Le Jour du Seigneur, étude sur le Sabbat

2.3 — Le sabbat pharisaïque.

Il importe maintenant d’étudier brièvement ce qu’est devenu le sabbat mosaïque dans ce qu’on peut appeler le pharisaïsme. Nous pourrons ainsi bien distinguer le sabbat mosaïque du sabbat pharisaïque, qui en est une étrange dégénérescence, et nous préparer à comprendre la conduite du Seigneur à l’égard du sabbat tel qu’il le trouva pratiqué par ses compatriotes. Mais quelques considérations générales sur le pharisaïsme même, sont d’abord nécessaires.

2.3.1 — Le pharisaïsme.

Au lieu de dire : sabbat pharisaïque, l’adjectif étant pris dans son sens large, on pourrait dire : sabbat des scribes ou sabbat rabbinique ou sabbat de la piété et de la théologie judaïques. Toutes ces dénominations en effet sont synonymes et sont intimement liées, comme les expressions mêmes de pharisiens, scribes ou rabbins, piété et théologie judaïques. Le même fait est ainsi envisagé sous des aspects et à des degrés divers.

A la suite de la ruine de Jérusalem et de la captivité, puis du retour et de la restauration, il s’opéra peu à peu chez les Israélites, qui prirent alors le nom de Juifs, un changement profond et très durable. Précédemment, ils étaient toujours enclins à se laisser entraîner par l’idolâtrie du voisinage et à délaisser leurs propres institutions ; désormais, ils n’auront plus d’attrait pour les Bahals, les Molochs et les Astartés, ils éprouveront au contraire un zèle tout nouveau pour la Loi de Moise et les tombeaux des prophètes (Matthieu 23.29). Etudier et mettre en pratique la Loi de Dieu devint pour eux leur devise nationale la plus chère. Si le dernier des prophètes avant Jean Baptiste avait disparu avec Malachie, contemporain de Néhémie, il se forma dans le sein du peuple juif une classe très considérée, qui se voua exclusivement à la conservation et à l’étude des Saintes Écritures laissées par le glorieux passé : c’étaient les scribes ou rabbins, et le 1er scribe connu fut Esdras lui-même (Esdras 7.6, 11 ; Néhémie 8.1). Ils travaillèrent avec autant de soin que de persévérance, avec une grande discipline, et, en tant qu’interprètes de l’Écriture, ils devinrent à la fois les juristes et les théologiens de leur peuple. Il s’en fallait de beaucoup qu’ils fussent toujours secondés par les grands-prêtres et par les riches Israélites, mais ils l’étaient à un haut degré par des prêtres inférieurs et par de nombreux compatriotes.

[« Les abus repris par Malachie dans sa prophétie, dit le Bibl. Handw. p. 553, sont en partie les mêmes que ceux que Néhémie combattit avec succès dans son second séjour à Jérusalem (cp. Malachie 3.8 à Néhémie 13.10 ; Malachie 2.10-16 à Néhémie 13.23). Le succès de Néhémie rend invraisemblable que peu après lui Malachie eût eu à faire de pareilles répréhensions ; d’autre part, s’il avait coopéré avec Néhémie, il aurait probablement été mentionné par ce dernier. Il est donc vraisemblable qu’il a rempli son ministère avant la seconde arrivée de Néhémie et pendant son séjour en Perse, autour de 430 environ. »

Scribe est la traduction de γραμματεύς, qui, d’après Grimm, désigne dans le Nouveau Testament un homme qui connaît bien la loi mosaïque et l’Écriture Sainte, en est l’interprète et le docteur (Matthieu 23.31 ; 1 Corinthiens 1.20). Dans nos Évangiles, les scribes sont aussi appelés quelquefois légistes (νομικός Matthieu 22.35 ; Luc 7.30 ; 10.25, etc.) et docteurs de la loi (νομοδιδάσκαλος, Luc 5.17 ; Actes 19.34). Rabbi, Rabbouni c’est-à-dire mon seigneur, mon maître, était une qualification honorable donnée aux scribes par la communauté et surtout par leurs disciples. Voir Matthieu 23.7. ]

