Cinq récits de l’Histoire de l’Église

La chaire française au moyen âge

Il faut remonter jusqu’au sixième siècle, pour trouver les véritables origines de la chaire française, si l’on entend par ce mot les premières productions de la rhétorique sacrée, depuis le jour où l’histoire de la France se sépare de celle de la latinité.

Il est indubitable que le plus ancien usage de la langue vulgaire a eu lieu dans la prédication, puisqu’il fallait bien que le clergé parlât aux peuples le seul langage qu’ils pussent comprendre ; cependant ce n’est qu’au douzième siècle qu’on trouve des prédications écrites en langue vulgaire. La langue romane était fort peu du goût des clercs qui rédigeaient volontiers en latin les discours qui devaient être prononcés en français. C’est en langue vulgaire évidemment que Pierre l’Ermite et plus tard saint Bernard prêchèrent la croisade en France, que Foulques de Neuilly et ses compagnons remportèrent de si éclatants succès en prêchant au peuple la repentance. Mais la parole colorée, abondante et facile de l’ermite Pierre, non plus que les éloquentes objurgations du curé de Neuilly ne sont parvenues jusqu’à nous. L’histoire a laissé passer, sans les recueillir, ces paroles jetées aux vents qui les ont emportées. Le célèbre manuscrit des Feuillants, où l’on a voulu voir le texte primitif des sermons de saint Bernard, n’est évidemment qu’une traduction française faite au douzième siècle de discours prononcés par lui en langue vulgaire, puis rédigés en latina.

a – Ce manuscrit fait partie du fond des Feuillants, à la bibliothèque nationale, à Paris. La langue paraît être du douzième siècle. Il contient trente-six sermons sur des sujets divers.

Au treizième siècle, avec la fondation des Ordres de Saint-Dominique et de François d’Assise, la prédication populaire prend un essor jusque-là inconnu. Les nouveaux venus excitent chez les prédicateurs séculiers une louable émulation, et bientôt le sermon tient une place importante dans la vie publique et privée. Dans le domaine des monuments écrits, cette ardeur se traduit par une fécondité jusque-là inouïe, qui a fait dire aux auteurs de l’Histoire littéraire de la France que « l’innombrable amas des sermons latins ou français, dont les anciennes bibliothèques sont encombrées, ne pourra être débrouillé qu’à l’aide du loisir qui attend les historiens d’une époque moins heureuse. »

Avant d’aborder, sur les traces d’un érudit distingué, M. Lecoy de la Marcheb, cette période de l’histoire de la prédication en France, jetons un coup d’œil rapide sur les siècles qui l’ont précédée, et sur quelques-uns des orateurs de la chaire française qui s’y sont illustrés.

bLa chaire française au moyen âge, etc., par A. Lecoy de la Marche. Paris, 1868.

I

Aux quatrième et cinquième siècles, la Gaule romaine était richement pourvue d’institutions propres à seconder le développement des esprits et le progrès des idées. Elle était couverte de grandes écoles, où l’on enseignait la grammaire et la rhétorique ; mais ces sciences, dominées par le vieil esprit païen et enseignées par des professeurs appartenant la plupart à l’ancien culte, ou indifférents en matière religieuse, offraient peu d’attrait aux étudiants chrétiens. Au commencement du quatrième siècle cependant, on y voit paraître quelques rares adeptes de la religion nouvelle, car aucune autre source d’études ne leur était ouverte. Les monastères, qui devinrent plus tard, dans l’Église chrétienne, le foyer et le refuge de l’instruction, sans qu’il faille cependant trop s’exagérer leur importance, commençaient à peine dans les Gaules. Il fallait donc que les chrétiens tirassent tout d’eux-mêmes. Leur seule force résidait dans l’empire de leurs croyances sur la volonté, et dans la puissance d’expansion qui est inhérente à la foi chrétienne.

Malgré cette infériorité apparente de la société religieuse en regard de la société civile, tout atteste au cinquième siècle, la décadence des écoles profanes. Tandis que dans les grandes institutions de l’Etat, la science languit et se perd, l’Église abonde en philosophes, en politiques, en orateurs. Elle remue les plus grandes questions, elle agite les plus grands intérêts. Les monastères du midi de la Gaule, ceux de Lérins et de Saint-Victor, sont les écoles philosophiques du christianisme ; c’est là qu’on médite sur les plus redoutables problèmes ; là qu’on discute, qu’on enseigne, de là que partent les idées nouvelles ; aussi, au commencement du sixième siècle, la littérature sacrée trône-t-elle seule au milieu des ruines d’un glorieux passé évanoui. Le caractère général de cette nouvelle époque est la concentration du développement intellectuel dans la sphère religieuse, en même temps qu’une tendance pratique nettement accentuée. On n’écrit plus pour écrire ; l’art pour l’art a disparu. La littérature, dans le sens propre, dilettante du mot, n’existe plus. L’éloquence et la science sont transformées en moyen d’action et de gouvernement.

Le sixième siècle et les suivants n’ont pas moins produit une masse énorme d’écrits, peu considérables, il est vrai, et souvent peu remarquables. Ce sont des sermons, des instructions, des homélies, des panégyriques, des conférences sur les matières religieuses, des commentaires sur les livres saints. Un intérêt passionné s’attachait alors aux monuments de la foi commune. Evêques et missionnaires, moines et prêtres, annonçaient à leur génération les vérités du salut. Les évêques, dans leur ville cathédrale, prêchaient plusieurs fois par semaine ; les missionnaires, la plupart moines, parcouraient le pays, prêchant soit dans les églises, soit dans les lieux publics, au milieu du peuple attroupé. C’est le temps des saint Sidoine, évêque de Clermont, des Eucher de Lyon, des Avitus de Vienne, des ’Germain de Paris, des Grégoire de Tours, etc.

L’un des plus distingués fut Césaire, évêque d’Arles, né, l’an 470, au territoire de Châlons-sur-Saône. Il appartenait à une famille considérable et déjà célèbre par sa piété. A peine adolescent, poussé par des besoins religieux, il entra dans l’abbaye de Lérins, en Provence, après avoir reçu la tonsure (488) des mains de saint Silvestre, évêque de sa ville. Sa santé délicate souffrit des abstinences qu’il s’imposait. Son abbé dut l’envoyer à Arles, pour y refaire, dans un climat plus doux, ses forces épuisées. La piété, le zèle du jeune moine attirèrent sur lui l’attention des habitants d’Arles qui, en 501, à la mort d’Eone, l’acclamèrent évêque de leur ville. Césaire chercha d’abord à se soustraire à cette élection, mais il dut céder enfin aux instances du peuple.

Pour pouvoir se vouer exclusivement au bien des âmes et à l’instruction religieuse, Césaire remit à d’autres ce qui concernait les affaires extérieures de l’Église. Aussi sa prédication est-elle l’une des principales sources de sa renommée. Il s’y préparait par une constante étude des Écritures et des Pères. Il nous reste de lui environ cent six sermons souvent confondus avec ceux d’Augustin et d’Eusèbe d’Emèse. Les plus nombreux sont des sermons de doctrine et de morale religieuse.

Pour faire connaître le genre d’éloquence de Césaire, nous leur emprunterons quelques fragments, dans la traduction de M. Guizotc.

cHistoire de la civilisation en France. Bruxelles, 1859.

Césaire veut recommander aux fidèles de se comporter décemment à l’église, d’éviter toute distraction, de prier avec recueillement. « Je me réjouis, leur dit-il, et je rends grâces à Dieu de ce que je vous vois accourir fidèlement à l’église pour entendre les lectures divines ; mais si vous voulez compléter votre succès et notre joie, venez-y de meilleure heure. Vous le voyez, les tailleurs, les orfèvres, les forgerons se lèvent de bonne heure afin de pourvoir aux besoins du corps ; et nous, nous ne pourrions pas aller avant le jour à l’église pour y solliciter le pardon de nos péchés Venez donc de bonne heure, je vous en prie… et une fois arrivés, tâchons, avec l’aide de Dieu, qu’aucune pensée étrangère ne se glisse au milieu de nos prières, de peur que nous n’ayons autre chose sur les lèvres, autre chose dans le cœur, et que, pendant que notre langue s’adresse à Dieu, notre esprit n’aille s’égarer sur toutes sortes de sujets… Si tu voulais soutenir auprès de quelque homme puissant quelque importante affaire pour toi, et que tout à coup, te détournant de lui et interrompant la conversation, tu t’occupasses de je ne sais quelles puérilités, quelle injure ne lui ferais-tu pas ? Quelle ne serait pas contre toi sa colère ? Si donc, lorsque nous nous entretenons avec un homme, nous mettons tous nos soins à ne point penser à autre chose de peur de l’offenser, n’avons-nous pas honte lorsque nous nous entretenons avec Dieu par la prière, lorsque nous avons à défendre devant sa majesté si sainte les misères de nos péchés, n’avons-nous pas honte de laisser notre esprit errer çà et là, et se détourner de sa face divine ? … Tout homme, mes frères, prend pour son Dieu ce qui absorbe sa pensée au moment de la prière, et semble l’adorer comme son Seigneur… Celui-ci, tout en priant, pense à la place publique, c’est la place publique qu’il adore ; celui-là a devant les yeux la maison qu’il construit ou répare ; il adore ce qu’il a devant les yeux ; un autre pense à sa vigne, un autre à son jardin… Que sera-ce, si la pensée qui nous occupe est une mauvaise pensée, une pensée illégitime ? Si au milieu de notre prière nous laissons notre esprit se porter sur la cupidité, la colère, la haine, la luxure, l’adultère ? … Je vous en conjure donc mes frères chéris, si vous ne pouvez éviter complètement ces distractions de l’âme, travaillons de notre mieux, et avec l’aide de Dieu, pour n’y succomber que le plus tard qu’il se pourra… »

Ailleurs, dans un sermon intitulé : Avertissement aux fidèles pour qu’ils lisent les divines Écritures, Césaire les presse de veiller sur leur âme avec une sollicitude plus grande que sur leurs intérêts temporels : « Le soin de notre âme, dit-il, ressemble fort à la culture de la terre : de même que, dans une terre, on arrache certaines choses afin d’en semer d’autres qui seront bonnes, de même en doit-il être pour notre âme : que ce qui est mauvais soit déraciné, ce qui est bon planté… que la superbe soit arrachée et l’humilité mise à sa place ; que l’avarice soit rejetée, et la miséricorde cultivée… Personne ne peut planter de bonnes choses dans sa terre, s’il ne l’a débarrassée des mauvaises ; ainsi tu ne pourras planter dans ton âme les saints germes des vertus, si tu n’en as d’abord arraché les épines et les chardons des vices. Dis-moi, je t’en prie, toi qui disais tout à l’heure que tu ne pouvais accomplir les commandements de Dieu parce que tu ne sais pas lire, dis-moi qui t’a enseigné de quelle façon tailler ta vigne, à quelle époque en planter une nouvelle ? qui te l’appris ? Ou tu l’as vu, ou tu l’as entendu dire, ou tu as interrogé d’habiles cultivateurs. Puisque tu es si occupé de ta vigne, pourquoi donc ne l’es-tu pas de ton âme ? Faites attention, je vous en prie, mes frères, il y a deux sortes de champs : l’une est à Dieu, l’autre à l’homme ; tu as ton domaine, Dieu a le sien : ton domaine, c’est la terre ; le domaine de Dieu, c’est ton âme ; est-il donc juste de cultiver ton domaine et de négliger celui de Dieu ? Lorsque tu vois ta terre en bon état, tu te réjouis ; pourquoi donc ne pleures-tu pas en voyant ton âme en friche ? Nous n’avons que peu de jours à vivre en ce monde sur les fruits de notre terre : tournons donc notre plus grande application à notre âme… travaillons-la de toutes nos forces, avec l’aide de Dieu, afin que lorsqu’il voudra venir à son champ, qui est notre âme, il le trouve cultivé, arrangé, en bon ordre ; qu’il y trouve des moissons, non des épines ; du vin, non du vinaigre, et plus de froment que d’ivraie… »

Césaire dira encore sur la charité :

