Cinq récits de l’Histoire de l’Église

Les poètes chrétiens d’occident au cinquième et au sixième siècles

L’histoire de la poésie chrétienne en Occident commence avec l’avènement au trône de Constantin, au quatrième siècle. Cela ne veut pas dire que l’on n’ait pas chanté jusque-là dans l’Église ; que la poésie, ce besoin naturel du cœur de l’homme, soit demeurée ignorée des premiers chrétiens. Le Nouveau Testament nous montre plus d’une fois les disciples chantant une hymne avant de se séparer, et saint Paul exhorte à plus d’une reprise les chrétiens à « s’entretenir par des hymnes et des cantiques spirituels (Éphés.5.19 ; Col.3.16). » Pline le Jeune, dans sa lettre à Trajan, sur les chrétiens de Bithynie qu’il a interrogés par la torture et fait conduire à la mort, relève comme une particularité de leur culte « qu’ils chantent en chœur un hymne au Christ comme à un Dieua. »

a – Pline, Epître X, 96, 97.

A ces témoignages bien connus, on peut joindre celui d’un auteur du premier siècle, dont une phrase a été conservée par l’historien Eusèbe. « Les cantiques, » dit Caïus, « et tous les chants des frères écrits dès l’origine par quelques-uns des fidèles, célèbrent le Verbe de Dieu, le Christ, en le nommant Dieu lui-même. » Vers la fin du second siècle, on chantait, aux prières du soir de la réunion chrétienne, une hymne citée plus tard, en preuve de l’antique foi au Saint-Esprit comme au Verbe divin, et dont voici une strophe :

« Gracieuse lumière de la Sainte béatitude, Fils du Père immortel, céleste et bienheureux, ô Christ ! venus au coucher du soleil, à la clarté affaiblie du jour, nous célébrons le Père, le Fils et l’Esprit-Saint de Dieu ; car il sied bien de te célébrer à toutes les heures, par le concert des voix, ô Fils de Dieu, toi qui donnes la vieb ! »

b – Daniel, Thes. hymn., III, 3.

En Occident, quelques poètes inconnus écrivirent, au second et au troisième siècle, divers poèmes, souvent attribués, mais sans raison, à Tertullien, à Cyprien et à Lactance. Parmi ces œuvres anonymes, dont quelques-unes semblent appartenir aux premières années du moyen âge, nous relèverons comme particulièrement remarquable, un poème sur l’Arbre de vie. Cet arbre, c’est Jésus-Christ. Planté sur le Calvaire, il a produit un fruit précieux qui, après s’être détaché du tronc qui le portait, a été enseveli dans la terre. Après trois jours d’une germination puissante, il s’est élancé, il a crû, ses rameaux couvrent le monde, et il nourrit de ses fruits le pécheur purifié.

« Au centre de cet univers que nos regards contemplent, » dit le poète inconnu, « il est un lieu que les Juifs appellent Golgotha. Là fut planté, je m’en souviens, un bois coupé sur un arbre stérile, et ce bois produisit des fruits de salut. Il n’en nourrit pas les habitants de la terre qui le portait. Des étrangers savourèrent ces fruits heureux. Ce bois s’éleva comme un arbre sur un tronc unique ; mais bientôt il étendit de chaque côté ses rameaux comme deux bras. Ainsi les larges antennes exposent au vent leurs doubles voiles, ainsi les charrues offrent leurs doubles jougs aux taureaux séparés. Le fruit de cet arbre mûrit et se détacha du rameau, la terre le reçut en son sein ; mais, chose admirable ! dès le troisième jour la terre ne put contenir davantage ce germe vainqueur ; il s’éleva, rameau puissant, étonna la terre et les cieux, et porta des fruits de vie et de bonheur. Lorsque se furent écoulés vingt jours et vingt jours, telle fut sa force, qu’il crût immensément, toucha le firmament de son faîte élevé, puis finit par cacher sa tête sainte dans les profondeurs des cieux. Il ne cessa pas cependant d’étendre au loin ses rameaux forts et touffus, afin que toutes les nations pussent à jamais trouver en lui leur nourriture et leur vie, afin qu’elles apprissent que la mort aussi peut mourir. Lorsque fut complet le nombre de cinquante jours, un souffle céleste, une haleine plus douce que le nectar descendit du sommet de l’arbre et pénétra les rameaux. Les feuilles déversaient les unes sur les autres la rosée vivifiante qui les emplissait.

A l’ombre de ces rameaux touffus coulait une fontaine. Rien ne troublait la tranquillité de ses ondes limpides ; aucune fange n’en obscurcissait la transparence. Le gazon qui bordait ses rives était émaillé de diverses fleurs aux couleurs réjouissantes. Tout à l’entour se réunissaient en foule des races et des peuples sans nombre. Quelle variété de genre, de sexe, d’âge et de rang ! Des vierges et des mères, des fiancées et des veuves, des nouveau-nés, des enfants, des adolescents, des hommes et des vieillards. Ces troupes heureuses voyaient les rameaux de l’arbre mystérieux se courber et fléchir sous le poids des fruits ; elles se réjouissaient, et leurs mains avides s’apprêtaient à cueillir avec des transports de joie ces fruits imbibés d’un nectar céleste. Mais elles ne peuvent porter la main à ces objets de leurs désirs, sans avoir auparavant effacé les souillures qui, jusqu’à ce jour, ont déshonoré leur vie ; sans avoir lavé leurs corps dans la fontaine purificatrice. Longtemps couchés sur le gazon moelleux, ils regardent les fruits qui pendent aux branches de l’arbre ; quelques-uns goûtent les écorces que les rameaux laissent tomber, et les feuilles d’où distille un nectar aussi doux qu’abondant. Mais combien les fruits sont plus délicieux, et comme ils désirent s’en nourrir !

Dès que leurs bouches ont goûté la saveur céleste, un changement s’opère dans les esprits ; l’avarice n’a plus d’empire sur les cœurs ; la douce charité commence à rapprocher les hommes. Il en est beaucoup cependant dont l’estomac mal préparé a été surpris par cette saveur inaccoutumée. Ce miel si doux se mêlait au fiel dont leur poitrine conservait l’amertume ; leurs esprits se troublaient, ils étaient forcés de rejeter le meilleur des aliments. D’autres, en mangeant avec trop d’avidité, ne pouvaient conserver ces fruits dont ils ne savaient pas se nourrir. Mais un bien plus grand nombre y puisaient une nouvelle vie, rendaient la santé à leurs esprits malades, supportaient généreusement des travaux dont ils se croyaient incapables, et jouissaient des heureux résultats de leur peine. Beaucoup, hélas ! après s’être ainsi lavés dans l’eau sainte, n’ont pas craint de salir leur pureté et de se rouler de nouveau dans la fange dont ils avaient effacé les souillures. Mais beaucoup d’autres aussi recevaient l’aliment précieux dans un estomac bien préparé, et de tout leur cœur embrassant une vie nouvelle, l’aimaient du fond de leurs entrailles. Que ceux qui veulent s’approcher de la fontaine sainte se réjouissent. Le septième jour a lui ; il les convie aux ondes désirées ; il baigne dans des flots salutaires leurs membres assoupis par le jeûne. Ils laveront les taches qui ternissaient leurs cœurs et rendaient impure leur vie. Ils arracheront à la mort des âmes illustres, créées pour être pures et pour gagner le ciel. Voilà le chemin qui conduit aux rameaux de l’arbre de vie et aux fruits si doux qui sauvent ceux qui s’en nourrissent. Voilà le chemin qui mène au ciel à travers ces rameaux célestes. Voilà l’arbre de vie planté pour tous les croyants. »

Malgré ces essais, les écrivains s’accordent à considérer le moment où le christianisme s’assit sur le trône des Césars comme étant celui où la poésie chrétienne prit réellement son essor, surtout en Occident, qui seul doit nous occuper ici. Jusque-là, le martyre fut la grande poésie de la religion nouvelle. Le drame se passait sur les bûchers, tandis que dans les catacombes on priait, on pleurait et on bénissait. Les psaumes de David, récités sept fois le jour, servaient à exprimer la reconnaissance ou le repentir, la joie ou la douleur des premiers chrétiens. Sans doute qu’à cette époque rien n’a manqué pour inspirer la poésie : ni la grandeur des spectacles, en présence de ce changement qui renouvelait la face du monde, ni l’émotion des âmes et ce travail intérieur qui va jusqu’aux profondeurs de la conscience ; mais, ainsi que l’a dit excellemment Saint-Marc-Girardin, « la vérité était trop forte pour faire des poètes ; elle ne pouvait faire encore que des martyrs. »

I

La première époque de la poésie chrétienne comprend environ deux cents ans, du quatrième au sixième siècle. Pendant ce temps, les poètes chrétiens observent, à quelques exceptions près, la quantité, la mesure, le rythme des poètes profanes. Leur latinité même reproduit assez fidèlement l’élégance et la majesté antiques ; ils s’efforcent de retenir les formes virgiliennes, tout en jetant dans ce moule païen des idées nouvelles, au risque de voir ces idées, pénétrant la forme dans laquelle elles ont été reçues, finir par la faire éclater. Quelques-uns pousseront l’œuvre jusqu’à réduire l’Évangile en centons, et à faire, comme Falconia Proba (390), une histoire du Sauveur en trois cents hexamètres, composés chacun de deux ou plusieurs fragments de Virgile.

[Falconia Proba était femme du proconsul romain Adelphius. On voit, par le prologue de son Cento virgilianus, qui comprend l’histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament, qu’elle était capable d’écrire elle-même en vers. Ce poème grotesque, qui a trouvé ses admirateurs, a sans doute beaucoup contribué à l’opinion longtemps répandue dans l’Église, que Virgile avait prédit la venue et l’œuvre de Jésus-Christ. En Orient, un rhéteur célèbre de Béryte et de Laodicée, devenu prêtre après la mort de sa femme, entreprit de composer un Homère chrétien, un Pindare chrétien et même un Ménandre chrétien.]

Ce n’est pas à Rome, comme on pourrait le supposer, que cette nouvelle école de poètes parut avec le plus d’éclat. L’Espagne, qui avait donné jadis Lucain et Martial aux vices de la capitale du monde, offrit à l’Église sortant des catacombes ses chantres les mieux inspirés. Avant elle, toutefois, l’Afrique avait vu naître le premier poète chrétien dont les écrits sont parvenus jusqu’à nous, si toutefois ses œuvres méritent le nom de poèmes. Commodien appartenait à une famille païenne. Longtemps il adora les idoles et pratiqua la magie jusqu’au jour où ayant étudié la Sainte Écriture, à l’insu de ses parents, il embrassa la foi chrétienne et voulut consacrer ses talents et ses travaux à Jésus-Christ. Il se donna le nom de Gazæsus, soit qu’il fût originaire de Gaza, soit qu’il ait voulu se désigner comme enrichi du trésor de la vérité chrétienne. On ne possède de lui que deux ouvrages, l’un qui a pour titre : LXXX Instructiones adversus gentium deos ; l’autre, récemment publié, intitulé : Carmen apologeticum adversus Judæos et gentes. On peut conclure de divers passages de ces deux écrits, que Commodien vivait vers le milieu du troisième siècle.

Dans l’un et l’autre de ces poèmes, l’auteur s’attache à démontrer la folie du culte des idoles, et à presser les païens d’embrasser le christianisme. Aux Juifs, il rappelle leur vocation et les miracles sans nombre accomplis en leur faveur ; il leur reproche leur monstrueuse ingratitude. Puis, parlant tour à tour aux catéchumènes, aux fidèles, aux pénitents, il les exhorte à mener une vie pure, à prier sans cesse, à se tenir éloignés des amusements profanes, à fuir surtout les théâtres, à s’aimer les uns les autres. Il veut que les femmes chrétiennes évitent le luxe et l’immodestie des vêtements, que les ecclésiastiques se tiennent en garde contre l’avarice et se montrent toujours pleins de charité envers les pauvres.

Dans le Carmen apologeticum, il expose plus spécialement le dogme catholique et raconte à grands traits l’histoire de la religion. Il prouve la divinité du Christ par ses miracles, et excite les païens à désirer les récompenses éternelles. Se transportant ensuite aux derniers jours du monde, il s’inspire de l’Apocalypse et des traditions millénaires. Il prédit la venue de l’Antéchrist, l’apparition d’un nouveau Cyrus, la dernière persécution, les grands combats des derniers temps, la résurrection et le jugement universel.

Les vers de Commodien n’ont rien de classique : ce ne sont pas des hexamètres, mais des lignes d’inégale longueur. Si nous ne pouvons pas admirer la beauté littéraire des poèmes de Commodien, il faut reconnaître au moins, avec Guillaume Cave, « qu’ils respirent une véritable piété, un ardent amour de Jésus-Christ, une singulière charité envers les pauvres, et la ferveur d’une âme prête à supporter le martyre. »

Un siècle environ après le poète africain, naissait, en Espagne, d’une illustre et recommandable famille, le premier auteur d’une épopée chrétienne. Caïus Vettius Aquilinus Juvencus embrassa fort jeune l’état ecclésiastique et s’attacha à retracer, dans de beaux vers, les récits bibliques, et particulièrement la vie du Sauveur. Il ne craignit pas, dit saint Jérôme, de faire passer sous les lois du mètre la majesté de l’Évangile. Le récit de Juvencus se distingue par une scrupuleuse fidélité. Il s’interdit tout ce luxe d’épithètes et d’hyperboles familier aux poètes épiques. Les souffrances du Sauveur, l’ingratitude des Juifs, la froideur des disciples ne lui arrachent pas plus une épithète amère qu’elles ne le font à l’écrivain sacré. Pas d’épisodes, pas de descriptions, presque pas de paraphrases et de commentaires ; le texte seul, plié à la mesure de l’hexamètre, imité, autant que possible, de la forme antique. A toute heure, on reconnaît chez lui l’imitation de Virgile, d’Ovide ou de Lucrèce. Juvencus a fait preuve, en écrivant son Histoire évangélique, d’un talent de versification qui n’est pas à dédaigner. Son poème fut, pour les Latins au moins, le premier essai d’une concordance des quatre évangiles. Le prologue qui le précède est d’une vraie grandeur. Qu’on lise plutôt :

« Ce monde, en sa vaste étendue, ne renferme rien d’immortel, ni les empires des hommes, ni Rome la magnifique, ni la mer, ni la terre, ni les globes de feu qui resplendissent au ciel. Le créateur de toutes choses a fixé le moment irrévocable qui verra des torrents de flamme embraser une dernière fois le monde entier. Cependant les hauts faits et le nom qui s’attache à la vertu font répéter d’âge en âge les noms de beaucoup d’hommes illustres. Les poètes leur prodiguent des louanges et grandissent leur renommée ; les uns sont rendus célèbres par les chants du poète de Smyrne, les autres doivent leur gloire aux vers si doux de Virgile, dont Mantoue est fière. Les poètes eux-mêmes jouissent d’une renommée aussi durable ; elle demeure et semble éternelle, pendant que les siècles se précipitent, pendant qu’autour de la terre et des mers roulent avec ordre, roulent sans cesse les cieux étoilés. Que s’ils ont mérité de vivre dans une longue postérité, ces vers, tissus de mensonges, à la louange des anciens héros, la foi, toujours certaine et toujours vraie, la foi couronnera mes chants dans les siècles des siècles et donnera du mérite à mes efforts. Je chanterai les actions vivifiantes du Christ, don divin accordé aux peuples qui n’ont reçu de lui que la vérité. Je ne crains pas que les flammes qui dévoreront le monde au dernier jour consument ce livre. Il me soustraira peut-être lui-même au feu, lorsque, rayonnant de gloire, Jésus-Christ, juste juge, splendeur du Père, souverain Seigneur, descendra sur la nue enflammée. Oui, chantons ! Que l’Esprit sanctificateur m’assiste et me dicte des vers ! Inspiration sacrée dont les rives du Jourdain furent témoins, pendant que je chanterai, maîtrise mon âme, afin que je parle dignement de Jésus-Christ. »

