entendra plus cette chose horrible que les chrétiens font la guerre à l’Église, que l’Église combat Pérouse et Bologne. Non ! ce n’est pas l’Église qui combat les fidèles, c’est le pape ! Alors le pape sera en vérité le père sacré de tous les peuples ; loin de souffler la guerre entre les chrétiens, du haut de sa majesté pontificale il apaisera les discordes que d’autres auront excitées ! »

En passant à Bologne, Hutten vit entre les mains de son ami Cochlée une copie du livre prohibé. Il comprit aussitôt l’usage qu’on pouvait en faire contre Rome et résolut de le rééditer. C’est à ce travail qu’il consacra la fin de l’année 1517. Pour ajouter une force nouvelle à l’œuvre du savant italien, il dédia hardiment son édition au pape lui-même, à Léon X. « Quoique, lui disait-il, tout en pensant le contraire, tous tes prédécesseurs aient condamné le livre de Laurent Valla, parce qu’il infirme la donation de Constantin, je te le dédie avec confiance. Je ne crains pas, comme quelques-uns le pensent, que tu t’offenses de mon hommage. Depuis ton élévation au saint-siège, tu es l’espoir et l’amour du monde, le restaurateur de la paix, le protecteur des sciences et des arts. Tu as fait taire la trompette belliqueuse de Jules II ; tu as promis la paix, par conséquent aussi la justice, la sécurité, et ces vertus vraiment royales, la douceur et la clémence. Ma dédicace témoignera devant les siècles que, sous ton pontificat, on a pu penser librement, parler librement, dire et écrire la vérité…

Le discours de Valla accuse sans doute tes prédécesseurs ; mais c’est là même ce qui le rend si utile, car il poursuit les ennemis du genre humain. Quel autre nom, en effet, donner à ces papes qui sucèrent les trésors de tous les pays et imposèrent à tous les peuples le joug le plus écrasant ; qui dépouillèrent les rois de leurs trônes et les particuliers de leurs propriétés ? Peut-on les appeler vicaires du Christ, eux qui n’ont rien fait de ce que le Christ a fait et ordonné ? Non ! ils méritent plutôt le nom de voleurs et de tyrans ! Ils ont trafiqué des grâces, des dispenses temporelles et spirituelles. Des péchés des autres hommes et des châtiments de l’enfer, ils se sont fait un revenu ; ils ont extorqué aux chrétiens leurs dernières ressources, sous le prétexte menteur d’une guerre qu’ils n’ont jamais faite aux Turcs, d’une cathédrale qu’ils n’ont jamais achevée à saint Pierre ! Et malgré tout ils voulaient qu’on les appelât bienheureux et très saints pères ! Et quand quelqu’un se permettait la moindre critique de leurs actes ou de leurs mœurs, ils s’irritaient soudain et condamnaient, non seulement son corps, mais aussi son âme. Te comparer à de tels hommes serait donc te faire une grossière injure. C’est pourquoi je me persuade que tu recevras avec plaisir mon offrande. Si tu daignes me faire savoir ta satisfaction, je m’efforcerai de t’offrir à l’avenir quelque présent du même genre. »

L’impression produite par cette publication si hardie fut immense. Elle arrivait au moment où Luther s’apprêtait, sans en avoir la volonté bien arrêtée, à faire à la papauté une brèche irréparable, par la publication de ses quatre-vingt-quinze thèses sur les indulgences. Le moine Augustin n’eût connaissance que beaucoup plus tard du livre de Valla, mais quand il l’eut lu, il s’écria, dans une lettre à Spalatin (23 février 1520) : « J’ai dans les mains la donation de Constantin, réfutée par Laurent Valla, éditée par Hutten. Dieu bon ! quelle ignorance ou quelle perversité à cette cour de Rome ! Et combien il faut admirer les desseins de Dieu qui a permis que des mensonges aussi impurs, aussi grossiers, aussi impudents prévalussent pendant des siècles et fussent même reçus dans les décrétales et parmi les articles de foi, pour que rien ne manquât à la plus monstrueuse des monstruosités. Je suis tellement troublé que je ne doute presque plus que le pape ne soit proprement l’Antechrist. Tout concorde : ce qu’il fait, ce qu’il dit, et ce qu’il statue… »

Le pamphlétaire préparait ainsi dans les esprits l’œuvre plus excellente du réformateur.

IX

Après le couronnement de Hutten à Augsbourg, Peutinger et ses amis avaient désiré l’attacher au service de l’Empereur ; mais, soit que Maximilien ne s’y fût pas prêté, soit d’autres circonstances, le chevalier préféra se fixer auprès de l’Electeur de Mayence, l’archevêque Albert, qui lui était venu en aide pour son second voyage en Italie. La cour du libéral prélat lui semblait le plus sûr asile pour la réalisation des vastes desseins qu’il méditait. Ici, écrivait-il à son ami Pirkheimer, dispensé de toutes les cérémonies officielles, libre de se livrer à ses études favorites, admis aux entretiens particuliers d’un prince, homme d’esprit, qui s’informait souvent des nouvelles littéraires du moment, appelait Erasme le restaurateur de la théologie et faisait jeter au feu un des livres de Pfefferkorn, il comptait avoir tout le loisir de gagner à la cause des lettres toute cette noblesse éprise seulement de ses chiens de chasse, de ses chevaux de guerre, et de l’exciter à regagner le terrain qu’elle perdait sur les roturiers qui la primaient en culture ; il ne désespérait même pas de faire des puissants autant de Mécènes, et, malgré les attaques auxquelles il était en butte, de gagner l’Electeur de Mayence, Albert.

Hutten mit à profit tous les voyages auxquels l’appelait son service auprès de l’Electeur, pour former ou affermir la sainte ligue des humanistes contre les hommes obscurs. En décembre 1517, il se rendit à Paris, où il fut reçu avec une grande distinction. Il y fit la connaissance de Lefèvre d’Etaples, du secrétaire du roi, Guillaume Budée, des médecins Copp et Rueil, dont il emporta l’amitié. Ce fut sans doute sous l’impression de ce qu’il avait vu et entendu à Paris, qu’il écrivait de Mayence, le 3 avril 1518, en réponse à une lettre du comte de Nuenaar, qui lui envoyait un nouvel écrit de Hochstraten : « Plût à Dieu que tous ceux-là fussent confondus qui s’opposent à la renaissance des lettres et qui veulent fouler aux pieds la jeune pépinière de toutes les vertus. Quant à toi, reste fidèle à toi-même et à ton dessein. Je partagerai, sois-en sûr, tous tes labeurs, tous tes périls ; je n’épargnerai rien pour gagner à notre cause tous ceux qui pourront lui être utiles. Déjà beaucoup d’hommes importants sont avec nous… Les querelles mêmes qui s’élèvent entre les ennemis de la vérité et de la vraie religion hâteront leur ruine. Peut-être ne sais-tu pas encore que dernièrement, à Wittenberg, un parti s’est élevé contre les indulgences, tandis qu’un autre les défend avec acharnements. Les chefs des deux partis sont des moines : ils crient, ils hurlent, ils gémissent de leur mieux. On emploie beaucoup d’encre et de papier. Ils impriment des propositions, des conclusions, des corollaires. J’espère bien qu’ils vont se détruire les uns les autres. Ces jours-ci, je dis à un moine qui me racontait ces querelles : « Allez, dévorez toujours, pour que vous aussi soyez dévorés ! » Si l’Allemagne voulait m’en croire, elle se délivrerait de cette plaie rongeante avant de songer à attaquer les Turcs, quoique cela soit aussi bien nécessaire ; car, aux Turcs, après tout, nous ne disputons que l’empire, tandis que nous souffrons parmi nous des destructeurs des sciences, des mœurs et de la religion. » Deux ans plus tard, cette cause de Luther, dont Hutten parlait alors avec tant de mépris, devait devenir pour lui la plus sainte des causes.

s – De Hutten faisait allusion à la lutte engagée entre Luther et le dominicain Tetzel, chargé de la vente des indulgences en Allemagne.

Comme la diète impériale d’Augsbourg de 1518 tardait à s’ouvrir, Hutten, retenu à Mayence par son service, occupa ses loisirs à rédiger une Adresse aux princes de l’Allemagne, pour les exhorter à la croisade contre les Osmanlis. Passionné pour l’unité de l’Empire et désireux de l’affranchir de la tutelle despotique du saint-siège, il voyait dans cette guerre un moyen de relever le pouvoir impérial en concentrant autour de lui toutes les forces vives de l’Allemagne. Nulle occasion plus favorable ne pouvait se présenter.

Le sultan Sélim Ier, monté sur le trône en 1512, après avoir conquis le tombeau du Christ et ajouté l’Afrique à l’Asie déjà soumise, préparait l’asservissement de l’Europe. Deux flottes musulmanes occupaient la mer Ionienne, menaçant la Calabre et la Sicile, tandis qu’une troisième se rassemblait dans les ports de la Thrace. Sur terre, une armée de deux cent mille hommes venus d’Asie menaçaient la Hongrie et l’Allemagne. Devant cet immense danger, le pape avait pris l’initiative d’un appel à tous les princes de l’Empire. Hutten l’en remercie, mais il pense que Sa Sainteté aurait pu se dispenser de donner des conseils militaires à l’Allemagne, et de faire dresser par ses légats le plan de la campagne. L’empereur Maximilien et les princes en savent là-dessus, semble-t-il, plus qu’ils n’en peuvent apprendre des cardinaux romains. Le rôle de l’Église, en pareille matière, c’est de prier, à moins que les révérends prêtres ne soient disposés à retrancher un peu de leurs voluptés et de leurs flatteurs inutiles, et la curie romaine remettre à l’Allemagne l’argent des palliumst, grâces, dispenses et autres impôts ecclésiastiques qui l’épuisent. Jamais heure plus propice n’a sonné pour courir sus aux Turcs. L’Allemagne est prête. Jamais elle n’eut un empereur plus courageux. Des hommes, elle en regorge, au point qu’il y a danger pour elle dans les années mauvaises ; des armes, des chevaux, elle en a à profusion. Que lui manque-t-il donc ? Une seule chose, mais importante, mais indispensable, et dont le défaut rend tout le reste inutile. Ce qui manque à l’Allemagne, Hutten aura le courage de le dire, au risque de déplaire à quelques-uns ; c’est l’unité. Ses plus nobles enfants n’ont pas honte de la diviser, de la déchirer par leur ambition et leurs discordes. Ils se dévorent entre eux et ne s’entendent parfois que pour ruiner le petit et le pauvre, dont la patience commence à se lasser. La maladie qui a son siège dans la tête, gagne le corps tout entier. A l’exemple des princes, les chevaliers se mettent de la partie. On les accuse de brigandage, tandis qu’ils ne commettent, selon l’étendue de leurs moyens, que les crimes des grands. Aussi l’Empire en décadence voit-il se détacher de lui chaque année quelque province. Chose étrange, c’est la race la plus homogène, la plus pure de l’Europe, qui donne ce spectacle. Les autres peuples, Français, Anglais, Espagnols, de races mêlées, sont unis.

t – Le pallium est un ornement ecclésiastique que le pape envoie aux archevêques en signe de juridiction et que lui-même porte. C’est une bande d’étoffe de laine blanche, large de 5 centimètres environ, qui se met par dessus les vêtements pontificaux, entoure les épaules et pend par devant et par derrière à la longueur de 224 millimètres. Il est orné de croix noires, ou rouges, ou violettes. Il est tissu de la laine d’agneaux bénis et mis à part le jour de la fête de sainte Agnès (21 janvier) par les nonnes de Sainte-Agnès. Cet ornement rappelle sans doute la brebis que le bon Pasteur porta sur ses épaules.

La seule race restée pure est divisée, comme si les Germains n’étaient pas tous frères, comme s’ils n’étaient pas les membres d’un même corps, les branches d’un même tronc. La vraie cause de ce mal, c’est un désir effréné d’indépendance, une haine insensée de toute soumission. Personne ne veut plus obéir. L’Empereur, impuissant à établir la paix, est méprisé ; et l’Empire, ruiné par l’égoïsme, dépérit. Chacun de ses membres pris à part est fort cependant. Bavarois, Franconiens, Saxons, nobles, chevalier, vilains, tous sont braves ; mais ils semblent n’avoir de vertu que pour s’entre-déchirer, et parce qu’ils n’ont point de chef, ils sont sans puissance. Les Allemands sont de vigoureux athlètes, mais il n’y a pas un soldat parmi eux, et l’Allemagne est le champ clos où ils dépensent leur valeur à la ruine commune. Le seul remède, c’est de rendre à l’Empereur l’obéissance qui lui est due. Maximilien tient ses droits de Dieu qui a dicté son choix aux Electeurs ; il n’a pas besoin de plier le genou devant le pontife romain pour en recevoir les insignes. Il est le véritable successeur des empereurs romains d’Occident. Que les princes se souviennent qu’ils remplissent le rôle d’un sénat fier, mais obéissant ; les Allemands, qu’ils ont vaincu et remplacé le peuple le plus brave, mais le mieux discipliné de la terre. Il est temps d’inaugurer par une entreprise aussi noble, aussi nécessaire que la croisade, l’unité nouvelle de la patrie. Maximilien ne veut point soumettre l’Allemagne, il veut l’unir. Les princes ne peuvent rien sans lui ; lui, ne peut rien sans eux. Pour que l’Empire soit fort, il faut qu’il ressemble à la main, que les doigts libres, mais réunis, rendent plus puissante et plus habile… »

La diète d’Augsbourg se tint en présence du cardinal Thomas de Vio qui y déploya la pompe d’un légat pontifical. Il n’eut pas de peine à persuader l’Empereur de prélever sur ses sujets une forte somme en vue de la future croisade. Chaque cinquante propriétaires d’immeubles devaient fournir un homme, et pour leur entretien les ecclésiastiques devaient payer la dîme, et les laïques le cinquième de leurs revenus. Hutten ne prononça pas devant la diète le discours qu’il avait publié ; il ne le publia même qu’en en retranchant ses véhémentes sorties contre le saint-siège. Toutefois les princes n’accordèrent pas au légat la capitation qu’il réclamait, et ne votèrent pas la croisade contre les Turcs. Il faut peut-être attribuer quelque influence sur ce résultat négatif à un écrit anonyme : Contre la dîme, qui parut pendant la tenue de l’assemblée et que l’on a souvent attribué à Hutten. Dans tous les cas, il ne fut pas sans impressionner les membre de la diète, par son audacieuse franchise : « C’est, » s’écrie l’auteur anonyme, probablement le chanoine Frédéric Fischer, « c’est à une époque où l’avidité romaine sait tendre si habilement des pièges à la bonne foi allemande, que les princes ont besoin d’accord et de prudence. Aucune nation n’a été aussi souvent et aussi effrontément trompée. La croisade n’est qu’un prétexte pour faire du gain. Ce n’est point que l’argent soit beaucoup à regretter, mais c’est une honte de tromper en invoquant la religion qui défend toute tromperie. N’a-t-on pas inventé les indulgences pour bâtir l’église de Saint-Pierre ? Qu’on aille à Rome et l’on verra de nuit les pierres émigrer de la place de la cathédrale au palais du neveu du pape ; on y trouvera, occupés à construire l’église, deux ouvriers, dont l’un est infirme. Quel profit d’ailleurs a retiré l’Allemagne, depuis que, réduisant ses paysans à la misère, elle envoie en Italie ses ânes qui plient sous le poids de leur charge depuis qu’elle change son or en plomb pour avoir des palliums et des indulgences ? Ses mœurs en sont-elles plus pures, et les évêques mieux choisis ? La corruption romaine-, au contraire, ne les a-t-elle pas gâtés les uns et les autres ? … Vous voulez combattre le Turc ? Je loue votre idée ; mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas à Constantinople, ce n’est pas en Asie qu’il faut l’aller chercher ; c’est au delà des Alpes, c’est en Italie, à Rome. Trembleriez-vous sous les menaces des foudres pontificales ? Il n’y a qu’une seule foudre à craindre, celle du Christ ; mais méprisez la colère du Florentin ! »

Rentré après la diète au château de Steckelberg, dégoûté de la vie de cour qu’il a curieusement dépeinte dans son dialogue entre deux courtisans, Misaulus et Castus, Hutten imprima de nouveau son discours contre les Turcs, cette fois sans retranchements, et le dédia à tous les hommes libres de l’Allemagne. Dans sa préface, il fait entendre de sages conseils. La liberté comprimée pourrait bien quelque jour faire explosion et anéantir ses oppresseurs. Qu’on laisse un peu d’air et d’espace à la liberté allemande. Elle n’est pas exigeante et se contente de peu ; mais elle ne se laissera pas enchaîner complètement et emmener comme une esclave ! Plutôt que de subir cet excès d’ignominie, elle pourrait bien enfin s’indigner, et pour sauver quelque chose, tout prendre. La guerre des paysans, qui éclata peu d’années plus tard (1525), donna à ces paroles de Hutten la valeur d’une prophétie.

En l’année 1519, Hutten prit part à la campagne dirigée par la ligue de Souabe, contre le duc Ulrich de Wurtemberg. Désireux de venger l’affront fait à son cousin Jean par ce prince odieux, il revêtit l’armure du guerrier et chevaucha aux côtés du fameux condottière Franz de Sickingen, dont il devint dès lors un des plus intimes amis. Ulrich n’attendit pas pour fuir que l’armée de la ligue l’eût atteint, et livra son pays sans défense à ses adversaires. Rentré de cette campagne qui avait été plutôt une promenade militaire dans le beau pays de Wurtemberg, Hutten obtint de son royal patron, l’Electeur Albert, l’autorisation de quitter la cour, sans être pour cela privé de son revenu, et songea sérieusement au mariage. Il voulait vivre dans une ville et passer auprès de la femme de son cœur les années qui lui restaient sur la terre. « J’ai un grand besoin de repos, et quelque jour je le satisferai, » écrivait-il, à son ami Frédéric Fischer ; « mais pour cela il me faut une femme. Tu connais mon caractère ; je ne puis vivre seul, pas même de nuit. Il me faut quelqu’un auprès de qui je puisse me délasser de mes soucis et de mes travaux, avec qui je puisse rire, jouer, deviser gaiement, et détendre mon esprit aigri, mon cœur chagrin. Donne-moi une femme, cher Frédéric, et pour que tu saches comment je la désire, qu’elle soit jeune, belle, bien élevée et pudique ; qu’elle ait un peu de bien, pas beaucoup ; je ne tiens pas à la fortune. Quant à sa naissance, celle que Hutten épousera sera toujours assez noble. » Le chevalier semblait avoir trouvé l’objet de ses rêves, dans la personne de Cunégonde, fille de Jean Glaubourg, cousine d’un de ses amis ; déjà le 8 février son ami Cochlée entrevoyait son mariage comme prochain, lorsque, sans que nous puissions en préciser la cause, le rêve s’évanouit. Au moment où Hutten croyait toucher au port du repos, il était enveloppé par la tempête et lancé en pleine mer. Le port du mariage et de la paix ne devait plus se rouvrir pour lui ; et sa plume, qu’il aurait voulu consacrer aux lettres et aux muses, allait devenir une arme à deux tranchants pour combattre avec une nouvelle vigueur le grand adversaire de la patrie allemande, la papauté.

X

Peu de semaines après le retour de Hutten à Mayence, l’Empire passa des mains de Maximilien, qui venait de mourir (12 janvier 1519), dans celles du jeune archiduc Charles d’Autriche (28 juin 1519) roi d’Espagne et de Naples. L’Electeur Albert et le chevalier François de Sickingen avaient activement collaboré à cette élection, tandis que Léon X et ses légats avaient cherché à placer François Ier sur le trône d’Allemagne. On espérait donc, dans les rangs des humanistes, que le nouvel empereur appuierait leurs efforts pour affaiblir l’autorité pontificale, et que le moment était venu d’engager une lutte définitive contre l’éternel adversaire. De toutes parts, princes, savants et évêques encourageaient Hutten à se jeter courageusement dans la mêlée et à venger la patrie allemande de toutes les hontes qu’elle avait souffertes. Le chevalier hésita quelque temps ; puis jugeant que c’était son devoir de répondre à l’attente de ses amis, malgré les pleurs de sa mère, il poussa son cri de guerre et annonça aux siens sa résolution de ne vivre plus désormais que pour l’affranchissement de l’Allemagne. « Je prépare, écrivait-il, les plus véhéments, et les plus audacieux des libelles qui aient encore été lancés contre les sangsues de Rome ; … je regrette de n’oser accepter Luther pour compagnon dans cette œuvre à cause du prince Albert qui s’imagine être en cause dans cette affaire. » Sur la proposition de Léon X, Albert s’était en effet chargé de la vente des indulgences dans ses diocèses, ce qui lui avait attiré de sérieuses réclamations de la part du Réformateur.

[Albert devait garder la moitié du revenu net de la vente et transmettre l’autre au pape. Pour simplifier les opérations, il remit l’affaire aux mains des Fugger, fameux banquiers d’Augsbourg, qui avancèrent à Léon vingt mille florins. Des commis de cette maison accompagnaient partout les vendeurs d’indulgence pour surveiller les coffres, qui ne pouvaient être ouverts hors de leur présence, tant on se méfiait des moines chargés du trafic. — Luther écrivit à l’archevêque, le 51 octobre 1517, le jour même où il affichait ses fameuses thèses, pour le supplier de mettre un terme à l’impudent trafic de Tetzel. L’archevêque ne lui répondit naturellement pas. Il avait un trop grand besoin d’argent pour se priver d’une si bonne aubaine. Les trois derniers palliums envoyés par le pape aux archevêques qui, en 1505, 1508 et 1515, s’étaient succédé sur le trône épiscopal de Mayence avaient coûté trente mille florins. Il fallait payer cette grosse dette qui pesait sur les finances de l’électorat.]

Hutten débute, dans cette seconde phase de sa lutte avec Rome, par deux dialogues peu importants, la Fièvre (Febris prima), et la Fortune. Dans le premier dialogue, il recommande à la Fièvre qui convoitait la maison de quelque gros mangeur pour auberge nouvelle, l’hôtel voisin occupé par un Romain, le légat pontifical Cajetan, venu tout exprès pour troubler l’Allemagne. Nul ne saurait mieux faire son affaire. Cajetan couché dans la pourpre, mange dans l’argent et boit dans l’or. Il vit si délicatement, qu’à son sens il n’est pas un Allemand qui puisse se vanter d’avoir un palais. Rien ne lui convient en Allemagne, ni les perdrix ni les grives, qui ne ressemblent point à celles d’Italie. En avalant le vin du Rhin, il pleure de regret en pensant à celui de son pays. La Fièvre refuse de s’aventurer dans l’hôtel du légat. En approchant de sa porte, elle a entendu un grand bruit. C’étaient les laquais qui, après leur repas, réclamaient du pain, parce qu’ils mouraient de faim. Hutten lui indique alors la demeure d’un chanoine revenu depuis peu d’Italie et qui vivait grassement. — La Fièvre s’y rend, et, trouvant l’homme à sa guise, s’établit chez lui pour quelque temps.

