Cinq récits de l’Histoire de l’Église

Cyrille et Méthode, les apôtres des slaves

En 1865, le monde slave, dont l’importance est si grande en nos jours de sang et de dévastation, célébrait avec éclat le millénaire de l’arrivée en Moravie des deux apôtres de cette contrée, Cyrille et Méthode. — Longtemps une obscurité profonde a reposé sur l’histoire de ces deux hommes illustres, dont le souvenir demeure pourtant en grande vénération dans les pays qu’ils ont évangélisés directement ou par le moyen de leurs disciples. A Agram comme à Prague, à Belgrade comme à Moscou, les deux frères sont considérés comme des patrons nationaux. Le peuple les révère, les Églises grecque et romaine se disputent l’honneur de les avoir produits ; les hommes politiques évoquent leur souvenir et voient en eux le symbole de l’unité morale qu’ils rêvent pour leur race. A Prague en 1848, à Moscou en 1867, l’étendard de Cyrille et de Méthode flottait dans la salle des séances du congrès slave. Malgré cette immense popularité, les noms de Cyrille et de Méthode sont peu connus et rarement prononcés dans les pays de langue française. L’histoire de la grande race à laquelle ils appartiennent par leurs travaux, et qui s’impose maintenant si douloureusement à l’attention des hommes politiques par ses vastes prétentions, a été, jusqu’à ces dernières années, en France, l’objet de rares études. Justice commence cependant à être rendue chez nous à ces peuples qui réclament leur place dans les conseils de l’Europe. Quelques écrivains français, surmontant les difficultés qui se rattachent à l’étude des origines de ces nations, ont entrepris de révéler au monde occidental leur genèse religieuse et sociale. Parmi ces écrivains, il faut nommer M. Louis Léger, qu’un séjour prolongé en Serbie et en Bohême a mis à même de bien connaître la langue et la littérature slaves. En 1866, il publiait un recueil des Chants héroïques et chansons populaires des Slaves de Bohême. L’année suivante, il faisait paraître, de concert avec M. Joseph Friez, sa Bohême historique, pittoresque et littéraire. En 1868, il écrivait l’histoire de Cyrille et de Méthode, et la faisait suivre d’Etudes sur le monde slave (1875 et 1875). — L’histoire des deux frères est le résultat de recherches considérables faites dans les documents historiques sur les lieux qu’ils ont évangélisés. M. Léger a dépouillé de nombreuses légendes, les témoignages contemporains du bibliothécaire Anastase, et les lettres des papes et des évêques moraves relatives à leurs différends avec le clergé germanique. Il a aussi profité des publications que le millénaire de l’arrivée de Cyrille et de Méthode en Moravie a fait éclore, et du beau et capital ouvrage sur la matière, publié à Agram en langue croate par le chanoine Raczki, sous le titre de : Le siècle et l’œuvre des apôtres slaves. C’est à cette étude de M. Léger, et à quelques autres sources, que nous avons emprunté le récit qu’on va lire sur la vie et l’œuvre de Cyrille et de Méthode.

I

Les Slaves appartiennent à la race indo-européenne et se sont établis sur notre continent, comme les Celtes, les Germains et les Pélasges, lors de ces grandes migrations dont la science moderne commence à reconstituer l’histoire.

Les traditions et la philologie s’accordent à nous montrer ce peuple établi de temps immémorial dans les vastes régions qui s’étendent entre la Baltique et le Danube. Le goût de l’agriculture, l’amour des institutions libres, la passion de la musique semblent avoir été les traits dominants de cette race. Leur constitution politique était toute patriarcale. L’égalité des citoyens en était la base. Ils n’élisaient de chefs militaires que pour la guerre et ne reconnaissaient en temps de paix que l’autorité des vieillards ou chefs de famille. L’hérédité des terres et l’esclavage leur étaient également inconnus.

La mythologie slave est encore entourée de beaucoup d’obscurité. La croyance à l’unité divine ou du moins à l’existence d’un Dieu suprême, maître de l’univers, dominait leur théologie ; mais cette notion élevée s’était obscurcie de bonne heure, et ils eurent leur polythéisme comme la Grèce et Rome. La lutte du principe du bien avec le principe du mal se retrouve dans la mythologie slave. La notion du destin n’y apparaît pas. On ignore s’ils avaient une idée quelconque de l’immortalité de l’âme. Nous savons toutefois qu’ils avaient un grand respect pour les morts. Ils les brûlaient ou les enterraient dans les bois. Chez les Wendes, les femmes se brûlaient comme les veuves hindoues, sur le bûcher de leurs maris. On portait sur les tombes du blé et des graines de lin, ce qui suppose la notion d’une vie postérieure. Enfin les poèmes tchèques nous représentent l’âme s’envolant des lèvres du héros blessé mortellement, et allant voltiger d’arbre en arbre sans trouver de repos, jusqu’au moment où le corps sera brûlé.

Le christianisme vint aux Slaves à la fois de l’Italie et de l’Allemagne. Dès les premières années du septième siècle, Colomban avait songé à les convertir. Après lui, de nouvelles tentatives furent faites par Arnaud, évêque d’Utrecht, par Rupert, évêque de Salzbourg ; mais elles eurent peu de succès. Les Slaves ne pouvaient admettre la religion nouvelle que comme un bienfait désintéressé, et non comme un instrument de conquête aux mains de leurs ennemis. Ils redoutaient par-dessus tout les Allemands.

Au début du neuvième siècle Arno, évêque de Salzbourg, secondé par un prince franc, Ingot, imposa le baptême en même temps que la liturgie latine aux populations de la Carinthie et de la Styrie. La première trace du christianisme en Bohême remonte à l’an 844. A cette époque, quatorze seigneurs bohèmes se seraient rendus à Ratisbonne, où se trouvait Louis le Germanique, et y auraient reçu le baptême. La chronique n’ajoute rien à cette vague indication. Dans la Moravie le christianisme ne fit son apparition qu’après les victoires de Charlemagne sur les Avares, grâce au zèle des évêques de Passau et de Salzbourg. Un parent de Moïmir, Privina, établi dans la Pannonie inférieure, fonda un grand nombre d’églises. En suite d’une décision du roi Louis, en 829, les pays situés à l’est du Kahlenberg furent divisés en deux parties par les rivières Spiraza et Raab. La partie nord-ouest appartint à l’évêché de Passau ; la partie sud-est à l’évêché de Salzbourg. La Moravie relevait donc au spirituel des deux évêchés. Le clergé allemand y dominait ; la liturgie se faisait en latin.

Le christianisme avait donc au neuvième siècle pénétré à peu près chez tous les peuples slaves compris entre les Balkans et les Carpathes. Il venait à la fois de Rome et de Constantinople. L’unité de doctrine ne souffrait pas de ce dualisme, mais deux liturgies différentes dominaient à Rome et à Byzance, car la nouvelle Rome prétendait égaler en tout son aînée. La rupture entre l’Église d’Orient et celle d’Occident était près de se consommer. La querelle des deux Églises devait exercer un grave contre-coup sur les destinées de la race slave. Toutefois, la paix existait encore entre elles lorsque naquirent Cyrille et Methodius. Thessalonique leur patrie, et la Moravie où ils remplirent leur mission, ressortissaient directement du siège de Rome. Ce fait, qui exerça une grande influence sur leur vie tout entière, est important à constater au début de ce récit.