Après ce prologue, qui est, il faut le dire, le meilleur morceau de l’œuvre de Juvencus, s’ouvre le poème divisé en quatre chants. On n’y rencontre aucun fait tiré des Évangiles apocryphes ou des traditions qui ont servi à rédiger ces récits légendaires. L’évangile de saint Matthieu sert de base à la narration ; mais elle n’offre nulle part ce charme puissant qui s’attache au récit évangélique. Nous citerons un seul fragment de ce poème. Il donnera une idée assez exacte de la manière simple de l’auteur. Il s’agit de la tempête apaisée :

« Les disciples montent sur la barque ; déjà les voiles s’enflent sous le souffle du vent ; la barque vole sur l’onde mugissante. Mais à peine a-t-on pris le large que la mer se soulève avec fureur, le vent tourbillonne, de hautes montagnes humides bondissent vers le ciel ; tantôt les vagues frappent la poupe ; tantôt la bourrasque se déchaîne à la proue ; les lames viennent se briser sur le pont qu’elles inondent, et les flots s’entr’ouvrant laissent voir les profondeurs de la mer. Jésus cependant sur la poupe goûtait les douceurs du sommeil ; ses disciples et les matelots, saisis de frayeur, le pressent de s’éveiller et lui montrent la mer déchaînée. Jésus leur répond : « Que vous avez peu de confiance ! hommes sans foi ; la crainte a envahi vos âmes ! » Alors il commande à la tempête, il répand le calme sur les flots. Mais les disciples ne parlent de ces prodiges qu’avec crainte, se disant les uns aux autres : Quelle est donc cette puissance devant qui fléchissent ainsi les mers agitées par les vents, et devant qui s’inclinent les tempêtes grosses de menaces ? »

II

A côté de l’épopée chrétienne, dont Juvencus est, au quatrième siècle, le meilleur représentant, on vit se développer la poésie lyrique, dont les premiers âges de l’Église fournissent déjà chez les Grecs quelques exemples. Une antique tradition qui avait cours en Orient, rapportait qu’Ignace, évêque d’Antioche, avait, dans une vision, contemplé le ciel ouvert, et entendu les anges chantant à deux chœurs les louanges de la Trinité. De là le chant alternatif qu’il introduisit dans les Églises d’Orient.

Mais si l’Orient avait de bonne heure adopté le lyrisme chrétien, il n’en était pas de même en Occident. Ce fut seulement à l’époque d’Ambroise et dans une circonstance mémorable de sa vie, que le chant ecclésiastique s’établit définitivement en Italie. Saint Augustin le raconte dans ses Confessions (liv. IX, ch. 7). « C’était, » dit-il, « lorsque Justine, la mère de Valentinien enfant, avait persécuté Ambroise, séduite elle-même par l’hérésie des ariens. La foule couchait dans l’église, prête à mourir avec son évêque. Ma mère, une des premières pour la sollicitude et pour les veilles, ne vivait que de prières ; et moi-même, quoique éloigné encore de la sainte chaleur de l’Esprit, j’avais été ému des troubles et des émotions qui agitaient la ville. Alors, de crainte que le peuple ne succombât à l’ennui et au chagrin, on avait imaginé de faire chanter des hymnes et des psaumes selon l’usage de l’Orient, et cette coutume a subsisté jusqu’à aujourd’hui, et a été imitée par la plupart des Églises et dans tout l’univers. »

Ambroise nous apprend avec quel élan universel cette innovation fut accueillie par les fidèles. « Le psaume, » écrivait-il, « c’est le chant du soir et le chant du matin. L’Apôtre recommande aux femmes de se taire dans l’église ; mais elles ont le droit d’y chanter les psaumes. C’est l’hymne de tous les âges comme de tous les sexes : entendez les vieillards, les jeunes gens, les vierges et les plus jeunes filles moduler ensemble ces chants chastes et doux. Les enfants tiennent à le savoir, et ceux qui d’ordinaire ne veulent rien apprendre aiment à le retenir. Que de peine n’a-t-on pas à obtenir le silence dans l’église pendant les leçons ? Si l’un parle, tous bourdonnent. Mais entonne-t-on le psaume, aussitôt le silence s’impose de lui-même : tous le chantent sans tumulte. On le dit à la maison, on le répète dans les champs : c’est l’hymne de la concorde, car quel lien des âmes n’est-ce pas que l’harmonie d’un peuple chantant ensemble ? et qui refuserait de pardonner à celui dont la voix, à l’église, s’est mêlée à la sienne ? Les cœurs sont alors comme les cordes d’une harpe qui, rendant chacune le son qui lui est propre, forment un vaste concert. L’esprit du Psalmiste est demeuré dans son œuvre : à sa voix nous voyons les plus impitoyables se laisser attendrir et les plus durs fondre en larmesc. »

c – Ambrosius, In XII psalmos, præfatio.

Ambroise aimait la poésie. Il ne se contenta pas d’introduire dans le culte le chant des psaumes et des cantiques, il composa lui-même un certain nombre d’hymnes, non pas cependant toutes celles qui ont été publiées sous son nom. Il est difficile de distinguer celles qui sont proprement de lui et celles à qui son nom a servi de garantie. Un savant éditeur des œuvres d’Ambroise, le Dr Biraghi, de Milan, en compte dix-huit comme démontrées authentiques. Les unes étaient destinées aux solennités religieuses de l’église, les autres devaient être chantées à chacune des heures canoniales du jour. On y voit poindre déjà la rime ou l’assonance, qui n’allait pas tarder à remplacer la prosodie dans les rythmes de l’Église.

La prière nocturne était chère à Ambroise. Il avait institué la célébration des vigiles des grandes fêtes : « Devancez le lever du soleil, » avait-il coutume de répéter aux Milanais, « levez-vous afin d’être éclairés de la lumière de Christ. » La nuit donc, lorsque les ombres enveloppaient encore la cité, les fidèles devaient chanter ce cantique de leur évêque :

« Je te salue, éternel Créateur des choses, qui gouvernes la nuit et le jour, et qui varies les temps pour tromper de mortels ennuis.

Voici que chante l’oiseau qui annonce le jour, après avoir veillé dans l’obscurité profonde ; et, servant de flambeau nocturne au voyageur, il lui indique les heures qui partagent la nuit.

A ce chant, l’étoile du matin se lève et perce les ténèbres du ciel. C’est pour les rôdeurs de nuit l’heure de quitter les chemins où sont tendus leurs pièges.

A ce chant, le nautonier recueille ses forces, et la mer apaise son courroux. Autrefois, entendant ce chant, Pierre, le fondement de l’Église, a pleuré son péché.

Alors l’espérance renaît, le malade se sent soulagé, le meurtrier cache son arme, le pécheur renaît à la confiance.

Alors, ô Jésus, abaisse aussi les yeux sur nous comme sur Pierre ; que ce regard nous convertisse ; qu’il efface le péché, et fasse couler les larmes du repentir !

Dieu de lumière, dissipe le sommeil de nos âmes ; que notre première parole soit à toi, et que ton nom soit le dernier encore que nos lèvres prononcent ! »

Au commencement du jour, une nouvelle hymne rappelait le douloureux mystère de Golgotha :

« Déjà se lève la troisième heure où Jésus-Christ monte sur la croix…

C’est l’heure qui a mis fin au vieux crime du monde, renversé le règne de la mort et effacé la tache du péché sur le front des siècles.

C’est de cette heure bienheureuse que la grâce du Christ a commencé à couler, et que la vérité s’est levée, avec la foi, sur l’Église tout entière.

Du haut de la croix, source de son triomphe, il disait à sa mère : « Mère, voilà ton fils ; disciple, voilà ta mère… »

Le soir, l’heure de l’encens et des flambeaux ramenait un chant calme et suave :

« Dieu, créateur du monde, Roi du ciel ; toi qui donnes au jour la clarté, et à la nuit le sommeil pour reposer nos membres en soulageant l’esprit et en consolant les cœurs, grâces te soient rendues. Le jour est fini, la nuit commence, accepte nos prières ; aide-nous à acquitter le tribut de nos vœux.

C’est toi que nous voulons chanter du fond de nos âmes ; c’est toi que notre voix célèbre, ô Dieu qu’un chaste amour honore et que chérit un cœur détaché de la terre !

Quand le voile des nuits nous aura caché le jour, laisse-nous encore la foi qui ne connaît pas de ténèbres, et que la nuit soit éclairée de ton flambeau !

Ne permets jamais que notre esprit s’endorme ; que seul le péché sommeille ! Que ta pensée visite nos songes, et que l’ennemi jaloux ne vienne pas nous surprendre en jetant l’épouvante au sein de notre repos ! »

D’autres hymnes embellissaient les grandes fêtes. Nous rappellerons celle de Noël, qui glorifiait l’avènement du Rédempteur :

« Viens, rédempteur des nations ; montre le Fils d’une vierge ; tous les siècles admirent cette naissance divine… ».

Nous rappellerions encore le Te Deum laudamus qui, avec le Gloria in excelsis, forme le plus bel héritage de l’ancienne poésie chrétienne, hymne que l’on chantera jusqu’à la fin des siècles, et qui seule eût rendu immortel le nom d’Ambroise ; mais il n’en est pas l’auteur.

Ces chants sacrés furent bientôt dans toutes les mémoires. Le nom d’Ambrosianum ne tarda pas à être pris pour signifier une hymne d’église. Saint Augustin, Eunodius, Cassiodore feront leurs délices de ce miel que les abeilles déposèrent autrefois sur les lèvres d’Ambroise, et plus tard, l’Église romaine consacrera universellement ces vers en les faisant entrer dans son office public.

III

Après l’Italie, l’Aquitaine donna à l’Église chrétienne du quatrième siècle un de ses poètes les plus distingués.

Paulin, surnommé Pontius Meropius, naquit en 353 ou 354, dans la studieuse Burdigala (Bordeaux), d’une famille romaine sénatoriale. Le poète païen Ausone fut son premier instituteur, et lui communiqua cet art des vers qu’il avait poussé jusqu’à une merveilleuse subtilité. Maître dès l’enfance d’immenses domaines, sénateur, consul, condisciple de l’Empereur, époux d’une sainte, Thérasia, il n’était rien à quoi Paulin ne pût aspirer à l’âge de trente-six ans. Cependant, en 398, on apprit tout à coup que, sous l’influence de sa femme, plus encore sous celle de Martin de Tours, il avait déposé devant la croix la pourpre et les faisceaux consulaires. Devenu chrétien, il s’était retiré dans ses domaines d’Espagne, où il vivait dans la retraite, cherchant, dans la pratique des vertus chrétiennes, un abri contre les agitations et les tristesses du monde, détaché des grandeurs d’ici-bas, mais non des douceurs de la vie, comme le montre cette prière en vers qu’il adressait à Dieu :

« O mon Père, accorde à nos prières la réalisation de ces vœux : ne rien craindre, ne rien désirer, trouver suffisant ce qui peut me suffire ; ne vouloir rien de honteux, ne pas être une cause de honte pour moi-même, ne faire à personne ce qu’au même moment je ne voudrais pas qu’on me fît, n’encourir jamais une accusation méritée, n’être jamais souillé par la simple supposition d’une faute, car il y a peu de différence entre l’accusé et le coupable ; être impuissant pour le mal, et pouvoir toujours faire le bien ; être simple dans ma nourriture et mes vêtements, cher à mes amis, et rester toujours père sans qu’aucune perte de mes enfants ne vienne porter atteinte à ce nom ; ne souffrir ni de corps ni d’esprit ; voir tous mes membres exercer toujours tranquillement leurs fonctions sans qu’une blessure atteignant une de leurs parties n’en rende l’usage pénible ; jouir de la paix, vivre tranquille, et considérer comme un néant toutes les merveilles de ce monde ; et quand la dernière heure aura sonné pour moi, ayant la conscience d’une bonne vie, ne pas craindre ni ne désirer la mort… Tels sont les pieux mais timides vœux d’un homme dans la triste situation d’un accusé : appuie-les auprès de ton Père éternel, ô Christ miséricordieux, Sauveur, Dieu et Seigneur, Esprit, Gloire, Verbe, vrai Fils du vrai Dieu, lumière de lumière, qui habites avec ton Père éternel et qui règnes aux siècles des siècles ; toi que célèbrent dans des concerts harmonieux les chœurs des peuples et les voix qui frappent l’air en répondant Amend. »

d – Saint Paulin, Præcatio ad Deum omnipotentem, poème IV.

Paulin n’avait pas encore accepté la croix véritable ; mais la mort d’un enfant qu’il perdit au bout de huit jours, brisa tous les liens qui le retenaient encore aux choses de la terre. Thérasia et lui résolurent de vendre leurs biens pour en distribuer le prix aux pauvres, et de vivre ensuite comme frère et sœur, dans une même communauté d’aumônes et de prières. Ils signeront désormais : Paulin et Thérèse, pécheurs.

La conversion de Paulin causa une grande joie dans l’Église, mais une grande colère dans le monde semi-chrétien. Tandis que Jérôme, Augustin, Ambroise, admiraient comme un triomphe de la foi cette audace dans le dépouillement, l’aristocratie romaine se demandait par quelle aberration un homme de cette naissance, revêtu de tant d’honneurs, doué de tant de génie, avait quitté l’éloquence, la renommée pour s’ensevelir vivant. Aux éloges de ses nouveaux amis, Paulin répondait avec une humilité ingénieuse : « L’athlète ne triomphe pas dès qu’il s’est dépouillé. Celui qui doit traverser un fleuve à la nage se dépouille aussi, mais il ne passera le fleuve que si, après s’être dépouillé, il lutte avec constance et triomphe du courant. »

L’époux de Thérasia eut plus à faire, à répondre au blâme de ses proches. « Où est, » s’écriait-il douloureusement, « où est la parenté ? où sont les liens du sang ? Que sert le toit commun de la famille ? Je suis devenu, comme dit le Psalmiste, étranger en présence de mes frères ; j’ai été un voyageur parmi les fils de ma mère. Mes amis et ceux qui étaient mes proches se sont éloignés ; ils ont passé à côté de moi comme un fleuve qui s’écoule, comme un flot qui se retire. »

Ausone, en apprenant le changement opéré dans l’esprit de son disciple, sa rupture avec le monde, sa retraite en Espagne (390), en éprouva une véritable douleur. Dans quatre épîtres en vers, qu’il lui adresse, il cherche, par des insinuations détournées et délicates, à le dissuader de renoncer aux lettres et au monde. Il commence par lui demander s’il a été initié à des mystères et s’il a fait vœu de silence. Il le soupçonne d’avoir auprès de lui quelqu’un qui le trahit, une Tanaquil qui exerce sur son mari un trop complet empire. Il le supplie de ne plus l’affliger ainsi. « Ne dédaigne pas, » lui écrit-il, « le père de ton esprit. C’est moi qui fus ton premier maître et guidai le premier tes pas dans la route des honneurs. C’est moi qui t’introduisis dans la société des Muses. O Muses, divinités de la Grèce ! entendez ma prière, et rendez un poète au Latiume. » Puis, lui adressant d’aimables reproches : « Tu as donc secoué le joug d’amitié que tous deux nous avons porté ensemble, et que, durant une si longue suite d’années, n’ébranla ni une plainte, ni un faux rapport, ni une colère, ni même une erreur ? … Sans toi, poursuit Ausone avec tendresse, les vicissitudes de l’année sont pour moi sans charmes, le printemps est pluvieux et sans fleurs. Oh ! quand un messager m’apportera-t-il ces paroles : Voilà ton Paulin qui arrive ! tout le peuple se précipite à sa rencontre, et passant devant la porte de sa maison, il vient frapper à la tienne. Faut-il y croire ? ou ceux qui aiment se forgent-ils des songes ? »

e – Ausone, Epître XXIV, Ad Paulinum.