Le dialogue intitulé Fortuna semble être un écho des luttes qui se livrèrent dans l’âme de Hutten, au moment de renoncer à la vie tranquille qu’il rêvait après tant de fatigues. Après avoir demandé à la déesse une femme jeune et belle et quelques milliers d’écus, il entame avec elle une discussion sur la Providence. Hutten ne croit pas que le monde soit livré à l’aveugle hasard. Il a confiance dans la prière et dans l’effort de la volonté humaine. Il ne pense pas que le travail demeure sans récompense. Hutten ne demandera pas les biens de la terre ; il demandera seulement au Christ une âme saine dans un corps sain.

Peu de temps après la publication de ces deux dialogues, il en composa un troisième qui devait faire suite à celui sur la Fièvre, sous le titre de Febris secunda. Très remarquable au point de vue de la forme, il l’est plus encore par la finesse avec laquelle il développe les inconvénients du célibat ecclésiastique, et l’habileté qu’il met à dévoiler les misères des attachements clandestins de la majorité des prêtres de son temps. Hutten laisse de côté le point de vue littéraire et théologique, pour s’attacher au côté moral de la question. Il analyse avec une crudité de langage et une liberté d’expressions que nous ne saurions reproduire les mœurs déchues du clergé, il montre, dans ces attachements clandestins, d’une part l’impudence sans limite, l’humeur querelleuse, la jalousie arrogante ; de l’autre, la passion craintive, le soupçon, la prodigalité forcée, l’abaissement moral, la misère et le déshonneur. Hutten attribue à la paresse et aux richesses mal acquises ces hontes ecclésiastiques. Que l’Allemagne diminue ou supprime ces prébendes ; qu’elle renvoie aux champs ces prêtres oisifs ; qu’elle les contraigne à gagner leur pain à la sueur de leur front, et elle obtiendra des pasteurs honnêtes et rangés. Puisse une famine survenir, et le cultivateur, l’artisan, ne toléreront plus que des bouches gourmandes et inutiles dévorent le fruit de leur labeur ! Ils les balaieront, comme d’un champ on enlève les ronces et les épines. Les princes allemands ne sauraient pas mieux employer les richesses de l’Église qu’à des guerres honorables et à favoriser la culture des sciences, et des lettres. L’Empereur Charles tolérera-t-il que ces goinfres maîtrisent les princes et les peuples ? Sans doute que, par une action hardie, il s’attirera la colère de ces ventres alourdis, mais sera-t-il homme à reculer, lorsqu’il s’agit de si patriotiques desseins ? Hutten ne demande pas qu’on les détruise, mais qu’on ramène au service des autels ces ecclésiastiques indignes qui font de la religion le plus vil des métiers. C’est Rome qu’il faut d’abord débarrasser de ces souillures ; car c’est de Rome qu’elles se répandent sur toute la chrétienté.

L’examen attentif des plaies de l’Église auquel Hutten s’était livré pour la rédaction de ces écrits, en même temps que l’étude de la Bible, qui depuis quelque temps l’attirait, lui firent concevoir pour Luther et son œuvre une estime qu’il n’avait point eue jusque-là. La dispute de Leipzig (juin 1519), entre Eck et le Réformateur, lui avait fait voir qu’il ne s’agissait pas à Wittenberg d’une simple querelle de moines, et, sans qu’il s’en doutât, Luther et la Réforme prirent dans son esprit la place centrale qu’y avait occupé Reuchlin et l’humanisme. Se trouvant auprès de Sickingen en janvier 1520 il l’intéressa à l’adversaire de Eck, et lui montra dans l’habile lutteur l’homme honnête dont l’Allemagne avait besoin pour sa délivrance. Un échange de lettres ne tarda pas à s’établir entre Hutten et Mélanchthon, car, par condescendance pour l’archevêque Albert, Hutten n’osait s’adresser directement au Réformateur. Il annonce au professeur de Wittenberg la publication prochaine de pamphlets contre les obscurantistes ; il espère qu’ils lui plairont ainsi qu’à Luther. Au cas où quelque danger menacerait les deux amis, François de Sickingen leur offre un abri dans sa forteresse de l’Ebernburg. Cet appui dont Luther n’eut pas besoin, l’encouragea cependant à oser davantage dans sa lutte avec la papauté.

Hutten acheva au château de Steckelberg, où il avait monté une imprimerie, les écrits annoncés à Mélanchthon. Le 13 février 1520, il dédiait au chevalier Sébastien de Rotenhau son Vadiscus ou la Triade romaine, « ce formidable pamphlet, » comme l’appelle un de ses biographes. « Jamais, dit Meiners, on n’a représenté en traits plus vifs et plus vrais les abus inouïs et la corruption de l’Église, les infamies de la cour de Rome, les vices qui de là descendaient sur le monde entier, les exactions intolérables exercées, surtout en Allemagne, les insultes qui les rendaient plus intolérables encore, la patience excessive des princes et des peuples, et l’inévitable nécessité d’une révolution violente. Quiconque veut savoir ce que la papauté a osé, ce que nos aïeux ont toléré, doit lire ce livre. Personne ne le déposera sans bénir son auteur, sans être animé des sentiments qui l’ont inspiré, sans reconnaître qu’un tel état de choses ne pouvait se supporter plus longtemps et qu’il fallait le changer à tout prix. » — « Je ne te dirai pas que ce livre est bon, » écrivait Hutten au chevalier de Rotenhau, « car il traite d’un sujet détestable. Et pourtant je suis peut-être en droit de le louer à cause de la vérité qu’il contient et de la liberté avec laquelle il l’exprime. Je ne me suis jamais autant plu que dans cet ouvrage : notre liberté était enchaînée par les papes, je l’affranchis. La liberté était bannie de notre patrie, je l’y ramène. Je ne demande aucune récompense publique ; je ne ne demande qu’une chose : l’appui des honnêtes gens, si je suis persécuté. »

Le manifeste de Hutten contre Rome parut en avril 1520. Il précéda donc de quelque temps, la lettre de divorce de Luther avec la papauté : sa Captivité de Babylone.

Vadiscus, ou la Triade romaine, est un dialogue dont la scène se passe à Francfort-sur-le-Mein. Les interlocuteurs sont Hutten et l’un de ses anciens amis, Ehrenhold, avec lequel il avait séjourné autrefois en Italie. L’entrée en matière est un poétique éloge de la « ville dorée » de Mayence, au doux ciel, à l’air pur, assise au confluent de deux fleuves, qui lui apportent les nouvelles de toute l’Allemagne. Interrogé par Ehrenhold sur ce qui se passe de nouveau dans la ville épiscopale, Hutten lui raconte d’abord la fin d’un riche et avare curé de Cologne ; puis il lui rapporte qu’ayant dernièrement donné à publier à son imprimeur cinq livres nouveaux de Tacite, sortis des presses romaines, celui-ci avait refusé de le faire, prétextant une bulle de Léon X qui interdit la réimpression de ce livre pendant l’espace de dix années. Ainsi, voilà l’Allemagne qui se procure avec tant de peine les livres d’Italie, forcée de renoncer à lire l’auteur qui a parlé d’elle avec le plus d’éloge, parce qu’il plaît au pape de conserver un monopole à son imprimeur ! En vain, Hutten a essayé de convaincre son éditeur, en lui demandant quelle serait sa pensée si Rome un beau jour interdisait aux Allemands la culture de la vigne et l’extraction de l’or. La présence et les menaces du légat l’ont terrifié au moment où il allait céder. Mais Hutten a confiance dans l’avenir. Un souffle de liberté se fait sentir. Les plus nobles et les plus sages supportent avec le plus de peine les exactions des ignorants et corrompus romanistes et les injures qu’ils ajoutent à leurs violences. Les choses en sont arrivées à ce point qu’elles ne peuvent plus être tolérées. « Tu ne saurais croire, continue Hutten, l’indignation, la colère de nos princes, quand à Augsbourg, en pleine diète, Cajetan, un de ces cardinaux a latere, s’est écrié, à la vue de la pompe magnifique déployée par nos princes ecclésiastiques : « Quels beaux palefreniers nous avons à Romeu ! » Seul, toutefois, j’ai murmuré tout haut ; mais ce n’était vraiment que justice de triompher de nous, après nous avoir ainsi soumis ! — Aucun peuple n’est méprisé à Rome aussi généralement et aussi visiblement que nous Allemands, parce que, par une piété excessive et mal entendue, nous nous laissons escroquer par ces indignes Romains ce que leurs fiers ancêtres n’ont pu nous enlever par les armes. Jeunes et vieux, hommes et femmes, clercs et laïques, nobles et vilains, enfants, marchands, valets, et pour tout dire jusqu’aux juifs eux-mêmes, ces esclaves de toutes les nations, se moquent de notre sottise et nous poursuivent de leurs épigrammes. Dans plusieurs contrées de l’Allemagne, l’impudence des vendeurs d’indulgences et des légats a fini par ouvrir les yeux même au peuple. Combien, par exemple, ne s’est-on pas indigné à Francfort contre ces légats qui vendaient à des milliers de personnes la permission de boire du lait et de manger du beurre les jours d’abstinence, et ne rougissaient pas de se faire servir toute espèce de viandes, sous prétexte que le poisson d’Allemagne leur faisait mal ! Cependant il en est encore beaucoup qui ne veulent pas voir les crimes des romanistes et leur impudence. Il faut donc crier, avertir, accuser et frapper jusqu’à ce que tous comprennent. Je sais bien que cela ne peut pas se faire sans péril ; mais quelle grande chose s’est jamais faite sans péril ? Il faut écrire et dire la vérité. Nos adversaires n’aiment pas nous voir écrire. Raison de plus pour nous de redoubler de zèle, et, par nos paroles et par nos livres, de mettre la vérité sainte au grand jour. C’est avec une constance pareille que le Christ n’a cessé de s’élever contre les princes des prêtres, les scribes et les pharisiens. Il nous faut marcher sur ses traces contre ceux qui font des choses sacrées un objet de gain, qui substituent les préceptes de l’homme à la doctrine du Christ, changent la vérité de Dieu en mensonge et prêchent l’asservissement à la créature au lieu de l’obéissance au Créateur ; méchants, dans l’enseignement comme dans la pratique, qui sont entrés dans la bergerie, non comme des pasteurs, mais comme des loups, qui ont laissé la voie du Christ, voie de mansuétude et de miséricorde, pour choisir celle de la terreur et de la damnation, et nous ont ravi, par la promesse de biens futurs dont ils n’ont pas la disposition, les biens présents qu’ils enviaient ! … Si nous ne pouvons pas accomplir nous-mêmes cette grande entreprise, nous éveillerons peut-être des esprits plus heureux qui parviendront à tirer la chrétienté de sa léthargie et à la soulever contre les oppresseurs. L’Allemagne ne saurait mieux mériter de l’Église tout entière et du Christ lui-même qu’en coupant court une bonne fois à toutes ces exactions et en laissant mourir de faim tous ces copistes, tous ces protonotaires. Plus dangereux que les Turcs, ils trafiquent du Christ, de ses autels, de ses sacrements et du ciel lui-même. Tu pourrais aisément t’en convaincre, mon cher Ehrenhold, si j’avais le temps de te raconter tout ce que j’ai appris sur Rome et sur la cour pontificale par un certain Vadiscus, qui en est récemment revenu. »

u – Des prélats allemands remplissaient parfois ce métier à la cour papale.

Ehrenhold persuade aisément son interlocuteur de lui répéter ce qu’il a entendu, et Hutten le fait à peu près ainsi : « Trois choses maintiennent le renom de Rome : la Puissance du pape, les reliques et les indulgences. Trois choses sont rapportées de Rome par ceux qui y vont : une mauvaise conscience, un estomac gâté et une bourse vide. Trois choses, par contre, ne se trouvent pas à Rome : la conscience, la religion et la sainteté du serment. Les Romains se rient de trois choses : la vertu des ancêtres, la papauté de saint Pierre et le jugement dernier. Trois choses sont en abondance à Rome : le poison, les antiquités et les places vides. Trois choses y manquent complètement : la simplicité, la modération et la loyauté ! Les Romains vendent publiquement trois choses : le Christ, les dignités ecclésiastiques et les femmes. Ils ont horreur de trois choses : du concile général, de la réforme de l’Église et des progrès des lumières en Allemagne. Trois choses peuvent guérir Rome de tous ses vices : la disparition de la superstition, la suppression des offices romains et le renversement de toute l’organisation de la curie. Trois choses sont très prisées à Rome : les jolies femmes, les beaux chevaux et les bulles du pape. Trois choses sont très communes à Rome : la volupté, le luxe et l’orgueil. Les pauvres mangent trois choses : des choux, des oignons et des aulx ; et les riches : la sueur du pauvre, les biens escroqués et les dépouilles de la chrétienté ! Rome a particulièrement trois sortes de citoyens : Simon le magicien, Judas Iscariote et le peuple de Gomorrhe. Les cardinaux traînent d’ordinaire à Rome trois queues derrière eux : celle de leur robe avec laquelle ils balaient la poussière et aveuglent les yeux ; une bande de voleurs, d’assassins et d’empoisonneurs ; enfin leurs grâces et leurs dispenses, avec quoi ils balaient tout. Trois choses ne rassasient jamais les Romains : les palliums des évêques, les annates et les mois pontificaux. Chaque année ils en veulent tirer davantage. Le prix du pallium dans l’archevêché de Mayence, par exemple, a été doublé, sans compter les présents à faire à celui qui écrit la bulle, à celui qui pose le sceau, à celui qui confectionne le manteau. Un vieillard de Mayence a vu passer huit évêques ; aussi l’électorat est-il épuisé, et le peuple redoute-t-il la mort de l’Electeur, moins par l’amour qu’il a pour lui, que par la crainte d’être de nouveau mis à contribution ; car, en fin de compte, lorsque l’évêque est ruiné, il faut que le peuple l’entretienne et finisse par payer.

[On désigne sous ce nom d’annate le revenu annuel, ou, plus exactement, une certaine portion du revenu annuel d’un bénéfice vacant, redevable au saint-siège. Dès le sixième siècle, les canons de l’Église autorisaient les évêques et les abbés à percevoir la moitié ou même la totalité du revenu de la première année des bénéfices qu’ils conféraient aux prêtres ordonnés par eux. A mesure que la papauté confisquait à son profit le droit de l’ordination épiscopale, elle réclama aussi celui de percevoir les annates de tous les bénéfices vacants. En Italie, en Allemagne et dans d’autres pays, ce droit leur fut accordé dès le quatorzième siècle ; en France, elle le reçut par le concordat conclu à Bologne, en 1516, entre François Ier et Léon X. Les efforts des conciles de Constance et de Bâle, pour réformer cet abus et remplacer les annates par un subside fixe, restèrent infructueux. Ce n’est que de nos jours que le saint-siège s’est vu contraint de renoncer à ce privilège.]

Il y a trois choses qui minent l’Allemagne : les confirmations, les manteaux et les annates. Si lucrative que soit l’élection ecclésiastique, le saint-siège ne l’a pas toujours respectée. Trois inventions lui ont servi à l’éluder : les grâces expectativesv, les réserves mentales (reservatio pectoralis), et les mois romains. En divisant l’année en mois ordinaires et en mois romains, selon qu’ils sont laissés à l’élection ou réservés au pape ; en délivrant d’avance la promesse de succéder à tel bénéficiaire encore vivant, ou en déclarant s’être réservé in petto le choix du successeur de tel autre bénéficiaire mort (réserve mentale), le saint-siège trouve moyen de livrer chaque année, — à bon compte s’entend, — les biens donnés à l’Église par la piété de nos pères, à je ne sais quels Romains perdus, ou à des Allemands serviles, docteurs ignorants, parés de diplômes achetés qui ont longtemps étrillé à Rome la mule du pape ou celles des cardinaux.

v – Ces grâces expectatives étaient des brevets de survivance à un bénéfice spécifié. Quelquefois aussi ces grâces ne portaient aucune désignation particulière et donnaient droit au premier bénéfice vacant à la collation de tel on tel dignitaire ecclésiastique déterminé.

[« Ce serait, » écrivait Jacques Wimpheling, l’un des hommes les plus pieux et l’un des esprits les plus distingués de la fin du quinzième siècle, « ce serait une mesure salutaire et un grand honneur pour les souverains pontifes, si les jeunes gens qui ont négligé leurs études n’étaient admis ni au doctorat ni au sacerdoce et qu’on ne leur confiât ni les dignités de l’Églises ni les paroisses considérables ; si avec ceux qui ont exercé les métiers les plus vils, on laissait arriver aux postes importants les hommes versés dans les lettres divines et humaines ; si, contre toute justice et contrairement aux décrétales, on n’excluait pas des églises cathédrales les hommes les plus instruits qu’on y avait admis auparavant. C’est en eux, et non dans les enfants, les porteurs de contraintes, les muletiers, que les souverains pontifes trouveraient des coopérateurs utiles pour faire cesser les schismes et détruire les scandales, soit par la prédication, soit au tribunal de la pénitence… Ce n’est pas seulement en faisant le métier de valet sur les bords du Tibre que l’on peut servir la sainte Église romaine et les souverains pontifes ; ici, au nord, ceux qui cultivent la théologie et le droit canon peuvent aussi leur être de fidèles et utiles serviteurs. Si on les employait, l’Église et l’Etat y gagneraient ; car, si les hommes savants et pieux n’étaient pas exclus des bénéfices et que ceux-ci fussent répartis entre un grand nombre de prêtres au lieu d’être concentrés entre les mains de quelques-uns, les souverains pontifes et les empereurs compteraient plus d’intercesseurs auprès de Dieu » (L’abbé Dacheux, Jean Geiler. Paris, 1876, p. 125-125).]

Les six mois qui avaient été donnés au pape en cas de vacance d’un bénéfice se sont de même élevés à un an. Et cela ne leur suffit pas. Ils tiennent marché public des bénéfices et ne se font pas faute de les vendre à la fois à deux ou trois compétiteurs. Qu’ils aient ou non les qualités requises par les canons, qu’importe ? Les dispenses suffisent à tout : elles font d’un enfant et d’une femme un homme majeur. Les Romains pèchent sans dispense, mais ils vendent aux autres la remise de leurs péchés. Rien ne leur est plus désirable qu’une perversité dont ils tirent profit. Quoi donc d’étonnant, que des hommes de tous pays accourent à Rome, non seulement par respect pour le nom romain, mais attirés par les appâts du gain et d’une vie dissolue. Toutefois, si l’on veut obtenir quoi que ce soit à Rome, il faut se munir de trois choses : l’argent, les recommandations et le mensonge. Trois choses peuvent suppléer à l’argent : la beauté du corps, la corruption de l’esprit et la patience de l’un et de l’autre. Trois choses seulement peuvent ramener Rome au bien : l’énergique volonté des princes, l’impatience des peuples et les armes des Turcs. Si les chrétiens sont impuissants à dompter cette sentine de corruption, je voudrais que les Turcs s’emparassent de Rome et que, épargnant le pauvre peuple, ils passassent au fil de l’épée ceux qui, non contents de se perdre eux-mêmes, pourrissent encore l’Église tout entière. Toutefois il n’est pas nécessaire de retrancher tout à fait la tête de l’Église. Il suffit d’en extirper les parties corrompues ; opération douloureuse cependant, et qui ne se fera pas sans violence. Quand la tête sera foncièrement guérie, le corps se portera bien. Les prêtres, moins nombreux et moins riches, vivront plus saintement ; ils préféreront épouser d’honnêtes femmes, à se livrer à d’infâmes concubines. Cette réforme indispensable a toujours failli par la négligence des princes, par la superstition des peuples et par l’ignorance de tous. C’est pourquoi il est temps d’en finir. Ne souffrons pas davantage, que Rome nous opprime par une fausse apparence de sainteté ; qu’elle nous impose, comme des lois infaillibles de l’Église, les bulles que le pape fabrique en société de quelques favoris, et qu’elle nous dépouille au moyen de ses indulgences, de la guerre des Turcs et des exactions de ses légats. Les successeurs de Pierre doivent pêcher, mais des âmes et non de l’or ; car quelle communion existerait-il entre Christ et Bélial ! Le Christ a dit : « Bienheureux les pauvres, car le royaume des cieux est à eux. » Les papes, au contraire, et leurs mercenaires crient aussi fort qu’ils peuvent : « Le royaume des cieux est aux riches ; » car le pape et ses agents vont partout prêchant qu’on participe d’autant plus au royaume des cieux qu’on achète plus d’indulgences… Au commencement il fallait au moins les aller chercher en Italie ; mais, comme le nombre de ceux qui faisaient le pèlerinage était trop petit, le trésor les a bientôt mises à notre portée, et les moines mendiants, ces suborneurs d’enfants et de femmes, s’en sont fait les courtiers entre Rome et nous. C’est en vain qu’ils ne veulent point que nous traitions tout cela de vente, et prétendent qu’ils délivrent aussi des indulgences aux pauvres sans rien recevoir. Qui ne sait que les pauvres n’ont de confiance que dans les indulgences achetées ? Qui n’a vu les femmes surtout dociles à la voix de leurs directeurs, piller leurs maris, frauder leurs enfants et faire maison nette pour se procurer ces précieux papiers ! Comme si ce n’était pas assez pour elles de garder leur vertu de femme, d’élever honnêtement leurs enfants et de conserver la concorde dans le ménage. Mais non, mieux vaut voler pour acheter une indulgence. Ce n’était encore là que détourner, vicier la miséricorde divine ; mais quelle est cette nouveauté d’exempter les riches de la règle commune ? Quelles sont ces dispenses, ces relaxations accordées à prix d’argent ? Bien plus, quelles sont ces permissions et facultés de pécher, qui ne se contentent pas de soustraire le chrétien à l’obligation d’observer la loi, mais donnent aussi l’autorisation de la violer ; denrées précieuses qui n’innocentent pas seulement le passé, mais absolvent l’avenir ; qui n’effacent pas seulement l’injure, mais autorisent l’offense ? C’est une étrange contradiction de faire une loi et de vendre le pouvoir de la violer. Ou la loi est mauvaise, ou la dispense est mauvaise. C’est ainsi que les contrats sont brisés, les alliances dissoutes, les vœux relevés, les serments rompus, la foi violée, et tout ce qui est contre Christ permis, autorisé à beaux deniers comptants. Trois denrées spirituelles emplissent le trésor pontifical : les pardons, les dispenses et les facultés ; trois instruments servent cette avarice : la cire, le parchemin et le plomb…

Telle est la source impure d’où découlent sur toute la nation allemande la détresse, la corruption et la misère ; et tous les peuples ne s’entendraient pas pour la tarir ! Ils ne viendraient point par terre et par eau, avec le fer et avec le feu ! O Rome, la chrétienté tout entière a les yeux sur toi ; ce que tu fais paraît à tous honnête et légitime. C’est pourquoi la corruption a tout corrompu. Tu as amassé, comme dans un réservoir, les dépouilles de l’univers entier et tu les as données à dévorer à une nuée de parasites. Ils ont d’abord sucé notre sang, puis ils ont mangé notre chair ; ils en sont venus jusqu’à sucer la moelle de nos os, et ils ne sont pas encore rassasiés ! Et les Allemands hésiteraient à prendre les armes ! Là sont les ravisseurs de notre patrie ; nous faisons les frais de tous leurs vices. Avec l’argent qu’ils nous dérobent, ils entretiennent leurs chiens, leurs chevaux, leurs courtisanes. Nous payons la pourpre qui les vêtit, les palais de marbre qui les logent. Et maintenant ils nous menacent, ils nous violentent, ils nous défendent d’hésiter, de murmurer devant leurs intolérables exactions. Ils veulent, avec notre argent, notre honte et nos sourires. Quand donc aurons-nous des yeux pour voir notre humiliation et notre ruine, des bras pour les venger ? … Arrière, Rome ; arrière toi qui as perdu la foi du Christ ; arrière, indignes successeurs des apôtres ; plus dangereux que le Turc, c’est avec notre or que vous avez assiégé le temple, et maintenant votre avarice y règne en maîtresse, et fait du sanctuaire de la prière une caverne de voleurs. Si le Christ revenait, il vous chasserait plus honteusement qu’autrefois les marchands du temple, car ceux-là ne se livraient qu’à un commerce profane, mais vous, vous vendez le Saint des saints ! … »

XI

En même temps que la Triade romaine, qui eut un grand retentissement en Allemagne, et jusqu’à Rome, et valut à Hutten les colères pontificales, il publia un autre dialogue intitulé les Spectateurs (Inspicientes). Dans cette satire où l’esprit grec se marie à l’esprit allemand, et rappelle la manière de Lucien, le chevalier fait une fidèle peinture des discordes et des oppressions de l’Empire et dirige ses attaques contre le légat du pape Cajetan venu à Augsbourg pour obtenir un nouveau tribut de la diète. Les interlocuteurs sont le Soleil, son fils Phaéton, conducteur de son char et le légat Cajetan.