« Ce n’est pas sans raison, vous le comprenez bien, que je vous entretiens si souvent de la vraie et parfaite charité. Je le fais, parce que je ne connais aucun remède si salubre ni si efficace pour les blessures des pécheurs. Ajoutons que, quelque puissant que soit ce remède, il n’y a personne qui, avec l’aide de Dieu, ne puisse se le procurer. Pour les autres bonnes œuvres, on peut trouver quelque excuse : il n’y en a point pour le devoir de la charité. Quelqu’un peut me dire : « Je ne puis pas jeûner ; » qui peut me dire : « Je ne puis pas aimer ? » On peut dire : « A cause de la faiblesse de mon corps, je ne puis pas m’abstenir de viandes et de vins ; » qui peut me dire : « Je ne puis pas aimer mes ennemis, ni pardonner à ceux qui m’ont offensé ? » Que personne ne se fasse illusion, mes très chers frères, car personne ne trompe Dieu… Il y a beaucoup de choses que nous ne pouvons tirer de notre grenier ou de notre cellier ; mais il serait honteux de dire qu’il y a quelque chose que nous ne pouvons tirer du trésor de notre cœur ; car ici nos pieds ne se lassent point à courir, nos yeux à regarder, nos oreilles à entendre, nos mains à travailler. Nous ne pouvons alléguer aucune fatigue pour excuse ; on ne nous dit point : « Allez à l’Orient pour y chercher la charité ; naviguez vers l’Occident et rapportez-en l’affection. » C’est en nous-mêmes et dans nos cœurs qu’on nous ordonne de rentrer ; c’est là que nous trouverons tout…

« Mais, dit quelqu’un, e ne puis en aucune façon aimer mes ennemis. » Dieu te dit, dans les Écritures, que tu le peux ; toi, tu réponds que tu ne le peux pas : regarde maintenant, qui faut-il croire de Dieu ou de toi ? … Quoi donc ? tant d’hommes, tant de femmes, tant d’enfants, tant et de si délicates jeunes filles ont supporté d’un cœur ferme, pour l’amour de Christ, les flammes, le glaive, les bêtes féroces ; et nous ne pouvons supporter les outrages de quelques insensés ! et pour quelques petits maux que nous a faits la méchanceté de quelques hommes, nous poursuivons contre eux, jusqu’à leur mort, la vengeance de nos injures ! En vérité, je ne sais de quel front et avec quelle conscience nous osons prétendre à partager avec les saints la béatitude éternelle, nous qui ne savons pas suivre leur exemple même dans les moindres choses… »

Après Césaire, les Homiliaires, ou recueils spéciaux destinés à secourir la mémoire ou l’imagination des prédicateurs, se produisirent et se multiplièrent : symptôme de la décadence et de la pénurie intellectuelles si souvent signalées au huitième siècle. En dépit des efforts d’Odon de Cluny, d’Odilon, d’Abbon, moine de Saint-Germain-des-Prés, l’art oratoire ne se releva pas avant la fin du onzième siècle. En 1031, les prélats du concile de Limoges se plaignaient de la disette des prédicateurs, lorsque Raoul Ardent réveilla brillamment les échos de la chaire, et fraya la voie au grand génie de cette époque, saint Bernard. Voici le témoignage qu’un chroniqueur contemporain, Gaufridus, rend à son éloquence : « Celui qui l’avait détaché du sein de sa mère pour l’œuvre de la prédication, lui avait donné, dans un corps faible, une voix forte et capable de se faire entendre. Ses discours, toutes les fois que l’occasion se présentait de parler pour l’édification des âmes, étaient appropriés à l’intelligence, à la condition et aux mœurs de ses auditeurs. Il parlait aux campagnards comme s’il eût toujours vécu à la campagne, et aux autres classes d’hommes comme s’il eût consacré toute sa vie à l’étude de leurs œuvres. Docte avec les savants, simple avec les simples, riche des préceptes de la sagesse et de la perfection avec les hommes spirituels, il se mettait à la portée de tous, désirant de les gagner à Jésus-Christ. Combien Dieu l’avait doué heureusement pour calmer et persuader, et lui avait appris quand et comment il devait parler, soit qu’il dût consoler ou supplier, exhorter ou réprimander, ceux-là le sauront, à un certain point, qui liront ses écrits, moins cependant que ceux qui l’ont entendu ; car telle était la grâce répandue sur ses lèvres, tels le feu et la véhémence de son élocution, que sa plume elle-même, si exquise qu’elle soit, n’en a retenu ni toute la douceur ni toute la chaleur. Le miel et le lait découlaient de sa langue, et néanmoins la loi de feu était dans sa bouche. C’est pour cela que lorsqu’il haranguait les peuples de la Germanie, ces hommes, qui n’entendaient pas la langue qu’il parlait, étaient plus vivement émus au son de ses paroles que lorsque les interprètes les plus habiles leur en expliquaient le sens ; ils prouvaient leur émotion en se frappant la poitrine et par l’abondance de leurs larmes. »

Il est hors de doute que saint Bernard à prêché en langue vulgaire. Ce n’était point dans l’idiome savant des cloîtres qu’il parlait aux campagnards comme s’il eût toujours vécu à la campagne ; mais tous les sermons que nous possédons de lui ont été prononcés ou rédigés en latin. On n’y retrouve point cette véhémence, cette passion qui arrachaient des larmes aux rudes Germains ; néanmoins ils renferment des morceaux qui peuvent faire apprécier ce côté de son éloquence. Tendre, affectueux, lorsqu’il parle de l’amour de Christ pour les âmes, saint Bernard se montre impitoyable contre le vice qu’il flétrit, non seulement dans les grands de la terre, mais aussi dans le clergé dont il combat la dissolution et l’hypocrisie. Dans un discours, où il trace à grands traits les destinées de l’Église, il arrive à la corruption de ses enfants : « Malheur, s’écrie-t-il, à cette génération travaillée par la maladie des pharisiens, je veux dire l’hypocrisie, si toutefois on peut appeler hypocrisie une maladie qui ne peut se cacher à cause du nombre des malades et qui n’y songe plus par impudence. Ce venin circule aujourd’hui dans toutes les veines de l’Église ; plus il s’étend, plus le mal est sans espoir, et d’autant plus dangereux qu’il est intérieur ; car s’il s’élevait ouvertement un ennemi hérétique, on le pousserait dehors et il serait desséché ; si c’était un ennemi violent, on l’éviterait en se cachant. Maintenant qui chasser ? De qui se cacher ? Tous sont amis, et tous sont ennemis ; tous sont les siens et ses adversaires ; tous dans sa maison mais en guerre intestine ; tous sont près d’elle et tous ne cherchent pas son bien ; ils sont les ministres du Christ et les serviteurs de l’Antéchrist ; ils marchent honorés des biens du Seigneur et sans souci d’honorer Dieu. De là, cet éclat de courtisanes qui frappe nos yeux, ces vêtements d’histrions, cette parure royale ; de là, ces freins, ces selles, ces harnais, ces éperons dorés et plus brillants que les autels ; de là ces tables splendides par les mets et les coupes ; de là ces longs repas et ces ivresses ; de là ces cythares, ces lyres et ces flûtes ; de là ces pressoirs écumants qui vomissent leurs vins dans ces celliers si bien garnis ; ces barriques de parfums et ces bourses qui regorgent d’or. C’est pour cela qu’ils veulent être et qu’ils sont doyens, archidiacres, évêques, archevêques. Ces honneurs ne sont pas donnés au mérite, mais à la chose qui marche dans les ténèbres, à l’hypocrisied… »

d – Sermon XXXIII, Sur le Cantique des cantiques, vol. I, tome IV, col. 2885. — Géruzez, Essais de littérature française, tome I, pages 104-129.

Le douzième siècle ne nous a laissé qu’un seul monument vraiment original de la prédication française ; c’est un manuscrit renfermant une suite de courtes instructions pour chaque dimanche de l’année, attribuées à l’évêque de Paris, Maurice de Sully. « Le recueil de prônes qui porte le nom de ce prélat, » dit M. Louis Moland, « a un caractère à part, qui révèle à la fois son authenticité et sa destination. Ils sont évidemment composés pour un auditoire populaire, simple et ignorant. On n’y trouve ni subtilité scolastique, ni allégorie, ni science. Les idées sont précises et pratiques, les comparaisons familières et puisées dans la vie quotidienne. De belles légendes interviennent parfois et sont faites pour des esprits avides de merveilleux comme ceux des enfants. C’est vraiment là le début de la prédication française. »

Maurice de Sully, du village de Sully, dans l’Orléanais, naquit d’une famille de pauvres paysans. Il vint dans la première moitié du douzième siècle étudier à l’université de Paris. Comme plus tard Luther, il n’avait d’autres ressources pour subsister que de mendier son pain. Malgré son dénuement, Maurice avait le pressentiment de ses hautes destinées. Un jour, un jeune ecclésiastique, tout fier d’une noble extraction et des riches bénéfices qu’il possédait, voyant cet humble écolier indigent au costume délabré, lui offrit une pièce d’argent : « Prends, » dit-il avec ironie, « à condition que tu me promettras de ne jamais devenir évêque. » Maurice repoussa l’argent et passa son chemin.

L’écolier de Sully devint d’étudiant professeur, et se distingua promptement. Nommé d’abord chanoine de Bourges, puis chanoine et archidiacre de l’Église de Paris, il succéda en 1160 à Pierre Lombard, le maître des Sentences, et occupa pendant trente-six années le siège épiscopal de la capitale de la France. Ce fils de paysans baptisa, en 1165, le fils du roi Louis VII, qui devait être Philippe-Auguste, et fonda la magnifique cathédrale de Notre-Dame. Il avait mendié afin d’acquérir le savoir ; il mendia pour élever à Paris le gigantesque édifice dont à sa mort on couvrait déjà le chœur.

[Un théologien du quinzième siècle, nommé Godescalc Hollen, rapporte le trait suivant de la vie de Maurice. C’était à l’époque où Maurice de Sully jouissait déjà de la renommée la plus brillante et était archidiacre de la ville de Paris ; sa mère, qui était une vieille paysanne, apprenait, au fond de son village, comme dans un rêve, les éminentes dignités auxquelles son fils était élevé. Un jour la bonne femme forma le projet d’aller voir tout cela par ses yeux, et, sans longs préparatifs, elle se mit en route, vêtue de sa robe de bure et « faisant troisième pied de son bâton. » Elle chemina tant et si bien, par ses petites journées, qu’elle arriva à Paris. Là, elle se dirigea vers l’église, jugeant, avec raison, que c’était le droit chemin pour trouver Maurice ; elle aperçut de nobles dames qui sortaient de la cathédrale, s’approcha d’elles humblement, leur demanda comment elle pourrait parler au seigneur archidiacre, et eut soin d’ajouter que le seigneur archidiacre était son fils. Les dames n’ignoraient pas l’origine de Maurice de Sully ; elles crurent donc aisément ce que leur disait la bonne femme et lui promirent de la conduire à son fils. Cependant, comme il y avait toujours chez lui des personnages considérables, elles ne voulurent point lui présenter sa mère dans ce costume rustique ; elles l’amenèrent à leur hôtel, la revêtirent de beaux habits et l’affublèrent d’un riche manteau ; et la vieille paysanne, fort étourdie et fort gênée de ses nouveaux atours, se rendit avec ses protectrices à l’évêché. Elle fut introduite dans la salle où se trouvait l’archidiacre, environné de beaucoup de monde, et elle s’avança intimidée par le spectacle qui s’offrait à ses yeux. S’approchant de lui cependant, elle dit : « Seigneur, je suis votre mère. » — En vérité, je ne puis le croire, répondit l’archidiacre, car ma mère est une pauvre vieille femme qui n’est habituée à porter qu’une simple robe de bure. » A ces paroles, les nobles dames comprirent qu’elles avaient commis une maladresse elles entraînèrent la paysanne, la ramenèrent à leur demeure, lui ôtèrent sa toilette d’emprunt et lui rendirent sa robe de bure et son bâton. Puis elles revinrent avec elle à l’évêché ; et quand Maurice de Sully du milieu de la grave assemblée qui l’entourait, vit venir la bonne vieille en son costume accoutumé, il abaissa son capuce, alla au-devant d’elle et l’embrassa tendrement, disant : « A présent je sais que vous êtes ma mère » (L. Moland, Origines littéraires de la France, 1862, pp. 173-174). ]

Pour donner une idée de la prédication du pieux évêque de Paris, nous citerons un fragment d’une instruction qu’il prononça le second dimanche après l’octave de Pâques sur Jean.16.21 :

« Notre sire Dieu, qui sut que les cœurs des apôtres étaient troublés et tristes de sa passion, ranima leur courage, comme raconte l’Évangile d’aujourd’hui ; et le mercredi absolue, le soir qui précéda la Passion, il leur dit : « Vous pleurerez et le monde sera dans la joie ; mais ne vous laissez pas abattre, car votre tristesse sera changée en joie, en une joie que vous ne perdrez jamais et que nul ne pourra vous ravir. » Il leur donna alors un exemple de la douleur et de la peine qu’ils devaient avoir en ce siècle et de la joie qu’ils auraient dans l’autre. « La femme, dit-il, lorsqu’elle doit enfanter, est dans la crainte et la détresse, parce que l’heure de son travail est venue ; mais lorsqu’elle a enfanté il ne lui souvient du mal à cause de la joie qu’elle a de son enfant. De même vous aurez tristesse, mais votre tristesse se changera en joie, en une joie qui ne vous sera jamais ravie. »

e – Le mercredi saint (ThéoTEX)

Ainsi qu’il leur avait dit, ainsi il leur advint ; car ils furent affligés par sa passion, qui commença le lendemain, et furent en grand tourment jusqu’au troisième jour qu’ils le virent relever de mort. Mais le jour de sa résurrection, mais plus tard le jour de l’Ascension, quand ils le virent monter au ciel ; quand ensuite il leur envoya le saint Esprit le jour de la Pentecôte, alors fut leur tristesse changée en joie et surtout à la fin de leurs jours, lorsqu’il les retira de ce siècle pour leur donner la vie éternelle, alors leur tristesse fût changée en une joie qui n’aura jamais de fin.