Dans une troisième épître, blessé du silence persistant de son ami, Ausone répand sa douleur dans d’admirables vers : « Les rochers, s’écrie-t-il, répondent à la voix, les ruisseaux font entendre un murmure, la haie qui nourrit les abeilles d’Hybla se remplit de bourdonnements, les roseaux de la rive ont leur mélodie, et la chevelure des pins converse d’une voix tremblante avec les vents… Toi seul, ô Paulin ! tu gardes le silence… Voilà ce qu’ont produit ces montagnes de la Vasconie, ces neigeuses retraites des Pyrénées et l’oubli de notre ciel… Que l’impie qui t’a conseillé ces longs silences soit privé de l’usage de la voix ! Que, triste et pauvre, il habite les solitudes ! Que, muet, il parcoure les sommets des montagnes, comme on dit qu’autrefois, privé de la raison, fuyant les assemblées et les traces des hommes, Bellérophon erra dans les lieux déserts ! O muses, divinités de la Béotie, exaucez cette prière, et rendez un poète aux muses latines ! »

Paulin toujours ne répondait pas, parce que, dans sa retraite, il ne recevait pas les lettres de son ami. Lorsqu’enfin, après quatre ans, elles lui parvinrent, il adressa à Ausone deux épîtres en vers remplies des plus beaux accents.

« Pourquoi, lui écrit-il, pourquoi, ô mon père, invoques-tu en ma faveur les muses que j’ai répudiées ? Ce cœur, consacré maintenant à Dieu, n’a plus de place pour Apollon et pour les muses. Je fus d’accord avec toi jadis pour invoquer, non pas avec le même génie, mais avec la même ardeur, un Apollon, sourd dans sa grotte de Delphes, et pour nommer les Muses des divinités, en demandant aux bois et aux montagnes ce don de la parole que Dieu seul accorde. Maintenant, une autre force, un plus grand Dieu, subjugue mon âme ; il réclame un autre emploi de la vie, il demande à l’homme ce qu’il lui a donné. Dieu veut notre pensée, notre intelligence, notre foi et notre prédilection ; mais il veut surtout qu’on le craigne et qu’on l’aime. Ne regarde pas comme un pécheur, je te prie, ou comme un pervers, celui qui se livre, qui s’attache, qui s’abandonne à lui et qui met tout en lui… La piété, c’est d’être chrétien ; l’impiété, de ne pas être soumis à Christ… Cette piété que je garde dans mon cœur, comment ne te la garderai-je pas, à toi qui es mon père, à toi auquel Dieu veut que je doive les plus saints hommages et les plus saints noms ? Je te dois mes études, mes dignités, mon savoir, la gloire de ma parole, de ma toge, de mon nom. Tu m’as nourri, tu m’as instruit, tu m’as soutenu, tu es mon patron, mon instituteur, mon père. Tu te plains de ma longue absence ; tu t’irrites par l’effet d’une tendre affection. Eh bien ! ce que j’ai choisi m’est utile, ou m’est nécessaire, ou me plaît seulement ; dans tous les cas, tu dois me pardonner ; pardonne à qui t’aime, si je fais ce qu’il convient de faire ; réjouis-toi, si je vis selon mon désir… »

Après cette entrée en matière, si tendre, si caressante, si ferme tout à la fois, Paulin repousse les accusations de son ancien maître : « Tu me reproches d’être depuis trois années absent de ma patrie ; d’avoir, dans mes courses vagabondes, choisi un autre univers ; d’avoir oublié nos premières relations. C’est ta tendresse pour moi qui t’inspire ces plaintes. J’aime ces mouvements de ton cœur paternel ; et ces colères, il me plaît de les devoir à ta vive affection… Mais, ô mon père, demande mon retour à qui peut te l’accorder. N’invoque pas les Muses qui ne sont qu’un vain nom ; les vents emportent ces prières inutiles. Les vœux qui ne s’adressent pas à Dieu s’arrêtent dans la région des nuages et ne pénètrent pas dans le palais étoilé du grand Roi. Si tu désires que je revienne, tourne ton regard et ta prière vers Celui dont le tonnerre secoue les voûtes enflammées du ciel, qui fait briller les triples lueurs de la foudre, et ne se contente pas de faire résonner les airs d’un vain bruit, qui prodigue aux moissons les pluies et les soleils ; qui, supérieur à tout ce qui est et tout entier partout, gouverne l’univers par son Verbe qu’il y a répandu… N’accuse point, ô mon vénérable père, la faiblesse de mon esprit, ou l’empire d’une épouse… Changer ses habitudes et sa manière de vivre n’est pas toujours un crime ; le faire, c’est parfois une vertu… Si, pendant que le temps présent luit encore, nous ne nous attachons pas aux saints enseignements, il sera trop tard pour le faire, quand, assis sur un trône à la droite de son Père, Jésus viendra, au déclin des ans, peser les nations à la balance et — donner à chacun le prix de son travail… Dans cette attente, mon cœur croyant palpite et tremble, mon âme tressaille et redoute d’être enchaînée par les soins absorbants du corps, d’être appesantie par la matière. Elle craint, si la trompette éclatante venait à retentir dans les cieux ouverts, de ne pouvoir s’élever légère à la rencontre de son Roi, et s’unir aux milliers des saints glorifiés qui s’envolent d’un coup d’aile aux astres les plus éloignésf… »

f – Saint Paulin, Carmen X.

Dans une seconde épître en vers, Paulin oppose avec la même douceur, aux reproches réitérés d’Ausone, l’assurance du plus inébranlable attachement. Quoique chrétien, il est demeuré fidèle à ses affections d’autrefois. Le nom d’Ausone est toujours aimé et honoré dans sa demeure : « Tu te plains que j’aie secoué le joug qui nous unissait dans de doctes études. Je proteste de ne l’avoir jamais porté, car ce ne sont que des égaux qui subissent le même joug ; personne n’accouple le faible avec le fort… Si tu parles du joug de l’amitié, j’ose dire que je marche de front avec toi : la douce amitié m’enchaîne à toi d’un lien éternel. Quand même l’univers et les siècles nous sépareraient, mon cœur ne se détacherait point de toi ; la vie se retirera de mon corps avant que tes traits s’effacent de ma mémoire… Non, rien ne l’arrachera de mon souvenir ; pendant toute la durée de cet âge accordé aux mortels, tant que je serai retenu dans ce corps, quelle que soit la distance qui nous sépare, je te porterai dans le fond de mon cœur. Partout présent pour moi, je te verrai par la pensée, je t’embrasserai par l’âme ; et lorsque, délivré de cette prison du corps, je m’envolerai de la terre, dans quelque astre du ciel que me place le Père commun, là je te porterai en esprit, et le dernier moment qui m’affranchira de la terre ne m’ôtera pas la tendresse que j’ai pour toi. Car cette âme qui, survivant à nos organes détruits, se soutient par sa céleste origine, il faut bien qu’elle conserve ses affections comme son existence. Elle ne peut pas plus oublier que mourir.

Et ut mori, sic oblivisci non capit
        Perenne viva et memorg. »

g – Saint Paulin, Carmen XI.

Nous ne suivrons pas Paulin dans la suite de sa vie. Nous dirons seulement que, consacré prêtre à Barcelone en suite d’une sorte d’élection populaire, il se rendit en Italie pour se rapprocher de quelques amis et passa seize années aux portes de la ville de Nola, en Campanie, auprès du tombeau d’un saint napolitain, nommé Félix, auquel il avait voué une dévotion particulière. Elu évêque de Nola par le vœu du peuple, Paulin revint aux goûts poétiques de sa jeunesse, pour célébrer chaque année la fête du martyr dont il occupait la chaire épiscopale. Dans quinze de ces poèmes que nous avons, il exprime son admiration pour le saint bien-aimé auquel il éleva une nouvelle église. Le plus remarquable est celui qu’il adressa à un évêque de Dacie, venu pour assister à la fête funèbre de saint Félix. M. Villemain a relevé dans ses Essais sur le génie de Pindare, le charme sévère de ces strophes d’adieu. « La poésie, écrivait-il, renaissait avec l’enthousiasme. La lyre, associée à des offrandes plus pures, à l’amour de Dieu et de l’humanité, retrouvait d’austères et gracieux accents. Mais les flots de la barbarie, mal contenus par le despotisme usé du vieux monde, allaient pour un temps tout submerger et tout détruire, sauf les croix immortelles des églises, qui apparaîtraient encore çà et là sur l’abîme. »

Voici la traduction de quelques-uns des vers adressés à l’évêque qui s’éloigne, pour rejoindre les rudes nations de la Dacie :

« T’en vas-tu déjà, nous délaissant dans cette contrée solitaire, nous qui sommes unis à toi pour jamais ?

Oh ! trop heureux les pays et les peuples que tu aborderas en nous quittant, et que le Christ visitera de tes pas et de ta parole !

Qui me donnera les ailes de la colombe pour me mêler à ces chœurs dont les voix, à ton exemple, célébreront le Christ Dieu ?

Retenus que nous sommes par les entraves du corps, nos âmes s’envolent après toi, et avec toi nous chantons les hymnes du Seigneur.

A partir du rivage qu’elle effleure, l’Adriatique soumise te portera sur ses flots paisibles ; et tes voiles s’enfleront d’un doux zéphir.

Tu glisseras sur la mer aplanie, et, triomphant, du haut de ta poupe armée de la croix, tu vogueras à l’abri des flots et des vents.

Les matelots chanteront l’antienne accoutumée, en vers modulés comme des hymnes ; et par leurs pieux accents, ils appelleront des souffles favorables.

En avant de toutes les voix sonnera, comme un clairon, la voix de Nicétas célébrant le Christ ; et sur la mer répondra David et sa harpeh. »

h – Paulin, après avoir occupé pendant vingt-trois ans le siège épiscopal de Nola, mourut en 451 pleuré par tout son peuple.

Au moment où s’écrivaient, aux portes de Naples, ces strophes pleines de charme, l’Espagne entendait les accents d’Aurèle Prudence, le plus grand poète chrétien du cinquième siècle.

IV

Aurelius Prudentius Clemens naquit vers l’an 348, dans la province de Tarragone, en Espagne. Sarragosse et Calahorra se disputent l’honneur de lui avoir donné le jour. Le prologue qui précède ses hymnes pour les diverses heures du jour renferme de précieux détails sur sa vie. Venu au monde sous le consulat de « l’ancien Salia, » Prudence fut élevé avec sévérité. Vers l’âge de seize ans, revêtu de la toge virile, il fréquenta les écoles des rhéteurs qui lui « apprirent à semer des mensonges dans ses discours. » A l’entendre, sa jeunesse fut dissipée. « Des folâtreries lascives, un luxe insolent, la souillèrent de honte et de fange. » — « Hélas ! j’en pleure, s’écrie-t-il, et j’en rougis ! » L’amour des belles-lettres ne l’empêcha point de se livrer à l’étude de la jurisprudence, et le forum l’entendit souvent plaider avec éclat. Distingué par l’Empereur de la foule des avocats, il fut nommé deux fois gouverneur d’une province césarienne d’Espagne. « Sur son tribunal, il fit justice aux bons et trembler les méchants. » Enfin « la bonté du prince l’honora d’un grade élevé dans la milice (militiæ gradui), et le rapprocha du trône en lui faisant occuper un poste éminent. »

i – Ce mot ne doit pas être entendu d’un grade militaire, mais d’une charge plus élevée dans la magistrature. Sous les successeurs de Constantin le mot de militia s’appliqua souvent aux charges de cour.

Malgré l’éclat des honneurs qui lui étaient conférés, Prudence, averti soudain de l’approche de la vieillesse par ses cheveux qui blanchissaient, voulut consacrer à Dieu le reste de ses jours et rechercher des biens plus durables que ceux de la terre. « Le terme s’approche, s’écrie-t-il ; le dernier jour n’est pas loin, Dieu le montre à ma vieillesse ; qu’ai-je fait d’utile pendant ce long espace de temps ? Depuis mon premier jour, combien d’hivers se sont succédé ! combien de fois, après les frimas, les roses ont fleuri dans les prés ! La neige de ma tête me le révèle. Tous ces biens, qui sont peut-être des maux, me serviront-ils après la chute de mon corps, lorsque la mort aura détruit tout ce que j’aurai été ? Il est temps que je me dise à moi-même : Quelque charge que tu aies occupée, Dieu n’a pas été l’objet de tes recherches, Dieu sous la main de qui tu vas tomber. Au terme de ta carrière, que ton âme pécheresse se défasse enfin de sa folie ; qu’elle loue Dieu par des chants, puisqu’elle ne peut louer Dieu par des vertus … »

Prudence mourut probablement vers l’an 480, avant la conquête de Rome par les Goths, laissant des œuvres poétiques assez nombreuses. Il les juge avec une touchante humilité : « Celui qui est pieux, fidèle, innocent, pudique, immole à Dieu le Père les dons de la conscience dont surabonde son âme bienheureuse. Un autre se retranche l’argent dont les indigents se nourrissent. Nous qui sommes dénués de sainteté et ne pouvons soulager les pauvres, nous offrons des ïambes rapides et de roulantes trochées. Toutefois, Dieu daigne agréer une poésie pédestre et l’écoute favorablement. Dans la maison d’un riche, beaucoup de meubles décorent les divers angles ; ici brille une coupe d’or ou un bassin d’airain poli ; là est un simple vase de terre ; ailleurs un lourd et large plat d’argent ; il est des meubles en ivoire, d’autres sont taillés dans le chêne et l’ormeau ; tout ce qui sert à l’usage du maître a son utilité, car ce qui est en bois meuble la maison, comme ce qui a été acheté à grand prix. — Dans la maison du père de famille, je suis un vase sans éclat ; le Christ m’emploie à d’humbles usages, et me permet de demeurer dans un coin. Nous remplissons les fonctions du vase de terre dans la maison du salut ; mais quelque infime service que l’on rende à Dieu, on en retire un grand profit. Quoi qu’il arrive, il me sera utile et doux d’avoir chanté le Christ, mon maître et ma vie. »

Les œuvres de Prudence se composent de deux recueils d’hymnes, le Cathémérinon et le Péristéphanon ; d’un poème didactique, l’Hamartigénia, sur l’origine du mal ; de deux poèmes polémiques, l’Apotheosis et Contra Symmachum ; d’un poème descriptif, la Psychomachia, enfin du Dittocheum, suite de quarante-huit quatrains, contenant une histoire abrégée de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Le poète fait allusion à la plupart de ces poèmes, dans ces strophes qui terminent le prologue de ses œuvres :

« Que mon âme remplisse le jour de ses hymnes, qu’aucune nuit ne se passe sans qu’elle chante le Seigneur, qu’elle combatte contre les hérésies, qu’elle expose la foi catholique.