Déjà le Soleil est arrivé au sommet de sa course, et tandis que ses chevaux se reposent, il invite Phaéton à examiner ce qui se passe sur la terre. Un grand bruit qui se fait en Allemagne attire leurs regards sur cette contrée. Des hommes armés ou sans armes se pressent vers un même lieu, où les uns mangent et boivent à leur aise, tandis que d’autres discutent avec un grand sérieux. Ce lieu, c’est Augsbourg, où se tient la diète de 1518. Le Soleil, grâce à sa vieille expérience, est très au courant des faits et gestes des mortels ; mais Phaéton, jeune encore, a besoin de l’enseignement de son père. Il est fort surpris que des hommes réunis en assemblée solennelle boivent avec si peu de modération… Mais voici une procession de personnages vêtus de pourpre et d’hermine que la foule suit à longs flots. Le légat Cajetan marche en tête ; son visage, son port, tout en lui annonce l’onction et la piété. D’où vient donc que le peuple le regarde de travers ? C’est que, sous prétexte de la guerre contre les Turcs, le légat est venu demander la dîme des biens de l’Allemagne, et que le troupeau se lasse d’avoir un pasteur qui ne songe qu’à tondre ses brebis et non à les faire paître. Aussi Cajetan a-t-il l’air embarrassé. Il est venu les poches bourrées d’indulgences et de dispenses. — « Pour la première fois, » dit le Soleil à Phaéton, « il s’en retournera la bourse vide au grand effroi de la ville sainte, qui n’aurait jamais attendu de ces barbares chose semblable. Barbares en effet, on appelle à Rome tous les autres peuples et en particulier les Allemands, chez qui cependant les bonnes mœurs, la loyauté, la pudeur, la constance fleurissent encore. Bien plus civilisés sont les Italiens, pleins de luxe, légers comme des femmes, et chez qui la ruse et la malice ont remplacé toute bonne foi. Plut à Dieu qu’à leurs autres vertus, les Allemands ajoutassent la sobriété ! Ces barbares du Nord seraient bien préférables aux peuples le plus civilisés, si leurs repas ne ressemblaient à ceux des Centaures et des Lapithes. Ces hommes ont-ils de l’intelligence ? demande Phaéton. — Oui, répond le Soleil ; ils ne connaissent encore ni les médecins, ni les avocats ; inoffensifs et invincibles à la fois, pacifiques et belliqueux, ils seraient les prémices de la terre s’il ne pratiquaient trop fidèlement leur fameux proverbe : « Le soir boire et le matin délibérer. » Chez ces barbares le commerce est exempt des fraudes et se fait à la face du soleil. Dans l’Italie civilisée, l’ambition, l’envie, la haine, engendrent la fraude, arment chacun du poignard ou du poison, et font régner partout la méfiance et la terreur… Le peuple le plus pur et le plus fort a cependant été livré jusqu’à ce jour à la faiblesse et à la ruse de l’autre ; et il n’est pas encore sûr que le cardinal Cajetan se résigne et n’invente pas quelque supercherie nouvelle pour tromper la bonne foi de l’Allemagne. L’état des choses ne s’y prête que trop. L’empereur Maximilien, ce vieillard que tu vois là bas, n’inspire plus ni respect, ni crainte ; les princes, ennemis de l’obéissance, veulent gouverner et s’en montrent incapables.

Au-dessous des princes et de la haute noblesse, se regardent avec la même haine la chevalerie dans les campagnes et la bourgeoisie dans les villes ; l’une, rude, brave et pauvre, dispersée dans ses châteaux selon la vieille coutume germaine, mais fidèle gardienne de l’antique loyauté, ennemie des mœurs étrangères, tout occupée de chasse et de guerre, souvent même de brigandage ; l’autre, paresseuse, enrichie, infidèle à la vieille simplicité qui proscrivait les denrées exotiques, les vêtements précieux et l’or étranger, avide de ces délicatesses et de ces superfluités lointaines qu’importent en Allemagne la corruption et l’oisiveté, exclusivement livrée à l’échange de ses propres richesses contre celles d’autrui : deux classes très bien représentées, la première par Franz de Sickingen, la seconde par les Fugger, ces banquiers insatiables dont la richesse surpasse celle des rois, et dont l’inimitié infecte et ensanglante toutes les routes.

Mais le plus grand mal de l’Allemagne, c’est le nombre, la richesse, l’influence, la corruption du clergé et des moines, naturels alliés du pape contre ses rivaux. Il y a presque autant de pasteurs que de brebis, et plus de la moitié de l’Allemagne leur appartient. Tandis que les moines se rendent maîtres de la conscience du peuple par la confession, et de sa bourse par l’absolution, les chefs de l’Église, archevêques, évêques et abbés oisifs, efféminés, oublieux de leur mission sainte, sacrifient à la gourmandise et à la volupté. Pour que l’Allemagne redevienne une et forte, il faut qu’elle amende ses mœurs et que les marchands et le clergé donnent l’exemple. »

Tandis que le Soleil et Phaéton s’entretiennent ainsi des misères des mortels, ils s’aperçoivent qu’un homme est sorti de la procession et les regarde avec colère. C’est le légat du pape qui reproche au Soleil de ne l’avoir point suffisamment réchauffé en Allemagne, comme il le lui avait pourtant ordonné à son départ d’Italie. Il n’a pas daigné dissiper les nuages, comme s’il ne savait pas que le pape, et par conséquent son légat, a le droit de lier et de délier dans le ciel et sur la terre, selon son bon plaisir ! — « Désormais, s’écrie Cajetan, à mon premier signe de briller, tu devras le faire avec plus d’éclat et de splendeur que jamais ! … — Le Soleil : Que dis-tu, légat ? est-ce à moi que tu parles ? — Cajetan : A toi ; comme si tu n’avais pas conscience de la grandeur de ta faute. — Le Soleil : En vérité aucune, à moins que tu ne me révèles le mal que j’ai fait. — Cajetan : Quoi ! tu ignores que depuis dix jours tu ne m’as pas montré un seul de tes rayons, t’enveloppant à plaisir de nuages, et dérobant la lumière au monde ! » — Le Soleil prétexte alors l’indiscrétion des astrologues. Cajetan s’emporte : — « Préférer obéir à des astrologues plutôt qu’au légat du pape ! » — Le Soleil ignorait qu’il dût obéir à un homme mortel. — Cajetan s’indigne encore davantage et ordonne au Soleil de se confesser. — « Si je le fais, demande le Soleil, que m’arrivera-t-il ? — Eh bien, reprend le légat, je t’imposerai quelque pénitence, plusieurs jours de jeûne, ou un travail, ou un pèlerinage, ou des aumônes, ou quelques coups de verges pour expier tes péchés. — Le Soleil : C’est bien dur ; et après, que me donneras-tu ? — Cajetan : Je te donnerai l’absolution, et tu seras pur comme avant. — Le Soleil : Peste, tu donnerais de la lumière au Soleil ? — Cajetan :Certainement, en vertu du pouvoir que m’a conféré Léon X. — Le Soleil : Balivernes que cela ! Crois-tu qu’il y ait, même sur la terre, un mortel assez stupide pour te croire ? Prends un peu d’ellébore, mon ami tu me parais déraisonner. — Cajetan : Déraisonner ! je t’excommunie pour avoir parlé si irrévérencieusement à un légat du pape. » — Phaéton veut venger son père de cette injure, mais le Soleil lui conseille de n’en rien faire. Cajetan est malade ; de là son emportement. Il est malade d’avarice et de rage de ce que les Allemands ne veulent pas remplir sa bourse. Mais il va l’apaiser. — Le Soleil : « Saint-Père, me condamnerais-tu sans m’entendre ? — Cajetan : Oui, c’est l’usage du pape et de ses légats. — Le Soleil : Tu n’auras donc pas compassion de moi ? — Cajetan : Bien, voilà comme on doit parler. De nouveau je t’ordonne de luire pendant tout le temps de mon séjour en Allemagne. »

Le Soleil explique alors au légat qu’il avait cru lui rendre service en ne se montrant pas, afin de ne point dévoiler ses ténébreuses menées, pour empêcher que Charles succède à son grand-père. Cajetan demande au Soleil de ne pas le trahir et d’exciter en Allemagne une peste telle, que de nombreux bénéfices deviennent vacants. « Pour cela, reprend le Soleil, il faut des nuages et des brouillards. — Eh bien, soit, dit légat ; mais frappe surtout les évêques, afin de faire vendre les palliums. Vivent les ténèbres et la peste qui vont enrichir les serviteurs du pape ! » — Phaéton n’y tient plus. Il insulte le légat, misérable berger qui écorche les brebis au lieu de les paître. « Dis à ton pape Léon, s’écrie-t-il, qu’il y prenne garde, et envoie désormais en Allemagne des légats plus modérés que toi, sinon les brebis s’élèveront contre ces papes sanguinaires ! » Cajetan veut excommunier Phaéton ; mais celui-ci le livre aux moqueries des Allemands, et, sur l’ordre de son père, reprend sa course dans le ciel. »

Dans l’automne de 1519, en fouillant la bibliothèque de la savante abbaye de Fulda, Hutten découvrit, sous un amas de poussière, un volume sans titre et sans conclusion, écrit en très anciens caractères et qui remontait à l’époque de l’empereur Henri IV. Son auteur, l’évêque Walram de Naumbourg, l’avait composé vers 1093, pour revendiquer, contre les prétentions de Grégoire VII, l’indépendance de la couronne impériale. Tout en reconnaissant la primauté du pape dans le domaine des choses spirituelles, le digne prélat lui déniait le droit de disposer du pouvoir temporel. Faire des rois ou les déposer n’est point dans les attributions du successeur de saint Pierre ; le droit de lier et de délier n’a trait qu’aux péchés, non au serment de fidélité que peuples et princes ont prêté à leur souverain. Le devoir du pape est de procurer la paix et l’unité, non les luttes et les divisions ; son épée n’est pas celle du guerrier, c’est l’épée de l’esprit. Ces lettres, — car c’étaient des lettres, — répétaient avec une ferme douceur, les arguments toujours nouveaux que l’Empire avait fait valoir contre la papauté. Hutten, plein de joie à la vue de cette trouvaille, résolut de publier le précieux manuscrit et de le faire précéder d’une préface, dans laquelle il rappellerait à l’Allemagne le caractère vrai et les conséquences importantes de la grande lutte engagée au onzième siècle entre Henri IV et Grégoire VII. Les lettres de Walram sur la Conservation de l’unité de l’Église et la Querelle de Henri IV et de Grégoire VII, parurent en mars 1520. Hutten les dédia à l’archiduc Ferdinand, frère de Charles-Quint. « Les empereurs d’Allemagne, » disait-il à Ferdinand, « ont été les princes les plus puissants de la terre jusqu’au moment où les papes ont prétendu opposer leurs décrets aux constitutions, et distribuer à leur gré les bénéfices ecclésiastiques, donations généreuses de la libéralité de nos ancêtres. C’est parce que l’empereur Henri IV a lutté toute sa vie contre cette prétention qu’il a été traité d’hérétique, poursuivi par les anathèmes du saint-siège et flétri par les historiens italiens ; mais les annales des moines allemands prouvent qu’il n’a fait autre chose que de refuser au pontife ce que le Christ ne lui a pas donné, et de vouloir conserver l’Allemagne libre comme elle l’était avant lui. C’est à cette source qu’il faut chercher la vérité, ainsi que le savait bien Æneas Sylvius, qui a détruit quelques livres d’une histoire de Henri IV, trouvée à l’abbaye de Fulda. C’est là qu’il faut voir ce qu’était l’Empire avant la victoire de la papauté ! Car depuis, ô honte, les empereur allemands ont baisé les pieds d’un prêtre de Rome ; les Germains, comme s’ils avaient été vaincus, sont devenus les esclaves des esclaves de la débauche ; et l’Allemagne a été donnée en nourriture à l’Italie. De cette époque, en effet, datent les grâces, dispenses, expectatives, permissions, indulgences, absolutions, cas et mois réservés, papaux ou épiscopaux, ordinaires ou extraordinaires, toutes ces inventions qui, sous prétexte de sauver nos âmes, ont vidé notre bourse. Il ne tiendra pas à moi que toutes ces pratiques n’aient une fin. Ce n’est pas que je veuille rendre le pape méprisable ; je veux ôter de l’image pontificale le fard qui la couvre, pour qu’elle brille de tout son éclat. Je veux faire d’un tyran un pontife, d’un roi un père, d’un brigand un pasteur. C’est pourquoi je fais connaître la vérité à tous, surtout aux princes. Parler vrai, c’est, selon Pythagore, l’action qui rapproche le plus l’homme de Dieu… Quand je serais certain que le pape dirigera contre moi ses foudres, je n’en dirais pas moins la vérité telle que je la connais, pour que je n’aie pas à m’écrier avec le prophète repentant : « Malheur à moi, qui me suis tu, parce que mes lèvres étaient corrompues ! … »

Ces attaques réitérées de Hutten contre la papauté, et ses appels en faveur de l’affranchissement et de l’unité de l’Allemagne, excitèrent à un haut degré l’attention des lettrés et des princes. Les uns approuvaient le chevalier poète, les autres l’accusaient d’imprudence ou le poursuivaient de leur haine. Ses amis l’exhortèrent à plus de modération ; ses adversaires le menacèrent d’exil, de prison et de mort. Erasme, qui aimait Hutten et que Hutten admirait comme tous les hommes de son siècle, lui écrivit à plusieurs reprises pour l’engager à ménager davantage son royal protecteur, qui ne pouvait oublier que la vente des indulgences procurait à sa caisse un important revenu. Eck, le grand ennemi de Luther, avait dénoncé à Rome les écrits du poète dont s’occupait l’Allemagne. Il venait même de se rendre auprès du pape pour les poursuivre. Mais tous ces nuages qui se levaient à l’horizon, ne réussirent pas à ébranler le patriote dans son dessein d’affranchir son pays du joug pontifical. Loin de mettre une sourdine à sa parole, résolut de plaider auprès de l’Empereur lui-même la cause de l’Allemagne et de l’Empire.

XII

Le nouveau monarque allemand, Charles-Quint, avait quitté le 20 mai 1520 l’Espagne et s’était rendu dans les Pays-Bas où l’attendait son frère, l’archiduc Ferdinand. Rempli de l’espoir que l’élu de la nation connaissant les intrigues du pape pour lui faire préférer le roi de France, François Ier, serait mieux disposé que son prédécesseur pour tenter un coup d’éclat contre Rome, Hutten se prépara, en juin de la même année, à se rendre auprès de lui, pour lui exposer de vive voix son projet d’affranchissement de l’Allemagne. Les amis de la Réforme naissante comptaient beaucoup sur Ferdinand pour appuyer les desseins du chevalier. « Hutten, » écrivait à cette époque Mélanchthon à Jean Hessus, » se rend auprès de Ferdinand, afin de gagner les princes à la cause de la liberté. Que ne pouvons-nous pas espérer ? » On voyait déjà l’ambassadeur volontaire prenant rang dans les conseils de l’Empire ; mais lui-même partageait peu cet espoir.

Au moment de faire ce pas décisif en faveur de la Réforme, Hutten, qui jusque-là n’avait correspondu avec Luther que par intermédiaire, voulut entrer en relations directes avec le grand homme, qui, par d’autres moyens, poursuivait le même but que lui. Le 4 juin 1520, il lui écrivait de Mayence :

« Vive la liberté ! Ulrich de Hutten chevalier, à Martin Luther théologien. — Si tu rencontres quelques difficultés dans les grandes choses que tu entreprends d’un si ferme courage, sois assuré que je suis avec toi de cœur et d’âme. Moi aussi, je ne reste pas oisif. Que le Christ soit avec nous, qu’il nous assiste, puisque nous restaurons, toi avec plus de succès, moi selon mes forces, ses divines lois, et que nous remettons en lumière sa doctrine faussée et voilée de ténèbres par les constitutions pontificales. Plût à Dieu que tous sentissent comme nous, et que nos adversaires reconnussent eux-mêmes leurs injustices et rentrassent dans la bonne voie ! On dit que tu es excommuniéw. Combien cela te grandirait, Luther, si la nouvelle est vraie ! Tous les hommes vraiment religieux diraient de toi : « Ils ont enchaîné la parole du juste, et condamné le sang innocent ; mais le Seigneur notre Dieu les punira de leur injustice et les fera périr dans leur iniquité ! » C’est là notre espoir et notre foi. Eck revient de Rome, comblé, dit-on, d’argent et de bénéfices, et après ? Le pécheur est loué dans ses desseins, mais que Dieu nous dirige dans sa vérité ! C’est pourquoi nous laissons l’assemblée des méchants, et nous ne nous asseyons point sur le banc des impies. Cependant, sois sur tes gardes, et ne détourne de tes persécuteurs ni ton esprit, ni tes regards. Si tu périssais maintenant, tu sens toi-même combien ce serait une calamité publique ! Je sais bien que ton courage est tel, que tu préfères mourir ainsi, plutôt que de continuer à vivre comme tu l’as fait jusqu’ici. L’on me menace également, et je suis décidé à prendre toutes les précautions possibles : s’ils emploient la force, je leur opposerai une force non pas seulement égale, mais, je l’espère, supérieure. Toutefois, je désire sincèrement qu’ils puissent me dédaigner. Eck m’a désigné à Rome comme un de tes partisans ; il n’a pas tort, car j’ai toujours été avec toi, dans tout ce que je connais de toi. Mais, jusqu’ici, nous n’avons eu aucune relation ensemble. Il a donc menti, quand il a dit, pour plaire au pape, que nous agissons d’après un plan concerté entre nous. O quel homme méchant et impudent ! Veillons à ce qu’il reçoive le prix de ses œuvres. Quant à toi, reste ferme, et n’hésite pas dans la voie où tu es entré. En toute rencontre je suis à toi ; tu peux donc me confier tous tes projets ultérieurs. Unissons-nous pour sauver la liberté ; affranchissons notre patrie depuis si longtemps opprimée. Le Seigneur est avec nous ; si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Les docteurs de Cologne et de Louvain t’ont condamné ! Ce sont des cohortes diaboliques qui combattent la vérité ! Mais nous vaincrons avec le secours du Christ… Je pars aujourd’hui pour me rendre auprès de Ferdinand. Je n’épargnerai rien pour y faire le plus de besogne possible, dans l’intérêt de notre cause. Sickingen t’engage à venir auprès de lui, si tu n’es pas en sûreté là où tu es ; il te fera l’accueil que tu mérites, et te protégera contre tout ennemi. Il m’a recommandé plusieurs fois de t’écrire… Que Dieu te garde ! »

w – Luther n’était pas encore excommunié. La bulle qui le retranche de la communion des fidèles est du 15 juin 1530.

Muni d’une somme assez forte que l’Electeur de Mayence lui avait fait remettre par son ami Arnold Glauberger, de Francfort, Hutten descendit le Rhin, et rencontra sur sa route, à Cologne, le savant médecin et astrologue Agrippa de Nettesheim, l’un des aventuriers littéraires les plus originaux du seizième siècle. A Louvain, il visita Erasme qui y séjournait. L’un et l’autre virent avec déplaisir le voyage du chevalier. Erasme, en particulier, qui lui remit cependant une lettre de recommandation pour la cour, s’efforça de l’en détourner. Plus au courant que son ami des dispositions de Ferdinand, il redoutait les conséquences d’une entreprise aussi hasardée. Mais Hutten n’en poursuivit pas moins sa route, confiant dans l’idéal qu’il s’était fait du jeune empereur. Il ne tarda pas à être désabusé ! A peine arrivé à Bruxelles, où il sollicita vainement une entrevue avec l’archiduc, on l’avertit que les légats en voulaient à sa vie, et qu’ils avaient aposté des assassins pour se défaire de lui par le fer ou par le poison. Hutten ne se laissa point effrayer, méprisant des conseils qui lui paraissaient pusillanismes, mais il ne put que trop tôt se convaincre que les prêtres étaient tout-puissants à la cour d’un prince dont l’ambition personnelle était la seule règle de ses actions. Obligé de se rendre à l’évidence, il quitta en toute hâte Bruxelles. Près de Louvain, il rencontra son grand adversaire, le dominicain Hochstraten. Le reconnaissant aussitôt, il ordonna à ses deux valets de s’emparer de lui. « Enfin, » lui dit-il, en tirant son épée ; « enfin tu tombes entre mes mains, misérable ! De quelle mort dois-je te faire mourir, toi, l’ennemi du bien et de la vérité ! » Comme Hochstraten se jetait à ses genoux pour lui demander grâce, Hutten remit son épée dans le fourreau : « Non, mon épée ne doit pas se souiller de ce sang impur ; mais sache que d’autres épées sont tirées contre toi, et que ta perte est une chose arrêtée… »

A Mayence, les amis de Hutten le croyaient mort ; aussi son retour fut-il fêté comme une résurrection. N’étant plus en sûreté dans la ville électorale, il partit pour Francfort. Là il apprit que le pape avait écrit à plusieurs princes pour les inviter à s’emparer de sa personne et à l’envoyer prisonnier à Rome. Cette demande avait été faite notamment à l’archevêque de Mayence. Le légat devait requérir de Charles-Quint de mettre Hutten au ban de l’Empire, et de permettre aux agents pontificaux de se rendre maîtres de sa personne, où ils pourraient le rencontrer.

De Francfort le chevalier se rendit au château de Steckelberg, auprès de son père, bien résolu, dans le péril extrême qui le menaçait, à défendre la vérité et à revendiquer la liberté de sa patrie : « Enfin, » écrivait-il le 8 août à Capiton, « enfin ce feu commence à brûler ; ce serait bien un miracle si on ne parvient à l’éteindre avec mon sang ; mais dans cette affaire mon courage est plus grand que leur force. En avant ! en avant ! il faut vaincre ! plus de mansuétude ; car je vois que les louveteaux romains flairent le sang. Mais, ou je me trompe fort, leur sang coulera avant le mien, et ils connaîtront les premiers les liens et les cachots dont ils me menacent. » Toutefois, le chevalier jugea prudent de se retirer entre les hautes murailles du puissant château-fort de son ami Franz de Sickingen.