Seigneurs, prenons exemple sur les apôtres, pleurons nos péchés en ce monde, souffrons bonnement les misères, les adversités, les dommages de ce monde, s’ils nous arrivent ; dédaignons la vaine gloire du siècle, les mauvaises jouissances auxquelles se plaisent ceux qui aiment ce siècle et qui ne cherchent et n’attendent d’autre bonheur que celui qu’ils peuvent voir avec les yeux du corps. L’homme qui est ainsi de ce siècle, dit l’Écriture, devient ennemi de Dieu ; méprisons donc la vie terrestre pour avoir la vie du ciel, pour avoir ce bien que l’œil ne saurait voir, l’oreille entendre, que le cœur ne saurait penser, tant il est grand !

Et afin que vous croyiez plus volontiers mes paroles, je vais vous dire un bon exemple de la grandeur de ce bien qui nous est réservé au ciel.

Un saint religieux avait souvent prié notre Seigneur qu’il lui fît la grâce de lui donner quelque idée de la douceur et de la joie qu’il promet et accorde à ceux qui l’aiment ; et notre Seigneur exauça sa prière. Un matin qu’il était assis tout seul dans le cloître de l’abbaye, Dieu lui envoya un ange sous la forme d’un oiseau qui vint se poser non loin de lui. Les regards du moine furent tellement captivés par la beauté de cet ange ainsi transfiguré, qu’il oublia tout ce qu’il avait vu auparavant, et se leva pour saisir cet oiseau dont il avait un extrême désir. L’oiseau s’envola un peu plus loin, et de la sorte attira le religieux hors de l’abbaye dans un bois prochain. Là, posé sur une branche, il se mit à chanter si doucement que nulle douceur n’était comparable à la douceur de ce chant. Le religieux, debout au pied de l’arbre, contemplait l’oiseau et l’écoutait avec une attention si vive qu’il oublia toutes les choses de la terre et s’oublia lui-même. Quand l’oiseau eut chanté aussi longtemps qu’il plut à Dieu, il battit des ailes et s’envola. Alors le religieux revint à lui, il était l’heure de midi et il se dit : « Je n’ai pas encore récité mes heures ! comment rattraperai-je le temps perdu ? » Puis, retournant vers l’abbaye, il ne se reconnut point, et il lui sembla que toutes choses étaient bouleversées. « Où suis-je donc ? » murmura-t-il ; « n’est-ce point là mon couvent d’où je suis sorti ce matin ? » Il arriva à la porte et appela le portier par son nom : « Ouvre ! » dit-il. Le portier vint, et, ne reconnaissant point le religieux, lui demanda qui il était.

— Je suis, répondit celui-ci, moine de ce couvent.

— Je ne vous ai jamais vu, repartit l’autre ; si vous êtes moine de ce couvent, quand donc en êtes-vous parti ?

— Aujourd’hui matin.

— Aucun moine n’est sorti aujourd’hui ; vous vous trompez, vous n’êtes point de ce monastère.

Le religieux très surpris lui dit :

— Faites-moi venir le portier.

Et il le nomma par son nom.

— Il n’y a point céans d’autre portier que moi, répliqua l’autre ; vous me paraissez un homme qui n’a pas tout son bon sens.

— Mais, fit le religieux, n’est-ce pas telle abbaye ?

Et il la nomma.

— Oui, dit le portier.

— Eh bien ! donc, je suis moine de céans ; allez chercher l’abbé et le prieur afin que je leur parle.

Le portier alla chercher l’abbé et le prieur, qui vinrent à la porte, mais le religieux ne les reconnut point, ni eux non plus ne le reconnurent.

— Que demandez-vous ? lui dirent-ils.

— Je demande l’abbé et le prieur à qui je désire parler.

— Nous sommes ceux que vous demandez.

— Non ! ce n’est point vous, dit le moine, car je ne vous ai jamais vus.

Le bon religieux était de plus en plus étonné et confondu.

— Quel abbé demandez-vous ? reprit l’abbé, quel prieur ? et qui connaissez-vous ici ?

— Un abbé qui s’appelle ainsi, et je connais tel, tel et tel.

Les deux pères en entendant ces noms, se rappelèrent les avoir vus dans leur obituaire et leurs archives.

— Beau frère, dirent-ils, ceux-là sont morts, il y a plus de trois cents ans ; regardez donc où vous avez été, d’où vous venez et ce que vous demandez.

Alors le dévot religieux s’aperçut du prodige que Dieu avait opéré en sa faveur ; il comprit que notre Seigneur, par la beauté de cet ange et par la douceur de son chant, avait voulu lui démontrer la joie que ses amis ont dans le ciel. Tout le monde fut étrangement émerveillé en apprenant comment le bon moine avait écouté l’oiseau pendant trois cents ans, et croyait n’être resté absent que du matin jusqu’à midi ; et on admirait que dans ces trois cents années il n’avait pas vieilli, ses vêtements n’étaient pas usés ni ses souliers troués, que rien n’était changé en toute sa personne.

Seigneurs, considérez donc et estimez combien grande est la beauté de Dieu, combien grande la joie qu’il donne à ses amis dans le ciel, puisque la vue de cet ange, sous la forme d’un oiseau était si délicieuse, puisque son chant était si doux, que le bon religieux nous dit qu’il l’avait regardé et écouté pendant trois cents ans et pensait qu’il ne s’était écoulé que l’espace d’un demi-jour. Nous devons donc tendre de toutes nos forces à une telle félicité. Souffrons donc, seigneurs, souffrons la tristesse et dédaignons les prospérités de ce monde et méritons le bonheur du paradis comme firent les apôtres et ainsi que nous l’enseigne notre Seigneur dans l’Évangile d’aujourd’huif. »

f – Louis Moland, Origines littéraires de la France.

Le recueil de Maurice de Sully servit pendant près de trois siècles de modèle pour les courtes instructions qu’on adressait chaque dimanche aux fidèles pendant l’office divin.

Nous arrivons maintenant au beau temps de la prédication populaire. Au treizième siècle, le barreau est muet ; l’éloquence politique n’est pas encore née ; l’art de la prédication est tout l’art de la parole. On étudie la rhétorique uniquement pour la faire servir aux besoins de la chaire. Cette période peut être considérée comme le type de tout le moyen âge, et mérite d’être étudiée soit dans les prédicateurs, soit dans leurs sermons, ainsi que dans le tableau qu’ils tracent de la société de leur temps.

II

La mission d’enseigner l’Église était peu à peu devenue le privilège presque exclusif des évêques. A eux appartenait le droit absolu d’autoriser et de déléguer les membres de leur clergé qui devaient partager cet enseignement avec eux. Les conciles de Tours, de Reims, en 847, chargent expressément l’évêque de traduire, d’apprendre par cœur et de réciter au peuple les homélies des Pères. Au treizième siècle, nous le retrouvons s’acquittant de cette fonction avec un zèle devenu insuffisant, mais d’autant plus actif. Les prélats prêchent à la fois aux clercs dans les synodes et aux laïques dans les cérémonies publiques. Les monuments nombreux qui nous restent de cette époque nous les montrent plus prodigues de leurs paroles que ne le sont la plupart de leurs successeurs modernes.

Au-dessous de l’évêque, les prêtres, et spécialement les recteurs de paroisses ou curés, étaient chargés de l’instruction des fidèles. Césaire d’Arles formait ses clercs à prononcer des homélies ou à réciter celles des Pères. Mais les prêtres eux-mêmes ne purent jamais prêcher qu’en vertu de l’autorisation épiscopale. Léon le Grand déclarait, dès le cinquième siècle, que personne, ni moine ni laïque, fût-ce le savant le plus renommé, ne devait monter en chaire s’il n’avait reçu la prêtrise. Innocent III, à l’exemple de son prédécesseur Lucius III, frappait d’anathème quiconque prêcherait sans délégation du pape ou de l’évêque.

Les recteurs de paroisses, ou plebani, ont laissé peu de traces de leurs prédications. Leurs fréquentes instructions à l’adresse d’un auditoire peu cultivé n’étaient guère écrites ; elles n’étaient souvent que des emprunts faits aux Pères ou à d’autres auteurs.

A côté de ces prédicateurs de l’ordre séculier vint se placer, au treizième siècle, la multitude des religieux de Saint-Dominique et de Saint-François. Ils furent accueillis d’abord avec faveur par les évêques et les curés ; les prélats s’empressèrent de leur donner tous les pouvoirs nécessaires ; mais leurs immenses et rapides progrès éveillèrent bientôt des craintes et des jalousies. Une opposition violente éclata dans l’Université de Paris contre les privilèges dont les papes les avaient investis. Dans quelques conciles provinciaux, les prélats se plaignirent à leur tour de ce qu’ils considéraient comme des empiétements sur leurs droits ; mais ces résistances n’aboutirent pour les nouveaux Ordres qu’à un surcroît de prospérité. Au treizième siècle, la science et le nombre placent les Franciscains et les Dominicains à la tête de leurs concurrents.

Quelques Ordres particuliers fournissent aussi, à la même époque, un certain nombre d’orateurs. Elinand, moine de Froidmont, le plus éloquent des prédicateurs du treizième siècle, appartenait aux Cisterciens. L’abbaye de Cluny, la congrégation du Val-des-Ecoliers, les chanoines de Sainte-Geneviève, de Prémontré, du Mont-Saint-Eloi, etc., sont également représentés par quelques noms dans les manuscrits qui nous sont parvenus.

Toutefois, malgré les défenses réitérées des papes et des conciles, on vit, au commencement du treizième siècle, des laïques prendre la parole dans les chaires sous différents prétextes. Tantôt la cupidité les poussait à s’offrir pour remplacer, moyennant salaire, certains ecclésiastiques d’une capacité insuffisante ; tantôt c’était pour propager les doctrines des Vaudois, des Cathares, des Patarins, etc. Quelques femmes, abbesses ou religieuses, prirent aussi part à la prédication, mais ce ne furent que des exceptions. « Les femmes, » dit rudement Humbert de Romans, « sont exclues de la chaire, en premier lieu parce qu’elles n’ont pas l’intelligence assez vaste, secondement parce qu’un rôle inférieur leur a été dévolu, troisièmement parce qu’elles provoqueraient la luxure, et quatrièmement en mémoire de la sottise de la première d’entre elles, qui, selon saint Bernard, en ouvrant une fois la bouche, a bouleversé le mondeg. »

g – Humbert de Romans, De eruditione prædicatorum.