Qu’elle renverse les fausses divinités des gentils ; qu’elle insulte, ô Rome, à tes idoles ; qu’elle consacre des hymnes aux martyrs, des louanges aux apôtres.

Pendant que j’écris, pendant que je chante de si nobles sujets, puisse mon âme, affranchie des liens du corps, s’élancer comme un rayon là où tendront les accents de ma langue exprimant un dernier chant. »

Le Cathémérinon décrit la vie chrétienne dans ses devoirs de chaque jour et dans ses plus glorieux souvenirs. Sous l’impression du spectacle de la nature mis en rapport avec le cœur de l’homme, Prudence marque par des hymnes les principales heures et les divisions du temps. C’est d’abord le chant du coq, ad gallicinium, qui se fait entendre avant l’aube, et qui invite les fidèles à sortir de leur sommeil. Ce chant, qui retentit dans le silence de la nuit, est le symbole de la voix de Jésus-Christ excitant les âmes à sortir des ténèbres du péché.

« Du haut du ciel, le Christ, notre maître, nous avertit que la lumière est proche, de peur que l’âme ne soit esclave du sommeil ;

De peur que le sommeil, jusqu’à la fin d’une vie honteuse, ne tienne le cœur enseveli dans le crime, et oublieux de Celui qui est sa lumière. »

C’est à l’heure de la nuit où le coq bat des ailes et chante que revint des enfers le vainqueur de la mort. C’est alors que fut détruite la loi du Tartare, que la nuit dut céder le pas à la force plus puissante du jour.

Mais l’aube a blanchi, l’horizon est empourpré de feux, le moment est venu d’entonner l’hymne matinal, hymnus matutinus :

« O nuit, ténèbres, sombres vapeurs, confus apanage du monde ! le jour se lève, le ciel blanchit, le Christ vient ; disparaissez.

L’obscurité de la terre se dissipe sous le dard enflammé du soleil ; avec la lumière de l’astre étincelant les objets reprennent leur couleur.

Ainsi notre propre nuit, l’obscurité de nos cœurs complices de la fraude, pâlira devant le règne de Dieu.

Alors ne pourra plus se cacher ce que chacun médite de noirceur ; mais, à cette aube nouvelle, brilleront les secrets dévoilés de l’âme.

Voici venir le soleil enflammé ; maintenant regret, honte, repentir. Personne, devant la lumière, n’a la même fermeté dans le mal.

Maintenant, vie laborieuse. A cette heure, nul ne s’avise de jouer ; tous colorent d’un aspect sérieux même leurs occupations les plus frivoles.

Cette heure appelle chacun à faire ce qu’il sait, le soldat, le magistrat, le nautonier, l’artisan, le laboureur.

Mais nous, ignorants du gain et de l’usure, étrangers à l’art de la parole, nullement versés dans la science de la guerre, nous ne connaissons, ô Christ, que toi seul.

Avec une âme pure et simple, et une voix pieuse, agenouillés devant toi, nous apprenons à t’invoquer par les larmes et les chants. »

L’Hymne du soir, Hymnus ante somnum, pour demander une nuit paisible, l’éloignement des songes et la pureté de l’âme, n’est pas moins belle. Elle débute par une invocation à la Trinité, puis le poète s’écrie en strophes alcaïques :

Le labeur du jour est passé, l’heure du repos revenue ; et le sommeil à son tour détend les corps harassés.

L’âme, troublée d’orages et blessée de soucis, boit à pleine gorge la coupe de l’oubli.

Un calme puissant pénètre tous les membres, et ôte aux malheureux tout sentiment de douleur.

Le repos salutaire circule dans les veines et calme par la fraîcheur du sommeil le cœur dégagé de soucis ; mais l’intelligence s’échappe d’un rapide essor, et sous des images diverses elle voit les choses cachées.

Une fois libre de soins, l’âme, née du ciel et dont l’éther est la source pure, ne saurait languir oisive.

Elle se fait à elle-même, par imitation, de multiples fantômes, et les parcourant à la hâte, retrouve une sorte d’activité.

Celui que la pureté de ses mœurs a rarement laissé faillir, un éclatant rayon le frappe, et lui montre les choses invisibles.

Mais celui qui souille son cœur de la contagion des vices, jouet de frayeurs sans nombre, voit de menaçantes images. »

Le repos du jour, l’heure où la nuit qui s’approche oblige à allumer les flambeaux, la célébration du jeûne, donnent lieu à de grandes pensées exprimées parfois dans d’admirables vers. Quoi de plus beau que l’hymne pour les funérailles, Circa exsequias defuncti où le poète défie la mort de lui ravir pour toujours l’image de ceux qu’il a aimés !

Ce corps que nous voyons gisant vide et sans âme, n’attendra pas longtemps avant de se réunir à son âme rachetée.

Il viendra bientôt le jour où la chaleur vitale redescendra sur ces ossements et animera d’un sang nouveau l’ancienne demeure de l’âme…

De là le grand soin que l’on prend des tombeaux, de là les derniers honneurs rendus à des membres défaits par la mort, de là les pompes des funérailles…

Pourquoi ces tombeaux taillés dans le roc ? Pourquoi ces magnifiques monuments ? C’est qu’on est persuadé que les corps qui leur sont confiés ne sont pas morts, mais endormis.

Les semences desséchées reverdissent après qu’elles sont mortes et ensevelies. Tombées du chaume qui les portait, elles vont produire de nouveaux épis.

Reçois, ô terre ! conserve, garde doucement dans ton sein ces membres humains que j’y ensevelis, ces restes généreux que je te confie.

Voilà ce qui fut jadis la maison de l’âme créée par la bouche du Tout-Puissant ; dans ces membres habitait une sagesse ardente dont le Christ était le principe.

Protège ce corps que tu reçois en dépôt. Le Créateur, celui qui a tout fait, se souviendra de ces dons, images de sa propre image, et il les redemandera.

Viennent les temps où Dieu doit accomplir toute espérance ! il faudra, ô terre ! que tu me rendes l’image que je te livre.

Quand même la carie des âges aurait dispersé la poudre de mes ossements et n’en laisserait qu’une poignée de cendres,

Quand même les eaux courantes des fleuves, les souffles épars dans l’air, auraient emporté mes fibres avec ma poussière, l’homme ne pourra périr ! …

Nous croyons tes paroles, ô Rédempteur, alors que, triomphant de la mort, tu appelles à ta suite le larron associé à ta croix.

Voici, ouverte aux fidèles, la voie brillante du paradis. Il est permis à l’homme d’entrer dans ce bois que le serpent lui avait ravi.

Je t’en supplie, divin guide, reçois et sanctifie l’âme pieuse dans la demeure natale qu’elle avait quittée, pour l’exil et l’égarement.

Nous cependant nous couvrirons ces restes de violettes et de verdure, et nous arroserons de parfums l’épitaphe et la froide pierre. »

Une hymne pour la fête de Noël et une hymne pour l’Epiphanie terminent le Cathémérinon. Dans la première, Prudence glorifie la venue du Christ :

« D’où vient, que le soleil, reprenant sa course, abandonne son cercle étroit ? Est-ce le Christ qui, naissant sur la terre, agrandit les sentiers de la lumière ?

Hélas ! comme le jour au fugitif éclat avait hâte de fuir ! Son flambeau presque éteint cachait peu à peu sa vacillante clarté.

Que le ciel resplendisse plus joyeux, que la terre tressaille et s’égaie, le soleil retrace par degrés ses premiers sillons dans le firmament radieux.

Parais, aimable enfant que met au monde une mère, la chasteté même ; elle enfante et n’a point connu d’époux. Parais, ô Médiateur, homme et Dieu à la fois ! …

Le voici le jour natal où le Créateur, le Très-Haut, de son souffle de vie l’a revêtu du limon, ô Christ, et a uni le Verbe à la chair.

Tressaille, vierge illustre… ton sein très pur contient le fruit béni qui va combler de joie toute créature. Il apporte au monde une ère nouvelle, un âge d’or…

Les descendants des patriarches, pleins d’orgueil, refusent de croire à la présence de Dieu. D’où leur vient cette démence ? Quels poisons, quelles furies les agitent ?

Pourquoi vous précipiter dans l’impiété ? Reconnaissez, s’il vous reste une lueur d’intelligence, reconnaissez le chef de vos princes.

Ce roi des nations, qu’une Vierge-mère, délaissée de tous, a mis au monde dans une crèche obscure,

Pécheur, tu le reconnaîtras triomphant sur un trône de nuées étincelantes, au jour où ton humiliation sera consommée, ou tu pleureras tes forfaits.

Lorsque la trompette du jugement aura donné le signal aux feux qui doivent dévorer la terre, lorsque l’axe du monde sera brisé et toute la création confondue,

Il viendra plein de gloire et dominera, rendant à chacun selon ses mérites : aux uns, l’éternelle splendeur des cieux ; aux autres, les supplices sans fin de l’enfer.

Alors, ô Judée, tu sauras quelle est la puissance de la croix, tu comprendras quel est celui que ta haine insensée osa donner en proie à la mort et que la mort rendit aussitôt. »

L’hymne de l’Epiphanie est une hymne triomphale. L’étoile du Christ est apparue et les autres ont pâli. Au sein de l’empire persan, où s’ouvrent les portes du soleil, des mages, interprètes habiles, ont aperçu le royal étendard. Les yeux fixés en haut, ils se sont hâtés de suivre le sillon que trace l’étoile. Le signe s’est arrêté au-dessus d’un enfant, et, abaissant humblement son flambeau, il leur a fait voir une tête sacrée. Dès qu’il l’ont vue, les mages prosternés ont offert à l’enfant l’encens, la myrrhe et l’or, tribut des rois : l’or qui annonce la puissance, l’odeur suave de l’encens de Saba qui proclame le roi, la myrrhe qui présage le tombeau.

Mais tandis qu’à Bethléhem, plus grande que les plus illustres cités, des étrangers adorent, à Jérusalem un tyran soucieux s’écrie plein de fureur :

« Un successeur nous menace ! Allez, soldats, tirez le glaive, inondez les berceaux de sang : meure tout enfant mâle ! cherchez sur le sein des nourrices, et jusque entre les mamelles de leurs mères ; noyez le glaive dans le sang des enfants !

Le bourreau, dans sa fureur, perce donc du tranchant de l’épée des corps à peine nés, et leur arrache une vie toute fraîche.

O barbare spectacle ! la tête des enfants brisée contre la pierre répand la cervelle blanche comme le lait, et les yeux sortent par une horrible blessure.

Salut, fleurs des martyrs, que, sur le seuil même de la vie, le persécuteur du Christ a moissonnées comme la tempête effeuille les roses naissantes.

Vous êtes les premières victimes du Christ, tendre troupeau des immolés ; innocents, devant l’autel même vous jouez avec vos palmes et vos couronnes ! »

Salvete, flores martyrum,
Quos lucis ipso in limine
Christi insecutor sustulit
Ceu turbo nascentes rosas.

Vos prima Christi victima,
Grex immolatorum tener,
Aram sub ipsam simplices
Palma et coronis luditis.
[« La palme lyrique de Prudence, la fleur inaltérable de son génie, » dit M. Villemain, (Etude sur Pindare, p. 440-441), « ce sont quelques vers touchants et naïfs sur le premier martyre, celui des enfants innocents immolés par Hérode. Ces vers, on peut le dire, ne périront jamais et seront chantés sur la dernière terre barbare que le christianisme aura conquise et bénie. »]

Toutefois l’enfant divin a échappé au massacre, comme autrefois Moïse à l’édit insensé du cruel Pharaon. Les nations les plus rebelles se plieront sous la loi, et pour l’honneur du Christ abandonneront les dieux enfumés de leurs pères, la pierre, le métal, le bois que sculptèrent leurs mains.

Une hymne que nous n’avons point encore mentionnée, et qui fait partie du Cathémérinon, l’hymne pour toute heure, omni hora, célèbre la vie du Sauveur, ses miracles, sa passion, sa sépulture. Elle débute à la manière des poèmes antiques :

« Enfant, donne-moi ma lyre, afin que je chante sur un rythme aux chorées fidèles un doux poème, une douce mélodie en l’honneur des actions merveilleuses du Christ ; que notre Muse ne célèbre que lui ; que notre lyre ne résonne que de ses louanges.

Nous chantons des miracles véritables. L’univers en a été le témoin, la terre ne nie pas ce qu’elle a vu : un Dieu s’approchant des hommes, se donnant à eux pour les instruire.

La suite de cette hymne est un abrégé rapide de l’histoire évangélique, que le poète termine en contemplant le Sauveur vainqueur du tombeau et revenant sur les nuées comme juge des vivants et des morts.

« Qu’as-tu gagné, serpent corrupteur, au commencement du monde, en souillant notre premier père avec une ruse tortueuse ? Notre nature mortelle, unie à la divinité, a effacé la tache originelle.

Quelque temps, l’auteur du salut se livra au pouvoir de la mort, pour apprendre aux morts depuis longtemps ensevelis à ressusciter en rompant les liens de leurs anciens péchés.

Bientôt les patriarches et les saints suivent en foule leur Créateur qui les précède et quitte les régions de la mort. Le troisième jour, ils se revêtent de leur chair et sortent des tombeaux.

Vous eussiez vu les membres se réunir dans les cendres desséchées, une froide poussière s’attiédir, se former en veines, couvrir de chair les os, la moelle et les nerfs.

Après avoir triomphé de la mort et rendu l’homme à la vie, le vainqueur est monté vers le trône élevé de son Père, reportant au ciel la gloire incomparable de sa passion !

Puissant juge des morts, puissant roi des vivants, dont les vertus resplendissent au ciel à la droite du Père, d’où tu viendras un jour pour punir, dans ta justice, tous les crimes,

Les vieillards et les jeunes gens, le chœur des petits enfants, la foule des mères et des vierges, les simples petites filles, te chantent d’une voix unanime dans leurs chastes concerts.

Que les chutes des fleuves, et les ondes et les murmures des rivages, et la pluie et la chaleur, et la neige et la rosée, et les vents, et le jour et la nuit, te célèbrent durant tous les siècles des siècles. »

Le Livre des Couronnes ne le cède guère en beauté au livre pour chaque heure du jour. Dans quatorze hymnes, parfois étranges pour nous, mais qui ont une grande valeur au point de vue de l’archéologie chrétienne, Prudence raconte les souffrances des héros de la foi ; il rapporte leurs paroles devant les juges qui les invitaient à sacrifier aux idoles, il décrit les lieux de réunions des fidèles durant les persécutions, les supplices affreux des martyrs, les cérémonies religieuses qu’ils célébraient dans les églises ou dans les catacombes.