A l’abri d’un coup de main parti de Rome derrière les murs de l’Ebernburg, Hutten reprit avec plus de violence que jamais ses attaques contre la papauté. De l’Auberge de la Justice, comme il se plaisait à appeler la spacieuse demeure de son ami, hospitalièrement ouverte à tous les proscrits de l’Évangile et de la liberté, il dévoile à l’Allemagne, aux princes, aux villes, à tous les hommes libres de la Germanie, l’audacieuse tentative de Léon X, de mettre la main sur un chevalier. Hutten s’adresse d’abord à Charles-Quint. Il n’a pas encore perdu toutes ses illusions, et ne dévoile point toutes ses pensées. Il aime mieux mettre sur le compte de la jeunesse de l’Empereur et sur son inexpérience, abusée par un détestable entourage, le refus qu’il a essuyé à Bruxelles.

Il compte sur Charles-Quint pour le protéger contre ses ennemis. « Quoi ! s’écrie-t-il, ils veulent saisir et juger un chevalier allemand, un membre de ce corps dont toi, Charles-Quint, tu es la tête ! Et pour quel crime ? Ils avouent eux-même qu’il n’en existe aucun. Mais pour quel motif ? Parce que j’ai proclamé la vérité chrétienne, protesté contre les inventions nouvelles des papes, revendiqué la vieille liberté de l’Empire, et surtout parce que j’ai diminué leurs recettes et le fruits de leurs dilapidations. Si ce sont là des crimes, pourquoi me réclamer pour un supplice étranger, quand je suis ton sujet, comme si tu ne possédais pas le glaive pour punir ? … Que deviendrait l’Allemagne si nous ne pouvions plus te servir sans péril, ni faire sans danger les affaires de la patrie ? Et que deviendrait la religion si nous étions forcés de mettre les petites traditions romaines au-dessus de ses divines prescriptions ? Plût à Dieu que tu pusses voir quelle indignation soulève cette violence, avec quelle passion on attend de toi vengeance et justice. Chacun se sent menacé. Oui, j’ai attaqué, et je ne cesserai d’attaquer les ennemis de la vérité, les oppresseurs de la liberté publique, les détracteurs de ta dignité. Je n’ai dans tout ceci aucun intérêt particulier. Aussi je me défends par ma conscience et j’ai foi dans ton équité. Ton intérêt est le mien, ma cause est la tienne ; si tu me livres, tu es perdu. Après cette première concession, tu ne refuseras plus rien à leurs insatiables prétentions, ou ils t’abattront comme ils ont fait de tant de tes prédécesseurs. Que n’ont-ils pas arraché à l’Empire par la ruse et par la force ? Ils ont fait baiser leurs pieds parles empereurs ; ils leur ont imposé le serment de vasselage. Ils ruinent ton empire par leurs exactions. Ils vendent les indulgences, les absolutions, les dispenses, trafic infâme par son objet, plus infâme encore par les manœuvres de ceux qui l’exploitent. Ils anathématisent les meilleurs de tes sujets ; ils en ont empoisonné, ils en ont livré aux ennemis. Ils soufflent la discorde entre les princes allemands. Voilà ce qu’ils ont fait jusqu’ici. Il ne manquait qu’une chose : se faire livrer ceux des Allemands qui leur déplaisent. Et voilà ce qu’ils te demandent aujourd’hui. Songe à ta dignité, à la majesté de l’Empire, à mon propre rang. Juge toi-même ma cause : que peut avoir à faire un chevalier allemand avec l’évêque de Rome ? »

Le chevalier de Sickingen remit la lettre de Hutten à l’Empereur, à Aix-la-Chapelle, où il assista à son couronnement (23 octobre 1520).

En même temps qu’il s’adressait à Charles-Quint pour obtenir son appui, Hutten écrivait à son ancien protecteur, l’archevêque de Mayence (13 septembre), qui, comme nous l’avons vu, avait été invité à sévir contre lui. « J’ai appris par d’autres, lui dit le chevalier, ce que t’a mandé Léon X ; par quel ordre, avec quelle violence, il te pousse à m’envoyer enchaîné à Rome. J’aurais peut-être dû m’attendre à en être averti par toi-même. Sans doute tu as craint le pape. Je désire que tu te trouves bien de tant de condescendance ; mais j’ai grand’peur que par une prétention aussi inouïe, il vous prépare à tous, évêques et prêtres, quelque coup lugubre, atroce. Songez à cela et prenez vos précautions à temps. Plus que jamais il serait nécessaire que je pusse m’entretenir avec toi, et rien ne m’est plus pénible, dans ma situation, que de ne pouvoir le faire. Je suis exclu des cours, des villes, de toute vie publique, de toute société humaine ; et pour quel crime ? Parce que j’ai défendu la vérité et conseillé le bien : sans jugement on m’a condamné, et l’on ne veut m’avoir à Rome que pour me faire périr. Qui donc a une goutte de sang allemand dans les veines, et n’est pas soulevé par une telle indignité ! Oui, je méprise, je déteste toutes ces inventions des évêques de Rome. Elles ne sont pas inspirées par Dieu, mais par l’esprit de lucre. Je brave leur colère, leurs excommunications et leurs poisons : mon secours est dans le Seigneur, créateur du ciel et de la terre… »

Plus important que ces deux lettres, fut le manifeste adressé par Hutten au prudent Electeur de Saxe, l’ami et le protecteur de Luther. Dans diverses circonstances antérieures, il avait fait sonder par le chancelier Spalatin les desseins de ce prince, et cherché à savoir s’il consentirait à prendre les armes pour la cause de la liberté. Mais indigné de l’affront que lui a fait Léon X, il veut s’adresser à lui directement et lui exposer ses vœux d’affranchissement. Il le fait dans une lettre datée d’Ebernburg, le 11 septembre (1520)x.

x – Nous en empruntons le résumé éloquent à M. Chauffour-Kestner, Etude sur les réformateurs, t. I, p. 132 et suiv.

« Au très invincible prince Frédéric, duc de Saxe, Electeur, Ulrich de Hutten, chevalier :

Le moment est venu, prince Frédéric, de s’opposer à la tyrannie romaine. Malgré tant d’avertissements fraternels, non seulement les romanistes n’agissent pas avec plus de modération, mais ils, sont devenus plus violents encore. Tu sais qu’ils veulent qu’on m’emmène enchaîné à Rome. Et Luther ? Quelle bulle violente et cruelle ils ont lancé contre lui ! Rugissement de lion qui a fait frémir toutes les brebis chrétiennes ! Où voit-on la moindre trace de la douceur, de la modération apostoliques ? Plus atroce encore quand le pape se couvre, dans cette bulle, du manteau de la bienveillance, et qu’il invite, d’un ton mielleux, Luther à venir à Rome. Luther à Rome ! Mais ne savons-nous pas trop ce qu’on ferait de nous, si Luther y allait volontairement, si l’on m’y emmenait de force ? Quant à moi, j’admire comment Léon a pu se persuader qu’il serait si facile de s’emparer de moi et de me traîner à Rome ! Et puis, quelle conduite, pour un pasteur, pour un évêque, pour un vicaire du Christ, de condamner au dernier supplice un chrétien sans le juger, sans même l’entendre ? Et quel crime nous vaut sa fureur ? Nous avons voulu remettre en lumière la doctrine chrétienne, obscurcie et presque effacée par sa rapacité : nous ne pouvons nous résigner à voir dans la servitude notre patrie, la nation la mieux faite pour la liberté. C’est là ce qui déplaît à ce bon pasteur ; mais cela plaît au Christ. Nous ne pouvions servir à la fois le Christ et le pape, notre patrie et ses oppresseurs. La paix ne peut être entre lui et nous ; car elle est entre nous et la vérité !

Le moment est venu où la lutte ne peut plus être différée. Leur perversité et notre misère sont à leur comble. Le jour approche où tombera cette grande Babylone, mère des corruptions et des abominations ; je veux dire ce siège de Rome souillé de tous les crimes, et qui, hostile à toutes les institutions du Christ, prétend tenir la place du Christ ; qui, plein de concupiscences et ensanglantant la terre pour les satisfaire, n’en montre pas moins aux yeux des fidèles les clés qui ouvrent et ferment le ciel, avec une foi si complète, qu’il ne craint pas de nous vendre les choses sacrées ou de nous les interdire, selon son caprice. Il me semble entendre une voix céleste qui nous ordonne d’attaquer, de détruire cette bête à cent têtes : ses crimes pourraient-ils croître encore ? Et s’ils sont à leur comble, ne faut-il pas enfin qu’ils soient punis ?

Mais qui renversera cet odieux édifice ? Qui réformera ces vices et lavera ces souillures ? Dieu ? Oui, sans doute, mais par la main des hommes. Que faites-vous donc, princes ? Quel conseil, quel appui nous donnez-vous ? Toi surtout à qui il appartient de droit héréditaire de défendre la liberté allemande : toi, le chef de ces nobles Saxons que jamais étrangers n’a domptés ! de la patrie d’Arminius, des Henri et des Othon ! Plut à Dieu que vous, qui avez la puissance, vous eussiez notre audace, ou que nous, qui avons l’audace, nous eussions votre puissance ! Quant à moi, je ne cesserai de vous exhorter jusqu’à ce que vous ayez retrouvé votre ancienne vertu, ou que je voie que vous n’en êtes plus capables. Alors, je verrais à m’adresser ailleurs. Si la tête de la nation manque à cette grande cause, les bras ne lui manqueront pas !

Mais nous ne pouvons nous affranchir sans verser le sang. Que ce sang retombe sur ceux qui ne veulent pas renoncer à leur injuste tyrannie. Frappons, s’il le faut, par l’épée ceux qui se sont tant de fois servis de l’épée. Peut-être ne faudra-t-il pas en venir là. Il est un moyen assuré de détruire la tyrannie romaine : gardons notre argent. Ensuite, sous un autre Othon, nous purgerons la ville de Rome et son sénat ; nous rendrons à l’Empereur la capitale et l’Empire ; nous remettrons le pape au niveau des autres évêques ; nous diminuerons le revenu des prêtres et leur nombre : nous en garderons à peine un sur cent. Quant à ceux qui s’appellent frèresy, et qui ne vivent que de disputes, nous les supprimerons complètement. Alors nul n’entrera dans le clergé par mollesse ou par amour de l’argent, et tous ces moines hypocrites cesseront de tromper le peuple et de mendier la sueur et le sang des pauvres !

y – Hutten faisait allusion aux moines et en particulier aux ordres, mendiants.

En détruisant les couvents, en fermant à notre argent les routes de Rome, nous aurons bien des ressources à employer utilement ; nous pourrons alors lever des armées contre les Turcs, entretenir tant de malheureux que la faim pousse au vol, protéger les sciences, soulager la misère, encourager la vertu. Alors nous donnons une main aux Bohèmes (les hussites) qui se sont débarrassés avant nous de cette engeance rapace, et l’autre aux Grecs qui se sont séparés seulement de la tyrannie romainez.

z – Le grand schisme d’Orient fut consommé en 1054 par le patriarche Cerularius.

Ils diront que c’est couler bas la barque de saint Pierre, déchirer la tunique sans couture ; c’est le thème habituel de leurs déclamations. Mais toi, tu le vois bien, loin de supprimer la charité, je veux lui faire une large place en chassant ceux qui lui font obstacle. Loin de détruire l’Église, j’ouvre ses bras à tous les chrétiens : au lieu de ces romanistes corrompus, de ces suppôts de l’Antéchrist, je veux confier le sacerdoce à ceux que recommande la pureté de leur vie. Les frelons éloignés, les abeilles viendront d’elles-mêmes.

Quant à moi, si je ne parviens à vous gagner à ce noble dessein, ni à allumer ailleurs le feu qui purifiera cette pourriture, je ne ferai rien du moins qui ne soit digne d’un chevalier. Jamais je ne reculerai d’une ligne de tout ce que je viens de dire ; je resterai libre, car je ne crains pas la mort. Jamais Hutten ne se fera l’esclave d’un souverain étranger, quelque grand qu’il puisse être, et du pape moins que de tout autre ; car je croirais me déshonorer et appeler sur moi la colère divine, si j’adorais avec vous la bête à cent têtes.

Et maintenant, j’abandonne les villes, parce que je ne puis discuter la vérité ; je vis dans la solitude, parce que je ne puis vivre libre parmi les hommes. Du reste, plein de dédain pour les périls qui me menacent, car je puis mourir, mais non servir, je ne puis accepter avec patience la servitude de ma patrie. Mais un jour, peut-être, je sortirai de ma retraite ; j’arriverai au milieu de la foule assemblée, et je crierai à mes concitoyens : « Qui veut vivre et mourir avec Hutten pour la liberté ? »

[Hutten envoya ce manifeste à Spalatin par l’entremise de Luther. En le lui adressant, le Réformateur lui écrivait (15 décembre 1520) : « Dieu bon ! quelle sera la fin de toutes ces nouveautés ? Je commence à croire que la papauté, jusqu’alors invincible, sera renversée contre tout espoir, ou bien le dernier jour approche ! » Hutten, Op., t. I, p. 383-399. De Wette, I, 535.]

Dans le courant d’octobre de la même année 1520, Hutten réunit en un volume ces diverses lettresa, qu’il accompagna d’un vigoureux appel à tous les hommes libres, de tout état et de toute condition, et le répandit en Allemagne par le moyen de ses nombreux amis. Il traduisit en allemand sa lettre à l’Electeur de Saxe et ses doléances aux hommes libres de toute condition, afin que chacun « pût se convaincre qu’il avait toujours agi d’une manière honnête et digne d’un chevalier. » Du reste, à partir de cette époque, il fit usage de la langue nationale dans la plupart de ses écrits et de ses poésies. Jusque-là, désireux de maintenir la paix extérieure, il s’était servi de la langue des savants. « Je voulais, disait-il, donner mes conseils en quelque sorte en secret ; c’est pourquoi je n’ai pas voulu m’adresser tout de suite au peuple, quoique j’eusse tant de motifs pour le faire. » Mais une fois sa résolution prise de n’user plus d’aucun ménagement avec Rome, de combattre la papauté à la vie et à la mort, il comprit qu’il devait chercher dans le peuple son point d’appui et les éléments de sa victoire. L’exemple de Luther contribua aussi à l’affermir dans cette pensée. En tête d’une traduction allemande de ses dialogues, il fit connaître, dans une préface en vers, son inébranlable résolution.

a – Il faut mentionner encore une lettre écrite par Hutten, au mois de septembre (1520), au chevalier Sébastien de Rotenhau, où il exprime les mêmes pensées et la même décision de poursuivre l’affranchissement de sa patrie.

« La vérité, s’écrie-t-il, vient de renaître ; le mensonge est à découvert. Je viens vous le dire : il y a des siècles qu’on vous trompe. Mais Dieu nous a rendu le sens. Je ne sais comment je me trouve de la partie, mais maintenant j’y veux rester jusqu’à la fin. J’en atteste le ciel, aucun intérêt ne me pousse. Je ne cherche dans cette affaire ni gain ni récompense. Celui qui dirait le contraire en aurait menti comme un courtisan ; mais il me pèse de voir que le monde soit ainsi trompé ! Quel mal cela me fait-il à moi que celui-ci ou celui-là commande, et que Dieu ait ou non donné au pape l’empire du monde ? La vérité seule m’a fait ouvrir la bouche, je l’ai fait pour le bien du pays. La persécution a été ma seule récompense ; mais maintenant je ne veux plus abandonner cette cause ; ni pape, ni empereur, ni bulle, ni ban ne sauraient m’en détacher. Quand j’ai commencé, ma pieuse mère a bien pleuré ; que Dieu veuille la consoler. C’en est fait, Dieu et la vérité me poussent en avant. »

Dans son impatience de voir avancer la cause de la liberté, Hutten aurait aimé en appeler à l’épée, et demander aux armes charnelles une sanglante victoire. Mais ni Franz de Sickingen, ni Luther, ne voulaient, pour l’heure, user de ce moyen suprême : Sickingen, parce qu’il espérait encore que Charles-Quint romprait enfin avec la papauté et se mettrait à la tête du parti de la liberté en Allemagne ; Luther, parce qu’il n’estimait pas que l’œuvre de Dieu dût se faire autrement que par les moyens spirituels. « Tu peux voir, » écrivait le Réformateur à Spalatin (16 janvier 1521), « par la lettre de Hutten que je t’envoie (9 décembre 1520), ce qu’il désire. Je ne voudrais pas qu’on combattît pour l’Évangile par la violence et le meurtre. C’est dans ce sens que j’ai écrit à cet homme. Le monde a été vaincu par la Parole ; par la Parole l’Église a été conservée ; elle sera aussi reconstituée par elle. Et comme l’Antéchrist a commencé son œuvre sans violence, il sera broyé sans violence par la seule Parole. » Ne pouvant donc entraîner ses amis à la guerre, Hutten prit de nouveau la plume et fît passer dans les écrits qu’il publia durant l’hiver de 1520 quelque chose de l’ardente colère qui l’animait. La conduite du pape à l’égard du Réformateur et de l’Allemagne, lui fournit d’abondants éléments pour sa polémique incisive et hardie. L’écrivain employa alternativement la prose et les vers.

Dans le courant de septembre, Jean Eck était arrivé en Allemagne, porteur de la bulle d’excommunication qu’il avait sollicitée contre Luther. Il était accompagné du nonce Aléander. Cette bulle, Exsurge Domine, signalait dans les écrits du Réformateur quarante et une thèses hérétiques, fausses ou inconvenantes, enjoignait à tout bon chrétien de livrer ces écrits aux flammes, et ordonnait à Luther de se rétracter dans l’espace de soixante jours, sous peine d’être déclaré hérétique, excommunié et saisi pour être conduit à Rome afin d’y recevoir son châtiment. Tandis que Eck parcourait la Bavière et la Saxe, Aléander descendait le Rhin, affichant de ville en ville la bulle du pape. Cologne et Mayence virent les flammes consumer les écrits du Réformateur. Mais, même dans les villes les plus attachées au pape, le peuple murmurait contre les prêtres. A Erfurt, la Faculté de théologie fit appel à la jeunesse académique pour empêcher la publication de la bulle, en lacérer les affiches, en brûler tous les exemplaires qui pourraient tomber en ses mains. Eck lui-même fut assiégé dans sa demeure et risqua de perdre la vie. Au château d’Ebernburg, on lut avec indignation l’excommunication du pape, et avant que Luther l’eût brûlée à la porte de Wittenberg (10 décembre 1520), Hutten la commenta dans un écrit satirique, qui dévoilait tout ce que la cour pontificale cachait dans cette bulle de froid égoïsme, d’orgueilleuse tyrannie et de motifs intéressés, sous la pompe de la forme, la mansuétude du langage et les dehors pieux. En même temps, il composa un poème, une exclamation sur « l’incendie luthérien, » dans laquelle il souhaitait que Rome impie fût consumée par le feu qu’elle avait allumé contre Luther. « Vois, ô Dieu tout puissant ! s’écriait-il, vois ce que font les impies. En brûlant ces livres, ils brûlent ta Parole qui y est contenue. N’en tireras-tu pas vengeance ? C’est contre toi qu’on s’élève, toi qu’on injurie, à tes lois qu’on fait violence. Le crime est pardonné, le meurtre ne reçoit que louange. Oh ! réveille-toi enfin, réveille-toi ! Rends à chacun selon ses œuvres. Que la vérité triomphe et que la vertu soit couronnée ! Mais que le feu consume le juif Aléander, que le furieux Léon X soit en proie aux furies, que les flammes consument la Rome impie qui s’est conjurée contre Luther ! … »

Après que le Réformateur eut fait brûler publiquement à Wittenberg la bulle et les décrets pontificaux, Hutten, dans un dialogue intitulé Bulla ou Bullicida, l’un de ses écrits les plus dramatiques, montra au peuple allemand le cas qu’il devait faire de ces armes du pape. Il met aux prises la bulle pontificale et la liberté allemande. La Bulle veut imposer silence à la Liberté, dont le bavardage l’incommode. La Liberté demande quel est son crime. — Elle se mêle trop de ce qui ne la regarde pas ; que lui importe le sort de Luther ? C’est que la cause de Luther est la sienne même, celle de l’Allemagne, et elle ne cessera de la proclamer. — La Bulle pontificale insistant néanmoins pour exécuter les ordres de Rome, et voulant faire violence à la Liberté, celle-ci appelle au secours : « A moi, Allemands, à moi, citoyens ! Protégez la Liberté opprimée ! N’y aura-t-il personne qui ose venir à mon secours ? N’y a-t-il plus d’hommes libres, plus d’amis de la vertu, du droit, de l’équité, plus d’ennemi de la fraude, plus d’adversaire de la fausseté ? N’y a-t-il plus de vrai Allemand ? … » Hutten qui entend cet appel, encore caché dans la coulisse, se dit à lui-même : « Cet appel, d’où qu’il vienne, m’est adressé ! Je veux voir ce qui se passe là dehors. Quoi ! il s’agit de la Liberté ! Que je me hâte de sortir. Qu’y a-t-il, qui est là ? qui appelle ? » — « La Liberté, « répond une voix, « la Liberté qu’on opprime. C’est moi : je t’appelle. C’est celle-là qui me fait violence, la Bulle de Léon X. » Hutten gourmande la Bulle.

— Quel est cet insolent ! s’écrie la Bulle, qui ose demander raison de sa conduite à la Bulle pontificale, au représentant de Sa Sainteté ?

— Un chevalier qui ne laissera pas arracher un cheveu à la Liberté.

— Mais où est écrit ce droit qu’il s’arroge insolemment de commander à la Bulle ?

— De par un droit qui n’est pas encore écrit, mais qui le sera bientôt ; d’ailleurs qui est-elle pour parler ainsi ?

— Qui elle est ! La fille aînée de l’Église, l’envoyée de Léon X.

— Oui, c’est-à-dire quelque chose de vain, qu’un souffle fait naître, et qu’un souffle fait mourir.

— Et lui-même qui est-il ?

— Il s’appelle Bullicida, le « tueur de bulles ; » il a pour ami Franz de Sickingen, et il va mériter son nom, car il a juré la mort de la Bulle pour venger la Liberté !

La Bulle à ces paroles reconnaît un luthérien.

— Luthérien ! je ne le suis point, dit Hutten, mais je suis plus encore que Luther, l’ennemi des bulles et de Rome impie ; je laisserais encore toucher à Luther, mais à la Liberté jamais !

A son tour la Bulle appelle à son secours.

— « A moi ! pieux Allemands, moines, femmes dévotes, courtisans ; je promets indulgences, pardons et dispenses à qui accourra pour me venger. Le plus grand criminel sera absous de ses péchés passés et futurs ; les Saxons pourront sans distinction de jour, manger du beurre et des œufs, et s’enivrer de bière deux fois le jour ; les Polonais pourront continuer à voler, etc… » Les courtisans accourent aux cris de la Bulle, mais Franz de Sickingen arrive avec les siens pour délivrer le chevalier et la Liberté. Les courtisans sont mis en fuite. Attirés par le bruit, l’empereur Charles et les princes se présentent, et Hutten et Sickingen les conjurent d’unir leurs efforts pour secouer le joug du pape. Sickingen démontre au jeune empereur que les bulles sont la peste de l’Allemagne.