En tête des sermonnaires de la classe des évêques, il faut nommer le cardinal Jacques de Vitry, qui dépasse tous ses collègues par sa célébrité, comme par la valeur et l’étendue de ses écrits. Etienne de Bourbon disait de lui « que sa parole remua la France comme jamais, de mémoire d’homme, prédicateur ne l’avait remuée. » Jacques était l’un des hommes les plus lettrés de son siècle : il savait même, dit-on, le grec et l’arabe, et il avait acquis dans ses nombreux voyages une foule de connaissances. Il fut successivement chanoine et curé dans le diocèse de Liège, évêque en Palestine et cardinal en Italie. Prédicateur ardent de la croisade, il passa en Terre-Sainte la meilleure part de sa vie. Il s’étend avec complaisance sur la gloire des entreprises qui ont pour but la conquête du Saint-Sépulcre, sur la lâcheté de ceux qui reculent, sur le bonheur réservé à ceux qui prennent la croix ; il cite aux chevaliers un religieux à qui la Vierge est apparue tenant son Fils dans ses bras, en le lui montrant comme la récompense promise aux défenseurs de sa cause. Jacques de Vitry, alors cardinal et évêque de Tusculum, mourut en 1240 à Rome, où il s’était retiré depuis peu. Arrivé sur la fin de sa carrière, il recueillit ses sermons sous la forme d’un traité didactique. La première partie de ce recueil, la moins instructive et la moins curieuse, a été seule publiée ; la seconde existe encore en manuscrit dans une des bibliothèques de Paris, où elle a été retrouvée par M. Lecoy de la Marche. Elle semble avoir été complètement ignorée des auteurs de l’Histoire littéraire de la France. Cette seconde partie renferme soixante et quatorze discours ou sermons ad status, c’est-à-dire adaptés à toutes les catégories d’auditeurs et à toutes les situations de la vie. Prélats et prêtres, juges et avocats, moines noirs et moines blancs, nobles et chevaliers, bourgeois, marchands et changeurs, veufs et célibataires, jeunes filles, enfants, adolescents, etc., etc., sont l’objet d’applications et d’instructions particulières. — « La plus grande prudence et le plus grand discernement sont nécessaires dans la prédication, » dit l’auteur dans sa préface. « Le même spécifique ne convient pas à tout le monde ; le médecin qui veut guérir tous les yeux avec le même collyre est un fou, et celui qui soigne l’œil ne soigne pas le pied… Il faut donc parler un langage et parfois un idiome différents, selon que l’on s’adresse aux grands ou aux petits, aux prélats ou aux clercs inférieurs… Il faut tantôt blâmer, tantôt complimenter, viser moins à la beauté des sermons qu’à l’édification des âmes, se mettre à la portée du vulgaire, et employer beaucoup de proverbes, des traits d’histoire, d’exemples, surtout quand l’auditoire est fatigué et commence à s’endormir. »

L’auteur raconte qu’il réveilla un jour l’attention de toute une multitude par cette seule parole : « Celui qui dort là, dans un coin, ne connaîtra pas le secret que je vais vous confier. »

Jacques de Vitry ne se contente pas du conseil. Il termine la plupart de ses sermons par des fables ou des anecdotes, suivies de leur moralité. Les sujets traités par Esope, Phèdre, et plus tard par La Fontaine, se retrouvent presque tous dans ses discours et dans ceux de ses contemporains. Voici comment il raconte l’histoire de la laitière et du pot au lait. On remarquera combien la chute du pot au lait est heureusement amenée :

« Les dissipateurs, dit-il, ressemblent à une vieille qui, tandis qu’elle portait du lait au marché dans un pot de terre, se mit à réfléchir sur l’usage qu’elle ferait de sa richesse. Calculant qu’elle pourrait vendre son lait trois oboles, elle se promit d’acheter avec cette somme un poulet qu’elle nourrirait, et qui, devenu poule, lui fournirait des œufs de quoi empléter d’autres poulets. Avec leur produit elle se procurerait un porc, qui, bien nourri et engraissé, lui permettrait d’acheter un poulain qu’elle élèverait jusqu’à ce qu’elle pût le monter. « Oui, je monterai ce cheval, se dit-elle en elle-même ; je le conduirai au pâturage, et je lui dirai : Io ! ïo ! » A cette pensée, ne se tenant plus de joie, elle se mit à battre des pieds en cadence et à donner du talon, comme si déjà elle éperonnait sa bête. Hélas ! grâce à ces bonds et à ces battements de pieds, le vase tomba et se brisa ; le lait se répandit et il ne lui resta rien. Elle était pauvre comme auparavant, plus pauvre qu’autrefois. »

C’est à cette méthode d’exemples et de citations qu’Etienne de Bourbon attribue surtout le succès des prédications du cardinal de Vitry. Elle n’est pas employée aujourd’hui avec moins de bonheur par le prédicateur Spurgeon.

A côté des nouveaux moines voués spécialement au ministère de la Parole, l’Ordre de Cîteaux fut, au treizième siècle, la pépinière la plus féconde en orateurs distingués ; ils diffèrent peu des Franciscains et des Dominicains quant à l’esprit et au fond des idées ; mais leur style est plus abondant et plus nourri.

Le talent oratoire se révèle à un haut degré chez Adam, abbé de Perseigne, au diocèse du Mans. Il fut d’abord chanoine régulier, puis moine bénédictin à Marmoutiers. Blanche de Navarre, comtesse de Champagne, prisait fort ses homélies, dont elle lui demanda copie. Quant à sa manière de prêcher, Adam de Perseigne semble imiter saint Bernard. Dans son discours de Pentecôte, il commence par une invocation pathétique à l’Esprit-Saint : « Puisque nous célébrons la solennité du don du Saint-Esprit, puisque nous sommes réunis au nom de l’Esprit-Saint, puisque nous l’invoquons, puisque nous ne doutons pas que c’est lui qui nous a créés et nous éclaire, nous devons nous efforcer de vivre en harmonie avec ce même Esprit-Saint, par sa grâce. Il faut donc que nous allumions au feu de cet Esprit tout ce que nous sommes, tout ce que nous goûtons, afin que l’incendie de son amour rende agréable notre holocauste… O combien est nécessaire la grâce du Saint-Esprit, sans laquelle rien n’est chaud, rien n’est saint, sans laquelle toutes nos prières sont tremblantes et indignes des oreilles de Dieu ! … » Dans le même discours, l’abbé de Perseigne s’élève contre les pasteurs qui n’ont point l’Esprit de Dieu et dépouillent leurs brebis au lieu de les soigner. « Dédaignant les choses du ciel, leur dit-il, vous courbez le front comme des rejetons dégénérés de la race humaine ; vous ne goûtez que les biens de la terre, vous ne recherchez que la fange… Que fera, hélas ! la pauvre petite brebis ? Où fuira-t-elle, livrée en victime à son propre gardien ? » Il est regrettable qu’aucune des prédications de cet orateur n’ait vu le jour.

Un de ses confrères, qui, dans sa jeunesse avait eu des succès d’un ordre bien différent, mérite d’attirer aussi notre attention. D’origine flamande, dit M. Lecoy, Elinand était né probablement vers 1170, aux environs de Beauvais, où ses parents avaient été obligés de se réfugier pour échapper à d’injustes soupçons de complicité avec les assassins de Charles le Bon, comte de Flandre. Il avait étudié quelque temps dans la même ville, à l’école de Raoul, un des élèves d’Abélard ; mais il n’avait rapporté de là que le goût des vers et des chansons galantes. Il se fit rapidement une réputation de poète. Le jeune trouvère parcourait les manoirs, égayait de ses chants les réunions frivoles au’milieu desquelles s’endormait, entre deux guerres, la valeur de la noblesse. Philippe-Auguste, dont la cour était le centre de ce monde de plaisirs et de fêtes, l’appelait souvent auprès de lui, et quand le festin touchait à son terme, il lui demandait de charmer les dames et les chevaliers en débitant quelque sirvente ou quelque épisode de nos vieux romans français. Choyé, applaudi, Elinand ne songeait guère à Dieu, ni à la retraite. Lui-même, faisant plus tard allusion à cette partie de sa vie, dit qu’il n’y avait ni scène, ni amphithéâtre, ni place publique, ni gymnase qui ne retentît de son nom. « Vous avez connu Elinand et qui ne l’a connu ? — Il n’était pas plus fait pour le travail que l’oiseau qui ne sait que voler ; il n’avait d’autre occupation que de courir le monde, cherchant à perdre les hommes, soit en les flattant, soit en les déchirant. Eh bien ! le voilà enfermé entre les murailles d’un cloître, celui à qui l’univers entier paraissait non seulement un cloître, mais une prison. » Peut-être le contraste le portait-il à exagérer légèrement la grandeur de son ancienne position. Quoi qu’il en soit, il fit une conversion sincère, et entra dans le monastère de Froidmont en Beauvaisis, où il se voua tout entier à des études sérieuses. Il y attira aussi son frère Guillaume, et bientôt il reçut la prêtrise. C’est alors qu’il put s’écrier, jetant les yeux sur un passé qu’il déplorait : « Quand j’étais enfant je sentais, je pensais, comme un enfant ; mais maintenant que les progrès de l’âge, de la science et de la grâce divine ont fait de moi un adulte, je parle et j’entends le langage de la sagesse au milieu d’hommes parfaits… Le diable m’a cherché, il m’a trouvé, il m’a circonvenu ; le Christ m’a cherché à son tour, il m’a trouvé, il m’a secouru… » Elinand ne quitta plus que momentanément sa cellule de Froidmont, pour aller prêcher à Toulouse et en quelques autres lieux, où le faisaient appeler le renom de son éloquence et la curiosité sympathique de ses auditeurs d’autrefoish.

hLa chaire française au moyen âge, p. 149.

Nombreux étaient les auditoires qui se pressaient au moyen âge autour des prédicateurs dont nous venons de parler, ou qui accueillaient avec enthousiasme la parole d’un Antoine de Padoue, d’un Bonaventure et d’autres orateurs que M. Lecoy énumère dans son beau livre. Des populations entières s’attachaient à leurs pas. Philippe Berruyer, Hugues de Digne nous sont représentés entraînant d’immenses multitudes à leur suite, sur les places, dans les arènes antiques, sur les grandes routes même, quand l’enceinte du temple était insuffisante, tant étaient grands les besoins religieux dans ces siècles obscurs et trop facilement décriés. Mais le nombre des assistants est parfois beaucoup plus restreint. L’orateur ne se décourage pas pour cela, et dit comme ce frère mineur qui, en 1272, était venu se faire entendre aux Champeaux, à la porte de Paris : « Vous êtes bien peu ; cependant nous lisons qu’il advint à notre Seigneur de prêcher à une seule femme. » Et il fit son discours quand même.

Les auditoires se composaient soit de clercs, soit de laïques. Les prédicateurs variaient leur enseignement et leur méthode, selon qu’ils s’adressaient aux uns ou aux autres, réservant pour les premiers la science et le style élevé, pour les seconds les explications familières, pratiques et improvisées.

D’ordinaire les auditoires étaient moins subdivisés que quelques discours pourraient le faire croire. Fort souvent mélangés, on ne leur adressait alors que des exhortations d’un ordre général. Les titres des discours de Jacques de Vitry, d’Humbert de Romans et de Guibert de Tournai, présentent près de cent vingt catégories d’auditeurs. La prédication aux enfants, l’école du Dimanche, est aussi l’objet d’une grande sollicitude. Guillaume de Tournai lui consacre un chapitre dans son traité De la manière d’enseigner les enfants, et le fait suivre de quelques modèles. En 1264, le comice des Dominicains, tenu à Paris, ordonne aux provinciaux de cet Ordre, de veiller à ce que les prédicateurs des écoles ne négligent point leur tâche, et de leur procurer des copies du livre de Guillaume.