II

Constantina et Méthode naquirent à Thessalonique, vers l’an 820 à 830. Leur père, nommé Léon, était un officier d’un haut grade qui avait eu sept enfants, dont Constantin était le plus jeune. Les deux frères reçurent une brillante éducation. Suivant une de ces allégories si chères aux imaginations orientales, Constantin, à l’âge de sept ans, aurait eu un rêve où son père l’engageait à prendre pour épouse la plus belle des filles de Constantinople. Il avait choisi Sophia, c’est-à-dire la sagesse et la science. Ses succès à l’école étonnaient sa famille, et l’on admirait surtout la mémoire surprenante dont il devait faire plus tard un usage si merveilleux. Le père de Constantin mourut de bonne heure. Son frère aîné, Méthode, obtint de l’empereur Théophile le commandement d’une province slave située dans le voisinage de Thessalonique. Cette position lui permit d’étudier à fond la langue et les mœurs de ses administrés.

a – Il ne prit le nom de Cyrille que vers la fin de sa vie.

Arrivé à l’adolescence, Constantin fut envoyé à Constantinople pour y achever ses études, sous la direction d’un certain Léon qui fut en 840 nommé archevêque de Thessalonique par l’empereur Théophile. Ce dernier, charmé de la science précoce du futur apôtre, voulut qu’il fût le compagnon d’étude de son fils, sans doute le prince Constantin, qui ne survécut pas à son père. Ses progrès furent très rapides. En trois mois, s’il faut en croire ses biographes, il apprit la grammaire ; puis il étudia Homère et la géométrie, la dialectique et la théologie chez Léon et chez Photius, le futur patriarche de Constantinople. L’empereur mourut en 842. Son jeune fils, Michel, lui succéda sous la tutelle de sa mère Théodora et d’un conseil de famille.

Constantin, jeune encore, avait acquis par sa science, une grande réputation. Il l’augmenta par suite d’une brillante discussion qu’il soutint contre les iconoclastes. Pendant ce temps, son frère, dégoûté du monde, renonçait aux fonctions administratives qui lui avaient été confiées, et entrait, comme religieux, au monastère du mont Olympe.

La renommée de Constantin allait augmentant tous les jours. Le légiste Théothiste, membre du conseil de régence, professait pour lui une grande estime et lui offrit en mariage sa filleule, belle et riche personne. Il lui faisait entrevoir dans un avenir assez rapproché la position de stratège ; mais Constantin refusa et déclara qu’il désirait se consacrer tout entier à la science et à Dieu. Peu de temps après, il se fit ordonner prêtre, et obtint le titre de bibliothécaire du patriarche à Sainte-Sophie. Mais, comme son frère, il quitta bientôt le monde et alla se renfermer dans un monastère sur le bord de la mer de Marmara. Ce monastère, ainsi que celui du mont Olympe, appartenait à l’Ordre de Saint-Basile. On alla chercher Constantin dans sa retraite ; il dut retourner à Constantinople et accepter une chaire de philosophie qu’il occupa avec éclat.

C’est à ce moment que se place sa première mission. Toute fabuleuse qu’elle paraisse (le récit ne s’en trouve que dans deux légendes), elle n’offre pourtant rien d’invraisemblable.

Répondant à l’appel d’un chef des Sarrasins, Constantin se rendit chez les Arabes, accompagné d’un envoyé de l’empereur, pour discuter le mystère de la Trinité. Il avait alors vingt-quatre ans. Dans quelle contrée, vers quelle ville se dirigea-t-il ? On l’ignore. Constantin soutint la discussion avec éclat, mais il ne put convaincre les Arabes, qui, de leur côté, essayèrent inutilement de le séduire en étalant devant lui leur science, leurs trésors et leurs enchantements.

Revenu sain et sauf à Constantinople, le jeune controversiste se rendit de plus en plus célèbre, entre autres par une discussion philosophique qu’il soutint contre Photius, son ancien maître. Photius prêchait que l’homme avait deux âmes, non qu’il crût réellement ce qu’il enseignait, mais pour voir ce que ferait le patriarche Ignace, si de son temps se répandait quelque hérésie due aux syllogismes des philosophes. Constantin dévoila cette coupable manœuvre et reprocha à Photius de tuer les âmes par pure vanité. Ses rapports avec Photius devinrent de plus en plus difficiles, à mesure que l’ambition croissante de ce dernier se démasquait.

Après avoir séjourné quelques mois à Constantinople, Cyrille alla rejoindre son frère au monastère du mont Olympe, où ils partageaient leur temps entre l’étude et les pratiques religieuses, lorsque arrivèrent à Constantinople des envoyés du khan des Khazares. Cet événement eut les plus grandes conséquences pour la destinée des deux frères.

III

Les Khazares étaient un peuple touranien. Leur siège primitif était entre la mer Caspienne et la mer Noire. Au milieu du septième siècle ils s’avancèrent vers l’Occident, soumirent les Bulgares et les pays voisins du Pont, puis imposèrent tribut aux Slaves.

Les empereurs, effrayés par l’arrivée de ce peuple indomptable, essayèrent d’en faire un allié de l’empire. Au milieu du neuvième siècle, les Khazares étaient en proie à une sorte de crise religieuse. Ils hésitaient entre leur religion primitive et celle que leur apportaient les missionnaires israélites, arabes et sans doute aussi chrétiens.

Dans leur incertitude, ils s’adressèrent à l’empereur de Constantinople. Ils lui demandaient un théologien capable de réfuter les Hébreux et les Sarrasins, et de les convertir au christianisme.

L’empereur Michel accueillit avec empressement la demande des envoyés khazares, et Constantin fut chargé d’aller prêcher la foi chrétienne chez ce peuple barbare. Il partit avec son frère qui devint dès lors, le compagnon inséparable de ses travaux. L’empereur donna aux deux missionnaires une escorte pour les accompagner à Cherson. Ils s’y arrêtèrent quelque temps pour apprendre la langue du peuple qu’ils allaient évangéliser.

Pendant leur séjour à Cherson, les deux frères découvrirent les reliques vraies ou prétendues de l’évêque Clément, l’un des premiers conducteurs de l’Église de Rome. Il avait, suivant la tradition, prêché dans la péninsule hellénique. Exilé dans la Chersonèse, par Trajan, il y continua ses prédications malgré la défense de l’empereur et fut précipité dans la mer. Des chrétiens recueillirent son corps et le conservèrent. Mais on ignorait ce qu’était devenue cette relique depuis l’invasion des Barbares. Constantin fut assez heureux pour découvrir, après les recherches les plus minutieuses, ce que l’on croyait être les restes du martyr. Il les déposa dans l’église de Cherson.

Après avoir acquis une connaissance suffisante de la langue khazare, Constantin quitta Cherson, s’embarqua sur la mer d’Azof et arriva sans encombre à la cour du khan. Il y fut accueilli avec honneur, puis on le mit aux prises avec des rabbins Israélites ; et là, comme naguère chez les docteurs arabes, il discuta la question de l’unité divine. Vint ensuite l’examen de la religion judaïque et de ses rapports avec le christianisme, la comparaison de l’Ancien et du Nouveau Testament, enfin la critique du mahométisme. Suivant l’usage du temps, ces discussions avaient lieu à la table même du khan. Le triomphe de Constantin fut complet. On ne sait pas exactement quel fut le résultat de cette grande controverse. D’après un premier témoignage, toute la nation se serait immédiatement convertie. Un deuxième, plus croyable, déclare que deux cents Khazares seulement furent baptisés. Ce qui est certain, c’est que le christianisme ne jeta point chez ce peuple de profondes racines.

L’éloquence de Constantin avait déterminé le khan des Khazares à changer de religion. Il demanda et obtint de lui comme récompense la liberté de deux cents prisonniers chrétiens. Il retourna à Constantinople avec une lettre, dans laquelle le khan annonçait à l’empereur qu’il autorisait dans ses Etats la prédication du christianisme. Constantin rapportait aussi avec lui les reliques de Clément de Rome, qui furent reçues sans enthousiasme par les habitants de Constantinople.

Cyrille et Méthode s’empressèrent de rentrer dans la retraite à laquelle on les avait arrachés. La réputation de Constantin ne cessait de grandir. Quant à Méthode, après avoir refusé un archevêché, il accepta la dignité d’abbé du monastère du Polychron qui comptait soixante et dix moines.