Nous citerons comme exemple le martyre de la jeune Eulalie. Elle avait à peine vécu douze ans, lorsque son courage devant le bûcher saisit d’effroi les bourreaux, étonnés de ce qu’elle regardait le supplice comme un plaisir. Etrangère aux goûts de son âge, elle repoussait les vaines parures et ignorait les jeux de l’enfance. Elle méprisait l’ambre, dédaignait les roses et rejetait les tissus dorés. Son visage était sévère et sa démarche modeste. Mais une furieuse persécution s’étant élevée contre les serviteurs de Dieu, et les chrétiens ayant reçu l’ordre, sous peine de mort, d’offrir de l’encens aux idoles, et de brûler en leur honneur les entrailles d’une brebis, l’âme d’Eulalie avait frémi. Humble jeune fille, elle ne craignit pas de provoquer les hommes armés du glaive. Echappant à l’amour vigilant de sa mère qui l’avait cachée à la campagne, de nuit, sans témoin, elle ouvre les portes, elle franchit l’enclos qui entoure sa demeure, elle fuit à travers une plaine où nul sentier n’est tracé. Ses pieds se blessent sur un sol hérissé de buissons épineux, mais un chœur d’anges l’accompagne et une lumière miraculeuse dirige ses pas dans l’horreur d’une obscurité profonde. Sa marche est rapide, ses pas sont précipités. Elle a franchi plusieurs milles avant que l’aurore ait rougi les cieux. Dès le matin, animée d’une sainte fierté, elle se présente devant le tribunal et se tient debout au milieu des faisceaux. « Dites-moi, s’écrie-t-elle, quelle fureur vous pousse à perdre à jamais vos âmes infortunées, à vous prosterner devant des pierres taillées, à leur prodiguer vos hommages et à nier le Dieu qui a tout créé ? Malheureux peuple, tu cherches des chrétiens ? Me voici ! Je déteste ton culte diabolique, je foule aux pieds tes idoles : mon cœur et ma bouche confessent le vrai Dieu… » Le préteur, transporté de colère, ordonne aussitôt le supplice d’Eulalie ; mais, touché de sa jeunesse, il essaie de la sauver.

« Considère, lui dit-il, les joies et les honneurs que l’hymen te fera moissonner, et si tu n’es pas émue par l’or et par la pourpre de l’hyménée, par la tendresse de tes vieux parents, dont tu abrèges les jours, vois les apprêts d’un épouvantable supplice. » La martyre ne répond rien ; mais elle frémit, renverse les idoles et foule aux pieds les gâteaux de farine et les encensoirs. Aussitôt deux bourreaux déchirent sa tendre poitrine ; un ongle de fer sillonne de chaque côté son flanc virginal et la dépouille jusqu’aux os. Eulalie compte ses blessures. « Seigneur, s’écrie-t-elle, ta passion est écrite sur mon corps ! » Bientôt la flamme des torches embrasées l’enveloppe ; une colombe plus blanche que la neige sort de sa bouche ; elle s’élance et vole du côté des cieux. C’est l’âme d’Eulalie qui s’élève vers les célestes sanctuaires… Son cou fléchit, le bûcher s’éteint, le repos est rendu à ses membres inanimés, le vent souffle dans l’air et, joyeux, semble applaudir… »

Les hymnes qui suivent racontent les fastes glorieux de l’Église d’Espagne qui, de siècle en siècle, a compté des martyrs ; elles nous transportent en Afrique pour nous faire admirer à la fois l’éloquence de Cyprien et sa mort courageuse ; à Antioche, pour nous dire le supplice de saint Romain et exposer la doctrine chrétienne en rappelant les réponses du martyr ; elles nous ramènent à Rome, où elles nous montrent les tombeaux des apôtres Pierre et Paul, et nous font assister aux tortures d’Hippolyte, immolé à Ostie, puis enseveli dans les catacombes.

Ce martyr était un simple prêtre, suivant les uns, un évêque d’Ostie, suivant les autres, qui, après avoir professé les principes stricts de Novatien sur la pénitence, était rentré dans le sein de l’Église catholique. En l’an 252, sous l’empereur Décius, il dut comparaître devant le gouverneur qui persécutait alors les chrétiens d’Ostie. Assis au milieu des bourreaux et de la foule de ses serviteurs, il siégeait sur un trône élevé. Brûlant du désir de ramener à l’idolâtrie les disciples de la foi, il avait fait enfermer dans le réduit empesté d’une prison une foule considérable de ces hommes aux longs cheveux, et il les avait condamnés aux plus horribles tortures. Ici, on entendait le cliquetis des chaînes ; là, les ongles de fer pénétraient jusqu’aux côtes, ouvraient de larges blessures et mettaient le foie en pièces… Tout à coup se présente devant le tribunal un vieillard chargé de chaînes. A sa vue, la foule des jeunes gens qui entourent le tribunal frémit, et s’écrie : « C’est le chef des chrétiens ! qu’on lui tranche promptement la tête ! … » Tous réclament à grands cris un supplice inouï. « Quel est ton nom ? dit le gouverneur. — Hippolyte, crie-t-on de toutes parts. — Qu’il soit alors un nouvel Hippolyte, qu’il aiguillonne et mette en fureur ses coursiers, et qu’il périsse mis en pièces par ses chevaux furieux. »

A peine le gouverneur a-t-il prononcé ces paroles qu’on prend deux chevaux encore indomptés. On les soumet à un joug tout nouveau pour eux. Elevés loin des étables, jamais ils n’ont été caressés doucement par la main d’un maître ; jamais ils n’ont eu à obéir à la volonté d’un cavalier. Ces deux animaux encore sauvages viennent de quitter le troupeau qui les a vus naître ; leur cœur indomptable est en proie à une crainte farouche. Malgré leur résistance, on les attelle ensemble, et le même frein qui unit leurs bouches les accouple malgré eux. Au lieu de timon, une corde les sépare et bat leurs flancs. Elle s’étend depuis le joug jusque derrière leurs pieds et même les dépasse. Au bout de cette corde, là où des empreintes circulaires marquent sur la poussière la route suivie par les chevaux, on attache un lacet qui étreint les pieds du martyr, lui serre les jambes et les lie à la corde. Soudain on excite ces chevaux de la voix et du fouet, on perce leurs flancs d’aiguillons acérés. « Ces chevaux emportent mes membres, ô Christ, s’écrie le vieillard ; mais toi, tu emportes mon âme ! » Ce furent ses dernières paroles.

« Les chevaux s’élancent alors avec rapidité. Ils se précipitent à travers les forêts et les rochers ; les rivages des fleuves ne ralentissent pas leur course ; les torrents n’arrêtent pas leur élan ; ils foulent les buissons et surmontent tous les obstacles. Ils traversent les vallées et les collines et franchissent les hauteurs. Le corps du martyr est peu à peu mis en pièces ; la campagne, hérissée de ronces et d’épines, se couvre çà et là des lambeaux de sa chair… » Une peinture murale offre une image de ce supplice, et, grâce à une ingénieuse combinaison des couleurs, elle en reproduit les affreux détails. Cette image est peinte sur le tombeau du martyr. « Excellent évêque, » dit Prudence s’adressant à l’Espagnol Valérien avec lequel il s’était étroitement uni, « j’ai vu les gouttes empourprées tombées sur les buissons. » Une main habile à imiter le vert sombre des feuillages épineux avait représenté avec du vermillon la rougeur du sang. On voyait les membres en lambeaux, gisant çà et là sans ordre. Là où la route se brise en deux chemins, le peintre avait placé des amis suivant les traces du saint en versant des pleurs.

Une hymne en l’honneur du martyre de sainte Agnès termine le livre des Couronnes. Elle célèbre le courage indomptable de cette jeune romaine que nul supplice, même le plus infamant et le plus ignominieux de tous, n’avait pu fléchir. Le poète s’élève à une grande hauteur dans ce sujet où il avait à traiter une matière particulièrement délicate. L’église de Sant’ Agnese in Piazza Navona, à Rome, rappelle le triomphe de la pureté de cette jeune martyre.

Prudence composa encore, comme nous l’avons dit, des poèmes d’un caractère polémique et apologétique. Il faut d’abord mentionner ses deux livres Contre Symmaque. Ici quelques mots d’introduction sont nécessaires.

Après la bataille d’Actium, Auguste, maître de l’empire, avait fait élever en l’honneur de Jules César la Curia Julia, et fait placer dans cette basilique une statue et un autel de la Victoire que les sénateurs, à l’ouverture de leurs sessions, devaient honorer par des libations et des sacrifices. Cet autel fut aboli par Constance, puis peu après rétabli par Julien l’Apostat. Les empereurs chrétiens Jovien et Valentinien l’Ancien le laissèrent subsister ; mais lorsque Gratien fut parvenu à l’empire, il fit de nouveau disparaître du Sénat l’autel et la statue de la Victoire, et adjugea au fisc les revenus des prêtres et des vestales. En 382, Aurèle Symmaque, préfet de Rome, prince du Sénat et pontife, l’un des derniers représentants du vieil esprit païen, demanda, mais en vain, le rétablissement de l’autel de la Victoire. Sous Valentinien le Jeune, il renouvela sa requête, dans une adresse célèbre qui a été conservée : « Nous craignons, disait-il, de nous aliéner la Victoire, si nous ne rendons pas hommage à sa divinité… Qu’ils outragent sa puissance ceux qui n’ont pas éprouvé son secours ! Mais vous, ne repoussez pas une protection qui déjà a bien servi vos armes… » Puis, faisant allusion aux serments d’obéissance à l’Empereur, qu’il était autrefois d’usage de prêter sur l’autel de la Victoire, il s’écrie : « Où prêterons-nous désormais serment à vos lois et à vos paroles ? Quelle religion épouvantera l’âme perfide et lui interdira le mensonge dans les témoignages ? Tout est plein de Dieu, sans doute, et il n’y a pas un lieu d’asile pour les parjures ; mais c’est un puissant secours contre la pensée du crime que d’être pressé par la présence même d’un objet sacré ! Cet autel est la garantie de la fidélité. Rien ne donne plus de crédit à nos décisions que de paraître rendues sous la foi du serment. Cette assemblée devenue profane sera donc ouverte aux parjures ! »

Symmaque, s’attachant ensuite à l’autorité de la tradition et des siècles, donnait, dans une prosopopée célèbre, la parole à l’antique Rome, et lui prêtait ce discours : « Prince, père de la patrie, respecte la vieillesse où je suis parvenue sous cette loi sacrée ; laisse-moi mes antiques solennités. Je n’ai pas lieu de m’en repentir : ce culte a mis l’univers sous mes lois ; ces sacrifices, ces cérémonies saintes, ont écarté Annibal de nos murs et les Gaulois du Capitole. Ai-je vécu si longtemps pour recevoir l’affront d’un tel blâme ? Que si l’on veut me donner de nouvelles institutions, j’en délibérerai ; mais quant à changer les anciennes, il est trop tard aujourd’hui, et c’est me faire injure que de songer à me réformer à mon âge… » « Ainsi, reprenait l’orateur, pour nos dieux indigènes, pour les divinités qu’ont adorées nos pères, nous demandons la paix. Il est juste de reconnaître sous tant d’adorations différentes une seule divinité. Nous contemplons les mêmes astres ; le même ciel nous est commun ; le même monde nous enferme. Qu’importe de quelle manière chacun cherche la vérité ? Une seule voie ne peut suffire pour arriver à ce grand secret de la nature… » Dans le reste de cette requête, Symmaque réclamait les revenus et les titres enlevés au sacerdoce païen, et le droit de tester en faveur des prêtres et des vestales, que Gratien avait aboli. « Que le trésor des bons princes, disait-il, se remplisse des dépouilles de l’ennemi, et non de celle des prêtres. Que les mourants dictent leur volonté avec confiance, et qu’ils sachent que, sous des princes qui ne sont point avares, les testaments sont inviolables. Hé quoi ! la religion de Rome est-elle mise hors du droit romain ? Quel nom donner à cette usurpation de fortunes particulières que nulle loi n’a frappées ? Les affranchis reçoivent les biens qui leur sont légués. On ne conteste pas aux esclaves les avantages qu’un testament leur assure. Les nobles vierges de Vesta et les ministres des saints mystères se voient seuls exclus des possessions transmises par héritage. Que leur sert-il de dévouer au service de la patrie la chaste pureté de leurs corps, d’appuyer l’éternité de l’empire sur les secours célestes, d’étendre sur vos armes et sur vos drapeaux la salutaire influence de leurs vertus, et de former des vœux efficaces pour tous ? Ils ne jouissent pas des droits établis pour tous. Hé quoi ! l’obéissance que l’on rend aux hommes est donc mieux payée que le dévouement aux dieux ! Par là, nous faisons tort à la république qui ne gagne jamais rien à être ingrate… »

La requête de Symmaque trouva deux fois un éloquent contradicteur dans la personne d’Ambroise, évêque de Milan. Libre et hardi conseiller des princes, il s’éleva avec force contre la requête des sénateurs païens et menaça de retrancher Valentinien de la communion de l’Église s’il obtempérait à leur demande. Dans deux adresses à l’Empereur, il reprit point par point les griefs de son adversaire et les réfuta avec la science d’un juriste et l’habileté d’un avocat. Il y a dans son plaidoyer un passage d’une noble éloquence. C’est celui où il salue l’approche des temps nouveaux. A ses yeux se découvrent les blanches moissons prophétisées par le Seigneur ; le christianisme est le terme vers lequel gravitait l’humanité. « Toutes choses, dit-il, s’améliorent par un progrès constant. Le monde n’était d’abord qu’un chaos ténébreux, lorsque la terre, s’affranchissant enfin de l’obscurité humide qui pesait sur elle, s’est étonnée de voir reluire le soleil. Le jour a une aurore avant d’atteindre son midi ; la terre traverse l’hiver avant d’avoir sa saison des fleurs ou des fruits ; nous avons commencé par être des enfants avant d’être des hommes faits. O vous qui nous reprochez ces grandes nouveautés, reprochez donc à la lumière de remplacer la nuit, reprochez à la vérité de remplacer l’erreur, reprochez à l’homme adulte sa maturité, reprochez à l’automne de couronner l’année de moissons et de vendanges. Notre moisson à nous, ce sont les âmes des fidèles ; la vendange de l’Église, c’est l’abondance des grâces. Elle avait eu sa fleur chez les saints qui étaient à l’origine du monde. Maintenant elle porte ses fruits ; l’erreur est dissipée, et la vérité a prévalu par la justice. »

La lettre d’Ambroise fut lue dans le consistoire impérial, aussitôt après le mémoire de Symmaque, et le jeune Valentinien, gagné par l’accent généreux de l’évêque, donna gain de cause au représentant de l’Église. « Je ne puis, dit l’Empereur, défaire ce que mon frère a fait, car je ne veux pas être moins pieux que mon frère. »