L’auditoire ordinaire se rangeait dans l’enceinte sacrée, en deux groupes séparés, suivant un usage traditionnel : d’un côté les femmes, de l’autre les hommes. Au dehors, on les séparait par une corde tendue. Les nobles dames s’asseyaient sur les pliants ou les coussins apportés par leurs valets. Le reste du public prenait place sur les sièges de l’église. L’orateur en commençant nommait les assistants selon leurs qualités : fratres, fratres carissimi, ou bele gens, bele segnors, bele douce gent, segnors et dames, mais dans le cours de l’homélie, il les apostrophait rarement. Parfois il était obligé de leur imposer préalablement le silence ; car ce peuple, qui passait une partie de sa vie dans l’église, était singulièrement familiarisé avec elle. Des conversations éclatantes avaient lieu parfois ; mais la chaire retentissait de plaintes contre l’inattention ou le dédain de certains auditoires. Heureux le prédicateur qui ne voyait pas la somnolence s’emparer d’une partie de l’assemblée ! Pareille chose arriva un jour à un abbé cistercien du nom de Gérard, qui parlait aux frères convers de son monastère. Voyant leurs paupières se fermer, il eut recours à un expédient renouvelé de Démosthène. Il s’arrêta, et reprit soudain sur un ton plus élevé : « Il était une fois un roi qui s’appelait Arthur… » A ces mots toutes les têtes se redressèrent, mais lui, s’interrompant de nouveau : « Quand je parlais de Dieu vous dormiez ; et pour entendre des fables, vous vous éveillez ! »

L’attention vive et soutenue de son auditoire valait à l’orateur des interruptions, des demandes, des objections. C’est là un des caractères les plus saillants de ces prédications familières, qui tenaient moins du discours que de l’entretien ou de la conférence, terme appliqué à tort de nos jours à un genre bien plus relevé. Il y avait pour les assistants instruits et compétents une sorte de liberté de discussion et de contrôle tout à fait étrangère aux habitudes compassées des siècles modernes. Le commun des fidèles n’en usait guère. C’était, d’ordinaire, des objections réelles, des difficultés sérieuses, que soulevaient les personnages marquants de l’auditoire. A Cambrai, un prédicateur formulait cette proposition, que l’homme dont la charité irait droit ne ferait que des actions irréprochables. La maîtresse des Béguinesi qui l’entendait lui adressa cette question : « A quel endroit de la sainte Écriture, maître, avez-vous vu que la charité fût boiteuse ? » L’orateur demeura confus. Ceci n’était qu’une subtilité. Voici un autre exemple plus frappant. « Un clerc savant, » raconte Robert de Sorbon, « prêchait devant le roi de France, Louis IX. Il vint à dire ce qui suit : « Tous les apôtres, au moment de la passion, abandonnèrent le Christ, et la foi s’éteignit dans leur cœur ; seule la vierge Marie la conserva depuis le jour de la passion jusqu’à celui de la résurrection, en mémoire de quoi, dans la semaine de pénitence, aux matines, on éteint, les unes après les autres, toutes les lumières, sauf une seule, réservée pour les rallumer à Pâques. » Un autre ecclésiastique, d’un rang plus éminent, se leva pour le reprendre et pour l’engager à n’affirmer que ce qui était écrit. Les apôtres, suivant lui, avaient abandonné Jésus-Christ de corps, mais non de cœur. L’orateur allait être obligé de se rétracter, lorsque le roi, se levant à son tour, intervint : « La supposition n’est point fausse, dit-il ; on la trouve écrite bel et bien dans les Pères : apportez-moi le livre de saint Augustin. » On obéit, et le roi montra un passage des commentaires sur l’Évangile de saint Jean où, en effet, l’illustre docteur s’exprime en ces termes : Fugerunt, relicto eo corde et corpore ; « ils s’enfuirent, l’ayant abandonné de corps et de cœur. » La démonstration parut alors péremptoire.

i – Association religieuse de femmes.

On prêchait, en règle générale, tous les dimanches et tous les jours de fête : c’était la première obligation des pasteurs. Prêcher plus souvent n’était de la part de l’Église qu’une simple recommandation, si ce n’est dans certains cas particuliers, comme le carême et l’avent. Au moyen âge cependant, les prédications de carême avaient été en partie remplacées par des processions. Cependant l’on rencontre encore, au treizième siècle, quelques séries d’homélies pour chaque jour du carême.

En-dehors de l’ordinaire, et de ces grandes circonstances, on prêchait dans les synodes, dans les chapitres et dans toutes les cérémonies sacrées. On prêchait encore dans les parlements, dans les tournois, à l’ouverture des foires et même dans certaines réunions privées, comme les noces ou les repas de funérailles.

L’heure particulièrement affectée à l’enseignement des fidèles était le moment de la messe qui suit la lecture de l’Évangile. On appelait ces exhortations sermones in mane, « sermons du matin, » par opposition à ceux du soir, qui sont appelés post prandium, « après le repas, » et souvent collationes, « conférences. » Cette dernière dénomination tire son origine des conférences, c’est-à-dire des entretiens mêlés de questions, de réponses et d’éclaircissements mutuels auxquels se livraient, après souper, les religieux de l’Ordre de Saint-Benoît.

L’Église était le lieu ordinaire de la prédication, quoiqu’elle eût également lieu en plein air. Dans certaines circonstances déterminées, ou lorsqu’il y avait une affluence extraordinaire, les places publiques remplaçaient le temple. Au mur extérieur de celui-ci était quelquefois adossée une chaire en pierre destinée à servir en pareil cas, de manière que l’auditoire fût au moins devant l’édifice sacré, sinon dedans. Le concile de Valence, en 855, avait conseillé ces prédications extérieures, dans l’intérêt de l’instruction des masses. Mais, à la fin du douzième siècle, les Vaudois remplissant de leur enseignement tous les lieux publics, on engagea les fidèles à se méfier des orateurs de la rue, et les constitutions synodales de l’évêque de Paris, Eudes de Sully, interdirent expressément de les écouter sans les bien connaître.

Le prédicateur haranguait les fidèles, soit de l’un des deux ambons ou chaires, élevés de chaque côté de l’autel, pour servir à la lecture de l’Évangile et de l’Epître, ainsi qu’à certaines psalmodies, soit de la chaire proprement dite qui, au treizième siècle, était déjà concurremment usitée. Seulement après avoir été une simple estrade mobile, elle fut construite en pierre ou en marbre, et placée dans le chœur. Ce ne fut que dans le courant du quinzième siècle que les chaires furent construites en bois et placées dans la nef, comme elles le sont aujourd’hui. A l’extérieur, si l’on n’usait pas d’une chaire en pierre engagée dans le mur de l’église, on élevait un suggestus ou estrade que l’on ornait au besoin de draperies et de tapis, et qui était parfois d’une grande hauteur. Cette chaire était communément appelée un escaffault.

III

Lorsqu’on étudie la structure des divers sermons du treizième siècle, l’œil est tout d’abord frappé de l’air de famille qui les unit entre eux. Cette ressemblance n’est point particulière à l’époque. Depuis les Pères jusqu’aux temps modernes, qui ont vu introduire dans la chaire bien des éléments étrangers, le texte de l’Écriture sainte est le thème ancien et toujours nouveau de l’enseignement sacré. Les homiliaires, les recueils de modèles, les traités didactiques forment au moyen âge une espèce de trésor commun où chacun vient emprunter les paraphrases et les raisonnements traditionnels. On ne se bornait pas à suivre les monuments des Pères, ni à les traduire pour les répéter : les contemporains se calquaient mutuellement. On alla même jusqu’à débiter textuellement certains discours stéréotypés. On prêchait Abjiciamus ou Suspendium, c’est-à-dire les séries de sermons tout faits, commençant par ces mots. Toutefois, au treizième siècle, on ne voit apparaître que les symptômes de cette décadence.

L’interprétation de l’Écriture sainte forme donc la base de la prédication. Le prône n’est que le développement du texte sacré, quand il n’en est pas la reproduction en termes différents. Les noms d’homilia et de sermo, homélie et sermon, étaient concurremment appliqués à ce genre de prédication ; ce dernier finit par l’emporter complètement.

La grande majorité des compositions oratoires du treizième siècle rentrent dans deux catégories : l’une des sermons De tempore, De dominicis, Dominicales, embrassant tous les dimanches et toutes les grandes fêtes chrétiennes ; l’autre, des sermons De sanctis, De festis, Festivales, embrassant les principales fêtes des saints. Dans les cérémonies spéciales, l’orateur prenait toujours son thème dans un des textes sacrés de l’office. Dans les circonstances fortuites ou étrangères au culte, il l’empruntait à un livre saint quelconque. Quelques orateurs traitaient dans une suite d’homélies des sujets particuliers. Philippe de Grève composa jusqu’à trois cent trente-six homélies sur le livre des Psaumes. Albert le Grand, Guillaume d’Auvergne, Bonaventure écrivent des séries de discours sur certaines matières spéciales : l’Eucharistie, la femme forte, le Décalogue, etc. A côté de ces divers genres, il faut placer les sermons Ad status ou Ad omne hominum genus, c’est-à-dire les sermons appliqués aux divers états. Alain de Lille, Jacques de Vitry, Humbert de Romans, etc., ont compilé, sous ce titre, de véritables encyclopédies parénétiques, où sont passées en revue toutes les classes de la société.

La recherche de l’effet conduisait quelquefois les prédicateurs à la versification. Les sermons rimés sont cependant moins un genre qu’une forme particulière de prédication. Bien qu’on en rencontre un certain nombre, ils sont réprouvés en général par la didactique. « L’orateur sacré, » s’écrie Pierre de Limoges, « doit s’efforcer de parler au cœur de ses auditeurs, et ne pas imiter ceux qui visent à chatouiller l’oreille, à la charmer par la cadence et le langage des poètes. » — « La chaire, » dit l’auteur d’un traité analogue, « ne peut admettre des paroles puériles ou bouffonnes, ou des combinaisons de rythmes, ni des consonances métriques ayant pour but de séduire l’oreille plutôt que de former l’esprit : c’est là une prédication de théâtre. » — Un autre, s’emparant d’un texte d’Esaïe pour comparer la prédication à la femme en mal d’enfant, s’exprime ainsi : « La bouche de celle qui est dans cet état ne laisse point échapper des rimes, mais des accents mêlés de larmes et de soupirs, portant à la compassion. » — Malgré ces justes admonitions, l’art des rhéteurs poètes conservait des adeptes, et les clercs n’écoutaient pas sans plaisir leurs élucubrations. Ce sont uniquement des sermons en vers français qui nous restent. Le Vendredi-Saint, par exemple, ou un autre jour de la grande semaine, lorsque la foule entourait le crucifix voilé, la voix du prêtre entonnait une espèce de récit poétique, rappelant ceux des trouvères. Le début surtout semble être imité de nos vieilles épopées :

Or escouteiz moult doucement
Gardez qu’il n’i cit parlement
La passion Deu entenderes,
Comment il fut pour nous penneiz.
La lettreure vous oistes
Que conta li euvangelistes,
Mais ne seustes que montra
Si bien comme vous l’oreiz jà.

Il surgit, au treizième siècle, une quantité de traités didactiques, nécessités surtout par l’énorme extension que donnèrent à l’enseignement de la chaire les deux nouveaux ordres mendiants. Tous les livres spéciaux sur la matière sont disposés à peu près sur le même plan : après des préceptes généraux, appuyés sur des textes de l’Écriture, ils contiennent un choix de modèles ou de spécimens. Avant de parler aux fidèles dans leur langue maternelle, le prédicateur prononçait quelques mots en latin : c’est le thema, ou le texte choisi par lui pour être expliqué à l’assemblée. « La règle de la prédication, » disent les didactiques, « veut que le début soit pris dans une autorité théologique, particulièrement dans les Évangiles, les Psaumes, les épîtres de saint Paul, ou les livres de Salomon ; car c’est là surtout qu’abondent les sujets d’exhortations morales. On peut également, si le plan l’exige, demander des témoignages aux autres parties de la Bible. »

Après avoir traduit le texte latin aux fidèles, l’orateur prononce un exorde qui n’est point une partie nécessaire du discours. « Il y a des cas, » dit Humbert de Romans, « où l’on ne doit pas faire précéder le sermon d’un prothème ; ainsi dans les réunions intimes où les moines s’instruisent mutuellement. Mais cette pratique est bonne, au contraire, dans les occasions solennelles, quand on attend un nombreux auditoire qui n’est pas encore entièrement rassemblé, ou quand on prêche ex abrupto et qu’il faut annoncer le motif pour lequel on prend la parole. Le préambule doit être court, de peur que le sermon lui-même ne provoque l’ennui, et il doit être gracieux. »

Le caractère distinctif du prothème est sa finale. Elle consiste en une invocation qui a pour but de demander l’inspiration divine : « Demandons donc au Seigneur qu’il me donne de dire de bonnes paroles… » — Cet appel à la prière est suivi d’une oraison dite en même temps par le prédicateur et par les fidèles. C’est tantôt un Pater, tantôt un Ave Maria, tantôt l’un et l’autre. La Salutation angélique finit par prévaloir dans le quatorzième siècle.