La Bulle essaie en vain de se défendre. Dans sa fureur, elle crève et répand tout autour d’elle un air empesté. Indulgences, superstitions, avarice, fraudes, voluptés, parjures, bref une telle masse de crimes et de forfaits s’échappent de son sein, qu’elle devait nécessairement en sauter. Les spectateurs s’éloignent plein de dégoût, et Hutten les invite à courir sus aux courtisans. Sur la Bulle, il inscrit cette épitaphe :

Ci gît la Bulle téméraire du Toscan Léon.
Elle s’est donné à elle-même ce quelle apportait aux autres : la mort.

XIII

A ces coups répétés contre la papauté, Hutten ajouta dans le même hiver, le coup le plus fort qu’il eût frappé jusque-là. Je veux parler de son poème allemand, intitulé : Plainte et avertissement contre la puissance excessive, antichrétienne du pape, et contre les religieux irréligieux, écrit en vers par Ulrich de Hutten, poète et orateur, pour le bien de toute la chrétienté et spécialement de sa patrie, l’Allemagne. Jacta est alea. Je l’ai osé. — « Qu’on se figure, » dit avec beaucoup de justesse un biographe de Hutten, « les accusations passionnées et trop véridiques de la Triade romaine, ses invocations à la patrie, à sa gloire, à sa liberté comprimée, ses protestations ardentes contre la tyrannie et la corruption romaine, jetées dans un peuple qui venait à peine de lire quelques écrits de Luther, et qui n’avait guère eu jusqu’alors d’autre nourriture intellectuelle que des romans de chevalerie, et l’on comprendra l’effet produit par le poème de Huttenb. » Nous essaierons de l’analyser ; mais, pour en sentir la sauvage énergie, il faut le lire dans le vieux allemand de l’époque ; le rythme et la rime doublant la force de la pensée et la gravant dans la mémoire. « La patrie allemande est opprimée, le pays pressuré, les mœurs perdues ; mais les hommes sont si aveugles qu’ils ne reconnaissent pas la vérité et mettent la superstition au dessus de l’enseignement divin. O Dieu, c’est à toi que je m’adresse ; rends l’homme plus clairvoyant et la vérité plus visible ; par la force de ton Esprit-Saint qui a fait autrefois de semblables miracles, éclaire tes oints pour qu’ils distinguent l’hypocrisie de la vraie religion ; fais au moins que je puisse confesser la vérité, rendre l’erreur manifeste et le crime patent… Maintenant nul ne s’inquiète plus de la cause de Dieu. Le pape, ceint d’une triple couronne, chargé de pourpre et d’or, armé de deux glaives, laisse pendre les clés au croc, les évêques et les abbés couverts de martre et de zibeline, parés de rubans, amollis dans la ouate, mangent, boivent et se tiennent dans la joie, tandis que quelque pauvre diable à gages, s’acquitte de leurs fonctions ecclésiastiques, et que les clercs savants et pieux languissent dans le besoin. Mais si Dieu est loin de leur cœur, il est toujours sur leurs lèvres. Son nom est le rocher sur lequel ils bâtissent leur fortune, et le pouvoir spirituel entre leurs mains n’est plus qu’un instrument de luxe. Souverains de la terre, du ciel et des enfers dont ils ont usurpé le pouvoir, il vendent la grâce divine et le pardon ; parés du titre de pasteurs, au lieu de paître le troupeau, ils tarissent son lait et tondent sa laine jusqu’à lui enlever son poil et la peau. Chef-lieu de cette exploitation, Rome, par l’entremise des Fugger, afferme tous ces biens temporels et spirituels aux évêques et aux abbés nationaux qui ne sont que ses tenanciers, de telle sorte que nous achetons des Romains les biens de nos ancêtres, et que l’Allemagne se prive de tout pour que ce peuple efféminé goûte toutes les joies… Arrêtez, compagnons, il y a trop longtemps que le jeu dure ; vous avez assez enlevé d’argent à l’Allemagne ; vous avez assez corrompu ses mœurs. Non, non, la véritable Église n’est point à Rome. Quoi ! cette ville où se croisent en plein jour, avec les cardinaux et les moines, les femmes à vendre et les spadassins à louer ; où les chars, les chevaux, les mules et les ânes menacent d’écraser les passants, cette ville serait la capitale de la chrétienté ! Quoi ! cette tourbe de clercs de toutes couleurs et de tous habits, ces avocats, ces auditeurs, ces notaires, ces proto-notaires, ces procurateurs, ces scribes, ces tabellions qui passent leur vie à nous sucer le sang et la sueur, et nous renchérissent chaque année le royaume du ciel, quoi ! tous ces gens-là seraient l’Église véritable ! L’Église, c’est l’ensemble de tous les chrétiens… Quoi ! cet homme que douze valets portent sur une litière dorée pour donner sa bénédiction, comme s’il ne pouvait plus marcher, serait le successeur des apôtres ; celui-là serait le chef de la chrétienté que quelques prêtres élisent en secret dans les murs de Rome ! Non, je vous le dis, vous qui vendez ce que Christ a donné, et qui avez honte de votre ministère puisque vous ne le remplissez plus, vous n’êtes pas l’Église. En vain vous fondez ordre sur ordre, comme si l’habit et non la foi faisait l’homme pieux ; en vain vous augmentez le nombre des prêtres et des fainéants, réformez-vous au lieu de vous multiplier. Pratiquez ce que vous enseignez au lieu d’être semblables à ces poteaux immobiles qui montrent une route qu’ils ne suivent jamais…

b – Chauffour-Kestner, Ulrich de Hutten, p. 141.

Levons-nous tous pour secouer cette insupportable tyrannie. Le temps est venu. Dieu a réservé pour notre âge l’affranchissement de la patrie. J’appelle à cette œuvre, tous les princes, les nobles, et tous ceux qui veulent écraser l’hérésie du pape. Celui qui resterait indifférent à cette grande entreprise n’aime pas sa patrie et ne connaît pas le vrai Dieu ! Nous voulons abolir la superstition, restaurer la vérité ! Et puisque cela ne peut se faire de bon gré, il faut bien que le sang coule. Moi aussi j’ai reculé devant cette extrémité ; j’ai cru qu’on pourrait arriver au but par une autre voie. Mais il faut faire comme on peut. L’heure a sonné ; nous n’avons subi déjà que trop d’insultes. A moi, fière noblesse, à moi, pieuses villes ; ayez pitié de la patrie ! Prenons nos armes ! Dieu le veut ! son aide et sa vengeance sont avec nous. Que ma parole éveille les princes dans leurs cours, les chevaliers dans leurs châteaux, les bourgeois dans leurs bonnes villes. Qui voudrait rester chez soi dans une si belle cause. Je l’ai osé ! voilà ma devise. »

XIV

L’attitude de plus en plus violente que prenait Hutten contre la papauté, effrayait bon nombre de ses amis, et plusieurs de ses partisans secrets, voyant le peu d’appui que l’Empereur prêtait à ses tentatives de réforme, se détournèrent de lui. Le vide qui se forma ainsi autour de sa personne l’affligea, mais ne le découragea pas. Fort de la bonté de sa cause, ferme dans sa conscience, appuyé sur l’inébranlable affection de son protecteur Franz de Sickingen, il ne songea pas un instant à déposer la plume, mais se prépara au contraire à de nouveaux combats. Toutefois, afin de ramener à lui quelques esprits, et pour calmer l’inquiétude de ses meilleurs amis, il publia en allemand un petit écrit intitulé : Défense d’Ulrich de Hutten contre la fausse accusation portée contre lui, qu’il est ennemi de toute clergie et prêtrise, avec l’éclaircissement de quelques-uns de ses écrits.

« Les courtisans et les mauvais clercs, dit l’auteur, lui ont donné le nom d’ennemi des prêtres, et ont répandu le bruit qu’il voulait soulever toute la noblesse et le commun peuple pour persécuter tous les prêtres et détruire toute religion, comme si le remède à la maladie devait être la mort du patient. » Hutten avoue que son écrit : Plainte et avertissement contre la puissance du pape, a été publié dans un instant de colère, lorsque les courtisans lui tendaient leurs premières embûches, mais qu’il lui serait facile de prouver par des passages de ce même poème qu’il y a soigneusement distingué les prêtres de bonnes mœurs, instruits dans les Écritures et laissés dans les emplois subalternes, des nobles et riches ignorants en possession des hautes dignités, et qu’en criant sus à ceux-ci, il a conjuré d’honorer et de respecter les premiers et d’augmenter leurs prébendes. Il proteste donc qu’il n’a jamais voulu et ne veut pas davantage la ruine de toute religion et la persécution de tous les clercs. Bien au contraire, il travaille en vue des persécutés et des opprimés parmi ceux-ci. Les hommes contre lesquels il s’est élevé, ce sont les oppresseurs de la chrétienté, de sa patrie surtout, c’est-à-dire les papes, les cardinaux, les légats et les courtisans italiens qui appauvrissent l’Allemagne par leurs taxes sur les biens ecclésiastiques et sur la conscience, et les prélats et moines nationaux qui consentent, pour en partager les profits, à se faire les instruments de la tyrannie romaine ; c’est la hiérarchie ecclésiastique en un mot.

« Mais, demandera-t-on, qui lui a donné, à lui qui n’est ni théologien, ni prêtre, le droit et le devoir de s’ériger en réformateur ? — Il est vrai que cette mission lui convient moins qu’à tout autre ; mais pourquoi Dieu lui a-t-il donné une âme qui ressent aussi vivement, et plus vivement que d’autres, la douleur commune ? Il a longtemps attendu que de plus forts ou de plus dignes entreprissent cette œuvre ; mais quand il a vu que personne ne voulait commencer, qu’au contraire les courtisans s’enhardissaient et prenaient de plus en plus d’empire, il s’est mis à la brèche pour le bien de la patrie. Ce n’est point là une tentative de révolte, mais un essai de délivrance. Il croit donc pouvoir compter sur l’appui de Dieu et des honnêtes gens. — Il n’a point fait œuvre de prêtre ou de théologien ; il n’a ni prêché, ni enseigné, quoique ce fût bien nécessaire ; il a fait œuvre de patriote, il a réclamé au nom de l’intérêt, au nom de la liberté de la patrie, contre une servitude, contre des abus qui la ruinent et la corrompent ; il n’a point voulu jeter dans les saintes Écritures un œil sacrilège, il a recherché dans leurs enseignements sacrés des motifs nouveaux et plus puissants pour soutenir sa cause. Il n’a d’autre espoir, il le sait, que d’y perdre son patrimoine et peut-être sa vie. Accoutumé dès la jeunesse à affronter la pauvreté et la douleur à la recherche des lettres, il les supportera plus facilement encore pour une plus noble cause. La vie, il ne la regrettera point, s’il peut emporter au tombeau, avec l’honneur sain et sauf, la conscience de n’avoir fait de tort à aucun honnête homme, et l’espoir d’avoir jeté sur le sol de la patrie et de la chrétienté quelques semences de bien qui ne seront pas perdues.

Mais pourquoi Hutten n’a-t-il pas attendu pour agir des ordres supérieurs ? Pourquoi ? Comme s’il était nécessaire d’attendre un ordre pour faire ce qui se doit ? Un chien fidèle n’aboie-t-il pas dès qu’il aperçoit un voleur ? Son amour pour son maître ne le pousse-t-il pas naturellement à l’avertir du danger ? Du reste il a fait appel à l’Empereur et aux princes ; ne les a-t-il pas avertis que s’ils ne prenaient eux-mêmes la défense des opprimés, le peuple pourrait, dans son désespoir, se soulever contre eux ? Est-il un émeutier celui qui cherche à prévenir l’émeute ? — Mais au moins ne devait-il point en appeler aux armes et exciter à verser le sang des oints du Seigneur ? — Ah ! il leur convient bien, après avoir longtemps dépouillé tout ce qui est du prêtre, de se retrancher maintenant dans les privilèges du sanctuaire et de vouloir, au nom du Dieu qu’ils ont abandonné, nous interdire de délivrer la patrie qu’ils oppriment. La guerre aussi peut être sainte, et l’effusion du sang parfois nécessaire. Ne nous prêchent-ils pas chaque année, pour nous extorquer de l’argent, il est vrai, la guerre contre les Turcs, comme ennemis de Christ ? Pourquoi ne la ferions-nous pas aussi aux ennemis de la vérité et de l’Évangile ? »

Hutten passa l’hiver de 1520-1521 enfermé dans le château d’Ebernburgc, à l’abri de tout coup de main de la part de ses ennemis. Il profite de ce long séjour dans l’Auberge de la Justice, comme il se plaisait à appeler la vaste demeure de son ami, pour le gagner à la cause de la Réforme. L’appui d’un homme tel que Sickingen n’était pas à dédaigner. Bien des princes recherchaient son alliance, et l’on s’efforçait de divers côtés de lui représenter comme menaçants pour la paix publique les plans et les opinions du moine de Wittemberg. Comme les écrits de ce dernier étaient presque inconnus à Sickingen, Hutten lui en lut chaque jour quelques fragments, et bientôt Luther n’eut pas d’admirateur plus décidé que le fier chevalier.

c – Le château d’Ebernburg était situé près de Kreuznach, sur la Nahe (province rhénane).

« Tu me plaindrais, » écrivait le 9 décembre 1520 Hutten à son très cher frère et ami, l’invincible héraut de la parole de Dieu, Martin Luther, « tu me plaindrais certainement si tu savais toutes les contrariétés avec lesquelles j’ai à lutter. Tandis que je cherche à attacher à notre cause de nouveaux amis, beaucoup d’anciens s’en détachent, tant les âmes sont encore sous l’empire de ce préjugé, qu’attaquer le pape, c’est commettre un crime irrémissible. Le seul Franz de Sickingen nous reste fidèle ; et lui-même, on l’a presque ébranlé, en lui montrant, comme venant de toi, des choses monstrueuses que tu n’as sûrement jamais écrites. J’ai effacé cette impression en lui lisant tes livres qu’il connaissait fort peu jusqu’à présent. Il n’a pas tardé à y prendre goût, et voyant la grandeur de ton entreprise, il s’est écrié plein d’admiration : « Est-il bien possible qu’un homme ait le courage de s’attaquer à tout le passé, et, s’il a ce courage, aura-t-il assez de puissance ? » Il est tellement enthousiasmé, qu’il se passe rarement une soirée, sans qu’il me demande de lui lire l’un ou l’autre de tes livres. Ses amis lui conseillant de quitter une voie périlleuse : « Non, dit-il, la cause que je défends n’est ni dangereuse ni douteuse. C’est la cause de Dieu et de la vérité : c’est la patrie elle-même qui nous ordonne d’écouter les conseils de Luther et de Hutten et de défendre la vraie foi. Cependant, je ne dois pas te cacher que Sickingen m’a jusqu’ici retenu de tout acte contre mes ennemis. Il croit qu’il faut attendre ce que décidera l’Empereur et ce qu’on fera à notre égard après la diète de Worms. Quant à moi, j’ai peu de confiance dans l’Empereur : il est toujours entouré de prêtres et prend parmi eux ses plus assidus conseillers. Ils abusent de sa jeunesse, et le poussent à des démarches qui, certes, ne tourneront pas à son profit. Sickingen croit au contraire qu’à Worms l’Empereur reconnaîtra ce qu’il faut penser de ces papes sans foi et de leurs partisans. Plusieurs prophétisent même qu’il se, fera dans cette diète une grande scission entre le pape et l’Empereur, et tu peux compter que Sickingen y aidera de tout son pouvoir, et son crédit est grand auprès de l’Empereur… Ils ont brûlé trois fois tes livres, mais qu’importe ? Le peuple s’anime chaque jour d’avantage. Dans tout ce pays ton nom n’est prononcé qu’avec vénération, tandis qu’Aléander a failli être lapidé à Mayence. J’ai écrit à Spalatin pour qu’il tâche de connaître les intentions de votre prince. Ce serait un grand point pour nous d’apprendre qu’au besoin, il nous viendrait en aide ou du moins nous donnerait asile dans ses Etats. Aussitôt que j’en serai assuré, je volerai vers toi : car je ne puis résister au désir de voir enfin un homme que j’aime tant pour ses vertus. »

Dans une lettre de dédicace datée d’Ebernburg, 21 décembre 1520, et placée en tête de l’édition allemande de ses dialogues, Hutten se plaît à exprimer à Sickingen toute l’affection de son cœur :

« Le ciel t’a donné à moi, lui dit-il, quand j’avais besoin de secours : par amour pour la vérité, et par pitié pour mes malheurs, tu t’es chargé de moi sans t’inquiéter de mes ennemis. Et quand, par l’imminence du péril, les villes m’étaient fermées, tu m’as ouvert tes châteaux, que j’appellerai pour ce motif et pour d’autres encore, les auberges de la Justice… Pour te prouver ma gratitude, ce n’est pas le cœur qui me manque, ni la volonté, mais le bonheur et le pouvoir : du moins je te donne ce que nul ne peut m’enlever, les forces de mon esprit et de ma raison. Je t’offre donc, pour ton nouvel an, mes petits livres que j’ai traduits en allemand dans cette Auberge de la Justice. Et je te souhaite, non pas comme on le fait souvent, un agréable repos, mais de grandes, sérieuses, nobles et laborieuses affaires où, pour le bien des hommes, tu puisses déployer ton cœur de héros. Que Dieu te donne le bonheur et le salut. »

Une lettre de Hutten à Arnold de Glauberg, jurisconsulte de Francfort, nous révèle l’intimité qui s’était établie entre les deux chevaliers. « Je suis traité par Franz, lui écrit-il, avec les plus grands égards ; il me garde toujours à ses côtés. Nous devisons, nous dormons ensemble. Je ne connais pas en Allemagne de personnage plus remarquable. Il admire les lettres autant que personne. Sa conversation est grave et traite de sujets élevés ; son commerce est agréable ; son caractère ouvert et simple est ennemi de toute ruse et de tout apparat. Il fait et dit tout avec une noblesse qui ne tient rien de l’orgueil. » — « II n’est aucun héros, » écrit encore Hutten à Erasme, « que notre chevalier ne puisse égaler. »

XV

L’enthousiaste admiration de Hutten pour Franz de Sickingen se reflète plus vivement encore que dans sa correspondance, dans les importants dialogues qu’il publia au commencement de 1521. Toujours le hardi chevalier y apparaît comme le représentant du droit, de la liberté, de la vérité et de la modération. C’est dans sa bouche que Hutten place ses plus belles pensées. Nous avons déjà mentionné le premier des dialogues de cette nouvelle série : Bulle ou Bullicida. Le second et le troisième, intitulés le Premier et le Second Moniteur, n’ont l’un et l’autre que deux interlocuteurs. Dans le premier, Luther ; dans le second, Sickingen s’entretiennent avec un moniteur inconnu. Ces dialogues sont le complément l’un de l’autre ; tous deux plaident la cause de la Réformation.

Dans le Monitor primus, un haut dignitaire ecclésiastique, ancien partisan de Luther, vient lui exposer les raisons pour lesquelles lui et plusieurs autres ont résolu de l’abandonner. Ils ne le font pas seulement par crainte du pape ; ce sont les doctrines de Luther qui les y encouragent. Comment leur conviendraient-elles, en effet, puisqu’il leur est de plus en plus démontré qu’il veut ramener l’Église à sa pauvreté primitive et à son ancienne simplicité ! « En effet, répond Luther, je cherche à la débarrasser des souillures des opinions humaines et à lui rendre son ancien éclat en remettant en lumière les commandements de Christ, la vérité divine. — Mais, reprend le moniteur, le pape, comme successeur de Pierre et comme vicaire du Christ, doit tenir bien plus à la vérité que Luther, qui ne la connaît que par un attachement servile à la lettre des Écritures, tandis que le pape en puise l’intelligence dans un contact direct avec le Christ. » Luther profite de cette assertion de son contradicteur pouf démontrer la fausseté de la prétendue succession de saint Pierre. Quant au pouvoir des clés, il a appartenu aux autres apôtres aussi bien qu’à Pierre, et bien habile serait celui qui pourrait prouver qu’il appartient au pape. Etre successeur de Pierre et des apôtres, c’est imiter leur vie ; et leur vie a été une vie de prédication et de service des autres, non de richesse et de domination. Où donc moins qu’à Rome suit-on de la sorte l’exemple de Pierre et des apôtres ? Qui, moins qu’un évêque avec sa pourpre et les pompes dont il s’entoure, avec les soldats armés qui l’accompagnent, avec son train de guerre, pourrait s’appeler un serviteur de Jésus-Christ ? Le moniteur fait remarquer qu’autres étaient les temps passés, autres les temps actuels ; autre l’époque des petits commencements, autre celle du triomphe. A quoi Luther réplique qu’il est de l’essence de l’Église d’être toujours la même, et que le triomphe dont parlaient les apôtres est un triomphe spirituel. Le devoir de l’évêque a été, est et sera toujours de paître son troupeau par l’enseignement, par l’exemple, par la prière et par des soins assidus. Est-ce là, pour ne rien dire de sa vie privée, la manière dont Léon X comprend son ministère ? Prêche-t-il jamais ? Et au lieu de travailler au salut des âmes, ne s’efforce-t-il pas de les détruire, par ses guerres, par ses indulgences et toutes ses tromperies ? Quoi ! un marché aussi révoltant, des fraudes aussi patentes n’ouvriraient pas les yeux du moniteur ?

Le moniteur ne veut pas écouter plus longtemps des discours aussi dangereux. La sécurité est du côté du pape, parce que le pape possède la majorité. Du reste, les pompes qui l’entourent sont honorables pour celui qu’il représente, et il ne saurait partager l’avis de Luther, qu’il faille appauvrir le clergé. Les préceptes du pape sont aussi plus commodes ; on peut, sous son régime, plus aisément satisfaire ses penchants ; le saint-père sait adoucir ce que les commandements de Dieu ont de trop pénible. Veut-on pécher ? on pèche, tandis que Luther ne l’entend pas de cette oreille. « Non, en effet, s’écrie celui-ci, car comment donnerais-je ce que je ne possède pas ? et le pourrais-je, je ne le voudrais pas. Un homme honnête accorder le droit de pécher, quelle morale peu austère ! » Le moniteur se tranquillise aisément sur ce point-là. S’il y a péché à mal faire, cela regarde le pape qui l’autorise, et qui seul en supportera la responsabilité. A lui, en effet, de répondre devant Dieu des facilités qu’il lui plaît d’accorder. Au jour du jugement ce sera au pape à expier les péchés de ses fidèles. Luther se récrie : « Non pas au pape, mais à ceux qui l’auront suivi, car chacun portera son propre fardeau. » Le moniteur paraît sentir tout ce qu’a de juste le raisonnement de Luther, mais des motifs intéressés le retiennent encore. Si les opinions du Réformateur triomphent, il faudra qu’il renonce à ses chevaux et à ses serviteurs, tandis que s’il reste fidèle au pape, il a en perspective un chapeau de cardinal. Le moniteur prend congé de Luther, en lui réitérant l’assurance de son amitié, mais bien décidé à ne pas embrasser ses doctrines.