En 392, après l’assassinat du jeune Valentinien par Arbogaste, le rhéteur païen Eugène, qui régna jusqu’en 394, rétablit l’autel de la Victoire. De nouveau abattu par Théodose le Grand et ses fils, il semblait vouloir reparaître sous Honorius, dont les Goths menaçaient la capitale. C’est à cette occasion que Prudence entreprit une nouvelle réfutation de la requête de Symmaque, dans les deux livres intitulés : Contra Symmachum. Dans le premier, il décrit les hontes du paganisme et les conquêtes morales accomplies par la doctrine chrétienne. Ce livre s’ouvre par le récit du naufrage de Paul à Malte, et de la morsure que lui fit une vipère. Après les tempêtes de la persécution, l’Église a été à plusieurs reprises exposée aux morsures du paganisme ; mais, comme l’Apôtre, elle a secoué le serpent, dont le venin n’avait pu atteindre son cœur. Cependant les âmes des simples peuvent être mises en péril par le poison de l’erreur ; il faut donc de nouveau le combattre. Veiller au salut de ses sujets est le devoir du successeur de Romulus. Du reste, que sont les dieux du paganisme, sinon de petits rois qui se firent adorer, pour légitimer leurs coupables actions ? En même temps que certains peuples adoraient leurs premiers chefs, d’autres adoraient les forces de la nature et les personnifiaient. « Nos pères ont pris pour dieux tout ce que la terre et l’Océan produisent d’admirable : les collines, les mers, les fleuves, les flammes. Ils les ont représentés sous diverses figures, et ont donné à leurs statues muettes des noms d’hommes, appelant l’Océan Neptune, et le feu Vulcain… » Constantin apparut, et avec lui le triomphe de la croix. S’adressant alors à la Ville Éternelle, le poète s’écrie : « Illustre capitale de l’univers, garde-toi, après une telle victoire, de te fabriquer de vains fantômes et des idoles, pour en faire l’objet d’un culte insensé ; ne méprise pas la puissance du vrai Dieu, maintenant que tu l’as éprouvée. Renonce à tes fêtes puériles, à tes rites ridicules et à des cérémonies indignes d’un si grand empire… Du reste, Sénat et peuple ne se tournent-ils pas vers l’Évangile, et les chrétiens ne forment-ils pas la majorité des citoyens ? Sont-ils nombreux ceux qui ne méprisent pas l’autel sanglant et infect de Jupiter ? Tout ce peuple, pauvre, obligé de monter sur les toits pour atteindre sa demeure, nourri du pain qu’on distribue du haut des gradins élevés ; tout ce peuple se presse au pied du mont Vatican, où sont conservées, comme un gage d’amour, les cendres de saint Pierre. Il accourt en foule compacte dans le temple de Latran, d’où il rapporte le signe sacré de la croix et l’onction royale du chrême… »

Dans le second livre contre Symmaque, Prudence réfute directement la requête de cet orateur. Le préfet de Rome prétendait que la statue de la Victoire était l’origine de toutes les gloires de la patrie, qu’elle seule avait soumis le monde au peuple romain. Prudence montre que ces victoires ont été dues à de tout autres causes. En constituant sous l’autorité du sénat une puissante unité politique, Dieu avait voulu frayer la route à l’unité religieuse. « Romains, je vous dirai pourquoi de si beaux succès ont couronné vos efforts, pour quelle cause votre gloire s’est accrue, d’où vient que votre puissance a dompté le monde. Dieu, voulant rapprocher les peuples séparés par leurs langues, les royaumes dont le culte était différent, a décrété que tout ce qui pouvait être façonné par les mœurs serait uni sous un même commandement et supporterait sous un même joug des liens faciles, et qu’ainsi l’amour de la religion tiendrait rapprochés les cœurs des hommes… Les différentes nations n’ont plus formé qu’un seul peuple. C’est ainsi que la voie a été préparée pour la venue du Christ. »

Prudence s’élève ensuite contre la faute qu’il y a à vouloir conserver une erreur, parce qu’elle est ancienne. Du reste, l’histoire est là pour le prouver, le monothéisme chrétien est plus ancien que l’idolâtrie. Il est le culte primitif. D’accord avec la Bible et de nombreux savants de nos jours, le poète ne croit pas que le monde ait commencé par le polythéisme pour s’élever progressivement jusqu’au dogme de l’unité de Dieu. C’est la décadence et non point la perfectibilité qui est la tendance de l’homme après l’entrée du péché dans son cœur. Du temps du déluge, et plus anciennement encore, Dieu était adoré par ceux qui les premiers cultivèrent la terre. Ils ne commencèrent point par le fétichisme ; c’est par là qu’ils finirent. « Et puisque nous parlons du culte romain, » s’écrie le poète, « je puis prouver que pendant longtemps le peuple issu du sang d’Hector n’a pas honoré beaucoup de divinités, s’est contenté de rares temples et n’a élevé sur les collines qu’un petit nombre d’autels. Rome ensuite se donna des dieux innombrables, lorsque par son courage elle eut soumis des villes et remporté de glorieux triomphes. Au milieu des ruines fumantes des temples, la main armée des vainqueurs s’empara des idoles de l’ennemi et les traîna à Rome comme des captifs, en les adorant comme des dieux. Cette idole a été prise quand fut saccagée Corinthe aux deux mers ; cette autre est devenue notre proie durant l’incendie d’Athènes. Cléopâtre vaincue nous a donné plusieurs effigies à tête de chien. Toutes les fois que l’invincible Rome a reçu en battant des mains le char d’un général triomphant, elle a augmenté le nombre de ses autels et de ses dieux ; elle s’est fait, avec ses dépouilles, de nouvelles divinités. »

Prudence est surtout intéressant dans sa réponse aux plaintes de Symmaque à l’occasion des vestales. L’orateur païen avait protesté contre l’abolition de leurs prérogatives, et montré dans les fléaux qui frappaient l’empire un châtiment des dieux. Les vestales ne sont-elles pas le soutien de la république ? Leur pureté, leur virginité ne sont-elles pas dignes d’hommage ? Or, depuis les conquêtes du christianisme, on ne les respecte plus. Leur pureté, répond Prudence, n’était que l’annonce d’une pureté plus parfaite ; et le monde, témoin des sacrifices volontaires des vierges chrétiennes, pourrait-il admirer encore les sacrifices forcés des vestales ? Du reste, quelle est la valeur de la virginité ? quelle est la loi qui règle toute la gloire de leur pudeur ? Le poète le dira avec une courageuse franchise. « D’abord on s’empare d’elles dès leurs plus tendres années, avant que par un libre choix de leur volonté propre, par une estime fervente de la chasteté et par amour pour les dieux, elles aient repoussé les liens du mariage qu’elles ont droit de contracter. Une pudeur captive est amenée devant des autels maudits… Il leur reste une espérance qui les empêche d’éteindre en elles toute flamme. Un jour, il leur sera permis d’allumer de tardifs flambeaux et de se livrer aux fêtes de l’hymen avec des cheveux blancs et un visage décrépit. Devenues vieilles, après s’être acquittées de leur labeur pieux, elles contractent mariage et détestent le feu sacré qu’a servi leur jeunesse… Pendant que les tresses d’une mitre lient les cheveux flottants de la vestale, et que, prêtresse sans époux, elle attise de fatals charbons, elle est portée au milieu des places de la cité comme une pompe publique. Assise mollement sur un char, le visage découvert, la vierge se donne en spectacle à la ville étonnée. Puis, cette chaste pudeur, cette piété qui ne connaît pas le sang va s’asseoir au théâtre, pour voir les cruels combats des gladiateurs, pour repaître ses yeux du spectacle des morts et des blessures, gagne-pain des combattants. Elle s’assied, le cou orné de bandelettes vénérables, et jouit de toutes les luttes. O âme tendre et douce ! Elle se lève aux grands coups, et toutes les fois que le vainqueur plonge son fer dans la gorge du vaincu, elle dit que ce sont ses délices. La vierge modeste, en tournant son pouce, ordonne de briser la poitrine de celui qui est renversé à terre, de peur qu’une portion de l’âme ne se cache au fond des entrailles, pendant que le gladiateur percé par le glaive palpite encore. Est-ce pour cela qu’elles méritent d’être regardées comme les protectrices continuelles et vigilantes du Latium et de la majesté de Rome, comme rachetant la vie du peuple et le salut des patriciens ? Est-ce parce qu’elles répandent bien leur chevelure autour de leur cou, parce qu’elles ceignent bien leurs tempes de rubans et mêlent des cordons dans leurs cheveux ? Parce que sous terre, sans autre témoin que les ombres, elles égorgent dans la flamme les victimes lustrales et murmurent des prières confuses ? Parce que, assises à la meilleure place du cirque, elles regardent combien de coups de lance et de javelot frappent un visage d’airain, par combien de plaies ouvertes le blessé répand son sang sur l’arène en fuyant et laisse après lui des traces sanglantes ? … »

[Les vestales, prêtresses de Vesta, étaient chargées d’entretenir le feu sacré sur l’autel de la déesse. Elles ne devaient avoir, au moment de leur admission, ni plus de dix ans, ni moins de six ; il fallait qu’elles fussent exemptes de défaut corporel, que leurs père et mère fussent vivants, de naissance libre, établis en Italie, et n’exerçassent aucun métier déshonnête. Le temps de leur ministère, durant lequel elles étaient tenues de garder la chasteté, était de trente années ; les dix premières étaient une espèce de noviciat, où elles apprenaient les mystères sacrés ; les dix suivantes, elles en faisaient les fonctions ; les dix dernières, elles instruisaient les novices. Après les trente années, elles pouvaient renoncer au sacerdoce et même se marier. Elles avaient, entre autre privilèges, ceux de n’être assujetties ni à la puissance paternelle, ni à la tutelle, de pouvoir tester sans curateur, d’être crues sans serment en justice, de se faire précéder de licteurs en public, d’occuper une place d’honneur dans les spectacles, et de sauver la vie au criminel qu’elles rencontraient par hasard. Outre le feu sacré, il paraît qu’elles gardaient le Palladium et les dieux de Samothrace apportés en Italie par Enée. Quand elles avaient laissé éteindre le feu de Vesta, elles étaient punies du fouet. Celles qui violaient le vœu de chasteté étaient enfermées avec du pain, de l’eau, un pot de lait et un peu d’huile, dans un caveau souterrain, près de la porte Colline, en-dedans des murs de Rome, et on les y laissait mourir. En onze siècles, vingt vestales seulement furent convaincues de ce crime, treize furent enterrées vives, les autres périrent par divers supplices à leur choix. Il y avait des vestales en Etrurie et chez les Sabins, avant la fondation de Rome ; Rhéa Sylvia, mère de Romulus et de Rémus, faisait partie de cet ordre de prêtresses. Numa transporta cette institution à Rome, et créa, dit-on, deux vestales, puis deux autres. Servius Tullius porta leur nombre à six. Elles portaient de longues stoles blanches, dont la partie supérieure était ramenée sur la tête jusqu’aux oreilles. Le collège des vestales se relâcha, sous les empereurs, de la rigidité de ses règlements ; restauré par Domitien, il fut aboli par Théodose, en 389. (Dezobry et Bachelet, Dictionnaire général de biographie et d’histoire.)]

Le poème contre Symmaque se termine par une prière à l’Empereur d’abolir les combats de taureaux et ceux de gladiateurs. En le faisant, il marchera sur les traces augustes de son prédécesseur.

Trois écrits importants de Prudence nous restent à analyser, écrits didactiques et polémiques, inférieurs en valeur littéraire à ceux que nous avons déjà passés en revue, mais qui renferment aussi de véritables beautés. Plus théologiques que les hymnes, ils jettent un jour intéressant sur la doctrine de l’auteur, et par suite sur la théologie de son époque, théologie catholique dans ses grands traits, mais déjà toute pénétrée des erreurs que l’on appelle vulgairement romaines.

Le premier de ces poèmes, intitulé Apotheosis, a pour objet de défendre le dogme de la Trinité, et plus particulièrement celui de la nature divine et humaine de Jésus-Christ contre les hérétiques contemporains ou antérieurs, et spécialement contre les priscillianistes alors fort nombreux en Espagnej. Ce poème ne manque pas de mouvement. Certains morceaux atteignent à la vraie éloquence. Ainsi cette apostrophe aux Juifs qui, en refusant de reconnaître Jésus-Christ pour le Messie, niaient sa divinité : « O Israël, ô arbre dont les rameaux heureux étaient couverts jadis d’un épais feuillage ! ta sève était abondante et tes fruits savoureux. Te voilà devenu sauvage, et sur ton pied a été greffé un tronc nouveau qui reverdit et se revêt d’une écorce prospère. Aie pitié de ton malheur ! le rejeton qui croît sur ton pied sauvage ne méprise pas cette souche étrangère ; mais il t’avertit de te souvenir de ta propre origine, de ne plus flétrir tes branches d’une sève amère, de ne pas porter envie aux rameaux touffus qui ombragent tes cimes. Tu blasphèmes le Christ-Dieu, ô le plus ingrat des peuples ; mais, dis-nous, quel est donc le sang qui rend si solennelle ta fête pascale ? … Ne sais-tu pas, insensé, que tu traces le symbole de notre Pâque, et que les sacrements de l’ancienne loi ne sont que l’ébauche, les premiers traits de l’œuvre achevée par l’immolation véritable, l’immolation qui a teint notre front d’un sang protecteur, qui a marqué d’un signe notre bouche, qui a sanctifié par une onction sacrée notre corps, maison de notre âme ? »

j – Les priscillianistes enseignaient que la nature divine du Seigneur avait été soumise à la souffrance.