IV

Tandis que les deux frères jouissaient en paix de la solitude qu’ils avaient enfin retrouvée, une ambassade slave arrivait à Constantinople. Un prince de Moravie, Rastiz, demandait à l’empereur un homme capable d’affermir ses sujets dans la foi et de leur apprendre à lire les livres sacrés dans leur langue maternelle, le slave.

La Moravie n’était point au neuvième siècle ce qu’elle est aujourd’hui. Ce nom s’appliquait à une vaste étendue de pays, bornée autant qu’on peut le conjecturer, à l’ouest, par les monts de Moravie qui la séparaient de la Bohême, au nord par les Sudètes, à l’est par les Carpathes, sans limite bien fixe au sud, car elle dépassait le cours du Danube et descendait jusqu’aux frontières de la Bulgarie.

Occupée d’abord par des peuples germaniques, la Moravie fut colonisée par les Slaves à une époque qu’il est difficile de déterminer. Peut-être même lui donnèrent-ils le nom qu’elle porte encore, Morava, « la plaine. »

Dès la fin du huitième siècle, Charlemagne porta ses armes victorieuses dans les régions de l’ancienne Pannonie et en chassa les Avares. Conquête et conversion étaient pour lui deux choses indivisibles. Son premier soin était d’assurer l’organisation religieuse des pays qu’il avait assujettis.

Charlemagne, après la ruine des Avares, partagea la Pannonie entre les deux évêchés voisins de Salzbourg et de Passau. Le premier eut la Pannonie inférieure entre la Drave, le Danube et le Raab. La Pannonie supérieure échut à l’évêché de Passau en 803.

Le premier prince que nous rencontrons s’appelait Moïmir. On ne sait à quelle époque ni dans quelles circonstances il fut investi du principat. Mais l’avènement de Moïmir ne fit pas disparaître tous les petits princes qui se partageaient la Moravie. Nous trouvons sur le Danube inférieur un autre prince appelé Privina. Ce Privina fut en lutte avec Moïmir et s’enfuit chez un prince de l’Ostmark, nommé Ratbod. Chez Ratbod, Privina fut converti et baptisé dans l’église de Treismauer. C’est alors qu’Adelram, archevêque de Salzbourg, métropolitain de Passau, consacra l’église de Nitra, le plus ancien temple dont il soit question chez les Moraves.

Les bons rapports de Privina avec Ratbod ne durèrent pas longtemps. Il se retira en Bulgarie. Grâce à l’entremise d’un prince slave, Louis le Germanique lui accorda un fief sur les bords du lac Balaton. Trente églises furent consacrées dans le nouvel Etat de Privina, par les évêques Adelram et Luitprand. Mais jaloux d’assurer le monopole du clergé germanique, l’évêque de Salzbourg défendit qu’aucun ecclésiastique étranger séjournât plus de trois mois dans son diocèse, sans une permission spéciale de l’évêque dont il dépendait.

Les progrès du christianisme furent moins rapides dans les pays voisins ; mais la conversion des Moraves, due à un clergé étranger, hostile même, célébrant l’office dans une langue à demi morte, et à coup sûr inconnue de la masse du peuple, était bien loin d’être complète.

Louis le Germanique résolut de se débarrasser de Moïmir, qui supportait avec peine la présence des prêtres allemands dans ses Etats. Il parvint à lui substituer son neveu Rastislaw ou Rastiz, en 846. Il espérait trouver en lui un vassal docile et dévoué. Il se trompait. Le premier soin de Rastiz fut de rendre à son pays son antique indépendance. Il battit les troupes de Louis le Germanique, et les poursuivit jusqu’en dehors des frontières moraves. Pour rendre sa victoire plus complète, il voulut assurer l’indépendance morale et religieuse de son peuple. Il fallait, pour cela, rompre nettement avec le clergé germanique qui avait jusqu’alors évangélisé les Slaves, et appeler des missionnaires qui appartinssent à cette dernière nationalité.

V

Grâce à l’alliance conclue entre l’Église romaine et l’empire germanique, le glaive de Charlemagne avait fait détester la croix. Les peuples conquis ne virent dans les missionnaires qui suivaient l’Empereur que les apôtres d’un système de conquête et de sanglante conversion. La haine des Allemands entraîna comme une conséquence naturelle, la haine ou du moins la défiance du christianisme. Qu’on ne l’oublie pas, si l’union de l’Église et de l’Empire a pu, dans certains cas, préparer les voies au christianisme, elle a nui plus d’une fois à son expansion. Le sentiment national et le sentiment religieux se liguèrent contre le conquérant « qui chassait les éperviers des forêts bohèmes, qui coupait les arbres sacrés, et prétendait importer par la force les dieux de la terre étrangèreb. »

b – Voir les Chants héroïques des Slaves de Bohême, etc., p. 64, 6, publiés en français par M. Léger.

Rastiz ou Rastislaw avait compris quel intérêt il y avait à rejeter franchement les missionnaires allemands. Il voulait avoir son Église slave. Il y trouvait double profit : repousser toute ingérence de l’étranger, affermir son peuple dans la foi qu’il professait lui-même, et en assurer l’indépendance par l’organisation d’un clergé national.

Il ne les demanda point à Rome, l’alliée de l’empire, mais à Constantinople qu’il savait entourée de Slaves chrétiens, dont la langue était à peu près celle de son peuple.

Les députés de Rastiz arrivèrent dans la capitale de l’empire d’Orient vers l’an 862 ou 863. Ils étaient chargés d’obtenir un homme capable, autant que possible un haut dignitaire de l’Église, un évêque par exemple, dont l’autorité spirituelle pût contre-balancer celle du clergé allemand. A son titre, il devait joindre les qualités d’un théologien habile, car la Moravie était devenue le champ de bataille de missionnaires grecs, italiens et allemands, dont les doctrines étaient loin de s’accorder ensemble.

L’empereur Michel et Bardas accueillirent avec empressement la demande des députés moraves. Ils savaient quelles qualités Méthode et Constantin avaient déployées dans l’accomplissement de leur mission chez les Khazares. Les deux frères possédaient à fond la langue slave. Ils étaient donc désignés d’avance au choix de l’empereur.

Cyrille et Méthode acceptèrent avec empressement la mission que Michel leur confiait. Mais il ne s’agissait pas seulement d’aller compléter la conversion du peuple morave, il fallait encore mettre à sa portée les saintes Écritures traduites pour la première fois en langue slave. Ce n’était pas une petite difficulté. Les Slaves n’avaient eu jusqu’alors ni écriture usuelle ni langue littéraire. La double gloire de créer l’une et l’autre était réservée à Constantin, ainsi que le prouvent tous les documents. Ce fut à Constantinople même qu’il trouva l’alphabet slave et fit sa traduction de l’Évangile, qu’il emporta avec lui dans les pays inconnus où l’appelait son zèle apostolique.

L’empereur Michel voulut que le voyage des deux frères se fît à ses frais. Il les chargea de nombreux présents et d’une lettre pour Rastiz. « Dieu, » lui écrit-il, « qui veut que chacun arrive à la connaissance de la vérité et tende à un état plus parfait, a vu ta foi et tes efforts. Il vient de révéler pour votre langue des lettres que vous ne connaissiez pas encore. Nous t’envoyons celui à qui Dieu a fait cette révélation, homme honorable, orthodoxe et très savant philosophe. Reçois ce don, plus grand et plus beau que l’or et l’argent et les pierres précieuses et les richesses qui passent… »

Outre les cadeaux et la lettre de l’empereur, les deux frères emportaient avec eux les restes de Clément. Cette précieuse relique devait encore relever le prestige de leur nom et de leur mission.