Le Second Moniteur fut composé à l’occasion de la diète de Worms, qui s’ouvrit le 28 janvier 1521. Des bruits fâcheux ont été répandus sur Franz de Sickingen, et l’un de ces amis prudents qui voulaient le détourner du Réformateur et de sa cause l’avertit de ce qui se dit sur son compte dans l’entourage de l’Empereur. On affirme que François est un partisan de Luther, et qu’il a pour ami ce Hutten qui a déjà fait tant de mal. On ajoute même qu’il veut amener les évêques et les clercs à résipiscence, en dépit de la bulle de Léon et des décrets antérieurs des papes. Sickingen ne cache point que c’est là sa pensée. Le devoir de tout homme d’honneur est en effet de s’opposer aux empiétements des prêtres. Du reste, Luther n’a commis aucun crime, et Hutten n’a été encore ni jugé, ni condamné.

— Mais, reprend le moniteur, Luther et ses partisans enseignent des nouveautés.

— Des nouveautés ! réplique Sickingen. dites plutôt qu’ils remettent en mémoire les choses anciennes, et qu’en cela ils agissent dans l’esprit de Christ.

— Mais c’est au Christ seul à réformer son Église, si elle doit l’être, remarque le moniteur.

— Dieu, répond Sickingen, a coutume de se servir des hommes comme d’instruments de ses desseins.

— C’est aux clercs seuls alors, repart le moniteur, qu’appartient le droit d’amender et de corriger, car les laïques n’ont aucun droit de toucher aux choses saintes.

— Etrange séparation du corps de Christ en deux parts, clercs et laïques ! s’écrie Sickingen. Comment attendre d’ailleurs que le clergé corrige une doctrine dont il a exploité les vices, et porte remède à une maladie qui l’enrichit !

— Ceux qui ont attaqué le sacerdoce, reprend le moniteur, même pour réformer ses vices, ont toujours mal fini. C’est un jeu dangereux. Songe au proverbe : « Nul ne s’est trouvé bien de s’attaquer aux prêtres ! »

Sickingen. — Les temps sont bien changés ; ce qui a été longtemps caché est à découvert aujourd’hui ; les fraudes sont mises à nu, le prestige est tombé ; soutenus, protégés par la voix de Luther, qui est celle du Christ, les laïques peuvent maintenant chasser les imposteurs, secouer un joug détestable et fonder la liberté chrétienne. Du reste, le proverbe a souvent menti. Je n’en veux pour preuve que Jean Ziska, l’invincible chef des hussites, dans sa longue guerre contre les prêtres. N’a-t-il pas le renom d’un grand capitaine ? N’a-t-il pas la gloire d’avoir délivré sa patrie de la tyrannie, purgé la Bohême de ses prêtres et moines fainéants, et rendu en partie leurs biens aux héritiers des trop généreux donateurs ? N’a-t-il pas soustrait son pays aux exactions des papes, et vengé la mort de Huss, ce saint assassiné par des prêtres ? Et ne sait-on pas que, dans toutes ses grandes entreprises, il n’a jamais cherché son intérêt, qu’il n’a songé qu’à la patrie et à la religion ? Aussi, après avoir eu la fortune constante, il est mort pleuré par ses concitoyens.

Le Moniteur. — Quoi ! Sickingen ambitionnerait-il le rôle du Bohémien Jean Ziska ?

Sickingen. — Et pourquoi pas ? Si le clergé ne se rend pas à nos conseils ni à nos corrections fraternelles, il faudra bien enfin user de contrainte.

Le Moniteur. — Mais l’excommunication du pape ?

Sickingen. — Dieu m’en relève d’avance.

Le Moniteur. — Et si l’Empereur te le défend ?

Sickingen. — Je n’en persisterai pas moins dans mon dessein. Je fais comme ceux qui, avant de construire un édifice, calculent longuement ce qu’il pourra coûter, et qui, une fois le plan arrêté, le mènent à bout. Certes, je ne ferai rien de ce que des conseillers perfides ou ignorants conseillent maintenant à l’Empereur, mais bien ce qu’il approuvera plus tard, quand il aura plus d’années et des vues plus arrêtées. Si notre jeune Empereur avait la fièvre chaude, et qu’il me demandât de l’eau froide, devrais-je lui en donner ? Je lui suis trop fidèle et trop dévoué pour rien faire qui puisse lui nuire : ne pas obéir est souvent la meilleure manière d’obéir. Le mieux serait que l’Empereur ne se mêlât pas des affaires religieuses. Si, par le conseil intéressé des prêtres, il n’avait pas entravé le cours naturel des choses, la connaissance de la doctrine évangélique répandue par Luther aurait peu à peu amélioré les hommes, restauré la dignité impériale et chassé les pervers et pernicieux romanistes de l’Allemagne tout entière. Ses résolutions sont dans la main de Dieu. Mais quant à moi, je chercherai toujours à le servir plutôt qu’à le flatter. S’il m’ordonnait quelque chose contre ma conscience, je m’y refuserais publiquement, car il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, surtout ici où il s’agit de la religion elle-même. Si donc je vois qu’il n’y a rien à espérer de l’Empereur, je tenterai l’entreprise à mes risques et périls, quelle qu’en puisse être l’issue.

Le quatrième et dernier dialogue, publié par Hutten à l’Ebernburg, est intitulé : les Brigands ; retravaillé par lui pendant la diète de Worms, il renferme de nombreuses allusions à cette assemblée.

Le dialogue des Brigands marque, dans l’esprit de son auteur, un changement et un progrès. Jusque-là, grand ennemi des villes et de la bourgeoisie, des citadins et des marchands, il les avait combattus à outrance, avec tout le fiel d’un hardi chevalier. Mais il avait fini par comprendre que c’était vainement qu’il comptait sur l’Empereur et sur les princes pour secouer le joug de Rome et rendre à l’Allemagne sa liberté. La chevalerie seule n’était pas assez puissante pour reconstituer l’Empire et la religion, malgré l’Empereur et malgré le pape. L’Empereur était de plus en plus entraîné par les exigences de sa position comme monarque allemand et espagnol tout à la fois, et par les impatiences de son ambition ; les princes étaient indifférents ou timides, ou gagnés par la cour de Rome. Restaient deux grandes forces, la noblesse et le peuple, surtout les habitants des villes. Il fallait réunir tous les mécontentements, conjurer toutes les haines, faire appel aux villes libres menacées dans leur indépendance, à la chevalerie dont l’influence était de plus en plus absorbée par les princes ; on n’osait encore faire appel aux populations rurales, si fortement agitées par la Réforme. Hutten tenta l’entreprise difficile de réconcilier, puis d’unir dans une œuvre commune deux anciens ennemis, l’esprit de commerce et l’esprit de pillage, la petite noblesse des campagnes et les bourgeois. La première tentative qu’il fit pour opérer ce rapprochement si nécessaire, fut ce dialogue des Brigands (Prœdones), dont les interlocuteurs sont Hutten, Sickingen et un commissionnaire de la grande maison de banque des Fugger, à Augsbourg.

« Dans une conversation qui avait lieu (c’est le début du dialogue) à l’occasion de. la diète de Worms, on s’entretenait de la résolution prêtée à l’Empereur de mettre un terme au brigandage en Allemagne et de rétablir la paix publique. Un marchand, commis de la maison Fugger, manifesta bruyamment sa joie de voir enfin les chevaliers, ces brigands allemands, mis à la raison. Il espérait vivre assez pour voir leur totale destruction. Hutten, qui était présent, ne put entendre cette attaque contre l’ordre équestre, surtout de la part d’un commis-marchand, sans bondir de rage, et se prenant de langue, presque de poings, avec son interlocuteur, il engagea avec lui une vive discussion. Il déclara au commis que s’il ne se taisait, il lui déchirerait le visage, lui casserait les dents, lui romprait les côtes et le foulerait dans la boue jusqu’à ce qu’il perdît pour jamais tout espoir de vendre des livres de poivre et des onces de safran.

Par bonheur, au moment où les interlocuteurs s’échauffaient outre mesure, Sickingen entra. Hutten lui expliqua la cause de leur dispute, en particulier que le marchand avait prétendu que lui, Sickingen, était un pillard.

— Je n’ai pas besoin de me justifier, dit celui-ci ; l’Allemagne sait que je n’ai jamais fait éprouver aucun dommage à qui que ce soit avant de lui avoir, au préalable, déclaré la guerre.

Le marchand. — Mais en vertu de quel droit déclares-tu ainsi la guerre ? Cette raison ne t’excuse pas.

Sickingen. — Comment ! tu dis que nous, chevaliers, nous n’avons pas le droit de faire la guerre après l’avoir déclarée ?

Le marchand. — Non ! ce droit ne vous appartient pas sans la permission des princes.

Sickingen. — Alors, dis-moi, faut-il conserver la noblesse ?

Le marchand. — Je le pense.

Sickingen. — N’y a-t-il que les princes qui soient nobles ?

Le marchand. — Non, sans doute ; je compte aussi dans la noblesse les comtes et même les simples chevaliers comme vous, en tant que vous pratiquiez la vertu ; car c’est mon opinion depuis longtemps que la noblesse n’est que dans la vertu.

Sickingen. — Tu as raison ; je pense aussi que la vertu ne se transmet point par héritage, et quiconque a commis une action honteuse doit être rayé de la noblesse, fût-il prince. C’est perdre la noblesse que de ne pas imiter les ’glorieux ancêtres qui l’ont conquise : je méprise hautement tous les prétendus nobles qui ont beaucoup de quartiers et peu de services personnels, de nombreuses images d’aïeux et pas de couronne autour de leur propre front. Je ne considérerai jamais comme mon pair, fût-il mon plus proche parent, un homme qui aurait une tache dans sa vie. Mais qu’appelles-tu vertu dans la noblesse ?

Le marchand. — On dit que c’est la valeur.

Sickingen. — Tu veux dire la vertu guerrière ; mais qu’est-ce, selon toi, que la vertu guerrière ?

Le marchand. — La valeur au service du bon droit.

Sickingen. — Très bien, et je conclus : tous les hommes sont égaux de nature, mais le plus vertueux est le plus noble. Tu m’accorderas aussi qu’un homme est d’autant plus noble qu’il défend plus chaudement le droit. Et enfin tu conviendras que si la défense du droit appartient plus spécialement aux princes, elle appartient aussi aux nobles, puisque c’est par là qu’ils sont nobles, comme tu le dis.

Le marchand. — Soit, mais à condition que vous ne combattiez que sur l’ordre des princes.

Sickingen. — Mais s’ils n’ordonnent jamais, s’ils sont tous absorbés dans leurs intérêts particuliers, indifférents au bien général, ne pourrons-nous pas alors faire nous-mêmes la guerre ?

Le marchand. — Il faut bien vous l’accorder pour ce cas.

Sickingen. — Et si quelqu’un voulant te faire tort, j’écartais de toi ce péril, sans attendre l’ordre du prince, ne ferais-je pas bien ?

Le marchand. — Ce ne serait que juste.

Sickingen. — Tu vois donc combien l’on aurait tort de nous ôter la seule chose par laquelle nous sommes nobles, je veux dire le pouvoir de défendre le droit par les armes. Car c’est là notre loi et notre devoir : Secourir les malheureux, relever les opprimés, venger ceux qui ont été injustement lésés, tenir tête aux méchants, protéger les veuves et les orphelins. Nous ne rougissons pas de nous ranger derrière les princes, et nous les servons fidèlement quand nous avons volontairement accepté de les servir. Hors de là, nous ne reconnaissons d’autre seigneur que l’Empereur : en lui nous voyons le défenseur de la liberté publique. Mais si l’Empereur lui-même nous ordonnait quelque chose contre le droit et la justice, ce serait notre devoir de lui refuser obéissance. Il te dirait lui-même, si tu pouvais l’interroger, qu’il n’a pas le droit d’ordonner quelque chose d’injuste ni de s’opposer à quelque chose de juste, et si l’Empereur n’a pas ce droit, comment les princes l’auraient-ils ? »

Après cet éloquent plaidoyer en faveur de la petite noblesse allemande, — plaidoyer qui ne dut pas absolument convaincre le commis des Fugger, car les chevaliers étaient loin de réaliser ce bel idéal de défenseurs des opprimés, — Sickingen prend l’offensive. Le marchand lui a objecté ces chevaliers errants, qui infestent les routes, interrompent le commerce ou, descendant à l’improviste de leurs donjons, pillent les négociants. Sickingen avoue qu’un certain nombre de chevaliers commettent ces crimes ; mais ces voleurs de grand chemin, qui dérobent à ciel ouvert, ne sont pas les plus redoutables. Les grands brigands ne sont pas ceux qu’on pend à la potence ; il y en a trois autres espèces beaucoup plus dangereuses : ce sont les prêtres et les moines, les chanceliers et les docteurs, et les gros marchands, surtout les Fugger.

Le marchand. — Comment ? nous, des voleurs ! nous, qui détestons si cordialement les chevaliers à cause de leurs brigandages !

Sickingen. — Oui, sans doute, vous-mêmes ; vous ne volez pas à force ouverte, mais par des pratiques secrètes et souterraines. Exerçant un brigandage de fraude et de ruse plus dangereux que celui de la violence, vous attirez dans vos coffres les richesses de chacun en livrant en échange des denrées empoisonnées, telles que le poivre, le gingembre, le safran, la cannelle et autres produits exotiques dont vous avez su faire naître le besoin factice et dont vous haussez le prix par la fraude. Aussi impitoyables entre vous qu’envers les autres classes, vous vous livrez une lutte acharnée dans l’acquisition et la vente de ces nouveautés dangereuses. Jaloux de voir leurs rivaux s’enrichir, quelques-uns, les Fugger par exemple, prennent les devants sur la route de l’Inde pour empêcher l’arrivée de leurs concurrents et achètent ces denrées à un prix supérieur pour mettre les plus pauvres hors de combat ; ils accaparent les marchandises et les vendent ensuite au prix dicté par leur avarice. Industrie honteuse qui excite toutes les passions basses, qui a pour mobile la cupidité, pour moyens la fraude et l’usure, pour but la satisfaction de tous les appétits, et pour résultat la perte de la simplicité allemande, l’affaissement des caractères, la corruption des mœurs et la décadence de la nation ! … »

A ce tableau de la vie mercantile, le marchand oppose la superbe des chevaliers, leur ignorance et leur barbarie. Sickingen préfère cet orgueil, qui sied au noble métier des armes, à une politesse servile née de la cupidité. Il loue la sagesse des premiers Germains, qui avaient défendu l’accès de leurs frontières aux marchands pour anéantir dans son germe l’amour du lucre, père du mensonge, de la fraude et de l’usure, et celui du luxe, cause de ruine pour les mœurs. Le chevalier et le marchand transigent enfin sur ce point, en s’accordant que la guerre et le commerce ont leurs brigands, mais que ces deux métiers ont leur noblesse lorsqu’ils sont légitimement exercés.

« — De bien plus dangereux brigands, continue Sickingen, « sont les docteurs et les chanceliers des princes, les scribes et les jurisconsultes, gens à toque rouge et d’une gravité repoussante, qui ont depuis quelque temps envahi l’Allemagne et remplissent maintenant les cours de tous les princes, occupés, — les scribes et secrétaires, à copier les rescrits des princes, à fausser ou à vendre leurs signatures ; — les juristes, à torturer la loi pour la faire parler à leur gré, à noyer la justice dans les flots de leur loquacité, à étouffer le droit sous la masse des commentaires. Ils pétrissent les lois comme de la cire molle et les font tourner à leur profit ; entre leurs mains vénales, l’injuste devient juste. Ils font plus de mal à l’Allemagne que la guerre la plus désastreuse, et mieux vaudrait trancher tous nos procès par les armes que par leur science fausse et contradictoire. Quel bonheur si nous pouvions voir un jour exiler tous ces docteurs et brûler tous leurs livres ! … »

Il est une troisième classe de brigands qui surpasse tous les autres en voracité et en infamie, plaie purulente de l’Allemagne et qui la mène à la mort. Pour attaquer ces brigands émérites, les évêques, les chanoines et les moines, Hutten entre en scène et ajoute à la parole ferme et modérée de Sickingen ses traits mordants, sa critique acerbe et les éclats de sa colère. Il montre d’abord les évêques, chanoines et abbés, chasseurs et soldats, exerçant, comme les princes laïques, le brigandage à ciel ouvert, usurpant les domaines des petits, cumulant les titres et surtout les biens, réclamant à main armée leur part d’héritage paternel, après avoir payé sur les biens de la famille le prix de leur bénéfice, et détroussant les commerçants comme de simples chevaliers. Mais c’est là leur plus modique industrie : au lit du malade ou du mourant, ils dépouillent la famille et accaparent l’héritage ; au tribunal de la confession, ils recèlent le crime du vol et du meurtre, pourvu qu’ils aient leur part du produit ; en chaire, ils dérobent les trésors célestes du pardon et de l’indulgence pour ravir en échange ceux d’ici-bas ; au cimetière, ils dépouillent encore le mort en lui vendant pour sépulture la terre qu’on leur a donnée, et dont le prix monte d’autant plus qu’on repose plus près du saint qui la protège ; de telle sorte que les Fugger, grâce à leur tombeau à Augsbourg, sont les plus certains de la miséricorde céleste. Quelque chose aurait pu échapper au clergé ; mais ce qu’il n’a pu prendre, il l’a fait mendier. De là l’institution de ces moines sordides et tenaces qu’on rencontre sur tous les chemins, à tous les carrefours, à la porte de tous les châteaux, poursuivant chacun de leurs demandes indiscrètes, suivant d’un œil curieux les actions de tous ; à charge à l’Allemagne, qu’ils épuisent et affament par leur onéreuse inutilité. Non contents d’avoir attiré à eux la meilleure et la plus belle part de l’Empire, ils corrompent encore la raison et le cœur du peuple par la superstition et par le mauvais exemple. Quand nous aurons brisé les chaînes de la tyrannie romaine, forcé les prêtres à remplir leur office, appliqué à l’utilité commune les revenus des évêques, des chanoines et des moines, et les trésors des églises, aboli tous les ordres religieux, alors seulement l’Allemagne sera libre et heureuse. Mais les princes font obstacle à ce dessein, parce qu’ils ont leurs parents dans les évêchés et qu’ils craignent de les voir tomber à leur charge.

— C’est donc pour cela, remarque le marchand, qu’on ne peut mener à bien une entreprise si belle et si utile ?

— Pour cela même, reprend Hutten. Il est d’autant plus nécessaire que les chevaliers arrangent au mieux les différends qu’ils peuvent avoir avec les villes et s’unissent à elles. Elles sont riches et puissantes et pleines d’ardeur pour la liberté.

Le marchand est convaincu que les villes ne demandent pas mieux que de se réconcilier avec la chevalerie, en vue de conserver ou de recouvrer leur indépendance. Que Hutten ne se laisse donc pas gagner par ses adversaires, mais qu’il continue à écrire et à exhorter le peuple. Avant de se séparer, Franz de Sickingen, de Hutten et le marchand se donnent cordialement la main en signe de l’alliance future de la chevalerie et des villes, à laquelle ils vont travailler de concert.

XVI

Tandis que de Hutten cherchait ainsi à préparer par ses écrits la réconciliation de la noblesse et des villes, et à former contre les princes et les prêtres l’alliance des amis de la liberté, il suivait avec un intérêt croissant les débats de la diète de Worms. Ni lui ni Sickingen ne pouvaient assister à ses délibérations : le premier, à cause des légats qui auraient exercé sur lui leur vengeance ; le second, parce qu’il était en guerre avec la ville impériale. Mais, grâce à de fidèles amis, on savait le lendemain à Ebernburg ce qui s’était dit la veille à Worms, distante seulement de six milles. Autant Sickingen avait mis d’espoir dans cette diète pour le triomphe de la Réforme et pour la liberté de l’Allemagne, autant de Hutten désespérait d’en voir sortir des décisions favorables à la cause de l’indépendance nationale. En effet, sans parler de son éducation moitié flamande, moitié espagnole, Charles-Quint ne pouvait voir sans inquiétude un mouvement qui, en menaçant la papauté, tendait à ébranler les fondements religieux de son propre pouvoir. Roi très catholique au delà des Pyrénées, à Naples, à Milan, dont il convoitait la conquête, il avait besoin de ménager en Allemagne l’autorité du pape, pour obtenir ailleurs sa neutralité ou son appui. Que lui importait l’affranchissement de l’Empire, lorsqu’il avait à songer aux intérêts de sa propre maison. Il pouvait momentanément favoriser Luther pour peser sur les conseils du pape ; mais ses vœux une fois exaucés, il n’aurait su prêter son appui à la révolution.

Les princes ecclésiastiques qui faisaient partie de la diète ne pouvaient pas davantage se joindre aux projets des novateurs. Leur puissance était solidaire de celle de Rome ; qui ébranlait l’une ébranlait l’autre. Ils pouvaient admettre qu’on limitât l’empire du pape ; ils n’auraient pu souscrire à sa destruction. Les princes laïques, dont les intérêts, semblait-il, étaient d’accord avec les aspirations libérales de leurs peuples, redoutaient cependant de faire appel aux passions de la foule. Ils craignaient que le principe d’autorité une fois ébranlé dans les masses, ils ne perdissent une partie de leur puissance et de leur prestige. Enfin, parmi les humanistes, plus d’un redoutait de remettre l’avenir de la Réforme aux hasards de la guerre. La diète de Worms ne pouvait donc aboutir à des mesures d’affranchissement. On sait qu’elle riva les fers de l’Allemagne, et ouvrit ainsi l’ère sanglante des guerres de religion.

Le pape s’était fait représenter à la diète par deux légats, Aléander et Caraccioli. Dans un discours qui ne dura pas moins de trois heures, Aléander conjura l’auguste assemblée de courir sus à Luther et de le condamner sans l’entendre. N’avait-il il pas hautement déclaré que, si même un ange du ciel se chargeait de le réfuter, il ne l’écouterait pas ? Du reste, il avait refusé de répondre à la citation du pape, qui seul était juge dans cette affaire. Le légat présenta à la diète un projet d’édit par lequel Luther était condamné comme hérétique, et force de loi était donnée à la bulle pontificale qui l’excommuniait dans toute l’Allemagne. Pour aboutir à ses fins, Léon X mit à la disposition de ses légats tous les moyens de corruption qui lui parurent les plus utiles pour agir sur l’Empereur et sur ses conseillers. A Charles-Quint, il annonça (12 décembre 1520) le retrait d’un bref pontifical qui, sur les instances des cortès d’Aragon, avait modifié l’organisation et la procédure de l’Inquisition et diminué d’autant son arbitraire et implacable rigueur. L’Inquisition étant en Espagne la colonne et l’appui de la royauté contre les cortès, Charles s’était senti amoindri dans son pouvoir, par ce retour au droit commun. Pour répondre à ces avances du pape, il se déclara prêt à exécuter la bulle contre Luther.

Mais la volonté de l’Empereur n’était point toute puissante en Allemagne ; rien ne pouvait se faire sans la diète ; aussi chercha-t-on à lui enlever par la ruse un arrêt qu’on ne pouvait que difficilement attendre de la persuasion. Un jour qu’un tournoi était annoncé, que tous les préparatifs étaient faits, l’Empereur appela inopinément les princes en séance dans son palais et leur fit donner lecture de la bulle contre Luther, et de l’édit qui la rendait exécutoire. On juge de l’émotion que cette proposition inattendue produisit.