Il faut citer encore ce récit d’un fait qui s’était passé dans la jeunesse de Prudence, sous le règne de Julien l’Apostat : « Cet empereur courbait sa tête auguste devant les pieds d’argile de Minerve, baisait les sandales de Junon, se prosternait devant Hercule, couvrait de cire les genoux de Diane, abaissait son front devant un Apollon de plâtre, et faisait fumer les entrailles des victimes sous le cheval de Pollux. Il voulut un jour verser des flots de sang pour apaiser Hécate. Déjà étaient rassemblés les troupeaux de vaches que devaient frapper les haches sacrées des pontifes ; les couronnes de cyprès ombrageaient le front des génisses liées pour le sacrifice. Déjà le grand-prêtre, paré des bandelettes accoutumées, avait plongé le couteau sacré dans les entrailles des victimes ; ses mains ensanglantées détachaient les fibres qui palpitaient, saisies du froid de la mort. Examinant les dernières pulsations de la vie dans les cœurs encore tièdes, il calculait, pour les interpréter, leur nombre et leur terme. Tout à coup, le grand-prêtre pâlit au milieu du sacrifice, et s’écrie : « Qu’ai-je fait ? Je ne sais quelle divinité meilleure et plus puissante, excellent Empereur, intervient sur nos autels ; une divinité que ne peuvent souffrir ni les coupes pleines de lait écumant, ni le sang des brebis égorgées, ni la verveine, ni les couronnes de fleurs. Je vois au loin se disperser les ombres évoquées. Proserpine recule épouvantée ; ses torches sont éteintes ; dans sa fuite, elle a brisé son fouet. Aucun murmure secret ne se fait entendre. Les hymnes thessaliens sont inutiles, aucune victime ne peut rappeler les mânes effrayés. Ne voyez-vous pas le feu pâlir dans les encensoirs glacés ? Les tisons s’éteignent sous une cendre blanche ; le prêtre palatin ne peut plus tenir la patène, sa main tremblante laisse couler le baume ; le flamine s’étonne de voir tomber de son front sa couronne de laurier ; la victime trompe le glaive mal assuré. Sans doute, quelque jeune adorateur du Christ s’est glissé parmi nous. La robe du grand-prêtre et les autels où reposent les dieux tremblent devant cette race d’hommes. Loin d’ici tous les baptisés, tous ceux qui ont reçu l’onction du chrême ! Que la belle Proserpine siège de nouveau sur son autel relevé. » Il dit, et tombe à demi-mort, comme s’il avait vu le Christ lui-même le menaçant de sa foudre. Le prince, lui aussi, semble inanimé ; il pâlit, dépose son diadème, et promène ses regards sur les assistants, pour découvrir quel est celui qui a reçu l’onction du chrême, et marqué sa tête du signe de la croix ; quel est celui dont le front empêche les murmures magiques de se faire entendre. Il surprend, au milieu d’une troupe de jeunes guerriers à la blonde chevelure, un écuyer, garde de la pourpre impériale. Le jeune homme confesse sa foi, et, rejetant sa riche lance armée d’un double fer, déclare qu’il porte le signe du Christ. Le prince épouvanté, s’élance, renverse le grand-prêtre, et s’éloigne seul et sans suite du temple de marbre. La foule, effrayée, oublie l’Empereur, relève vers le ciel son visage abaissé vers la terre, et invoque Jésus-Christ. »

L’Hamartigénia traite de l’origine du mal, et réfute le dualisme de Marcion, qui attribuait à un démiurge l’existence du péché dans le monde. L’homme, au moment de sa création, était pur dans son âme et dans son corps. Il est devenu mauvais par sa faute. Le démon l’a tenté, et il a succombé volontairement à cette tentation. L’ange déchu, jaloux du bonheur de l’homme, avait juré sa perte. « Il avait vu l’argile s’échauffer sous le souffle de Dieu, prendre son image et sa ressemblance. Un maître venait d’être donné aux créatures : la terre, les mers, les cieux devaient servir l’homme et leur payer un tribut comme au roi de ce monde. Une ardente fureur enfle l’esprit du serpent. Le fiel qui ronge ses entrailles augmente sa méchanceté. » — Toutefois l’homme déchu ne doit accuser que lui-même de son malheur. « Va, ô homme, dit Dieu à Adam, va, le souffle de ma bouche divine t’a rendu puissant ; l’univers t’obéit ; tu es l’arbitre du monde et l’arbitre de toi-même, le juge de ton âme. Ne sois soumis qu’à moi, mais de ton propre mouvement. Que ta soumission soit libre ; ton jugement n’est pas enchaîné. Je ne force pas ; je n’exige pas avec violence, mais je t’avertis de fuir l’injustice et de pratiquer la justice. La lumière est la compagne du juste ; l’horrible mort est la compagne du méchant ; choisis ce qui te donne la vie. Ta vertu t’élèvera dans le ciel pour l’éternité ; ta faute te damnera éternellement. La liberté que je t’accorde te procurera l’une ou l’autre destinée. » Riche d’un tel amour et d’un tel bienfait, l’homme hésite ; il transgresse l’ordre qui lui est imposé ; il choisit sciemment et volontairement la mort ; il croit plus utile pour lui ce que lui a conseillé le serpent trompeur et ce que Dieu lui a défendu. Mais le serpent n’a fait qu’exhorter et conseiller ; il n’a pas poussé avec un irrésistible empire. Que répondit la femme coupable au Seigneur qui lui reprochait son crime ? Que, séduite par les conseils trompeurs d’un serpent, elle avait persuadé son époux ; mais l’époux lui-même consentit librement. Pouvait-il, dans la liberté d’un esprit droit, mépriser le Tentateur ? Il le pouvait ; car, auparavant, Dieu l’avait exhorté à suivre volontairement une voie meilleure. Mais lui, méprisant ce conseil, eut plus de confiance en son cruel ennemi. »

En désobéissant à Dieu, Adam et Eve ont placé toute leur postérité dans un état de péché, et la création tout entière a dévié de sa primitive origine.

« Alors, dit Prudence, les lions cruels apprirent à se nourrir du sang innocent des génisses, à déchirer d’une dent féroce les taureaux soumis au joug et à tuer le berger. Attiré par des bêlements plaintifs, le loup s’efforça d’envahir pendant la nuit les bergeries pleines de brebis. Tout animal eut par instinct l’habileté rusée qu’exigent le vol et le meurtre… Quoique des murailles de pierre entourent les jardins florissants, quoique des haies épaisses servent comme de fortification aux champs où croît la vigne, le hanneton dévastateur rongera les germes et les bourgeons, et les oiseaux gourmands dévoreront les raisins. Parlerai-je des herbes dont les fibres sont enduites de poison et pleines d’un suc dangereux qui peut donner la mort ? Voilà qu’une saveur nuisible fermente dans les tendres rejetons, tandis qu’auparavant la nature ne produisait qu’une ciguë inoffensive, tandis que la brillante fleur qui pare le vert laurier-rose offrait aux chèvres folâtres une nourriture salutaire. Les éléments ne connaissent plus de mesure ; ils entraînent, ils précipitent tout. Leurs forces, qu’aucune loi ne domine, ébranlent l’univers. Les aquilons dans leurs luttes brisent les bois ombreux. Les forêts tombent déracinées par d’irrésistibles tempêtes. Ailleurs, le torrent rapide répand ses eaux impétueuses au delà des rives qui devaient le contenir, et il erre en maître au milieu des champs dévastés. A leur naissance pourtant, les éléments n’avaient pas la fureur qui les agite ; mais tout s’est révolté, et les lois qui maintenaient la paix ont été violées. »

Tenté une première fois dans la personne de son premier père, l’homme continue à l’être. Son cœur coupable se complaît dans le mal. « La femme n’est pas contente de sa beauté native ; elle veut étaler une forme et un éclat menteurs, comme si la main du Dieu qui l’a créée lui avait donné un visage imparfait. Il faut que les couleurs de l’hyacinthe brillent sur le tissu qui entoure son front, que des guirlandes aussi éclatantes que le feu environnent son cou, que de vertes émeraudes soient suspendues à ses oreilles. La blanche perle des coquillages luit dans les tresses de ses cheveux, dont l’arrangement est maintenu avec des chaînes d’or. Avec quel dégoût j’énumérerais les soins sacrilèges de ces mères qui teignent de fard un visage enrichi des bienfaits de Dieu ! Elles osent oindre leur peau, afin qu’elle perde sa couleur naturelle et prenne une couleur fausse qui rende leurs filles méconnaissables… Les hommes à leur tour se réjouissent de devoir leurs vêtements, non à la toison des brebis, mais aux brillantes dépouilles des arbres d’Orient. Ils enveloppent leurs corps de tissus percés à jour. Pour eux, l’art du teinturier trempe le fil dans le suc des herbes et fait se jouer sur la toile diverses figures et diverses couleurs. On ne leur tisse que la laine la plus douce au toucher… »

Immédiatement après la mort, l’âme paraît devant Dieu pour être jugée. Pour elle, le temps de l’épreuve est passé, l’éternité commence. « Tous les hommes ont la même nature, dit le poète, mais tous n’arrivent pas à la même destinée, parce leurs volontés sont différentes. Lorsque, par un ciel serein, une blanche nuée de colombes descend dans un champ couvert de fruits où le rusé chasseur a tendu ses filets, enduit ses baguettes d’une glu épaisse, et semé du grain, appât trompeur, les unes, séduites par ce grain fallacieux, embarrassent leur bec avide dans les nœuds d’un filet, ou alourdissent leurs ailes dans la glu qui les tient attachées ; mais celles que le désir de manger ne séduit pas voltigent en sûreté sur un gazon stérile et se gardent bien de tourner les yeux vers une nourriture insidieuse. Quand le moment est venu de remonter vers les cieux, les unes prennent un libre essor dans l’espace et planent en l’air les ailes déployées, les autres gisent captives, se débattant à terre, blessées, les plumes brisées, et ne reverront plus leur empire aérien. Ainsi les âmes descendent toutes du ciel avec la même pureté, mais elles sont retenues ici-bas vaincues par de voluptueux attraits. Peu remontent vers le ciel d’où elles sont venues ; beaucoup se repaissent d’aliments fangeux qui ne leur permettent pas de parcourir des régions célestes. Voilà pourquoi le Père tout-puissant, qui prévoit tout, allume le livide Tartare… Dieu veut que dans les gouffres de l’enfer des vers rongeurs augmentent sans cesse l’éternel châtiment du crime ; il sait qu’il y a dans nos corps une vie que son souffle a créée, et que notre âme ne peut mourir ; elle ne peut pas non plus retourner dans le ciel, étant souillée par le vice. Il faut donc qu’elle soit précipitée à jamais dans le puits brûlant de l’abîme. Il a donné aux vers, aux flammes, aux tourments une durée immortelle, pour que ne finisse pas le châtiment d’une âme qui ne peut finir. Les supplices s’emparent d’elle comme d’une proie qui leur est livrée à jamais ; il n’y a pas de mort pour ceux qui gémissent ; ils pleurent éternellement. La mort elle-même les force à vivre : Mors deserit ipsa æternos gemitus et flentes vivere cogit. »

De même que l’enfer sera l’éternel séjour des méchants, le ciel sera l’éternel séjour des justes. Délivrée de sa prison terrestre, l’âme fidèle. s’élèvera d’étoile en étoile jusqu’à sa primitive demeure, où, couchée sur un lit de fleurs, séparée des damnés par un large espace, elle jouira d’une éternelle félicité.

Dans quelques beaux vers qui terminent le poème, Prudence adresse à Dieu une timide prière. N’osant espérer que le ciel soit son partage, il demande que son châtiment soit léger. On a voulu voir dans les paroles qui suivent la croyance en un purgatoire : « O Dieu, auteur de mon âme, ô Christ de la bouche de qui procède le Saint-Esprit, Dieu avec toi ! c’est de toi que j’ai reçu ma vie. Tu seras mon juge, et je tremble, et je pâlis. Tu seras mon juge, et j’espère… Ah ! de grâce, lorsque mon âme abandonnera ce corps, demeure fragile formée de nerfs, d’os, de sang et de fiel, où elle habite en se souillant, chargée des liens funestes de la volupté, lorsque l’heure dernière, hélas ! aura fermé ces yeux, lorsque cette chair sera ensevelie avec des pleurs et des sanglots, et que l’âme apparaîtra nue à ses propres yeux, fais que je n’aperçoive pas un ravisseur cruel, implacable, furieux, terrible, à la voix et au visage menaçants, qui se hâte de m’entraîner dans l’abîme, de me précipiter dans le noir enfer, pour me faire payer jusqu’à la dernière obole les dettes de ma vie coupable. O Christ ! dans le riche royaume de ton Père il y a plusieurs habitations séparées les unes des autres. Je ne demande pas une maison dans le royaume bienheureux ; que cette demeure s’ouvre au chaste essaim des hommes qui, dédaignant l’or comme une vile poussière, n’ont désiré que tes richesses ; qu’elle s’ouvre à la virginité, dont la blancheur est éternelle, et à toutes les âmes qui ont subi le glaive de la pénitence. Pour moi, il me suffit de ne pas être livré aux esprits de l’abîme, de ne pas être dévoré par les flammes avides de l’enfer. Que mon âme ne soit point ensevelie au fond des fournaises ardentes. Seulement qu’un triste feu me punisse dans les Avernes profonds, puisque les souillures charnelles rendent nécessaire ce châtiment ; mais que les flammes exhalent de douces vapeurs, que leur ardeur s’adoucisse, qu’elles n’aient que de tièdes tourbillons. D’autres, le front ceint de couronnes, seront glorifiés par une immense lumière ; pour moi, que mon châtiment soit léger, que le feu me soit clément. »

La Psychomachie, ou combat de l’âme, est un poème descriptif, qui revêt la forme épique. Aucun autre écrit de Prudence n’a joui, durant le moyen âge, d’une plus grande popularité. Il a inspiré les peintres et les sculpteurs. Dans cette fiction allégorique, riche de couleurs et de traits, les vertus et les vices sont personnifiés. Deux armées nombreuses sont en présence et se disputent le champ de bataille. L’une reconnaît pour chef les péchés capitaux, l’autre obéit aux vertus dont la plus auguste est la foi. La lutte s’engage. Chaque vice tour à tour est vaincu par la vertu qui combat contre lui ; l’idolâtrie par la foi, la volupté par la chasteté, l’orgueil par l’humilité, la débauche par la tempérance, etc. Enfin tous les ennemis de l’âme sont terrassés. Les vertus règnent seules sur ce champ de bataille glorieusement conquis. Elles y construisent un temple où la sagesse fera sa demeure. Il serait trop long d’analyser ce grand poèmek ; nous nous bornerons à en détacher un épisode, celui du combat de la Débauche et de la Tempérance.

k – Bayle, Étude sur Prudence, p. 73 et suiv.