VI

Cyrille et Méthode partirent de Constantinople vers la fin de l’année 863 ou au commencement de 864. Pour se rendre en Moravie, il leur fallait traverser la Bulgarie, pays sur lequel régnait un roi encore païen. D’anciennes légendes attribuent aux deux frères la conversion de ce roi, qui s’appelait Boris ; mais des documents authentiques établissent que cette conversion n’eut lieu que plus tardc.

c – A en croire la légende, le roi des Bulgares Boris ou Bogoris aurait été gagné à la foi chrétienne par la vue d’un tableau peint par Méthode et représentant le jugement dernier.

La joie du peuple morave fut grande à l’arrivée des deux missionnaires, surtout quand il apprit qu’ils apportaient avec eux les reliques de Clément. Rastiz les reçut avec les plus grands honneurs dans sa capitale, « à laquelle, dit un annaliste, aucune cité ancienne ne pouvait se comparer. »

Cyrille et Méthode ne pouvaient suffire seuls à la tâche immense qu’ils avaient entreprise. Aussi leur premier soin fut de réunir les jeunes gens les plus intelligents, de leur enseigner l’alphabet qu’ils avaient inventé, ainsi qu’à lire la Bible dont ils avaient commencé la traduction à Constantinople. Ils traduisirent en outre le Bréviaire ; et la liturgie romaine, qui, jusqu’alors, n’avait été qu’une lettre morte pour le peuple, commença à lui devenir intelligible. « Alors, dit la légende slave, les oreilles des sourds s’ouvrirent, et la langue des muets se délia. » — Ainsi se formèrent les éléments d’un nouveau clergé et d’une liturgie nouvelle.

On ne sait de quelle nature furent les premiers rapports des deux apôtres avec le clergé germanique. N’étant évêques ni l’un ni l’autre, ils devaient être soumis à la juridiction spéciale de l’évêque de Passau ; mais les relations hostiles qui existaient entre Rastiz et Louis leur faisaient une situation exceptionnelle. Peut-être, eu égard à cette circonstance, se crurent-ils autorisés à dépasser parfois les attributions que leur conférait la prêtrise.

Cependant Rastiz venait d’éprouver un grave échec. Assiégé dans sa forteresse de Dievina, il dut livrer de nombreux otages et jurer fidélité au roi de Germanie. Le clergé allemand, qui ne pouvait voir avec indifférence l’œuvre de Cyrille et de Méthode, profita sans doute du triomphe de Louis le Germanique pour leur demander compte de leurs actes. L’opposition du clergé allemand devait être d’autant plus vive que la situation des deux apôtres n’était pas régulière, et qu’ils avaient introduit la langue vulgaire dans le culte liturgique.

D’après la tradition reçue, il n’y avait que trois langues sacrées : l’hébreu, le grec et le latin. La raison qu’on donnait de cette préférence est singulière. C’était en ces trois langues seulement qu’avait été rédigée l’inscription placée sur la croix du Calvaire.

Quelques conciles allemands, en particulier ceux d’Aix-la-Chapelle, en 802 et en 847, avaient autorisé l’emploi de la langue vulgaire dans l’enseignement catéchétique, mais ne l’avaient point admis dans la liturgie. Certains esprits auraient même voulu la bannir entièrement des choses religieuses. C’est contre cette tendance que furent dirigés les canons des deux conciles que nous venons de mentionner. En 794, le concile de Francfort avait dû s’exprimer d’une manière plus positive : « Que personne ne croie, disait-il, qu’on ne peut adorer Dieu qu’en trois langues ; car Dieu peut être adoré et l’homme exaucé dans toutes les langues, s’il demande des choses justes. »

L’apostolat de Constantin et de Méthode ne put demeurer longtemps ignoré de l’évêque de Rome. Nicolas invita lui-même les deux frères à se rendre auprès de lui. Il avait d’autant plus d’intérêt à s’assurer le concours de ces deux hommes, que les dispositions de la cour de Constantinople pouvaient faire prévoir qu’un jour ou l’autre, elle échapperait définitivement à la suprématie pontificale. D’un autre côté, les Bulgares étaient entrés en relations avec le pape, auquel ils demandaient une direction spirituelle, et l’envoi de prêtres romains. En ajoutant l’immense étendue de l’empire morave à cette nouvelle conquête, la papauté créait une forte barrière contre les empiétements du schisme byzantin dont Photius allait donner le signal.

Constantin et Méthode partirent pour Rome en 867. Ils emmenaient avec eux quelques-uns de leurs disciples qu’ils jugeaient dignes d’être élevés à l’épiscopat. Ils emportaient aussi les reliques de Clément et leur traduction des livres saints.

A Venise, où les deux apôtres moraves passèrent, ils eurent à discuter contre le clergé latin, qui leur reprochait d’avoir introduit une langue nouvelle dans l’Église. — « Pourquoi, disaient-ils à Cyrille, as-tu fait des lettres aux Slaves et les enseignes-tu, ces lettres que n’a inventées personne avant toi, ni les apôtres, ni le pape de Rome, ni le théologien Grégoire, ni Jérôme, ni Augustin. Nous, nous ne connaissons que trois langues avec lesquelles on peut louer Dieu : l’hébreu, le grec et le latin. » — Le philosophe leur répondit : « La pluie du Seigneur ne tombe-t-elle pas sur tous également ? Son soleil ne luit-il pas sur tous ? Ne respirons-nous pas tous l’air ? Comment n’avez-vous pas honte de n’admettre que trois langues et de vouloir que les trois autres soient sourdes et muettes ? Dites-moi, faites-vous Dieu impuissant, comme ne pouvant pas donner cela, ou jaloux, comme ne le voulant pas ? Mais nous savons qu’il y a plusieurs peuples qui savent lire des livres et louer Dieu en leur langue… »

VII

Les deux frères arrivèrent à Rome à la fin de l’an 867, peu de jours après la mort de Nicolas Ier.

Adrien II avait succédé, le 14 décembre 867, à Nicolas mort de la veille. Il apprit l’arrivée dans sa capitale des deux apôtres slaves, avec une joie d’autant plus vive, qu’ils lui apportaient les reliques de l’un de ses prédécesseurs. Il alla au devant d’eux, suivi d’une grande foule, et reçut de leurs mains les restes de Clément qui furent déposés sur le mont Célius, auprès de ceux d’Ignace.

Adrien songea immédiatement à donner à l’œuvre de Constantin et de Méthode, la sanction qui lui manquait encore. Le 5 janvier 868, il sacrait les deux frères comme évêques. Ce fut en ordonnant Constantin que le pape lui imposa le nom de Cyrille, sous lequel il est connu dans l’histoire. Ce ne fut pas sans dessein qu’Adrien choisit le nom d’un Père de l’Église aussi célèbre, que l’avait été au cinquième siècle, Cyrille d’Alexandrie. Le nouvel évêque devait servir de lien entre le monde slave et le monde romain, comme le grand Cyrille avait fait entre Rome et la Grèce. Le pape fit en outre consacrer comme prêtres, diacres et sous-diacres, plusieurs des disciples que les deux apôtres avaient amenés de la Moravie. — Ainsi se trouvait institué un épiscopat et un clergé slaves.

La question de la liturgie en langue vulgaire fit peu de difficulté. Adrien, en homme habile, se montra très conciliant, malgré les résistances du clergé romain. Il exigea des deux frères une adhésion complète à la doctrine de l’Église, approuva leur traduction des Écritures, et autorisa l’emploi de cette traduction dans la liturgie. Cyrille célébra le service divin en langue slave dans trois églises de Rome.