De nouvelles et terribles épreuves recommencèrent pour les Juifs sous le roi de Syrie, Antiochus Epiphane. Il voulait anéantir leur religion et les assimiler au monde païen ; mais un simple prêtre, Mattathias, et ses dignes fils groupèrent autour d’eux d’énergiques partisans décidés à combattre pour leur foi jusqu’à la mort. Parmi eux se trouvaient les Chasidim ou Assidéens, proprement « les pieux », les vrais ancêtres des pharisiens. Finalement les Macchabées remportèrent la victoire et réussirent même à recouvrer l’indépendance nationale. Plus tard, les Juifs, sous la direction des Pharisiens, ne se conduisirent pas moins héroïquement, lorsque Caligula ayant envoyé une armée pour installer la statue impériale dans le Temple de Jérusalem, ils furent unanimes pour se déclarer prêts à tous les sacrifices plutôt que d’y consentir. Le général romain lui-même, le noble Pétrone, en fut tellement ému qu’il écrivit à l’empereur pour le faire revenir sur sa décision (Guerre des Juifs, II, 10 ; Antiq., XVIII, 8).

Il y eut donc de mémorables exemples de courage, de patriotisme et de foi donnés par les scribes et leurs disciples. Ils rendirent même de grands services à l’humanité par tout ce qu’ils firent pour la formation et la conservation du Canon de l’Ancien Testament, comme aussi pour l’élaboration de certaines idées religieuses qui ne devaient trouver leur complet épanouissement que dans la doctrine chrétienne. On peut signaler, à cet égard, les idées de la chair et de l’esprit, des œuvres et de la foi, de la justification devant Dieu, même celle du Père céleste (Bibl. Handw. p. 348). Le Seigneur lui-même a dit : « Les scribes et les pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse. Faites donc et observez tout ce qu’ils vous disent. » (Matthieu 23.2-3). Paul n’avait pas honte de rappeler que, né de pharisien, il avait été lui-même pharisien (Actes 23.26 ; 26.5 ; Philippiens 3.6). Et quelle gloire pour le pharisaïsme d’avoir pu fournir au Seigneur Jésus son grand apôtre des gentils ? Son éducation pharisienne, comme le dit Schlatter (Bibl. Handw. p. 698), ne rentrait-elle pas dans les préparations intimes, dont le fruit a été l’Epître aux Romains ?

Mais combien il s’en fallait cependant que dans la transformation spirituelle du peuple juif, qui trouva dans le pharisaïsme son expression la plus stricte, toutes les belles apparences fussent une vérité et en harmonie avec le fond même qui les portait et les produisait ! Le cœur de l’homme est désespérément malin, et le diable excelle à se déguiser en ange de lumière, et à semer l’ivraie au milieu du bon grain. Il faut dire aussi que les pharisiens se trouvant face à face avec Jésus, obligé, par son œuvre même, de les combattre et tout d’abord de les apprécier, rencontrèrent en lui un juge dont la clairvoyance et la sainteté étaient incomparables. Sa lutte avec eux n’en rappelle pas moins en quelque manière Socrate et les sophistes, surtout Luther et le catholicisme romain, Pascal et le jésuitisme. Mais comment caractériser en peu de mots ce qu’il y avait de mauvais et de dangereux dans le pharisaïsme ? Bien que tout lecteur des Évangiles en ait quelque juste idée, il n’est point facile d’arriver à une formule un peu complète.

1° La tendance pharisaïque était entachée au plus haut degré d’intellectualisme, car il y avait en elle beaucoup plus de zèle pour connaître la Loi que pour l’accomplir. Une parole du Seigneur l’exprime énergiquement : « Faites donc et observez tout ce qu’ils vous disent, mais n’agissez pas selon leurs œuvres, car ils disent et ne font pas. Ils lient de lourds et accablants fardeaux qu’ils mettent sur les épaules des hommes, mais ils ne veulent pas les remuer du doigt. »

2° Dans l’étude même de la Loi, les scribes étaient beaucoup plus préoccupés de la lettre que du fond même, et ils s’exposaient ainsi aux plus étranges malentendus, à une déplorable matérialisation de la pensée divine. Par exemple, si la Loi disait des commandements de l’Éternel : « Tu les lieras comme un signe sur tes mains, et ils seront même comme des fronteaux entre tes yeux » (Deutéronome 6.8), on en concluait que l’Israélite devait porter sur un de ses bras et sur son front de petites bandes de parchemin où étaient écrits certains commandements ! De là les phylactères de Matthieu 23.5.

3° Les explications des scribes se transmirent longtemps de bouche en bouche, elles formèrent peu à peu une abondante tradition orale, entourée d’une considération égale à celle dont jouissait le texte sacré lui-même. Elle finit par former le Talmud, et Jésus reprochait déjà aux pharisiens « d’annuler la parole de Dieu par leur tradition » (Matthieu 15.5).