« Un ennemi était venu des extrémités occidentales du monde, la Débauche. Sa chevelure était parfumée, ses yeux errants, sa voix languissante. Elle était enivrée de délices, car sa vie, c’est la volupté… Reposant au milieu des appareils d’un plantureux festin, elle a tout à coup entendu les rauques éclats du clairon qui l’appelle à la bataille. Elle a laissé ses coupes fumantes. Le vin et les parfums ont rendu ses pas chancelants. Dans son ivresse, elle marche à la guerre en foulant aux pieds des rieurs. Portée sur un char somptueux, elle séduit et blesse les cœurs des hommes qui l’admirent. O nouvelle manière de combattre ! Point d’arc dont la corde tendue chasse la flèche, point de javelot qui vole en sifflant, point de fronde aux courroies meurtrières. Sa droite ne brandit pas une lance menaçante, mais sa main lascive répand des fleurs. Elle combat avec des feuilles de rose et verse au milieu des bataillons ennemis ses corbeilles enivrantes. Sa mielleuse haleine amollit les courages et distille jusque dans la moelle des os un venin subtil qui les affaiblit. Ses parfums cruellement doux soumettent les fronts, les cœurs et les âmes. Elle séduit les guerriers bardés de fer et détruit leurs forces. Les voilà vaincus et sans courage ! ils déposent honteusement leurs javelots ! Hélas ! laissant tomber leurs bras languissants, ils admirent avec ravissement le char de la Débauche orné de pierres précieuses aux feux variés, les rênes tissues de fils d’or, qui rendent un son flatteur. Ils ne se lassent pas de contempler l’essieu de l’or le plus pur, les roues dont les rayons sont d’argent et d’une blancheur éblouissante, le cercle d’ambre aux pâles couleurs qui couronne ces roues et maintient les rayons à leur place. Déjà l’armée entière, charmée de se rendre, allait consommer sa perfidie et porter à l’ennemi ses drapeaux, désireuse d’obéir à la Débauche, de se soumettre à son sceptre facile et aux lois sensuelles du plaisir. La Tempérance, forte et courageuse vertu, pleure sur un crime si affreux. Elle gémit de voir l’aile droite de son armée se mettre elle-même en déroute, et ses soldats, jadis invincibles, succomber avant de combattre. Elle fait arrêter le sublime étendard de la croix, qu’elle avait confié sagement au premier bataillon. Elle plante dans la terre ce signe sacré et s’efforce de ramener sa troupe légère, de stimuler les courages par ses prières mêlées de reproches : « Quelle fureur insensée trouble vos âmes et les aveugle ? » s’écrie-t-elle. « Où courez-vous ? A quelles chaînes honteuses tendez-vous ces bras faits pour les armes ? N’en rougissez-vous pas ? à des chaînes où sont entrelacés des lis et des roses empourprées, où des fleurs azurées forment des couronnes printanières ! Oserez-vous contenir avec des lames d’or votre virile chevelure, l’orner de bandelettes éclatantes, verser sur elle une huile embaumée, après que sur vos fronts l’huile sainte a tracé un signe ineffaçable, vous a donné une onction royale, vous a marqués avec le chrême pour l’éternité ? Oserez-vous marcher d’un pas efféminé, revêtir cette robe traînante et faire flotter autour de vos membres les plis moelleux d’un manteau de soie, après avoir porté cette tunique immortelle que la foi pure et sans tache avait tissue d’une main savante, pour en revêtir comme d’une cuirasse impénétrable les cœurs purifiés qu’elle-même avait aidés à renaître ? Irez-vous à ces festins nocturnes où, dans d’immenses coupes, le falerne fume et déborde à flots écumeux ? Les tables, les lits, les vases aux riches ciselures sont blanchis par cette écume jaillissant des amphores qui depuis trop longtemps tiennent captif un vin choisi. La soif du désert n’altère donc plus vos âmes ? Elle est tarie cette source donnée à vos pères et qu’une verge mystérieuse fit jaillir de la fente d’un rocher ! Vous ne vous nourrissez plus de la manne angélique descendue d’abord dans le désert autour des tentes de nos aïeux, et qu’aujourd’hui, plus heureux sous la loi nouvelle, un peuple nouveau recueille bien mieux encore en se nourrissant du sang de Jésus-Christ. Nourris de ces mets sacrés, la honteuse débauche vous entraîne dans les plus immondes repaires. Ceux que nulle colère frémissante, ceux que nulle idole n’a fait reculer, fléchissent devant une danseuse enivrée. Arrêtez-vous, je vous en prie, souvenez-vous de vous-mêmes, souvenez-vous aussi du Christ ! … Allons, si vous êtes prêts à vous réunir sous mes ordres, moi, la Tempérance, j’ouvre la voie à toutes les vertus. Que la Débauche, mauvaise conseillère, escortée de soldats sans nombre, soit châtiée avec toutes ses légions sous les yeux du Christ.

Elle dit, et présente la croix du Sauveur aux coursiers impatients qui traînent le quadrige de la Débauche. Elle appuie sur leurs fronts ce bois vénérable. A l’aspect de ces bras étendus, de ce front rayonnant de gloire, les coursiers effarés reculent, se retournent, se hâtent de fuir, et dans leur aveugle frayeur, se précipitent dans les sentiers abrupts. La conductrice du char se penche vainement sur les rênes pour diriger la course des chevaux. La poussière souille son humide chevelure. Soudain, les roues pirouettent avec rapidité ! A cette secousse, la Débauche tombe renversée sous les roues du char qui passent sur elle et la déchirent. La Tempérance accourt, voit son ennemie gisante et lui porte le coup de mort en jetant sur elle une pierre énorme… La mort du chef disperse et met en fuite l’armée folâtre qu’agite la peur. Les Jeux jettent les premiers leurs cymbales… L’Amour se hâte de fuir, et pressé par la frayeur laisse après lui ses traits envenimés. De son épaule tombent aussi l’arc et le carquois. La Pompe, qui se plaît à étaler une vaine splendeur, est dépouillée de son voile inutile, les fleurs dont se paraît sa beauté lui sont arrachées. On détache ses colliers d’or et les ornements de sa chevelure. Privée de ses attraits menteurs, elle paraît laide et difforme. La Volupté voudrait courir à travers les ronces qui déchirent ses tendres pieds, mais la crainte du danger la force à marcher. Sur tous les chemins qu’a suivis l’armée en déroute gisent des épingles, des voiles, des bandelettes, des écharpes, des diadèmes et des colliers. La Tempérance dédaigne ces dépouilles, et ceux qui marchent sous ses étendards les dédaignent comme elle. »

Quand nous aurons mentionné le Dittocheum, recueil de quarante-huit quatrains qui résument les principaux traits de l’histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament, nous aurons achevé l’énumération des œuvres de Prudence. Ce petit livre, sans valeur poétique, en a une grande au point de vue de l’archéologie sacrée. On peut supposer que ces quatrains étaient destinés à préciser davantage l’enseignement donné au peuple chrétien par la peinture, dans les basiliques du quatrième et du cinquième siècles.

V

A côté des poètes que nous avons nommés jusqu’ici, l’Occident compte encore, au cinquième et au sixième siècle, quelques hymnographes dont les chants sont parvenus jusqu’à nous. C’est Cœlius Sedulus, Ecossais ou Irlandais d’origine, avec ses hymnes : « Herodes, hostis impia, » et « A solis ortus cardine ; » c’est Prosper d’Aquitaine, un laïque et un ami d’Augustin, avec son grand poème contre les semi-pélagiens ; c’est le pape Damase, que l’on considère comme l’inventeur de la rime ; c’est encore Venantius Honorius Clementianus Fortunatus, Italien d’origine, l’ami de la reine Radegonde, dont Augustin Thierry a raconté l’histoire dans ses Récits mérovingiens. Auteur d’un grand nombre de poésies, l’évêque de Poitiers a laissé à l’Église deux hymnes remarquables, introduites dans le bréviaire romain. L’une, c’est le « Vexilla regis prodeunt, » que l’on chante le jour du Vendredi-Saint, pendant la procession, lorsque l’on porte à l’autel l’hostie consacrée ; l’autre, que l’on attribue aussi à Mamert Claudien, est le « Pange, lingua, gloriosi prœlium certaminis. » C’est enfin saint Avite, l’évêque de Vienne, qui a laissé sur la création du monde, sur le péché originel, sur l’expulsion du paradis, sur le déluge, sur le passage de la mer Rouge, etc., six poèmes dont les trois premiers forment une sorte de trilogie, que l’on pourrait appeler le Paradis perdu.

Né peu après le milieu du cinquième siècle d’une famille patricienne d’Auvergne, qui a donné à l’Église plusieurs générations d’évêques, Avitus fut élevé à Vienne, en Dauphiné, dont son père Hesychius occupait le siège épiscopal. A la mort de celui-ci (490), il le remplaça dans la direction de l’Église de Vienne, et déploya, dans un ministère de trente-cinq années (525), les plus grandes qualités de l’esprit et du cœur. Très versé dans les sciences divines et humaines, il devint l’une des gloires de l’épiscopat gaulois et le défenseur attitré de l’orthodoxie contre les ariens. En 499, il prit une grande part à la célèbre conférence de Lyon, tenue en présence du roi Gondebaud. « Quoiqu’il ne fût ni le plus ancien des prélats catholiques par son âge, ni le plus éminent par son siège, Avite, » dit l’Histoire littéraire de la Francel, « défendit leur cause avec tant de force, de lumière, d’éloquence, que ce prince arien fut obligé de s’avouer lui-même convaincu de la vérité, sans néanmoins oser l’embrasser, et les évêques de sa communion réduits au silence et couverts de honte et de confusion. »

lHistoire littéraire de la France, par les religieux bénédictins. Nouvelle édition, publiée sous la direction de M. Paulin Paris, t. III, p. 118.

Malgré le soin consciencieux donné par Avite au gouvernement de son diocèse et aux affaires de l’Église en général, il trouvait encore le temps de cultiver les lettres et la poésie. Plus sage quel’évêque de Poitiers Fortunatus, et plus pieux dans l’emploi de ses talents, il ne consentit à chanter dans ses vers que les œuvres du Créateur, et même en s’y occupant il ne laissait pas de regretter le temps qu’il y donnait, parce qu’il aurait pu l’employer à quelque chose de meilleur. Nous ne nous arrêterons pas ici aux écrits en prose, lettres, homélies, etc. de saint Avite ; nous n’avons à mentionner que ses vers. Ils consistent en deux poèmes, en vers hexamètres, dont le premier, divisé en cinq livres, chante la création, la chute, le déluge, etc., et le second loue la virginité. Ce dernier poème, destiné à sa sœur Fuscine, consacrée à Dieu, est un éloge de la jeune vierge, en même temps qu’un avertissement à pratiquer toutes les vertus chrétiennes, si elle veut que la virginité qu’elle a embrassée lui serve auprès de son céleste époux.

Le poème sur la création, la chute, etc., que M. Guizot dans son Histoire de la civilisation en France a comparé au Paradis perdu de Milton, avec lequel il a de frappantes ressemblances, (quoique rien ne prouve que le poète anglais ait connu l’œuvre de l’évêque gaulois, publiée pour la première fois au commencement du seizième siècle,) ce poème, à côté de réelles beautés, ne s’élève cependant jamais à la beauté classique, et se ressent très fort de l’époque d’imitation et de décadence à laquelle il appartient. Le caractère descriptif domine dans l’œuvre de saint Avite, mais l’imagination y fait généralement défaut. On en jugera par le fragment suivant sur la création de l’homme.

« Dieu place la tête au lieu le plus élevé, et adapte aux besoins de l’intelligence le visage percé de sept trous. C’est là que s’exercent l’odorat, l’ouïe, la vue et le goût : le toucher est le seul qui sente et juge par tout le corps, et dont l’énergie soit répandue dans tous les membres. La langue flexible est attachée à la voûte du palais, de telle sorte que la voix, refoulée dans cette cavité comme par le coup d’un archet, résonne avec diverses modulations à travers l’air ébranlé. De la poitrine humide, placée sur le devant du corps, s’étendent les bras robustes avec les ramifications des mains, etc., etc. »

Ce serait cependant donner une idée fausse de l’œuvre de l’évêque viennois, que de présenter ce fragment d’anatomie descriptive comme type de tout son poème. On y trouve des pages plus heureuses, des descriptions de la nature d’une véritable fraîcheur. Ainsi ce morceau sur le paradis.

« Par delà l’Inde, là où commence le monde, où se joignent, dit-on, les confins de la terre et du ciel, est un asile élevé, inaccessible aux mortels et fermé par des barrières éternelles, depuis que l’auteur du premier crime en fut chassé après sa chute, et que les coupables se virent justement expulsés de leur heureux séjour… Nulle alternative des saisons ne ramène les frimas ; le soleil d’été n’y succède point aux glaces de l’hiver ; tandis qu’ailleurs le cercle de l’année nous rend d’étouffantes chaleurs, ou que les champs blanchissent sous les gelées, la faveur du ciel maintient là un printemps éternel ; le tumultueux Auster n’y pénètre point ; les nuages s’enfuient d’un air toujours pur et d’un ciel toujours serein. Le sol n’a pas besoin que les pluies viennent le rafraîchir, et les plantes prospèrent par la vertu de leur propre rosée. La terre est toujours verdoyante, et sa surface, qu’anime une douce tiédeur, resplendit de beauté. L’herbe n’abandonne jamais les collines, les arbres ne perdent jamais leurs feuilles, et quoiqu’ils se couvrent continuellement de fleurs, ils réparent promptement leurs forces au moyen de leurs propres sucs. Les fruits, que nous n’avons qu’une fois par an, mûrissent là tous les mois ; le soleil n’y fane point l’éclat des lis ; aucun attouchement ne souille les violettes ; la rose conserve toujours sa couleur et sa gracieuse forme… Le baume odoriférant y coule sans interruption de’branches fécondes. Si par hasard un léger vent s’élève, la belle forêt, effleurée par son souffle, agite avec un doux murmure ses feuilles et ses fleurs qui laissent échapper et envoient au loin les parfums les plus suaves. Une claire fontaine y sort d’une source dont l’œil atteint sans peine le fond ; l’argent le mieux poli n’a point un tel éclat ; le cristal de l’eau glacée n’attire pas tant de lumière. Les émeraudes brillent sur ses rives ; toutes les pierres précieuses que vante la vanité mondaine sont là éparses comme des cailloux, émaillent les champs des couleurs les plus variées, et les parent comme d’un diadème naturelm. »

m – Avitus, liv. I, De initio mundi, v. 211-257.

Ainsi encore dans le second chant, intitulé : Du péché originel, cette description de Satan, au moment où il entre dans le paradis, et aperçoit Adam et Ève pour la première fois :

« Lorsqu’il vit les nouvelles créatures mener, dans un séjour de paix, une vie heureuse et sans nuage, sous la loi qu’elles avaient reçue du Seigneur, avec l’empire de l’univers, et jouir, au sein de tranquilles délices, de tout ce qui leur était soumis, l’étincelle de la jalousie éleva dans son âme une vapeur soudaine, et son brûlant chagrin devint bientôt un terrible incendie. Il y avait alors peu de temps qu’il était tombé du haut du ciel, et avait entraîné dans les bas lieux la troupe liée à son sort. A ce souvenir, et repassant dans son cœur sa récente disgrâce, il lui sembla qu’il avait perdu davantage, puisqu’un autre possédait de tels biens ; et la honte se mêlant à l’envie, il épancha en ces mots ses amers regrets :

O douleur ! cette œuvre de terre s’est tout à coup élevée devant nous, et notre ruine a donné naissance à cette race odieuse ! Moi, vertu, j’ai possédé le ciel, et j’en suis maintenant expulsé, et le limon succède aux honneurs des anges ! Un peu d’argile, arrangée sous une mesquine forme, régnera donc et la puissance qui nous a été ravie leur est transférée ! Mais nous ne l’avons pas perdue tout entière ; la plus grande partie nous en reste ; nous pouvons, nous savons nuire. Ne différons donc pas : ce combat me plaît ; je l’engagerai dès leur première apparition, tandis que leur simplicité, qui n’a encore éprouvé aucune ruse, les ignore toutes, et s’offre à tous les coups. Il sera plus aisé de les abuser pendant qu’ils sont seuls, et avant qu’ils aient lancé dans l’éternité des siècles une postérité féconde. Ne permettons pas que rien d’immortel sorte de la terre ; faisons périr la race dans sa source ; que la défaite de son chef devienne une semence de mort ; que tous soient frappés dans un seul ; la racine coupée, l’arbre ne s’élèvera point. Ce sont là les consolations qui me restent à moi déchu. Si je ne puis remonter aux cieux, qu’ils soient fermés du moins pour ceux-ci ; il me semblera moins dur d’en être tombé, si ces créatures nouvelles se perdent par une semblable chute ; si, complices de ma ruine, elles deviennent compagnes de ma peine, et partagent avec nous les feux que je prévois. Mais pour les y attirer sans peine, il faut que moi, qui suis tombé si bas, je leur montre la route que j’ai parcourue volontairement ; que le même orgueil qui m’a chassé du royaume céleste chasse les hommes de l’enceinte du paradis.

Il parla ainsi et se tut en poussant un gémissementn. »

n – Liv. II, v. 60-117, traduction Guizot.

Ces quelques fragments suffisent à donner une idée de l’œuvre du pieux évêque de Vienne, et des derniers chants que fit éclore en France la poésie vraiment religieuse au sixième siècle.

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