Ainsi tout réussissait au gré des deux apôtres. Il ne leur restait qu’à retourner en Moravie pour y continuer leur ministère. Mais Dieu en avait décidé autrement. Cyrille ne devait pas revoir le pays auquel il avait rendu de si grands services. Il eut comme un pressentiment de sa fin. Il revêtit l’habit monacal et attendit paisiblement la mort, en s’entretenant avec Méthode de l’œuvre commune qu’ils avaient si bien commencée. — « Mon frère, lui disait-il, nous avons été jusqu’ici comme deux bœufs attelés à une même charrue : je termine ma vie et je tombe au milieu du sillon. Tu aimes, je le sais, ton monastère du mont Olympe, mais, par amour de la solitude, n’abandonne pas une entreprise qui assurera mieux ton salut. »

Puis, sentant venir l’heure suprême, il prononça la prière suivante, pieusement recueillie par son biographe :

« Dieu, qui as créé tous les ordres angéliques et les forces innombrables, qui as étendu les cieux et fondé la terre, qui as amené tous les êtres du néant à la vie, qui écoutes toujours ceux qui font ta volonté, te craignent et obéissent à tes commandements, exauce mes prières et défends ce troupeau fidèle auquel tu avais préposé ton serviteur, quoique indigne ; sauve-le de la méchanceté des impies et des païens, qui s’élèvent contre toi. Anéantis l’hérésie des trilingues ; augmente ton Église, confirme-la dans l’esprit de foi et d’unité ; car c’est toi qui nous as appelés, quoique indignes, à la prédication de ton Évangile. Je te rends ceux que tu m’as confiés ; protège-les de ta forte droite, couvre-les de ton aile, afin que chacun loue et glorifie ton nom ; » puis il s’écria : « Béni soit Dieu qui ne nous donnera pas en captivité aux mains de nos ennemis, mais brisera leurs pièges et nous sauvera du péril ! »

Cyrille expira à l’âge de quarante-deux ans, le 14 février 869, victime de son zèle pour la propagation de l’Évangile.

Cette mort inattendue attrista vivement Adrien. Il ordonna que l’on fît à Cyrille des funérailles aussi solennelles que celles des pontifes romains. Quand elles furent achevées, Méthode réclama le corps de son frère. Il voulait le transporter au monastère où ils avaient jadis vécu ; mais le clergé et le peuple s’opposèrent à ce qu’on leur enlevât les reliques du saint apôtre. Méthode, forcé de renoncer à son premier projet, obtint du moins que le corps de son frère fût déposé dans l’église de Saint-Clément, près de ces reliques qu’ils avaient naguère découvertes et qui les avaient accompagnés à travers leur long pèlerinage.

Au quatorzième siècle, la chapelle de saint Cyrille existait encore. Aujourd’hui rien n’indique au pèlerin slave la place où repose le grand apôtre de sa race.

VIII

Nul ne pouvait mieux recueillir l’héritage de celui que la postérité a appelé, dans son admiration pour lui, le philosophe et le maître de la vie apostolique, que le frère qui l’avait accompagné en des régions si lointaines, et qui, avec une si touchante humilité, avait abdiqué toute initiative entre ses mains. Mais la tâche de Méthode devait être rude désormais ; les obstacles allaient naître en foule sous ses pas. La seconde partie de sa carrière ne fut qu’une suite de luttes incessantes avec le clergé germanique.

Kocel, le prince pannonien qui avait succédé à Privina, assassiné en 860, ayant prié le pape de lui envoyer Méthode pour affermir son peuple dans la foi et sans doute aussi pour introduire chez lui la liturgie slave, Adrien accéda à son désir et assigna pour diocèse à Méthode tous les pays slaves. Il lui donna en même temps pour Kocel et Rastiz une lettre dont l’original n’existe plus, mais dont une traduction slave a été conservée par le biographe de Méthode. « Nous avons appris, » écrivait Adrien aux deux princes, « nous avons appris sur votre compte des choses spirituelles que nous désirions avec ardeur et avec prières pour votre salut, à savoir, que Dieu a excité vos cœurs à le chercher et vous a montré qu’il convient de le servir, non seulement par la foi, mais par les bonnes œuvres… Pour nous, rempli d’une triple joie, nous avons résolu d’envoyer dans votre pays Méthode, notre fils, afin que, suivant votre désir, il vous instruisît, interprétant les livres sacrés en votre langue, ainsi que tous les offices ecclésiastiques et la messe, la liturgie et le baptême… Seulement, gardez la coutume, à la messe, de lire d’abord l’épître et l’évangile en latin, puis en slave… Si quelqu’un des docteurs que je vous envoie ou des disciples, détournant son oreille de la vérité, ose vous enseigner autre chose, en blâmant les lettres de votre langue, qu’il soit excommunié, qu’il soit livré au jugement de l’Église, jusqu’à ce qu’il se soit corrigé… Pour vous, très cher fils, écoutez les préceptes de Dieu, et ne rejetez pas les préceptes de l’Église, afin que l’on vous trouve de vrais adorateurs de Dieu… »

Méthode, muni de ce précieux document, se rendit chez Kocel qui l’accueillit avec de grands honneurs.

Sur ces entrefaites, une rupture avait eu lieu entre le roi des Bulgares, Boris, et la cour de Rome, qui ne lui avait point accordé le métropolitain qu’il demandait. Cet échec qui diminuait la puissance du pape en Orient, devait accroître d’autant plus sa sollicitude pour les intérêts religieux de la Moravie. La guerre avait aussi éclaté entre Rastiz et Louis le Germanique. Elle se prolongea avec des succès divers pendant plus d’une année (868-869). Méthode dut attendre en Pannonie la fin des hostilités. Kocel profita de sa présence pour fonder dans ses Etats une Église indépendante du clergé allemand. Le pape, désireux de se rattacher cette grande province, nomma Méthode évêque de Pannonie. Son diocèse s’étendait donc désormais sur la Moravie, sur la Pannonie et sur tous les pays slaves qui n’avaient pas encore d’évêques. On ne sait quelle résidence lui fut assignée. Il est probable que missionnaire itinérant, il n’en eut jamais de bien déterminée.

Méthode se disposait à rentrer en Moravie, lors qu’il apprit la chute de Rastiz, trahi par son neveu Svatopluk, qui aspirait à s’emparer de la Moravie tout entière. Svatopluk avait succédé à son oncle, mais n’était plus qu’un simple vassal de l’empire germanique.

Forcé par les circonstances de rester en Pannonie, Méthode y propagea la liturgie slave que les populations accueillirent avec transport. L’évêque allemand de Salzbourg, Richbald, qui se trouvait alors en Pannonie, quitta aussitôt cette province pour protester contre une innovation qui l’indignait. Cette retraite de Richbald peut être considérée comme la déclaration de guerre du clergé allemand. L’évêque de Passau et celui de Salzbourg refusant de reconnaître Méthode comme évêque de Pannonie, le citèrent à comparaître devant eux et lui demandèrent compte de son usurpation. Méthode, fort de l’appui du Saint-Siège, repoussa énergiquement leurs prétentions et leur reprocha même de vouloir entraver, par avarice, la prédication de la Parole divine. Ce reproche était grave, mais juste. Ce n’était pas, en effet, la question de la liturgie slave qui était en jeu dans ce débat, mais bien la possession des revenus considérables que les évêques avaient retirés jusque-là, sous la forme de dîmes, des chrétiens de la Pannonie. Le tribunal devant lequel Méthode avait à se justifier goûta peu ses raisons et l’enferma en Souabe, dans un monastère inconnu, où il resta deux ans et demi.

IX

La trahison de Svatopluk fut mal récompensée. La Moravie tomba aux mains des Allemands qui y établirent des gouverneurs, et Carloman, comptant peu sur la fidélité intéressée du prince morave, le garda en captivité. Mais les Moraves, las du joug germanique, mirent à leur tête un parent de Svatopluk, le prêtre Slavomir, et s’insurgèrent contre leurs dominateurs. Carloman crut conjurer le danger en confiant le commandement de ses troupes à son prisonnier. Celui-ci poursuivit les Moraves jusque sous les remparts de leur capitale, y entra comme pour négocier, et, se plaçant à la tête de la garnison, mit en pleine déroute les Allemands qui ne s’attendaient pas à cette nouvelle trahison. Cet acte audacieux réconcilia Svatopluk avec sa nation, et il succéda sans obstacle à son glorieux oncle Rastiz. En 874, les Allemands reconnaissaient l’indépendance de la Moravie, au traité de Forchheim.