L’orateur abordait alors son sujet. Reprenant et développant le texte proposé, il en donnait d’abord l’explication littérale, puis le commentaire moral ou théologique.

« Il y a, » dit l’auteur anonyme du traité De dilatatione sermonum, « plusieurs manières de dilater, développer le sermon. La première est de substituer une proposition à un nom, ce qui se fait par les définitions, les descriptions, les éclaircissements de toute espèce. Les termes principaux du thème doivent être définis ; par exemple, si l’on prend pour texte : « Le Seigneur conduit le juste, » il convient de montrer ce qui constitue le juste. Cependant les définitions et descriptions ne doivent pas porter indifféremment sur tous les mots, mais de préférence sur les vices et les vertus, les dons du Saint-Esprit, le libre arbitre, etc. Presque tous les noms propres ont leur signification particulière, dont on peut tirer parti ; ainsi Jacob veut dire lutteur. On peut à ce propos considérer plusieurs genres de luttes spirituelles.

La seconde manière est de diviser le discours. Les anciens employaient fréquemment cette méthode ; mais il ne faut pas multiplier les points dans l’homélie autant que dans les leçons ou les discussions. La division la plus simple est la meilleure ; quand elle sera tracée, on prouvera par des autorités qu’elle n’est pas arbitraire.

Le troisième moyen est le raisonnement ou l’argumentation. Il consiste, soit à envisager deux propositions contraires, en adoptant l’une et en rejetant l’autre, soit à enchaîner des enthymèmes, soit à produire des exemples. Le sujet des raisonnements doit concerner surtout la morale, le bien et le mal, ce qui est à fuir et à chercher, etc. »

Suivent cinq autres moyens.

Des histoires ou exemples sont réservés ordinairement pour la fin du discours, alors que l’attention est fatiguée et que les paupières s’alourdissent. Ils abondent dans les homélies destinées au peuple. Leur longueur est quelquefois égale à celle du reste du discours. « Le glaive affilé de l’argument subtil, » dit Jacques de Vitry, dont les sermons restés inédits sont farcis d’anecdotes, « n’a point de pouvoir sur les laïques. A la science des Écritures, sans laquelle on ne peut faire un pas, il faut joindre des exemples encourageants, récréatifs, et cependant édifiants. Laissant de côté les fables et les poésies païennes qui ne portent point avec elles un enseignement moral, mais ouvrons la porte aux sentences des philosophes exprimant des idées utiles… Les apprentis qui blâment ce mode de prédication ne soupçonnent pas les fruits qu’il peut produire ; quant à nous, nous l’avons expérimenté. »

Les exemples employés par les sermonnaires sont ou historiques ou légendaires, ou empruntés aux événements contemporains et aux souvenirs de l’auteur ; ce sont encore des fables et des apologues très intéressants au point de vue de l’histoire littéraire. Le dernier genre d’exemple consiste en descriptions ou moralités tirées des habitudes et des qualités imaginaires des animaux. La nature végétale, le corps humain, les astres en suggèrent également.

Après avoir dégagé de son récit ou de sa fable une conclusion pratique, le prédicateur termine par une nouvelle prière. Cette formule finale est toujours exprimée en latin, même dans les manuscrits français.

Le caractère le plus saillant de la prédication au treizième siècle est donc cet esprit méthodique, que les vrais orateurs se gardent cependant bien de pousser à l’excès, surtout dans la prédication populaire, en même temps qu’un caractère pratique très déterminé. La prédication gardait quelque chose de la simple et familière conversation des siècles primitifs, dans laquelle pasteurs et fidèles s’édifiaient mutuellement. Le but principal est d’instruire plutôt que d’émotionner. Jadis des conversions véritables, éclatantes, étaient déterminées par la pure démonstration de quelque point de doctrine ; aujourd’hui on sort content d’un sermon lorsque la fibre sentimentale est touchée. « Ce ne sont pas les mots qui donnent la mesure du talent oratoire, » disait un biographe de saint Bonaventure, « ce sont les pensées. » — « La prédication ne doit pas briller par de vains enjolivements, disait un autre, ni par l’éclat des couleurs, car alors elle semblerait trop étudiée, et faite pour captiver la faveur des hommes plutôt que pour leur être utile. »

S’il y avait, au treizième siècle, réaction contre la manière ampoulée des orateurs du siècle précédent, on se tromperait cependant si l’on en concluait que les qualités essentielles du style fussent méconnues. S’il est rare de rencontrer chez les sermonnaires des morceaux entièrement beaux, d’une éloquence égale et soutenue du commencement à la fin, en revanche les apostrophes pleines de vivacité et d’onction, les images pittoresques, les termes hardis jaillissent de leur bouche à tout instant. C’est surtout dans les sermons latins qu’apparaissent l’élévation du langage et le mouvement de la pensée. La trivialité s’y rencontre parfois sans doute, mais elle n’y est point à l’ordre du jour, comme on l’a faussement prétendu. Encore faut-il s’entendre sur le sens et la portée de ce mot : nos oreilles habituées au langage noble mis en usage par l’Académie, trouvent l’orateur trivial lorsqu’il se met à la portée d’un auditoire populaire ; mais n’avons-nous pas perdu en force ce que nous pouvons avoir gagné en solennité ?

En résumé, il y a, dans la chaire du moyen âge, respect sérieux des âmes et désir sincère d’agir pour leur bien. La prédication du treizième siècle présente avec celle des temps modernes un contraste frappant et qui est à notre désavantage. La première se préoccupe davantage du fond et la seconde de la forme. L’esprit social, d’ecclésiastique qu’il était au moyen âge, s’est sécularisé, et la prédication subissant l’influence de cet esprit, s’est sécularisée à son tour. Ne serait-ce pas à cette transformation trop radicale que l’enseignement religieux actuel doit son peu d’action sur la société ?

IV

C’est surtout au point de vue de l’histoire que les sermons du treizième siècle présentent un vif intérêt. Nulle part ne se trouvent des indications plus variées sur les mœurs, les habitudes des diverses classes de la société. Il faut cependant se rappeler que cette source ne saurait être considérée comme suffisante pour se faire un tableau complet de la vie sociale. Le prédicateur, en effet, décrit le mal plutôt que le bien, parce que c’est le mal qu’il doit combattre.

Une grande franchise signale les censures des orateurs religieux du treizième siècle. Nulle classe n’est épargnée. Le clergé et les princes sont les objets de leurs critiques, comme les bourgeois et les serfs. Le clergé, que l’on aurait pu s’attendre à voir ménagé, est surtout exposé à leurs coups. « Que le médecin s’applique d’abord à se guérir lui-même, » disait Jacques de Vitry. L’Église, qui voulait que ses ministres pussent être proposés comme modèles, devait user à leur égard d’une impartiale sévérité. Les admonestations les plus sévères poursuivent les prélats qui ne s’occupent pas de la direction de leurs diocèses. On a recours, pour réveiller leur zèle, à des images énergiques, à des légendes effrayantes. L’évêque négligent, c’est la femme qui étouffe en dormant le fruit de ses entrailles. Le frère Geoffroy de Blenex raconte qu’un clerc ressuscité disait avoir vu dans l’autre monde des gens courbés sous des fardeaux énormes : c’étaient les âmes des prélats insouciants, chargés de toutes les fautes d’autrui. Un archevêque de Lyon, nommé Jean, avait été jeté par la tempête dans une île inconnue ; il y rencontra un vieillard assis, en train d’écrire, et lui demanda ce qu’il faisait. « Je suis l’évêque du lieu, lui répondit-il, et j’écris les actions de mes ouailles, afin de pouvoir en rendre compte. — Pour moi, reprit l’archevêque, j’avoue que je ne prends pas autant de soin. — Eh bien ! lui dit l’évêque, vous souffrirez pour cela mille tourments. »

La simonie était une des grandes plaies du siècle. On thésaurisait pour arriver aux dignités ecclésiastiques. Semblables à Jéroboam, les prélats érigeaient dans leurs temples des veaux d’or : ils vendaient la justice et ils vendaient les prébendes. Beaucoup d’entre eux cultivaient la faveur des grands, et étaient les amis de ceux qui leur donnaient. « L’évêque, » s’écrie Jacques de Vitry, « ne devrait-il pas être l’avocat des pauvres, l’espoir des infortunés, le tuteur des orphelins, le bâton des vieillards, le vengeur des crimes, le marteau des tyrans, s’entourer de familiers honorables et de coopérateurs cherchant, non pas leur intérêt, mais celui de Jésus-Christ ? Combien peu de prélats approchent de cet idéal ? Celui-ci est en proie à l’avarice ; il vend la justice, il vend les prébendes. Réclame-t-on son saint ministère ? Si c’est un riche qui l’appelle, il court ; si c’est un pauvre, il fait la sourde oreille ; il thésaurise, il amasse, sans jamais se rassasier. » Le prêtre se dit : « Ton épargne t’aidera quand tu auras la crosse. » Et le moine : « Mon abbé mourra, et mes deniers me feront avoir l’abbaye. »

On poursuivait encore la richesse afin de pouvoir vivre au sein de l’abondance et du luxe. « Quelle différence, » demande Elinand, « y a-t-il aujourd’hui entre la table d’un pontife et celle d’un roi ? Est-ce que les abbés eux-mêmes ne veulent pas des mets princiers ? Montrez-moi un de ces riches se couvrant de pourpre et se nourrissant d’huîtres qui vaille le riche de la parabole de Lazare gémissant aux enfers ? » Certains, prélats sont habillés avec recherche, et pourtant « ne faudra-t-il pas que tous ces oripeaux leur soient enlevés au moment de la mort, qu’ils leur soient arrachés pour être vendus, comme la dépouille de ce chat qu’on a vu servir de jouet aux écoliers de Paris ? »

Le népotisme était un autre vice trop commun dans l’épiscopat. « Les malheureux ! les insensés ! » s’écrie Jacques de Vitry, « ils abandonnent le soin de plusieurs millions d’âmes à des enfants auxquels ils n’oseraient confier trois poires, dans la crainte qu’ils ne les mangent ! J’en connais un de ces jeunes intrus, que son oncle avait installé au chœur dans la stalle de l’archidiacre, et qui la souillait encore, comme naguère le giron de sa nourrice ! »

Le corps sacerdotal était encore moins épargné que le haut clergé, aussi ne cesse-t-on de lui rappeler ses devoirs et de censurer ses vices. Dans les synodes, l’évêque fait réciter aux curés de son diocèse des préceptes spéciaux, relatifs à l’exercice de leurs fonctions et de leur autorité. Les vêtements sacerdotaux doivent sans cesse rappeler à celui qui les porte la sainteté de sa mission. L’aube signifie la sainteté, la pureté de la conduite ; et la ceinture mise par-dessus pour serrer les reins, la privation des plaisirs charnels. L’amict ceint la gorge du prêtre pour l’empêcher de laisser échapper de mauvaises paroles. L’étole, portée sur l’épaule gauche par le diacre, figure le joug du Seigneur auquel il est asservi ; portée sur les deux épaules par le prêtre, elle le prémunit de tous côtés comme un bouclier de justice. La chasuble recouvre tout, comme la charité. La dalmatique rappelle la croix par sa forme ; la robe ou soutane, qui est plus étroite, apprend à ne pas s’embarrasser du soin des affaires terrestres… « Mais pour le prêtre comme pour le prélat, c’est en vain qu’on lui rappelle qu’il a des biens et des revenus, non pour en jouir, mais pour les distribuer ; que sa richesse est dans le ciel, et non ici-bas ; le clergé inférieur suit l’exemple qui, trop souvent, lui vient d’en haut. Aux offices où l’on fait une distribution de deniers, l’on voit accourir des chanoines ; mais tout le temps que durent les autres, ils restent chez eux à jouer aux dés. On ne se contente pas d’une prébende. Il en faut plusieurs. — Les conciles tonnent aussi bien que la chaire contre l’abus du cumul ; mais une tolérance fâcheuse l’a enraciné. Comment détruire un mal dont tout le monde se rend coupable ? Chanoines, clercs et maîtres en théologie n’occupent-ils pas plusieurs dignités, et le pape qui le voit ne le tolère-t-il pas ? »

L’amour des richesses entraînait à sa suite des mœurs efféminées et de repoussantes souillures. Le concubinage était un vice particulièrement ancré. Contre lui, l’Église n’a pas assez d’anathèmes. Malheur, trois fois malheur au prêtre atteint de cette lèpre ! Il sera damné sans rémission dans la vie future, et déjà dans la vie d’ici-bas son châtiment commence. Il est pauvre, il est misérable. On le reconnaît à l’état délabré de ses vêtements, à ses manches percées au coude ; il se voit, lui et sa complice, l’objet de la réprobation universelle ; personne ne veut donner à l’Église le baiser de paix à la prêtresse ; on lui chante au visage ce refrain populaire :

Je vos conjur, sorriz et raz,
Que vous n’aiés part en ces tas
Ne plus que n’a part en la messe
Cil qui prent pais à la prestresse.