[Dans le courant de janvier 1521, Charles-Quint avait reçu un bref papal qui lui enjoignait de faire exécuter la bulle. « Maintenant, lui écrivait le pape, il pouvait donner la preuve que l’unité de l’Église lui tenait autant à cœur qu’à ses ancêtres. C’est en vain qu’il serait ceint du glaive, s’il ne le tournait contre les hérétiques aussi bien que contre les infidèles, puisque ceux-là sont beaucoup plus dangereux que ceux-ci : « multo deteriores hæreticos. »]

L’Empereur voulait publier immédiatement l’édit, sans entendre Luther ; c’était l’avis d’Aléander et du Dr Eck. Mais la diète fut moins facile à satisfaire. Quoique la majorité ne fût peut-être pas opposée à la condamnation, elle sentait bien que cette sentence, prononcée en l’absence de Luther, et sans qu’il eût pu se défendre, soulèverait la conscience publique. « Le moine, » écrivait à cette occasion le député de Francfort, « le moine donne beaucoup à faire ; les uns voudraient le mettre aussitôt en croix, et je crains fort qu’il ne puisse leur échapper ; mais il faudra veiller à ce qu’il ressuscite le troisième jour. » La diète exigea que Luther fût cité, qu’on lui donnât un sauf-conduit et qu’il fût entendu, déclarant au surplus qu’elle accepterait l’édit, si Luther persistait, non dans ses attaques contre la corruption de l’Église, — sur ce point tous étaient d’accord avec lui, — mais « dans ses doctrines, contraires à la foi que nos pères et aïeux nous ont transmise… »

Les menées d’Aléander et de son collègue, l’impuissance de la diète pour les réprimer, le danger qu’elles faisaient courir à Luther, excitaient au plus haut degré la colère des habitants de l’Ebernburg. Hutten donna libre cours à son irritation dans trois Invectives à l’adresse des légats, des évêques et des cardinaux, et dans une épître exhortatoire à l’empereur Charles-Quint. Il est difficile d’analyser ces brochures violentes, dans lesquelles les gros mots se mêlent à une discussion habile et à de nobles appels aux représentants ecclésiastiques de l’Allemagne. « La mesure est comble, » s’écrie le chevalier ; « sortez du sanctuaire, misérables brocanteurs ; que vos mains souillées ne servent pas plus longtemps à l’autel ! Qu’avez-vous fait des aumônes de nos pères ? Quel usage de leurs dons en faveur de l’Église, des pauvres et des orphelins ? Vous les employez à vos débauches, à votre luxe, à vos festins, tandis qu’autour de vous des hommes pieux et respectables souffrent de la faim ! Oui, la mesure est comble. Ne voyez-vous pas que le vent de la liberté commence à souffler, que les hommes, las de l’état présent, soupirent après un meilleur avenir ? Quant à moi, je travaillerai à la venue de ce temps meilleur, dussé-je lasser par mes instances ceux que je ne saurais aussitôt convaincre. Que m’importe ma personne, pourvu que je procure à mon pays la liberté, ! … Ne touchez pas à Luther, car toucher cet homme, c’est me toucher moi-même. Ses ennemis sont mes ennemis. Vous ne me faites pas peur ; vous pouvez m’ôter la vie ; vous n’empêcherez pas que ma mort ne profite un jour à la liberté. Vous pouvez arrêter pour un temps le mouvement des esprits, mais vous ne ferez pas que ce qui s’est fait ne soit pas … »

[Parmi les princes de l’Église auxquels s’adressait cette violente philippique se trouvait l’Electeur Albert, archevêque de Mayence et de Magdebourg, l’ami et le protecteur de Hutten. Dans une lettre particulière (2 mars 1521), le chevalier lui exprime son regret de devoir prendre contre lui une attitude aussi accentuée, car il l’aime et le respecte. Il serait désolé qu’il fût personnellement froissé de son invective aux évêques, mais les droits de la vérité et de la liberté passent avant les affections du cœur. C’est le malheur de l’Allemagne et le triomphe de Satan, qu’Albert ait été arraché à la cause des lettres et de la liberté. Puisse le Christ le faire rentrer en lui-même et l’arracher à cette Église hypocrite, Hutten paierait volontiers son affranchissement au prix de son sang (Op., II, p. 57 et suiv.).]

Dans son épître exhortatoire à l’Empereur, placée en tête de sa première édition des Invectives, Hutten ne se sert pas d’un moins libre langage. L’Empereur est jeune encore, tiraillé entre ses propres sentiments et ses mauvais conseillers, il travaille à sa ruine. Il a donc besoin d’amis fidèles qui lui disent la vérité. Son premier devoir est de chasser de sa cour tous ces prêtres qui nuisent à sa cause. Pourquoi s’effraierait-il de la haine des évêques ? Ils demandent la condamnation de Luther ; s’il n’était qu’un criminel vulgaire, au lieu d’être le plus fidèle sujet de l’Empereur, encore faudrait-il l’entendre. Tous les hommes loyaux de l’Allemagne le réclament ; le clergé seul voudrait étouffer sa voix. Qu’il ne se fie pas au pape et à ses légats. Il doit répondre aux espérances qu’il a fait concevoir, et délivrer la patrie allemande du joug romain… »

[Hutten ayant appris qu’en suite de cette épître l’Empereur avait été irrité contre lui, il lui écrivit pour obtenir son pardon. Sa lettre avait été rédigée dans un moment de grande colère, mais il comptait que l’Empereur serait digne de l’Allemagne.]

En suite de la décision de la diète, Charles-Quint fit citer Luther à comparaître à Worms, pour rendre compte de sa doctrine et de ses écrits. Un héraut impérial lui fut envoyé pour le conduire.

Tandis qu’il s’avançait à travers l’Allemagne, calme et confiant dans son bon droit, un hôte étrange s’annonçait aux portes du château d’Ebernburg. C’était un franciscain, le confesseur de l’Empereur. Il estimait que la bulle du pape qui excommuniait le Réformateur pouvait être modifiée, s’il consentait à retirer le livre qui, plus que tout autre, était une lettre de divorce avec Rome, sa Captivité de Babylone. Glapion, — c’était son nom, — se présenta d’abord à l’Electeur de Saxe. Il lui proposa de faire nommer des arbitres qui aplaniraient le différend. L’Electeur, doutant de l’efficacité du moyen, refusa son concours, et Glapion se tourna alors vers d’autres amis de Luther. Considérant Sickingen comme l’un de ses plus puissants soutiens, il venait l’engager à retenir le Réformateur au passage et à favoriser une entrevue avec lui. Il devait obtenir de Luther qu’il fît une distinction entre ses attaques contre le dogme et celles contre la discipline et la hiérarchie. L’adroit Glapion réussit à gagner le chevalier à ses vues ; mais à sa demande de monter à Ebernburg, Luther répondit : « Je suis mandé à Worms et non à Ebernburg ; si Glapion désire me parler, je l’attends à Worms. » — « Jamais, » dit Hutten dans son récit de la visite du confesseur à Ebernburg, « jamais il n’y eut un plus grand hypocrite ; tout trompait en lui, le visage, les yeux, la bouche, les discours, les gestes. Il s’accommodait à toutes les situations et changeait d’avis suivant les circonstances. Il est certain, nous a-t-il dit, que Luther a ouvert la porte par où tous les chrétiens sont arrivés à la vraie intelligence des saintes Écritures. Et comme je lui demandais quelle faute il avait donc commise qui pût amoindrir un tel bienfait, il répondit : « En vérité, je n’en vois aucune. » Et pourtant il a insisté plus que personne pour que Luther fût condamné sans être ni défendu ni même entendu. »

Le mardi 16 avril 1521, à midi, le gardien de la tour de Worms sonna de la trompe pour annoncer l’arrivée du Réformateur. La foule se précipita sur son passage ; il était dans un char découvert, que le conseil de Wittemberg lui avait donné pour le voyage. Ni Franz de Sickingen, ni Hutten n’étaient là pour l’encourager de la parole et du regard ; mais l’attitude sympathique du peuple le remplit de confiance. « Dieu sera avec moi, » dit-il ; et il descendit de voiture. Dès le lendemain, Bucer partait d’Ebernburg pour lui porter, ainsi qu’à son fidèle compagnon Justus Jonas, deux lettres d’ardente affection. Quelques jours après (20 avril 1521), Hutten lui écrivait en réponse à une demande de conseil : « Pour ce que tu nous écris au sujet des négociations entamées avec toi, ce n’est point à nous de te diriger ; nous ne doutons pas que tu choisisses le meilleur parti et que tu n’y persistes. Ne crains rien, tous les bons sont pour toi ; tu ne manqueras pas de défenseurs. »

Nous ne raconterons pas ici la comparution de Luther devant la diète de Worms, nous ne répéterons pas ses courageuses paroles. Elles sont dans la mémoire de tous nos lecteurs. La veille de son départ, Luther écrivit de nouveau à Hutten (26 avril). Il lui annonçait que l’édit était déjà préparé contre lui et que l’Empereur lui avait défendu de prêcher en chemin, ce qu’il avait fait en se rendant à la diète. Ce billet arracha des larmes au chevalier. « Ils ne l’ont pas entendu, » écrivait-il à Willibald Pirkheimer, le 1er mai, et ils le condamnent ! Bien plus, quelques juristes prétendent que l’Empereur doit violer le sauf-conduit ! Les romanistes se réjouissent comme si le dernier acte était joué. Mais ce n’est pas encore la fin. On dit que l’Empereur va publier un violent édit (l’édit du 26 mai) ; mais une grande partie de l’Allemagne refusera de l’exécuter. Aujourd’hui il s’agit de savoir si l’Allemagne est gouvernée par des princes ou par des poupées. Franz de Sickingen tient ferme pour la cause de Luther. Il a juré qu’il ne laisserait pas en péril la cause de la vérité ; cette parole vaut un oracle. »

Cependant, quelque résolu que fût le chevalier de Sickingen, Hutten ne put l’entraîner à prendre aussitôt les armes en faveur de Luther, et ses menaces demeurèrent pour un temps à l’état de parole. Vainement il se démenait comme un lion dans sa cage ; les légats auxquels il aurait voulu enlever la peau rentrèrent sains et saufs dans leurs foyers. Ses amis, entre autres Hermann de Busch et Eoban Hesse, lui reprochèrent son involontaire inaction. « Tu sais aboyer, mais non pas mordre, » lui écrivaient-ils. « Nous avons pourtant l’espoir que quand l’heure sera venue, Sickingen et toi, vous saurez combattre pour la liberté. » Ces attaques furent très sensibles à Hutten. N’avait-il pas, par ses écrits, mordu jusqu’au sang ses adversaires ? et n’était-il pas prêt à mourir pour la cause de la liberté ? « Ton exhortation, » répond-il à Eoban Hesse, « était intempestive ; tu aurais donc pu te l’épargner ; mais je l’accepte avec joie comme une preuve qu’il y a encore en Allemagne des hommes libres. Puissent tous penser comme toi ! Mais nombreux sont les indécis. Jusqu’ici je n’ai combattu qu’avec la plume : le tour de l’épée arrivera. Je n’ai point abandonné nos projets, comme quelques-uns le prétendent faussement. Je méprise les menaces du pape et de ses partisans. Il ne coulera pas une goutte du sang de Luther sans que le mien s’y trouve mêlé. Réussirai-je dans mes desseins ? Je ne sais, mais je dois oser. L’exil et la mort ne m’effraient point ; ne vaut-il pas mieux mourir que de vivre dans une patrie asservie ? Cependant j’espère de meilleures choses. Peut-être Franz et la noblesse prendront-ils les armes ; en tous cas, je salue d’avance la ruine de la papauté et l’avènement de l’Évangile. Si les deux nonces se sont échappés, ce n’est pas ma faute. Je n’ai rien négligé de ce qui était en mon pouvoir pour que cela ne fût pas. J’ai battu les routes, tendu des embuscades ; mais l’armée de l’Empereur les a protégés. Peut-être n’échapperont-ils pas une autre fois. Que la volonté de Dieu soit faite ! Je ne veux autre chose que la volonté du Christ, car je ne combats que pour sa cause. Les soldats ne manquent pas. Puisse le Seigneur donner le signal ! S’il ne le fait, tes efforts, ô Eoban, seront aussi inutiles que les miens. »

Le moment était pourtant proche où l’épée devait sortir du fourreau.

XVII

Tandis que Luther, enfermé dans la Wartbourg, laissait gronder l’orage que le pape et l’Empereur avaient soulevé contre lui, et préparait à l’Allemagne, dans la traduction des saintes Écritures, l’arme qui, de génération en génération, devait battre Rome en brèche, Hutten découragé posait pour quelque temps la plume, car la noblesse et les villes demeuraient sourds à ses appels. Franz de Sickingen se préparait à la guerre contre le duc de Bouillon, Robert de la Marche, et la France son alliée. Hutten l’eût volontiers suivi dans son camp ; il eût aimé combattre à ses côtés, en attendant qu’il l’accompagnât sur d’autres champs de bataille ; mais sa santé chancelante l’obligea à passer l’été dans une retraite secrète, qu’il faut sans doute chercher dans les environs de Worms ou de Landstuhl. Là il reçut la visite d’un chartreux, Otto Brunfels, qui fuyait son couvent de Mayence. Le prieur ayant découvert la retraite du déserteur, accusa Hutten d’hérésie, et se livra sur son portrait aux plus révoltants outrages. Hutten furieux lui envoya de Durmstein une sommation menaçante. Le prieur avait à faire amende honorable avant un mois, et à remettre au chevalier une somme de dix mille florins à titre de dommages-intérêts. Le magistrat de Strasbourg proposa sa médiation, et comme Franz de Sickingen, qui rentrait de son expédition, se déclarait prêt à tirer l’épée en faveur de son ami, le prieur des chartreux fit les excuses désirées et remit à Hutten deux mille florins. L’année suivante, le trop bouillant chevalier cherchait à tirer vengeance d’un pasteur de Francfort-sur-le-Mein qui, dans la querelle reuchliniste, s’était montré particulièrement arrogant à son égard. Accompagné de quelques amis, il battait les grandes routes, pillait trois abbés et, dit-on, coupait les oreilles ou les laissait couper à deux dominicains. Ne pouvant frapper de grands coups, il donnait ainsi carrière à son humeur guerroyante. Bientôt il laissa là ces hauts faits peu dignes de lui pour reprendre sa plume et chercher de nouveau par des lettres et des vers à réconcilier les villes libres avec les chevaliers. Il profita d’un incident qui se produisit à ce moment-là (mai 1522). Rappelé par de graves événements en Espagne, Charles-Quint avait institué un conseil de régence. Ce conseil était composé en majorité de délégués des princes laïques et ecclésiastiques. Les villes y étaient fort peu représentées ; la petite noblesse pas du tout. On pouvait craindre que ce conseil de régence ne portât atteinte, par l’établissement de lignes de douane et par d’autres actes, au libre commerce des villes et aux franchises des évangéliques. Le moment paraissait donc propice pour reprendre cette idée d’alliance de la chevalerie et des villes, en vue d’une réforme politico-religieuse de l’Empire, que Hutten avait déjà mise en avant dans son dialogue des Brigands. Il écrivit à la ville de Worms d’abord, qui était en guerre avec Franz de Sickingen, puis à toutes les villes libres de la nation allemande, pour les engager à former cette patriotique confédération.

« C’est à vous, pieuses et bonnes villes, s’écrie-t-il, que je m’adresse. Unissez-vous à la chevalerie allemande, car avec vous elle gémit sous le joug des mauvais princes devenus les tyrans de l’Empire. Si vous le faites, je vous en donne ma parole, vous ne vous en repentirez jamais. Le conseil de régence est établi pour l’oppression commune. Dans ce conseil, ils opposent à la petite noblesse de vieux droits de suzeraineté, et il n’est plus bref, sceau ou charte qui vaille, pour l’empêcher de tomber dans la dépendance. Les droits des villes sont de même attaqués. On les accable tous les jours d’impôts nouveaux, de taxes, de tailles et de droits de douane. Quand il y avait encore un Empire, le bourgeois, le gentilhomme opprimé pouvait en appeler à sa haute justice. Mais on sait comment, à la dernière élection, le pays a été trahi, comment les princes ont vendu l’Empire. C’était à qui offrirait davantage pour avoir la couronne impériale. L’un donnait, l’autre prenait. On a longtemps dansé pour cette fiancée, jusqu’à ce que Charles l’ait obtenue. Et quel mariage ! Depuis, l’Empire va comme il peut. Les princes font leurs affaires ; celui-ci levant la taxe, celui-là réunissant le domaine, cet autre épousant l’héritière promise le jour de l’élection. Et voici que maintenant pour agir encore plus à leur aise dans l’Empire livré à leur merci, ils éloignent l’Empereur et lui interdisent le retour. Donc, contre leur tyrannie, plus d’appel, plus de recours ! Comment accuserais-je celui dont je suis le serf ? Comment me plaindrais-je à celui qui m’a volé ? A Nuremberg, je trouve un ramas de juristes auxquels les princes ont confié tout le fardeau de la justice (la chambre impériale qui siégeait à Nuremberg), dangereuse valetaille, sans Dieu, sans honneur, vendue corps et âme aux princes qui la paient, et qui n’a d’oreille que pour les paroles des puissants et le son des écus. C’est pourquoi je vous le dis, bonnes villes (tenez-vous prêtes, acceptez l’amitié de la chevalerie, et levons-nous tous comme un seul homme pour repousser ce joug honteux et pour défendre la vieille liberté de l’Allemagne sous la protection du Christ, le seul et vrai Sauveur. — Rappelez-vous les paroles de Jérémie : « Malheur aux pasteurs qui ont dispersé et déchiré leur troupeau ; couvrez-vous de cendres, princes de la terre, le jour est venu où celui-là sera maudit qui n’aura pas son glaive taché de sang. » Que le Christ soit avec nous ! »

Les circonstances graves dans lesquelles se trouvait l’Allemagne, les dangers que courait la Réforme, le désir de Hutten de la voir triompher, ont singulièrement tempéré son arrogance. Il ne craint pas aujourd’hui d’accepter la main de ces marchands naguère traités par lui avec tant de dédain, il la leur offre le premier ; il les conjure de la recevoir. Descendit-il plus bas ? fit-il aussi appel au peuples des campagnes, à cette tourbe que peu auparavant il redoutait si fort ? On pourrait le croire, s’il est bien l’auteur d’un dialogue intitulé le Nouveau Karsthans, dont les interlocuteurs sont un certain Karsthans, sorte de prédicant alors en faveur dans les campagnes, que célèbre déjà un dialogue dans le dialecte alsacien, et le chevalier Franz de Sickingen. Le chevalier rencontre le paysan et lui demande pourquoi il a l’air si triste. « Le moyen d’être gai, » répond le prédicant, « avec ces prêtres qui me tourmentent de toute façon ! Je ne sais plus comment faire, et si cela dure, je m’oublierai grossièrement, car vraiment cela passe la plaisanterie. » Le chevalier l’engage à prendre courage. Les choses pourraient bien changer de face avant peu. Mais le paysan ne partage pas cet espoir. Alors se noue un dialogue où les deux interlocuteurs déroulent tour à tour les exactions des prêtres, leur avarice, leur luxure, leur conduite générale si opposée à la doctrine du Christ. Le chevalier initie alors le paysan à ses projets, et lui enseigne la doctrine de Luther. Il use cependant de grandes précautions avec lui, comme s’il craignait de peser trop fort sur ce levier qui, une fois mis en mouvement, pouvait bouleverser toute la société. On trouve mentionné dans ce dialogue tous les points essentiels de la nouvelle doctrine religieuse. C’était la séparation du spirituel et du temporel par la sécularisation des biens ecclésiastiques, l’égalité de tous les sièges épiscopaux, même celui de Rome, la participation du peuple aux élections canoniques, la diminution du nombre des couvents ou même leur abolition, la communion sous les deux espèces, la messe en langue vulgaire, l’abrogation des indulgences, du culte des saints et de toutes les cérémonies et pratiques, telles que signes de croix, pèlerinages, vœux, jeûnes et abstinences en usage dans l’Église catholique. — Le paysan se plaint amèrement que le fond de la prédication de tous les curés soit le paiement de la dîme : il s’exclame sur les beaux enseignements de la Bible et regrette de ne pas les voir mettre en pratique ; il s’irrite de la splendeur des églises, de l’or et de l’argent prodigués aux châsses des saints, du luxe des vases sacrés, du nombre des tableaux et des statues, de la richesse des clochers ; il finit par exprimer le vœu de voir détruire ces splendides cathédrales et de commencer bientôt à mettre en branle les fourches et les hoyaux sous le commandement d’un chef tel que Franz de Sickingen. — Le chevalier se croit alors obligé de tempérer l’ardeur de ce nouvel allié ; il l’engage à prendre patience, à distinguer entre les bons et les mauvais clercs, à ne pas envelopper l’innocent dans le châtiment du coupable et surtout à ne point prendre conseil de l’esprit de cupidité et de vengeance, mais de consulter seulement les intérêts de la vraie foid. A la suite du dialogue se trouvaient trente articles, gages de l’alliance solennellement jurée entre Karsthans et les chevaliers Hulfreich et Heints. Ils sont d’une vivacité extrême. Les prêtres ne doivent plus être appelés pères spirituels, mais pères charnels ; leur excommunication doit être méprisée comme le cri d’une oie ; le pape est l’Antéchrist, ses cardinaux les apôtres du diable, la cour de Rome le parvis de l’enfer. Les moines, les courtisans doivent être ou chassés à coups de pierres comme des chiens, ou battus, ou emprisonnés, ou égorgés. Ces articles furent retrouvés plus tard parmi les papiers des paysans révoltés.

d – Zeller, U. de Hutten, p. 188-189. Bœcking attribue ce dialogue à Œcolampade, qui séjournait à cette époque à Ebernburg comme chapelain du château.

Quel que soit l’auteur de ce dialogue et des articles qui le suivent, nous voyons quelle était la disposition des esprits en Allemagne dans cette année 1522, qui vit la première guerre de religion, ou du moins la première dont la religion fut le prétexte.

Franz de Sickingen était revenu mécontent de l’expédition qu’il avait tentée contre le duc de Bouillon, pour le compte de l’Empereur. Celui-ci ne lui avait point non plus rendu les vingt mille florins d’or qu’il lui avait empruntés, et faute d’argent il n’avait pas même payé la solde des troupes engagées à son service. C’était la ruine prochaine de la petite noblesse qui s’annonçait. Le mécontentement s’accroissait parmi les chevaliers. Il fallait s’associer ou périr. Franz trouva dans le pieux Hartmuth de Kronenberg, un appui pour ses desseins, et, au printemps de 1522, une assemblée de la chevalerie de Souabe, de Franconie et des bords du Rhin, conclut à Landau une ligue dont Sickingen devint le chef. Tous ses membres présents ou futurs s’engageaient à repousser toute ordonnance ou loi qui enfreindrait leurs anciens droits, à terminer entre eux et devant arbitres choisis par eux tous leurs différends ; enfin à s’entr’aider et à se défendre réciproquement envers et contre tous.