Tandis que ces événements se passaient en Moravie, Adrien II mourait à Rome et avait pour successeur Jean VIII. La querelle de Méthode et des évêques allemands fut une des premières préoccupations du nouveau pontife. En 873, le clergé allemand publiait, pour le maintien de ses droits, un mémoire anonyme très précieux au point de vue historique, intitulé : Anonymi Salsburgiensis historia conversionis Carantaneorum. Ce mémoire racontait la conversion des Slaves Carinthiens par le clergé allemand. Il rappelait les droits concédés par Charlemagne à l’évêque de Salzbourg sur les pays que ce prince avait enlevés aux Avares, enfin l’usurpation de Méthode venant importer la liturgie slave et empiéter sur un terrain qui ne lui appartenait pas.

Jean VIII ne s’estimant pas suffisamment éclairé sur ce grave différend, envoya en Pannonie l’évêque d’Ancône. Il reste sur la mission de ce prélat un document importantd. Le pape y rappelle les anciens droits du Saint-Siège sur l’Illyrie, et déclare que l’Église ne peut admettre contre elle la prescription, attendu qu’elle n’a pour se défendre que des armes spirituelles. Dans une lettre qu’il adresse, vers la même époque, à Louis, roi de Germanie, le pape soutient la même théorie et rappelle que la loi civile des Romains, elle-même, n’admettait contre l’Église qu’une prescription de cent ans. Cet argument était sans réplique. L’épiscopat germanique ne pouvait en effet alléguer qu’une possession de soixante et quinze ans.

d – « Commonitorium Paulo episcopo fungenti legatione in Germaniam et Pannoniam. »

La mort de l’évêque de Salzbourg, Adalvin, qui arriva sur ces entrefaites, rendit les négociations plus faciles. Les deux prélats allemands intéressés dans la querelle se soumirent pour un temps à la décision du pape. Méthode recouvra sa liberté et rentra en Moravie (873 ?) où de nouvelles épreuves et de nouvelles luttes l’attendaient.

Jean VIII n’avait pas, en matière de liturgie, des idées aussi libérales que son prédécesseur. Il appartenait à ce parti des trilingues que Cyrille, dans sa dernière prière, demandait à Dieu d’anéantir. Il avait tenu tête au clergé allemand pour maintenir les prérogatives territoriales du siège de Rome ; mais il avait prêté l’oreille à ses récriminations contre l’emploi d’un idiome barbare dans la liturgie catholique. L’évêque d’Ancône avait été chargé d’interdire sans condition la célébration des offices en langue slave.

Méthode ne tint aucun compte de la défense du pape, et continua de pratiquer la liturgie slave. Peut-être obtint-il du légat un délai, car il s’était montré jusque-là un serviteur obéissant du Saint-Siège. En cessant brusquement une tradition suivie pendant plusieurs années, Méthode aurait gravement compromis les intérêts auxquels il avait voué sa vie tout entière. Quelle que fût sa soumission aux ordres du pape, il ne pouvait se résigner tout à coup à un pareil sacrifice. Sa conduite dans son diocèse était d’ailleurs exemplaire. Chaque jour amenait de nouvelles conversions chez les Slaves qui avaient jusque-là résisté aux efforts faits pour les christianiser. Le nombre de ses disciples augmentait. Plusieurs continuèrent après sa mort l’œuvre que leur maître avait si glorieusement commencée.

L’action et la renommée de Méthode gagnaient aussi la Bohême, entrée depuis peu dans une alliance intime avec Svatopluk. Le christianisme y avait pénétré pour la première fois en 875, sous le règne de Borivoï. Selon une tradition, ce prince bohémien était venu à la cour de Svatopluk. Celui-ci refusa d’admettre un païen à sa table et lui ordonna de s’asseoir par terre. « Il faut que tu saches, lui dit-il, qu’il ne sied pas à un païen d’être l’égal d’un chrétien. Assieds-toi avec les chiens, c’est ton droit. Tu n’es pas un prince, mais une tête peu sage, toi qui ne fais pas attention à ton Créateur, et qui as pour Dieu un hibou. » — Le prince bohémien, humilié de cet affront, demanda le baptême à Méthode qui le lui accorda ainsi qu’à sa femme, sans doute la pieuse Ludmilla, que l’Église catholique vénère encore aujourd’hui comme une sainte.

Le souvenir des deux apôtres slaves est resté éminemment populaire en Bohême. L’une des plus belles œuvres d’art dont Prague s’enorgueillisse est la statue des deux frères, œuvre du sculpteur Max, qui orne l’église du Tyn, sur la place de l’Hôtel-de-Ville.

X

Tandis que Méthode répandait le christianisme en Moravie, en Bohême et dans les pays qu’arrose la Save, ses ennemis ourdissaient contre lui de nouvelles trames. Il allait avoir à se défendre contre des accusations plus graves que celles qui avaient été déjà dirigées contre lui.

N’osant plus s’attaquer aux droits de Méthode sur la Pannonie, le clergé allemand s’en prit à sa personne. Il espérait que l’évêque une fois tombé en disgrâce auprès du pape, il serait facile de faire disparaître son évêché et d’anéantir son œuvre. On ne pouvait mettre sa conduite en cause : elle était trop à l’abri de tout reproche ; on l’accusa d’enseigner autre chose que ce qu’enseignait l’Église romaine, de prêcher une hérésie. Méthode avait fait à Rome une profession de foi écrite, lorsqu’il avait été sacré évêque, et adhéré sans réserve à toutes les doctrines de l’Église romaine ; il avait toujours professé pour le Saint-Siège une soumission exemplaire ; le pape lui-même avait pu connaître Méthode à Rome, et se convaincre personnellement de son orthodoxie ; aussi cette accusation inattendue l’étonna-t-il grandement. On accusait l’évêque de Moravie de ne pas chanter le Credo conformément au texte reçu dans l’Église. Sur quel article du Credo portait l’altération supposée ? Probablement qu’il s’agissait de l’omission du fameux Filioque, dans la phrase « qui ex Patre Filioque procedite. » Les Allemands reprochaient en outre à Méthode de continuer à se servir de la langue slave, malgré la défense du pape.

e – Le Filioque est rejeté par l’Église grecque.

Svatopluk, caractère médiocre, ambitieux sans génie, ne comprenait pas comme son prédécesseur, le regretté Rastiz, la grande importance qu’il y avait, pour l’indépendance matérielle de la Moravie, à posséder une Église nationale. Loin de soutenir Méthode dans la querelle qu’on lui intentait, il favorisa les Allemands, maltraita le clergé slave, et écouta avec complaisance les accusations dont l’évêque était l’objet. Craignant toutefois de compromettre sa popularité auprès des Slaves, s’il sévissait lui-même contre Méthode, il envoya auprès du pape un prêtre nommé Jean pour lui exposer ses doutes. Cela se passait au commencement de l’année 879. Le 14 juillet suivant, le pape, qui ne pouvait se résoudre à condamner Méthode sans l’entendre, lui ordonna de se rendre immédiatement à Rome, pour présenter sa justificationf. « Nous apprenons, lui écrit-il, que tu enseignes autre chose que ce que l’Église romaine a appris du Prince des apôtres, et qu’elle prêche chaque jour, et que tu induis le peuple lui-même en erreur. Nous apprenons, en outre, que tu chantes la messe en une langue barbare, à savoir, en langue slave… C’est pourquoi nous t’ordonnons, par ces lettres apostoliques, de venir nous trouver sans délai, immédiatement, pour que nous entendions et apprenions de ta bouche, si-tu conformes ta conduite et ta prédication à la foi que tu as de vive voix, et par écrit, promis à l’Église romaine de professer. »

f – En sa qualité de métropolitain, Méthode relevait directement du pape.