Les moines sont dépeints sous des couleurs moins noires que les clercs séculiers. Néanmoins eux aussi se laissaient gagner par le luxe et embarrasser par le tracas des affaires temporelles. Ne pouvant se couvrir de vêtements précieux, ils bâtissaient de splendides édifices ; ils élevaient à grands frais ces immenses monastères, dont l’étendue et la splendeur font encore aujourd’hui notre étonnement. « Des palais pour hôpitaux, » s’écrie Elinand, « des fortifications pour murs, des tours pour réfectoires, des châteaux pour églises, des villas pour granges, est-ce que tout cela ne prête pas à rire aux laïques ? Ne pouvait-on pas, à moins de frais, souper dans le réfectoire, loger le pauvre dans le dortoir Nous ne bâtissons pas, dites-vous pour nous seuls, mais aussi pour les religieux qui viendront après nous. Comme si à chaque jour ne suffisait point sa peine ? Vous avez assez de vous occuper des misères de votre temps, sans vous inquiéter de celles de l’avenir. » — « Les religieux, » dit un autre prédicateur, « ne se disputent plus à qui aura le couvent le plus hospitalier, le plus édifiant, mais à qui aura le plus riche et le plus renommé. Leurs fours sont devenus de véritables tours, leurs greniers des maisons princières, leurs étables des appartements royaux ; et ce qu’il y a de pis, c’est que leur orgueil s’élève encore plus haut que leurs somptueux monuments. »

Un grand nombre de clercs religieux fréquentaient le monde. Hugues de Digne est saisi d’une sainte colère lorsqu’il les rencontre en foule à la cour du roi de France. « Si c’est là un cloître, dit-il, je le trouve bien large pour sauver son âme. » Et lui-même s’enfuit lorsqu’on veut l’y retenir. D’autres péchaient plutôt par un excès de rigidité dans leurs mortifications, par le manque de discrétion dans leurs pénitences. Mais tandis qu’on cherchait d’un côté à les en corriger, on proposait de l’autre leur exemple aux fidèles.

La curiosité, la tristesse, la jalousie sont encore blâmées comme des défauts habituels dans les monastères ; mais un prédicateur fait remarquer que la plupart des vices attribués aux religieux leur sont prêtés par les inconstants qui jettent le froc aux orties et éprouvent ensuite le besoin de dénigrer leurs anciens frères.

Un concert d’éloges s’élève autour des Frères prêcheurs et des Frères mineurs, encore dans tout l’éclat de leur ferveur native. Un ancien médecin du roi, Jean de Saint-Gilles, descend de chaire au milieu d’un sermon pour revêtir, séance tenante, l’habit de saint Dominique. Jacques de Vitry admire leur désintéressement, leur pauvreté sincère. Un point très important à constater, car il ne se reproduira pas trois siècles plus tard ; c’est que les fautes contre les mœurs tiennent une place presque nulle dans les critiques adressées aux congrégations de femmes et aux moines.

Les sermonnaires du treizième siècle tracent de la royauté un portrait dans lequel on ne retrouve pas plus la figure de la royauté moderne que celle qu’on prête trop souvent à la royauté du moyen âge. La noblesse, ce principal titre du souverain, cette source première de son prestige et de sa force, n’est point considérée par les prédicateurs du moyen âge comme une condition suffisante. « L’unique noblesse, » dit Jacques de Vitry, « c’est celle de l’âme. Le prince doit être noble d’esprit. Tous les chrétiens sont rois, fils du grand Souverain de l’univers, oints de l’huile sainte. Ceux qui ont été personnellement sacrés pour conduire les autres sont d’autant plus rois qu’ils remplissent mieux leurs devoirs. » Etienne de Bourbon, en rapportant l’exemple de l’élection de Pepin au trône, cite cette réponse du pape Zacharie, consulté sur la mesure que nécessitaient les vices et l’incapacité de Childéric : « Le roi, c’est celui qui gouverne bien. » Ainsi était légitimé l’avènement au trône du maire du palais. La condition essentielle de la dignité royale est donc, aux yeux des prédicateurs du treizième siècle, moins dans l’origine que dans l’équitable exercice de ses prérogatives. L’hérédité du trône n’est cependant point contestée. Elle est au contraire admise, toutefois non comme règle absolue, mais comme le plus avantageux des systèmes. C’est moins un droit naturel qu’une récompense. « La puissance est transférée, dit Elinand, en punition de l’injustice. Le fils succède donc au père, s’il imite sa probité. » — « Je n’ai jamais vu dans la Bible ni dans aucun livre, » ajoute Hugues de Digne à la fin de son discours à saint Louis, « qu’un royaume ou qu’une seigneurie quelconque ait passé d’un maître à un autre (c’est-à-dire d’une maison à une autre), sinon pour défaut de justice. » L’Église s’était réservé le droit, redoutable pour les souverains, d’apprécier dans certains cas ce défaut et d’opérer au besoin la substitution en déposant les princes. Les prescriptions imposées dans la Bible au roi d’Israël sont indiquées par Elinand, dans l’instruction qui servit vraisemblablement à former l’esprit de saint Louis, comme la base de la monarchie chrétienne. Quant à la forme du gouvernement, elle se résume dans la négation la plus complète de l’absolutisme. « C’est une insigne fausseté, ce qui est écrit dans le Code, s’écrie Elinand, que toutes les volontés du prince ont force de loi. Le roi ne s’appartient pas à lui-même ; il appartient à ses sujets. » D’après Humbert de Romans, les parlements qui se tiennent chaque année à des époques fixes sont institués pour concourir activement à l’administration de l’Etat. Leur mission consiste à expédier les affaires importantes, après mûre délibération, à recevoir les comptes des officiers royaux et à régler la marche générale du gouvernement.

Les prédicateurs font entendre de rudes censures à l’adresse des cours. « Tout y est vénal, s’écrie Elinand ; on y met en pratique ce vieux proverbe : « Demander la main vide est une témérité. » J’ai vu là des portiers plus durs que Cerbère. Et encore il n’y avait qu’un Cerbère chez Pluton ; mais chez eux il y en a autant que d’appartements. » — La guerre est sévèrement blâmée. D’après un anonyme, elle a été inventée par l’orgueil et l’ambition des fils de Cham, et depuis elle n’a produit que des maux. Quand la France et l’Angleterre se combattent, un cri de malédiction s’élève contre ces rivalités intestines. Philippe-Auguste, qui, aux yeux des populations, était en partie responsable de cette lutte, eût été infailliblement damné, d’après une tradition du temps, si saint Denis et les autres saints dont il avait honoré les églises n’eussent arraché son âme au diable. « Je tiens de plusieurs personnes, » raconte Etienne de Bourbon, « entre autres d’une noble dame, en son vivant dame de Beaujeu, et dont le roi Philippe de France avait épousé la sœur, que, dans la ville de Rome, un malade appartenant à la maison d’un cardinal se fit étendre en plein air, sous la voûte du ciel, pour y attendre son dernier soupir, car il était abandonné de tous les médecins. Là, pendant qu’il se trouvait seul, le bienheureux Denis, le premier prédicateur des Francs, s’offrit à ses yeux, conduisant devant lui le roi Philippe… Et il lui dit : Je suis Denis l’aréopagite ; je viens d’aller délivrer l’âme de ce Philippe, qui sortait à l’instant de son corps et que les démons entraînaient déjà dans l’enfer. C’est Dieu qui m’en a donné l’ordre, à moi et aux autres saints. Cette âme est réservée à la peine du purgatoire, pour être sauvée ensuite, parce qu’elle a honoré les saints, protégé les églises et les clercs. Et maintenant lève-toi, car tu es guéri, et cours en informer ton maître, qui fera prier pour elle. » Le cardinal écrivit immédiatement en France, et il se trouva qu’à l’heure même de cette vision le roi Philippe avait expiré.

Le bourgeois de Paris au treizième siècle a déjà quelque chose de l’esprit fort moderne. Tout en conservant la foi de ses pères, il affiche pour les sermons un certain dédain. Voit-il un prêtre monter en chaire, il lui tourne le dos et sort de l’église jusqu’à ce que son discours soit achevé. Il a confiance dans les avantages que lui donnent sa richesse et les privilèges enviés de sa caste. Il n’était pas rare de voir des membres de la bourgeoisie, sortis d’une condition infime, s’élever aux plus hauts degrés de la fortune et de la science.

La principale source de la richesse des bourgeois, c’était l’usure et le négoce. L’industrie était fort limitée, la spéculation dans l’enfance, et pourtant l’on retirait du commerce des avantages considérables. Il est vrai de dire que ce n’était pas toujours sans avoir recours à la fraude. La chaire est sans pitié sur ce point. Sans ambages, le prédicateur descend dans le détail des faits, et, par là même, met sous les yeux de ses auditeurs la réalité même. « Les cabaretiers mêlent en cachette de l’eau à leur vin, ou du mauvais vin à du bon. L’hôtelier fait payer une mauvaise chandelle dix fois sa valeur. De maudites vieilles frelatent abominablement leur lait et cherchent à donner à leurs fromages une apparence plus grasse en les plongeant dans le souffre ; veulent-elles vendre leurs vaches, elles cessent de les traire plusieurs jours d’avance, afin que les mamelles gonflées promettent des flots de lait ; doivent-elles livrer au poids leur chanvre ou leur filasse, elles les laissent sur la terre exposés à la rosée nocturne pour qu’ils se chargent d’humidité. Le maréchal ferrant, en ferrant les chevaux, les blesse afin de les rendre boiteux et de les faire vendre à vil prix à un compère ; l’orfèvre ou le changeur du grand pont se ligue avec ses confrères pour avilir la monnaie et dépouiller ainsi le passant ou le voyageur ; le boucher souffle sa viande et rougit avec du sang de porc la gorge de leurs poissons pourris. Pas moins criminels sont les accapareurs ; ils cachent les denrées pour faire venir la disette et la cherté. Les marchands d’étoffe se vantent de rattraper sur la bure ce qu’ils perdent sur l’écarlate. « Ils ont une aune pour vendre et une autre pour acheter ; mais le diable en a une troisième avec laquelle, suivant le proverbe, il leur aulnera les costes. Ils ne mettent leurs articles en étalage que dans les rues obscures, afin de tromper le public sur leur qualité ; mais ils seront eux-mêmes privés de la lumière éternelle. »

Mais c’est au milieu des foires que le marchand est à observer dans toute l’importance de son rôle. La religion, comme nous l’avons vu, intervient dans ces réunions solennelles ouvertes au commerce de la France et des nations voisines. Apothicaires, changeurs, épiciers, cuisiniers, confiseurs, rien n’y manque, pas même les folles femmes, qui viennent étaler là leur luxe et leurs séductions. Parfois, du milieu du bourdonnement général, s’élève le bruit des disputes et des jurements. Quelques-uns ajoutent à la grossièreté la violation du dimanche ; mais, d’ordinaire, tout s’apaise ce jour-là. Puis, quand le terme de la foire est arrivé, un héraut fait retentir le cri de hare ! hare ! C’est la dissolution de la foire, usage particulier à la France ; les marchands doivent aussitôt se séparer, et les gages qui n’ont pas été rachetés avant la clôture sont perdus sans retour. Toutefois tout n’est pas profit pour le riche marchand. Cette vie, féconde en jouissances, a de cruels déboires. Sans parler des chevaliers félons qui le guettent au passage pour le dépouiller, des taxes multipliées qu’il devait acquitter, le riche marchand avait encore à se défier de la convoitise et des attaques des brigands roturiers.