[Hartmuth de Kronenberg, chevalier franconien, était né en 1488. Vivement touché par la lecture de l’Appel de Luther à la noblesse allemande, il se déclara franchement pour la cause évangélique et la défendit dès lors avec courage, non par politique, mais par conviction. Banni pour sa foi, il rentra dans sa patrie en 1541 et mourut en 1549. De Kronenberg a mérité le respect de ses contemporains et l’affection de Luther par son caractère généreux et son cœur chrétien.]

De retour à Landau, Sickingen mit ses châteaux, et particulièrement ceux d’Ebernburg et de Landstuhl en état de défense, et, sous prétexte de réunir, en sa qualité de général d’Empire, des troupes pour la guerre contre la France, il rassembla sous sa main une nombreuse armée. Son intention secrète n’était pas seulement « d’ouvrir une porte à la parole de Dieu, » quoiqu’il fût entièrement gagné à la cause de la Réforme, mais aussi d’étendre et d’affermir son propre pouvoir. Il ne lui fut pas difficile de trouver un motif de partir en guerre, et, afin de s’assurer les sympathies des évangéliques, il choisit pour premier objet de ses attaques l’archevêque-électeur de Trêves, Richard de Greiffenclau — Volraths, son propre beau-frère et en même temps son ennemi personnel. La défense par lui faite à deux de ses bourgeois d’acquitter une dette à Sickingen servit de prétexte.

Le chevalier comptait, pour la réussite de son dessein, sur l’appui de plusieurs membres de la noblesse qui devaient se soulever en même temps que lui. Parvenait-il à séculariser l’électorat de Trêves, d’autres ne manqueraient pas de suivre son exemple. Chose étrange, l’archevêque-électeur de Mayence se montra plutôt favorable aux envahisseurs. Sickingen eut soin de donner à sa prise d’armes un caractère tout religieux. Ses soldats portaient gravés sur leur manche, comme signe de ralliement, ces mots : Herr, dein Wille geschehe ! « Seigneur, que ta volonté soit faite ! » En même temps, il adressa aux troupes de l’archevêque et aux habitants de Trêves un manifeste, rédigé peut-être par de Hutten, et qui leur rappelait la sainte cause qui lui mettait les armes à la main : « Chers frères et voisins, leur disait-il, pourquoi marchez-vous contre moi ? Ma cause n’est-elle pas la vôtre ? Je viens vous délivrer du joug antichrétien des prêtres, vous apporter la lumière de l’Évangile et vous faire jouir de la liberté chrétienne, et vous me combattez ! semblables à des hommes malades d’une maladie mortelle et qui ne voudraient pas guérir. Songez que vous combattez contre le Christ et son Évangile et non pas contre moi ! Pour le Christ et son Évangile, je brave la mort. Que la volonté de Dieu soit faite ! »

Surpris par la rapide attaque de Sickingen, l’archevêque n’avait pas eu le temps de mettre son pays en état de défense ; aussi les villes de Saint-Wendel et de Bliescastel tombèrent rapidement au pouvoir de son ennemi. Mais, en digne émule du pape Jules II, Richard de Greiffenclau eut bientôt mis Trêves en état de défense, et lorsque Sickingen se prépara à en faire le siège, il rencontra une résistance à laquelle il n’avait nullement songé. Ses alliés, retenus par les princes, ne purent venir à son secours ; aussi, réduit à ses propres ressources, mis au ban de l’Empire par le conseil de régence, menacé par le landgrave de Hesse et l’Electeur palatin, exécuteurs de la sentence du conseil, il ne crut pas devoir attendre de nouvelles forces et se retira, laissant ses soldats exercer de grands ravages, piller les églises, mettre à sac ce pays auquel il s’était présenté comme un libérateur.

Bien décidé à soutenir jusqu’au bout la lutte, Sickingen s’enferma dans son château de Landstuhl, forteresse réputée imprenable, grâce à ses murs qui avaient plus de vingt-quatre pieds d’épaisseur. Il espérait pouvoir y soutenir un long siège et attendre, en lassant ses ennemis, l’appui promis par ses alliés. Mais le canon eut bientôt fait brèche dans ces puissantes murailles, et comme Sickingen quoique atteint de la goutte, venait inspecter, les dégâts, il fut blessé à mort par un éclat de bois. Conservant tout son sang-froid, il ordonna à ses soldats de le charger sur une civière et de le mettre à l’abri du danger ; puis, voyant approcher sa fin, il capitula et demanda que, selon l’usage, on le laissât sortir en liberté. Les princes refusèrent. — « Je ne serai. pas longtemps leur prisonnier, » dit-il ; et il se rendit à discrétion. Les princes le trouvèrent mourant, couché sous une voûte, dernier débris de sa forteresse. Il tendit la main à l’Electeur palatin ; mais comme l’archevêque de Trêves lui demandait pourquoi il l’avait attaqué, Sickingen lui répondit : « Ce n’a pas été sans cause ; mais maintenant j’ai mes comptes à rendre à un plus puissant Seigneur. » Son chapelain Nicolas lui demanda s’il voulait se confesser. « Je me suis confessé à Dieu dans ma conscience, » lui répondit le chevalier, « donne-moi seulement l’absolution. » Le chapelain lui présenta le sacrement, et comme il l’approchait de ses lèvres, Sickingen mourut. C’était l’heure de midi, le 7 mai 1523. « Il garda jusqu’à son dernier moment, » dit l’auteur de la chronique de Flersheim, « son cœur mâle, loyal et sans peur. »

[Gagné, comme nous l’avons vu, par Hutten à la cause de la Réforme, Sickingen chercha à la propager autrement encore que par les armes. On possède de lui une Circulaire adressée à l’un de ses beaux-frères, le chevalier Dietrich de Handschuchsheim, pour l’engager à embrasser la cause de l’Évangile. Il s’efforce d’abord de lui prouver que la Réformation n’est pas une nouveauté, mais un retour à l’état primitif de l’Église ; puis il lui expose ses vues sur la sainte Cène, qui doit être distribuée sous les deux espèces ; — sur la messe, qui doit être dite en langue allemande ; — sur le célibat et la monachisme, qui ne sont pas, comme le mariage, d’institution divine ; — sur les saints, qu’il faut honorer, mais non adorer, l’adoration devant être réservée à Dieu seul ; — enfin sur les images, qui peuvent aisément détourner de la vraie édification et qu’il faut plutôt employer à orner sa demeure qu’à couvrir les murs des églises. — Luther apprit avec stupéfaction la mort de Sickingen. Il ne voulait d’abord pas y croire. « Que notre Dieu est un juste et admirable juge ! » s’écria-t-il quand il en fut persuadé (De Wette, Lettres de Luther, part. II, p. 340-541).]

XVIII

Après la levée du siège de Trêves et sa subite retraite dans le château de Landstuhl, Sickingen avait engagé ses amis Bucer, Œcolampade et de Hutten à s’éloigner de son territoire ; il voulait braver seul le danger qui le menaçait. Il insista surtout pour que Hutten, plus exposé que d’autres, cherchât un refuge hors du territoire de l’Empire. C’est ensuite de ce désir que nous le retrouvons à la fin de novembre 1522 à Bâle, avec le futur réformateur de cette ville, Œcolampade, et le chevalier Hartmuth de Kronenberg.

La libre cité helvétique offrit aux réfugiés, avec la sécurité et le repos, une généreuse hospitalité. Plusieurs magistrats, des personnages de tout rang vinrent visiter Hutten malade et lui offrir des présents. Quelques-uns même de ses adversaires, touchés de son courage et ne voyant en lui que le proscrit, lui tendirent la main. Le seul Erasme, son ancien ami, refusa de le recevoir.

La dernière entrevue entre Erasme et le chevalier avait eu lieu à Louvain, lorsqu’en 1520 de Hutten, encore tout rempli d’illusions, se rendait à Bruxelles, auprès de Charles-Quint, pour le gagner à la cause de la Réforme. Erasme lui avait fait observer alors que si l’entreprise qu’il poursuivait était juste, elle était aussi périlleuse ; qu’en tout cas il ne voulait y prendre aucune part, désirant consacrer tout son temps à l’étude. Avec la généreuse illusion de son âge et de son cœur, Hutten ne s’était pas laissé décourager par l’attitude égoïste et pusillanime du savant ; il crut qu’il pourrait enfin l’amener à prendre une attitude plus décidée ; mais il allait bientôt apprendre les difficultés de l’entreprise.

En effet, à peine Erasme eut-il appris l’arrivée de Hutten à Bâle, par son jeune ami Henri de Eppendorf, qu’il le fit prier de ne point venir le voir s’il n’avait d’autre but qu’une simple visite de politesse. Il craignait d’être compromis par lui auprès de ses protecteurs. Hutten accueillit avec colère ce message d’Erasme et s’en exprima librement devant ses amis. Ses paroles furent rapportées au craintif savant, qui fit dire au chevalier qu’il serait encore prêt à braver l’opinion pour le visiter, s’il ne redoutait la chaleur du poêle qu’exigeait la santé du fugitif ; que du reste il était prêt à le recevoir s’il pouvait supporter la température glacée de sa chambre d’étude. Pour toute réponse, Hutten passa et repassa sous les fenêtres de l’humaniste, en compagnie de quelques amis, sans demander à le voir.

Au lieu de jouir paisiblement de la sécurité qu’il trouvait à Bâle, Hutten reprit la plume et écrivit contre l’Electeur palatin, en même temps que, par d’incessantes menées, il cherchait à gagner des adhérents à la Réforme dans la ville même. Accusé devant les magistrats par les autorités religieuses, il fut invité à chercher un autre refuge, et le 19 janvier 1523, sans que ses amis sachent ce qu’il était devenu, il dirigea ses pas vers Mulhouse, où, bien accueilli par le greffier de la ville, Oswald Gamsharst, il trouva une retraite, mais non le repos, dans le couvent des Augustinse. En effet, à peine s’y trouvait-il depuis quelques semaines, qu’on lui communiqua une lettre d’Erasme à Laurin, chanoine de Bruges, dans laquelle, au milieu d’attaques contre la doctrine luthérienne, et de plaisanteries à l’endroit des réformateurs, se trouvaient ces mots : « Hutten a passé ici quelques jours ; nous ne nous sommes point visités ; cependant s’il était venu me voir, je n’aurais point fermé ma porte à un ancien ami, dont j’aime encore l’heureux talent, et dont, après tout, les autres affaires ne me regardent point. Mais comme je ne puis supporter la chaleur du poêle qui lui est nécessaire, je ne l’ai point rencontré. » Malheureusement à cette lettre vinrent s’ajouter d’autres nouvelles de Bâle. On racontait qu’Erasme s’exprimait, dans ses conversations et ses lettres, d’une manière très cavalière à l’égard de Luther, qu’il se proposait même d’écrire contre lui. Hutten crut saisir dans ces attaques détournées les véritables sentiments du littérateur à l’égard de la Réforme, et n’y tenant plus, il commença contre lui une polémique curieuse, mais qui est une des tristes pages de cette époque tourmentée. Sur le conseil de ses amis, Erasme chercha à apaiser le chevalier ; mais il le fit si maladroitement qu’il rendit la lutte plus inévitable.

e – On lira avec intérêt, sur le séjour de Hutten à Mulhouse, un charmant récit dans la deuxième série des Légendes d’Alsace, du professeur Rosseeuw-Saint-Hilaire.

L’Expostulation contre Erasme de Hutten, qui parut à Strasbourg probablement vers le commencement de juillet, est un de ses écrits les plus considérables. C’est un violent réquisitoire contre la faiblesse de caractère naturelle à Erasme, faiblesse qui imprima à toute sa vie et à tous ses actes une indécision qui leur ôte toute grandeur. Hutten veut le contraindre à se prononcer pour ou contre la Réforme. Il lui reproche ses atermoiements, ses sous-entendus, ses avances aux réformés et à leurs adversaires, ses constantes palinodies : « Franchis donc enfin la limite fatale, lui écrit-il ; tu as flotté jusqu’ici entre les deux partis, passe au vainqueur. Ils te l’ont dit, toi seul nous soutenais ; sans toi, nous ne serions plus rien. C’est en vain que tu résistes ; leurs applaudissements, leurs flatteries, leurs présents peut-être t’entraînent. Tu es à eux bon gré mal gré ; instrument utile entre leurs mains, mais jamais aimé, jamais pardonné ; car si tu combats actuellement dans les rangs de nos adversaires, tes livres, et les meilleurs, sont avec nous. Quoi que tu fasses, tu nous as tous suscités ; et dans le camp ennemi, encore avec nous, tu te combattras toi-même, d’autant plus faible et plus à plaindre que tu auras affaire à la meilleure partie de ton être, et que ton ambition luttera contre ta vertu. »

L’attaque de Hutten, si vraie malgré sa violence, si serrée, reposant sur des faits si patents, jeta hors de lui le philosophe hollandais et le décida sans doute à franchir le dernier pas. Les lettres qu’il écrivit à cette époque témoignent d’un ressentiment dont il ne sut pas ménager l’expression. Quoi ! l’homme que l’Europe entière admirait, dont on payait le moindre écrit à prix d’or, dont on recherchait si ardemment l’amitié, attaqué, dévoilé par un chevalier proscrit et sans pain ! « Jamais, » écrit-il à Pirkheimer, « rien de plus impudent, de plus grossier, de plus odieux n’a été écrit par un homme qui n’a rien à perdre ! » Apprenant que Hutten, fuyant Mulhouse devant l’émeute populaire suscitée contre lui par les prêtres (mai ou juin 1523), avait demandé à Zwingle un refuge auprès de lui, un « nid pour y mourir, » il le dénonce dans une lettre aux magistrats de Zurich et au Réformateur, comme un homme dangereux pour la cause évangélique, comme un ennemi des bonnes études et de la moralité publique. Sans ménagements pour personne, il poursuivit auprès des autorités de Strasbourg la condamnation de l’imprimeur qui avait édité l’Expostulatio, et se décida enfin à y répondre dans son Eponge contre les éclaboussures de Hutten, l’un de ses écrits qui lui font le moins d’honneur.

Erasme s’excuse d’abord de n’avoir pas reçu le chevalier pendant son séjour à Bâle ; puis il se défend du reproche de versatilité et de faiblesse que Hutten lui adresse. Il diminue la part qu’il a prise autrefois à la guerre contre l’Église. Ses attaques n’ont jamais été sérieuses ; c’était passe d’armes d’écrivain. Ses encouragements aux humanistes n’ont pas eu plus de portée ; et si parfois il lui est échappé de vives et mordantes paroles contre les prêtres et les moines, c’est qu’il aime assez à rire après boire. Des brouillons ont cherché à l’entraîner dans la faction de Luther, « semblables à ces noyés qui s’attrapent où ils peuvent, au risque d’entraîner avec eux ceux qu’ils saisissent ; » mais il s’est toujours défendu d’être un des siens. Il l’a dit au légat Aléander dans un long entretien de trois heures, où il s’est lavé de tout reproche d’hérésie et de toute complicité avec Luther. Comment donc aurait-il quitté le parti des luthériens, puisqu’il n’a jamais fait cause commune avec eux ? Comment chercherait-il à rentrer dans le giron de l’Église, puisqu’il n’en est jamais sorti ? S’il lui fallait se prononcer, il serait bien embarrassé. Quelle que fût l’opinion qu’il condamnât pour approuver l’autre, il proscrirait beaucoup de bon pour adopter bien des choses qu’il ne comprend pas. Tenterait-il de faire une justice distributive, il se mettrait les deux partis sur les bras. Pour ces questions scolastiques d’ailleurs, il ne voudrait point arracher la vie à un autre et encore moins donner la sienne. Prêt à mourir pour le Christ, il ne veut point être martyr de Luther. Il restera donc fidèle à lui-même, dévoué à la cause des lettres, préparant une théologie plus simple, plus vraie, ainsi qu’il le fait actuellement dans ses Paraphrases, désirant, il l’avoue, dans l’intérêt de son repos, non de son bonheur, l’amitié des puissants et des bons, et décidé à conserver dans ses travaux le calme de son âme, surtout à l’approche du moment où il paraîtra devant le tribunal de Christ. Si c’est là être faible, il préfère cette faiblesse à celle de Hutten, qui se cache au fond de la Suisse, dans quelque retraite inconnue, au lieu d’aller à Rome s’offrir au martyre. Si c’est rechercher la faveur des puissants d’agir comme il le fait, il ne trouve pas si coupable que d’emprunter pour ne jamais rendre, que d’extorquer par menaces à ceux qui ne sont pas prêteurs, ou de détrousser les passants sur les grands chemins. Si c’est se laisser corrompre par les présents du pape ou de l’Empereur que de ne pas se ranger au parti de Luther, ce n’est pas plus honteux que de voir un chevalier aux gages de l’inquisiteur Hochstraten ou d’un imprimeur endetté… »

Hutten était pour toujours à l’abri des insultes d’Erasme, lorsqu’elles parurent. Arrivé à Zurich auprès de Zwingle, malade, dénué de toutes ressources, les magistrats ne voulurent pas d’abord recevoir un homme proscrit, poursuivi par les autorités ecclésiastiques et par les princes et accusé de grands crimes. Mais le Réformateur tendit une main secourable au malheureux. « Est-ce bien là, » écrivait-il à Pirkheimer, « ce terrible Hutten, ce destructeur, qu’il voyait si affable pour le commun peuple et les petits enfants ; est-ce que cette bouche qui respire la douceur, a bien pu souffler sur les papistes un si terrible orage ? »

L’abbé de Pfæffers était un ami de Zwingle et de la Réformation. Espérant que les eaux chaudes qui sourdent si abondamment non loin du monastère pourraient rendre des forces au proscrit, Zwingle l’y envoya avec une lettre de recommandation ; mais l’essai ne réussit pas. Le mal était trop grave, et la saison cette année-là très défavorable. Des pluies torrentielles avaient refroidi les eaux, qui du reste ne convenaient pas au malade. « Les bains ne me réussissent guère, » écrivait Hutten à Zwingle ; « les eaux ne sont pas assez chaudes. Les fatigues et les dangers auxquels je me suis exposés ne paraissent avoir aucun résultat quant à ma santé. Mais je ne saurais dire la bonté et l’amabilité de l’abbé à mon égard. Dis-lui toute ma reconnaissance quand tu lui écriras. Il m’offre de passer quelques semaines auprès de lui… » Au départ, Jean-Jacques Russinger, — c’était le nom du bienveillant abbé, — donna à Hutten des chevaux et de l’argent. Quelques jours après, le pauvre malade écrivait à son ami Eoban Hesse : « La destinée, ô Eoban, ne finira-t-elle pas de me poursuivre si cruellement ! Ma seule consolation, c’est que j’aie un courage égal à mon malheur ! L’Allemagne, réduite comme elle l’est, ne pouvait plus me donner asile. Une fuite volontaire m’a conduit en Suisse et me conduira peut-être plus loin encore. Je profite de ma tranquillité pour écrire. J’ai rédigé un livre contre les tyrans dont je te recommande l’impression. J’espère que Dieu réunira un jour les amis de la vérité dispersés maintenant dans le monde et qu’il humiliera nos ennemis. Demeurez fidèles à ce que vous avez cru. Salue tous les amis. Adieu ! » (21 juillet 1525). De Zurich il adressa encore quelques mots à un moine augustin de Mulhouse qui avait été appelé comme pasteur par les Réformés de cette ville. « Je n’oublierai jamais ton hospitalité, Prugner, lui écrivait-il, quoi que puisse me réserver le hasard, et tant que l’esprit animera mes membres, je ne l’oublierai point. »

Peu de jours après son retour à Zurich, Zwingle le voyant de plus en plus souffrant, l’envoya auprès d’un médecin habile, le curé Jean Schnegg, chanoine d’Ensiedeln, qui habitait l’îlot d’Ufenau. Dans cette gracieuse retraite, Hutten reçut de nombreuses lettres de ses amis, et de Zurich et de Bâle on lui envoyait des livres. Mais il y apprit aussi la haine dont le poursuivait Erasme auprès de Zwingle, et ses démarches auprès des magistrats de Zurich. Le 15 août, Hutten supplia ceux-ci de vouloir lui transmettre une copie des lettres de l’humaniste afin qu’il pût y répondre et laver son caractère de chevalier de toute souillure ; mais avant que sa demande pût être entendue une crise violente le couchait sur un lit de douleur. Des médecins furent appelés, mais leurs soins demeurèrent inutiles. L’un des derniers jours d’août ou le 1er septembre 1523, Hutten était arraché à ses angoisses par une prompte mort. Il avait trente-cinq ans et quatre mois. Zwingle prit soin de lui jusqu’à ses derniers moments et assista à ses funérailles. — Avec Ulrich de Hutten et le chevalier Franz de Sickingen l’espoir de réédifier l’Allemagne par l’union de la politique et de la religion descendait au tombeau. Dieu avait envers elle d’autres et plus douloureux desseins. Après la sanglante révolte des paysans, les princes eux-mêmes durent prendre les armes, les uns pour défendre la Réformation, les autres pour l’attaquer.

Hutten mourut très probablement des suites de la maladie qu’il croyait avoir conjurée par une médication habile, en 1520, à Augsbourg. Le bruit se répandit en Allemagne qu’il avait été empoisonné. Il laissait derrière lui quelques dettes, et pour tout avoir les lettres de ses amis et quelques-uns de ses écrits. Zwingle fit joyeusement l’abandon de ce qu’il lui devait.

[Les écrits de Hutten recueillis à Ufenau sont déposés à Zurich dans la Wasserkirche. Les marges sont garnies de corrections. Ce qu’on remarque surtout, c’est le soin que mettait l’auteur à corriger son style, et son constant effort pour donner à la tournure humaniste de sa pensée une forme chrétienne (Mœrikofer, Ulrich Zwingli, I, p. 348-349, note 42).]

Ainsi mourut, loin de sa famille et de sa patrie, le plus grand pamphlétaire de l’époque de la Réformation. Tempérament passionné, caractère loyal, il n’a jamais déguisé sa pensée. Ses écrits sont un vibrant écho de tout ce qui se disait tout haut, de tout ce qui se pensait tout bas, dans ce siècle troublé où la science, la religion, les lettres sortaient de leur tombeau et aspiraient à vivre au soleil de la liberté. Hutten a rencontré un seul adversaire, l’autorité théocratique ; mais ce seul adversaire était un Protée aux cent bras. Il était mêlé à tout d’une manière si intime, que le patriote le rencontrait partout sur son chemin pour lui barrer la voie. Il l’attaqua avec des armes charnelles ; il fit à son pouvoir de sérieuses brèches, mais sans le secours de Luther, comme il le reconnaissait sans détour, son œuvre, œuvre de négation et de destruction avant tout, eût péri sans apporter à l’Allemagne la foi et la liberté religieuse. Hutten avait un cœur généreux. La mesure a pu parfois manquer à son esprit, la règle à son cœur ; mais on ne saurait être indifférent envers cette âme loyale qui aima d’un amour passionné la vérité et lui sacrifia sa vie. Plus grand que nos modernes démolisseurs, plus pieux, il a su comprendre l’importance de l’action religieuse dans l’œuvre du relèvement de l’Allemagne. S’il n’a pas été un chrétien dans toute l’acception du mot, il a su du moins admirer dans Luther l’homme de foi. C’est un honneur pour la Réforme helvétique d’avoir couvert de sa protection les derniers jours de l’infortuné chevalier.

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