Méthode se prépara aussitôt à répondre à l’injonction si formelle du pape. Svatopluk le fit accompagner par un de ses officiers, nommé Semissin. Il l’avait chargé d’exprimer au pape son attachement et celui du peuple morave pour le Saint-Siège, et de suivre les phases du procès qui allait s’instruire.

C’était donc comme accusé que Méthode se disposait à rentrer dans cette ville où il avait été reçu dix ans auparavant en triomphateur. Theatmar, évêque de Salzbourg, l’y avait précédé. Méthode se justifia complètement sur la question de doctrine. Restait la question de la langue liturgique. Le pape devait être d’autant plus sévère sur ce point, qu’il avait, quelques années auparavant, interdit à Méthode l’usage de la liturgie slave. Néanmoins, celui-ci se défendit si bien, qu’il sortit vainqueur de cette seconde épreuve comme de la première. Jean approuva la traduction des Écritures faites par Cyrille et en admit l’usage dans la liturgie.

« Nous approuvons complètement les lettres slaves inventées jadis par Constantin le Philosophe, » écrivit le pape à Svatopluk, dans une lettre demeurée fameuse, et dont l’importance a encore grandi depuis la promulgation du dogme de l’infaillibilité personnelle des pontifes romains. »

[Qu’on rapproche en effet de la lettre de Jean VIII la bulle suivante de Grégoire VII, adressée à la même église de Bohême et de Moravie, et il sera permis de se demander où est l’infaillibilité ? :

« Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, offre au prince bohémien Wratislaw son salut et sa bénédiction apostolique. Votre Altesse demande que nous lui donnions la permission de célébrer chez elle le culte selon l’ancienne coutume, c’est-à-dire dans la langue slave. Sachez, notre cher fils, que nous ne pouvons en aucune manière vous donner cette autorisation. Car, après avoir consulté à plusieurs reprises les saintes Écritures, nous avons trouvé qu’il a plu et qu’il plaît au Dieu tout-puissant de faire célébrer le culte dans une langue inconnue, afin que l’intelligence n’en soit pas ouverte à tous et que la signification en demeure surtout cachée aux ignorants ; car, si paroles et chants étaient complètement compris de tous les fidèles, le culte pourrait facilement ne rencontrer de leur part que mépris et aversion ; ou bien les gens à demi-instruits pourraient, en méditant les paroles qu’ils entendraient souvent, les répéter sans les bien comprendre et tomber en des erreurs qu’il serait bien difficile de déraciner de leur esprit. Qu’on n’objecte pas qu’autrefois des concessions avaient été faites aux nouveaux convertis et aux simples. Il est vrai que dans l’Église primitive il avait été beaucoup concédé au désir du peuple loyal et fidèle, mais il en est résulté de grands maux et de graves hérésies, que plus tard, lorsque l’Église fut mieux fondée, on eut beaucoup de peine à déraciner. Il ne saurait donc être en aucune manière question de ce que votre peuple désire par ignorance ; nous défendons ces choses au nom de Dieu et du saint apôtre Pierre, et nous vous exhortons, pour l’honneur du Dieu tout-puissant, à vous opposer de toute votre force à de telles légèretés, et nous vous l’ordonnons. Donné à Rome dans l’année 1079. »]

« Nous approuvons qu’on chante en langue slave les louanges de Dieu. Nous ordonnons qu’on raconte dans la même langue les bienfaits et les actes du Christ notre Seigneur, car l’autorité des Écritures nous apprend à louer le Seigneur, non pas seulement en trois langues, mais en toutes, puisqu’elles disent : Laudate Dominum omnes gentes ; collaudate eum omnes populi. Et les apôtres, remplis du Saint-Esprit, ont dit dans toutes les langues les louanges de Dieu, et Paul, cette trompette céleste, dit aussi : Omnis lingua confiteatur quia Dominus noster Jesus Christus in gloria ut Dei patris. En effet, cela ne fait aucun tort à la foi ou à la doctrine de chanter la messe en langue slave, ou de lire le saint Évangile ou les leçons divines du Nouveau ou de l’Ancien Testament bien traduites et bien interprétées, ou de chanter les autres offices (dans la même langue), car celui qui a fait les trois langues principales, à savoir, l’hébreu, le grec et le latin, a créé aussi toutes les autres pour sa louange et sa gloire. Nous ordonnons donc que, dans toutes les églises de ton pays, l’Évangile, par respect pour la langue latine, soit lu d’abord dans cette langue, puis ensuite traduit en slave, au peuple qui n’entend pas le latin. »

Une décision aussi formelle aurait dû, semble-t-il, apaiser tous les scrupules de Svatopluk ; mais ce prince, méconnaissant de plus en plus les véritables intérêts de la Moravie, demanda au pape de l’autoriser à entendre la messe en latin. Il ne comprenait pas qu’en adoptant la langue latine comme langue religieuse de sa cour, il créait un abîme, entre l’aristocratie et le peuple morave. Cette décision était aussi pour lui une déception, car, prévoyant le cas où Méthode ne reviendrait pas dans son diocèse, il lui avait désigné d’avance, comme successeur, un prêtre ambitieux et peu délicat nommé Vicking, qui appartenait à la nationalité allemande.

Jean VIII, après s’être convaincu de l’innocence de l’évêque de Moravie, le confirma solennellement dans ses fonctions de métropolitain, et lui donna pouvoir sur les prêtres, diacres et clercs de tous ordres, Slaves ou d’autres nations. « Que ces quelques esprits rebelles ou désobéissants, » écrivait-il à Svatopluk, « entreprennent de faire quelque scandale ou quelque schisme, et ne se corrigent pas après un premier et un second avertissement, nous ordonnons, en vertu de notre autorité, qu’ils soient chassés de tes églises et de ton pays, comme semeurs de zizanie… Le peuple de Dieu a été confié à Méthode, et il rendra compte des âmes… »

Pour éviter une compétition dangereuse entre le métropolitain et le favori de Svatopluk, le pape érigea pour lui, en évêché, la ville de Nitra, en Pannonie. Mais tout en accédant aux désirs du prince morave, il insista avec une énergie remarquable sur l’obéissance et la soumission que le nouvel évêque devrait à son métropolitain. « Nous avons, dit-il, consacré comme évêque de Nitra le nommé Vicking que tu nous as recommandé : nous lui ordonnons d’obéir en tout à son évêque, ainsi que le veulent les saints canons. » Jean VIII annonçait en même temps comme probable l’érection d’un deuxième évêché en Pannonie, « afin, continue-t-il, qu’avec le concours de ces deux évêques ordonnés par nous, ledit archevêque Méthode, conformément au décret apostolique, puisse ensuite ordonner d’autres évêques dans les lieux où ils pourront et devront exister avec honneurg. »

g – D’après l’usage de l’Église romaine, un archevêque et deux évêques sont nécessaires pour l’ordination d’un évêque.

XI

De retour en Moravie, après une si éclatante justification, Méthode pouvait enfin se croire à l’abri des tribulations ; mais la haine de ses adversaires ne devait pas lui laisser de repos. Une nouvelle intrigue plus odieuse que les autres fut tramée contre lui.

Méthode était revenu de Rome apportant avec lui le document qui constatait son innocence ; mais il n’eut pas la précaution de le remettre lui-même à Svatopluk. A la lettre du pape, Semissin ou Vicking substituèrent une lettre fausse qui dénaturait complètement les intentions si formelles de la cour de Rome. Dans cette pièce, le pape expose d’abord le dogme de la Trinité conformément aux idées reçues dans l’Église romaine, puis il invite Svatopluk à recevoir Vicking avec honneur comme son propre pasteur et son père spirituel. Il déclare blâmer ouvertement les superstitions et les scandales de Méthode. Il interdit complètement la célébration de l’office divin en langue slave, Méthode, dit-il, ayant juré d’abandonner cet idiome. Il menace d’excommunication les réfractaires qui, après deux avertissements, ne se sont pas rétractés.