Mais c’est de la femme que s’occupent surtout les sermonnaires. La femme était, en effet, au moyen âge, ou l’objet d’un culte idéal, passionné, ou regardée comme un être dangereux, méprisable, source de tous les maux. Si la chevalerie l’élevait presque au-dessus de l’humanité, l’ascétisme monacal, au contraire, voyait en elle l’instrument du diable. La morale de la chaire se tint généralement dans un juste milieu ; néanmoins, quelques orateurs prirent la compagne de l’homme pour le thème favori de leurs déclamations.

Les noces se célébraient dans la classe aisée par toutes sortes de réjouissances : festins, chants, distributions de cadeaux, etc. Il n’y a que la danse dont il ne soit pas question dans cette occasion. Les invités sont toujours le plus nombreux possible.

Quant gens de grant paraige se voulent marier
Se semonent grans gens pour estre à l’espouser ;
Et de tant com semonent gent de plus grant valeur,
Est la feste plus grande et si ont plus d’onneur.

Le cortège est conduit à l’église au son des instruments. Après la bénédiction nuptiale, accompagnée du sermon, on revient au domicile des époux pour se livrer à la joie durant un jour ou deux. La maison est peinte à neuf, jonchée de fleurs et décorée à grands frais. Des robes, des effets de différente nature sont offerts aux assistants, tout comme aux officiers du roi dans les fêtes de la cour. Les tables sont chargées de mets succulents ; puis, à la bombance, succèdent les cantilènes. On se range autour du jongleur ou du vielleux, qui récite, sur un air monotone, les hauts faits de son héros ou quelque morceau de circonstance.

Une fois mariée, la femme devient la compagne et l’égale de l’homme ; elle ne doit être ni sa maîtresse ni sa servante. La plupart des sermonnaires voient un symbole de l’égalité des époux dans l’origine de la première femme qui a été tirée, non de la tête ni du pied, mais d’une des côtes de l’homme. Ce n’est pas l’obéissance de l’épouse que l’enseignement sacré prêche comme la règle fondamentale, c’est le juste équilibre. Un respect réciproque doit présider aux rapports des conjoints, et dans la pratique cette déférence est poussée à un point qui semblerait étrange de nos jours. « Ainsi, à Paris, » dit André de Chaalis, « beaucoup de gens mariés ne s’appellent entre eux que monsieur et madame, suivant l’exemple d’Abraham et de Sarah. »

Si la position de la femme est respectée, les prédicateurs, en revanche, déclament contre ses travers. Dans les ménages populaires, la plaie la plus commune est l’esprit de contradiction et de querelle inné surtout chez les femmes. Ce défaut appelle naturellement sur les lèvres des moralistes les traits plaisants, les historiettes malignes. Celui-là répétera, l’amusante anecdote sur laquelle Molière a brodé son Médecin malgré lui et qui a peut-être une origine plus ancienne encore :

Un mari et une femme revenant du marché rencontrent un lièvre. — Quel beau lièvre, s’écrie le mari, et comme je le mangerais volontiers frit avec du saindoux et des oignons ! — Il serait bien meilleur avec du poivre, fait la ménagère. — Non pas. — Mais si. — Mais non. » Et à force de disputer sur les ragoûts et les sauces, ils en viennent aux coups. Surviennent les gens du roi, qui sont à la recherche d’un médecin pour leur maître malade. Aussitôt la femme, pour se venger, leur désigne son mari comme un habile docteur, ayant la manie de dissimuler son savoir, jusqu’à ce que le bâton lui rende son bon sens. De là les mésaventures que Molière a si spirituellement racontées.

Les hommes ont bien aussi leurs torts dans les discordes conjugales. La jalousie les pousse quelquefois à la cruauté ; les bonnes œuvres de leurs femmes excitent leur mécontentement. Guillaume d’Auvergne engage celles-ci à supporter avec patience les mauvais traitements, qui ne font, dit-il, « qu’ajouter au mérite de leurs actions et à la grandeur de leur récompense. »

Un des travers féminins sur lequel la verve des sermonnaires ne tarit pas, c’est l’amour de la toilette. Au treizième siècle, comme aujourd’hui, le luxe était un des grands défauts contre lequel tonnaient les prédicateurs. Alors, comme aujourd’hui, la mode n’innovait pas, mais reproduisait ce qui s’était vu. Les prédicateurs emploient les expressions les plus sévères contre la femme parée. Tantôt elle offrira l’aspect d’une femme folle, tantôt elle réalisera l’idéal de la tête de Méduse. Voici le portrait que trace des parisiennes élégantes en 1273 un grave chancelier de l’Université, Gilles d’Orléans :

« En apercevant une de ces femmes, ne la prendrait-on pas pour un chevalier se rendant à la Table-Ronde. Elle est si bien équipée de la tête aux pieds, qu’elle respire tout entière le feu du démon. Regardez ses pieds : sa chaussure est si étroite qu’elle en est ridicule. Regardez sa taille : c’est pis encore. Elle serre ses entrailles avec une ceinture de soie, d’or, d’argent, telle que Jésus-Christ ou sa bienheureuse mère, qui étaient pourtant de sang royal, n’en ont jamais porté. Levez les yeux vers sa tête : c’est là que se voient les insignes de l’enfer. Ce sont des cornes, ce sont des cheveux morts, ce sont des figures de diables ! Sainte Marie ! D’où vient qu’une misérable et fragile créature ose se revêtir d’une armure pareille pour combattre Dieu et donner la mort à son âme ? Elle ne craint pas de se mettre sur la tête les cheveux d’une personne qui est peut-être dans l’enfer ou dans le purgatoire, et dont elle ne voudrait pas, pour tout l’or du monde, partager une seule nuit la couche ! … Elle a plus de queues que n’en a Satan lui-même ; car Satan n’en a qu’une, et elle en a tout autour d’elle. C’est à Paris surtout que règnent ces abus. C’est là qu’on voit des femmes courir par la ville toute décolletées, tout espoitrinées. Quelle guerre celles-là font à Dieu ! … » — C’est bien le cas de dire : rien de nouveau sous le soleil.

Il serait facile, en rapprochant les critiques des sermonnaires, de reconstituer à peu près le costume de la femme au treizième siècle. Les cheveux sont arrangés avec art, ajustés, crêpés, au prix de la fatigue et de la souffrance. La robe est très ample du bas et forme par derrière une queue longue de plus d’une coudée. Les souliers à la poulaine sont décorés de ferrures, de dorures et même de peintures. La coquetterie a aussi des raffinements particuliers. On passe la matinée à s’abluer, à se faire le visage, à se contempler dans le miroir ; le temps de la messe s’écoule dans ces futiles occupations.

Quand Æliz fu levée
Et quand ele fu lavée
Jà la messe fu chantée…

Après la toilette, la danse est la passion la plus combattue chez la femme par les prédicateurs. Etienne de Bourbon entreprend de démontrer que les jeunes filles qui s’y livrent pèchent à la fois contre les sept sacrements, surtout contre l’ordre, en singeant les processions des prêtres, et contre le mariage, en répétant des refrains coupables. Les danses n’étaient cependant, au treizième siècle, que de simples rondes d’hommes et de femmes se donnant la main, conduites par un coryphée de l’un ou l’autre sexe, qui avait mission d’entonner les couplets. Les prédicateurs comparent sans ménagement la danseuse chargée de ce rôle à la génisse qui marche en tête du troupeau, faisant sonner sa clochette ; le maître du bétail, c’est le diable, qui « s’esbanoie » quand il entend retentir le signal. « On se demande, dit M. Lecoy, de quelles verges ils s’armeraient s’ils revenaient assister aux bals d’aujourd’hui ! »

Bien que ces divertissements fussent alors relativement calmes, ils n’étaient pas sans danger, et ne se passaient pas toujours sans scandales. Il pouvait s’y commettre aussi des sacrilèges, car les danses avaient lieu souvent à la porte des églises. « Un jour, à Vermenton, la mairesse de l’endroit et ses compagnes vinrent danser devant le parvis, à l’heure de la messe. Au bruit de leurs ébats, le curé, Etienne de Cudot, accourut avec ses fidèles indignés ; et, voyant que sa parole ne pouvait arrêter les coupables, il saisit le voile de celle qui les conduisait ; mais il lui reste dans les mains avec toute la coiffure, y compris les cheveux, et la malheureuse se retira couverte de honte. »

Il faut remarquer encore, et cette observation marque bien la distance qui sépare nos mœurs de celles de nos aïeux, que leurs amusements avaient toujours lieu dans la journée. Les bals de nuit étaient inconnus de cette société du treizième siècle que nous jugeons parfois avec une si grande sévérité.

Nous pourrions, à la suite de M. Lecoy, passer en revue bien d’autres classes de la société, les marins, les soldats et surtout les écoliers ; analyser les méthodes de travail et les matières de l’enseignement ; examiner aussi l’état des lettres, des sciences et des arts ; nous préférons, avant de finir, signaler l’un des caractères les plus saillants du treizième siècle, nous voulons dire l’empressement universel à soulager la misère d’autrui, le détachement des richesses, dont l’exemple est donné tout à la fois par le roi, le pieux saint Louis, et par les nouveaux Ordres alors dans toute leur ferveur. Une abnégation aussi spontanée, une charité aussi large contrastent singulièrement, d’une part avec les progrès du luxe, de l’autre avec la rigueur déployée contre les hérétiques que l’on poursuivait sans merci. Dans la lutte engagée entre Rome et l’esprit nouveau, la violence contribua peut-être moins à la victoire momentanée remportée par l’Église, que ce grand mouvement de retour à la simplicité évangélique. Or, ce moment de retour fut produit avant tout par la rénovation de la chaire. En inculquant aux masses le détachement des biens terrestres, en rapprochant les pauvres et les riches, les prédicateurs firent tomber des mains des Albigeois leur arme la plus dangereuse pour l’Église. La parole de ces hérauts de la foi réhabilitait le peuple et relevait son courage. « Nous sommes tous les serviteurs d’un même maître, » s’écrie un anonyme, « nous avons été rachetés au même prix, nous sommes entrés dans le monde par la même porte, et nous en sortirons par la même issue, pour parvenir, si nous l’avons mérité, à la même béatitude. Pourquoi donc le pauvre ne recevrait-il pas de vous un vieil habit, lui qui doit partager avec vous la robe de l’immortalité ? Pourquoi ne lui donneriez-vous pas la nourriture, lui qu’un trône attend à côté du vôtre ? Pourquoi ne mangerait-il pas votre pain, lui qui s’est assis comme vous au banquet sacré ? »

« Nous sommes la lie des siècles, » s’écriait Jacques de Vitry en considérant son époque. Ce cri de découragement d’autres l’ont fait entendre en regardant à leur temps ; mais l’ardeur qu’on mettait au treizième siècle à combattre le mal ne prouve-t-elle pas qu’on y cherchait aussi la perfection ?

[Voici les conseils excellents que donnait le fondateur de la Sorbonne, Robert de Sorbon, aux écoliers de Paris, sur la meilleure manière de travailler :

« L’écolier qui veut profiter, dit-il dans un mémoire inédit, doit observer six règles essentielles :

  1. Consacrer une certaine heure à une lecture déterminée ;
  2. Arrêter son attention sur ce qu’il vient de lire et ne point passer légèrement. Il y a entre la lecture et l’étude, dit saint Bernard, la même différence qu’entre un hôte et un ami, entre un salut échangé dans la rue et une affection inaltérable ;
  3. Extraire de sa lecture quotidienne une pensée, une vérité quelconque et la graver dans sa mémoire avec un soin spécial ;
  4. En écrire un résumé, car les paroles qui ne sont pas confiées à l’écriture s’envolent comme la poussière au vent ;
  5. Conférer avec ses condisciples, dans les disputes ou les entretiens familiers : cet exercice est encore plus avantageux que la lecture, parce qu’il a pour résultat d’éclaircir tous les doutes, toutes les obscurités que celle-ci a pu laisser ;
  6. Prier ; c’est là, en effet, un des meilleurs moyens d’apprendre. Saint Bernard enseigne que la lecture doit exciter les mouvements de l’âme et qu’il faut en profiter pour élever son cœur à Dieu, sans pour cela interrompre l’étude… » ]

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