Svatopluk tomba facilement dans le piège tendu à sa bonne foi. Cette lettre répondait à ses plus secrets désirs. C’était la condamnation de la langue slave qu’il détestait, et l’élévation de son favori au pouvoir. Elle lui fournissait en même temps le moyen de se débarrasser de Méthode, qui ne devrait pas renoncer si aisément à célébrer l’office dans la langue populaire. Que se passa-t-il, en conséquence, de cette insigne fourberie ? Nous l’ignorons. L’archevêque, soutenu par le peuple morave prêt à le défendre même contre son prince, ne cessa pas d’exercer ses fonctions épiscopales. Il demanda au pape le dénouement de cette ténébreuse intrigue. Jean VIII s’empressa de démentir les affirmations de Vicking, qu’il manda à Rome avec Méthode pour instruire son procès.

La lettre du souverain pontife, avidement attendue en Moravie, fut lue dans une assemblée populaire et accueillie avec des transports de joie. Ni Vicking, ni Méthode ne se rendirent à Rome. L’archevêque se trouvait suffisamment justifié par la lettre du pape, et le soin de son troupeau lui importait plus qu’une vengeance stérile. Vicking ne se tint toutefois point pour battu, et Méthode dut dompter son opiniâtre résistance en le frappant d’anathème. Jean VIII mourut l’année qui suivit ce mémorable débat.

En 882, la guerre éclata de nouveau entre Svatopluk et l’empire germanique. Les armes victorieuses du prince morave, en « dilatant les frontières de la Moravie, » comme s’exprime une légende, agrandit aussi le cercle d’action de Méthode. La Pologne, alors entièrement païenne, reçut de lui les premiers germes de la nouvelle foi.

XII

L’histoire se tait sur les dernières années de la vie de Méthode. Suivant la légende pannonienne, il s’occupa à traduire l’Écriture avec le concours de deux prêtres, copistes habiles, par où il faut entendre, sans doute, une simple révision. Ce travail dura six mois. Le 29 juin 884, nous le rencontrons à Bruo (Brünn) consacrant une église sous l’invocation de saint Pierre et de saint Paul, en présence de Svatopluk et d’une foule innombrable.

Toutefois, les jours de l’apôtre touchaient à leur terme. « En gardant la foi, en attendant la couronne de la justice, il termina sa carrière, » dit la légende pannonienne ; « comme il était agréable et cher à Dieu, le temps de la paix et du repos, après tant de souffrances et de tribulations, le temps de la récompense, après tant de peines et de travaux, approchait. » Cyrille avait succombé aux fatigues de ses nombreux voyages et de ses vastes travaux ; Méthode succomba aux luttes de l’apostolat. Ses disciples, voyant sa fin approcher, le pressèrent de se nommer un successeur. Méthode désigna Gorazd, « parce que, disait-il, il était orthodoxe et savait le latin. » Né dans le pays de Moravie, il devait y trouver une popularité facile.

Le dimanche 4 avril 885, Méthode, déjà souffrant, se rendit dans son église cathédrale, prêcha, bénit le prince, le clergé et le peuple, et dit à ses disciples : « Veillez, mes enfants, jusqu’au troisième jour. » Pressentant sa fin prochaine, il les engagea à persévérer vaillamment dans l’œuvre commencée, à résister également aux discours captieux et aux violences de leurs ennemis. « Vous marcherez, » leur dit-il en citant les paroles de saint Paul, « vous marcherez au milieu des embûches ; après moi viendront des loups ravissants qui n’épargneront pas le troupeau ; résistez-leur, fermes dans votre foi… Après ces paroles et d’autres encore, il rendit l’esprit aux anges qui l’avaient conduit pendant toute sa vie. » Sa mort arriva le 6 avril de l’an 885. Méthode ne devait pas avoir moins de soixante ans.

Les disciples de Méthode lui firent des obsèques pompeuses : ils chantèrent l’office des morts en latin, en slave, et même en grec, puis ils l’enterrèrent dans l’église cathédrale. « Une foule immense suivait ses funérailles : tout le monde pleurait ce maître et ce pasteur excellent ; hommes et femmes, petits et grands, riches et pauvres, libres et serfs, veufs et orphelins, étrangers et nationaux, tous accompagnèrent celui qui s’était fait tout à tous pour les gagner.

« Méthode, » ajoute la légende pannonienne, « avait la crainte de Dieu, le respect des lois, la continence de la chair, l’assiduité dans la prière, la sainteté ; sa parole était forte et douce : forte contre les adversaires, douce pour ceux qui recevaient sa doctrine ; elle respirait tour à tour l’indignation, la gaieté, la compassion, la patience, la constance et la charité. » Méthode avait pris pour modèle l’apôtre Paul. Comme lui, il connut les persécutions et les souffrances. Il évoqua, jusque sur son lit de mort, la mémoire de l’intrépide missionnaire qu’il avait toujours eue devant ses yeux durant sa vie.

L’œuvre de Cyrille et de Méthode ne finit point avec eux. Elle se continua dans l’activité de leurs disciples et dans les destinées de l’Église morave. Méthode avait groupé autour de lui toute une légion de zélés coopérateurs. A sa mort, il laissait dans son diocèse environ deux cents prêtres formés à son école et pénétrés de son enseignement. Gorazd, que Méthode avait désigné pour son successeur, le remplaça comme métropolitain de Moravie ; mais bientôt l’Allemand Vicking, reparaissant sur la scène, parvint, à la suite d’une intrigue dont les détails sont inconnus, à supplanter Gorazd, qui fut jeté en prison avec ses amis, puis condamné, ainsi qu’eux, à l’exil. Ces actes s’accomplirent en 886.

Les prêtres slaves persécutés par Vicking se retirèrent en Bulgarie, où, ils furent accueillis avec la sympathie la plus vive par ce même Michel Boris, à la cour duquel Cyrille et Méthode avaient peut-être séjourné lorsqu’ils se rendaient en Moravie, à l’appel de Rastiz. Ils réunirent aussitôt leurs efforts pour propager dans le pays l’œuvre et la tradition de leurs maîtres. Grâce à eux, les noms de Cyrille et de Méthode devinrent, dans cet empire, aussi populaires que le leur.

Pendant que Gorazd et ses amis poursuivaient ainsi en pays bulgare leur œuvre de propagande chrétienne, l’Église morave disparaissait dans les ruines de Svatopluk emporté par le tourbillon magyare. La lutte fut longue. Elle dura six années entières. « Les villes et les châteaux s’écroulent, » dit l’historien populaire de la Bohême, M. Palacky, mort récemment ; « les églises sont renversées, le peuple dispersé. Sur la désolation universelle plane un morne silence, sans qu’on puisse deviner quand et comment cette œuvre d’épouvante s’est accomplie. »

Un successeur devait naître, cinq siècles plus tard, à Cyrille et à Méthode, dans la personne du Tchèque Jean Huss, et une communauté célèbre, celle des Frères moraves, hériter de leur zèle pour l’évangélisation des peuples. Aujourd’hui, un souffle nouveau pénètre les populations de la Bohême et de la Moravie. La semence jetée en terre par les deux nobles frères et par leurs successeurs, longtemps étouffée sous les superstitions romaines, germe et grandit au soleil de Dieu, et promet à l’Église évangélique une abondante moisson. La vérité peut être momentanément obscurcie ; elle ne saurait périrh.

h – On lira avec un grand intérêt une brochure récemment publiée par M. Th. Necker, Sur les églises de la confession helvétique en Bohême et en Moravie, et la question scolaire. Genève, 1877.

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