4° La tendance pharisaïque était essentiellement légaliste, c’est-à-dire dominée tout entière par l’idée de la Loi et de la loi extérieure, écrite. Profondément différente, à cet égard, de l’enseignement des Prophètes, elle laissait trop sur l’arrière-plan l’idée de la grâce, telle qu’elle existait déjà sous l’Ancienne Alliance. Le rapport de l’Israélite avec Dieu apparaissait surtout comme un contrat, un marché. Il fallait mériter par les œuvres la grâce de Dieu, et ce point de vue ne restait pas dans les généralités, il descendait jusque dans les détails. « Toute œuvre doit avoir sa récompense ; sache que tout entre en ligne de compte ; la récompense est proportionnée à la peine. » Telles sont des maximes caractéristiques du judaïsme rabbinique. On allait jusqu’à croire que si Dieu avait donné au peuple d’Israël autant de commandements, c’était parce qu’il voulait lui donner une plus grande récompense. De là, Paul polémisant contre la doctrine du salut par les œuvres, et, précédemment, les Pharisiens si scandalisés par la miséricorde du Sauveur pour les péagers et les gens de mauvaise vie (Luc 7.38 etc.).

5° De même que la loi de Dieu était considérée par le pharisien surtout dans sa lettre, c’est-à-dire à un point de vue essentiellement formaliste, ce qui était réclamé de l’Israélite était avant tout l’œuvre objective, l’acte extérieur, sur lequel on insistait tout autrement que sur le sentiment et la vie même. C’était l’antipode de la vie spontanée sous l’influence de l’Esprit de Dieu. Aussi Jésus disait-il aux pharisiens : « Ne jugez pas selon l’apparence, mais jugez selon la justice. » (Jean 7.24)

6° En fait, le pharisien faisait son choix parmi les préceptes de la Loi, et il le faisait en sacrifiant les grands commandements aux petits, les vraies lois morales et religieuses aux lois cérémoniales. Le Seigneur accusait les pharisiens de payer la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, et de laisser ce qu’il y a de plus important dans la Loi : justice, miséricorde et fidélité, de couler le moucheron et d’avaler le chameau, de nettoyer le dehors de la coupe et du plat, et d’être au dedans pleins de rapine et d’intempérance, de ressembler même à des sépulcres blanchis, beaux au dehors, et au dedans pleins d’ossements et de toute espèce d’impuretés. (Matthieu 23.23-27)

7° Si le pharisien tendait ainsi à laisser dans l’ombre les grands commandements, d’autre part il renchérissait à maints égards sur les moindres. Sa fameuse devise était sous ce rapport de « faire une haie autour de la Loi, » de demander plus qu’elle, afin d’être bien sûr qu’on ne la violât pas. Toute la vie du Juif, jusque dans ses moindres détails, tombait ainsi sous le coup du commandement précis, et la parole de Dieu était comme noyée sous un déluge d’ordonnances (Matthieu 15.1-9).

8° Quant au texte même de la parole de Dieu, s’il était gênant, on savait ingénieusement l’éluder, se mettre d’accord avec l’apparence du commandement, tout en le violant lui-même. Nous en verrons un exemple frappant à propos d’une des prescriptions du sabbat pharisaïque, et comment oublier qu’un des plus grands reproches adressés par le Seigneur aux Pharisiens était celui d’hypocrisie ? ?

9° Au fond il y avait dans le pharisaïsme beaucoup d’orgueil et de propre justice devant Dieu, beaucoup de recherche de la gloire humaine, et de vanité. Qui ne se souvient de la parabole du pharisien et du péager (Luc 18.9-14), et des reproches du Seigneur sur les prières faites de manière à être vu des hommes ? (Matthieu 6.5 ; 23.5 etc.)

Le pharisaïsme présentait donc dans son essence même un poignant contraste que Paul a vivement fait ressortir (Romains 2.17-24) et où l’on a pu distinguer un but divin et des moyens charnels, mais n’y avait-il donc rien de charnel dans le but même qui était poursuivi ? Quoi qu’il en soit, comment s’étonner des résultats auxquels les scribes ont été conduits ? Ils prétendaient rechercher avant tout la vérité en étudiant la Loi, l’exactitude dans la connaissance (Actes 22.3) était même leur idole, et saint Paul, qui d’ailleurs rend hommage à leur zèle, leur refuse la vraie connaissance, tandis que Jésus avait été jusqu’à les appeler des aveugles conducteurs d’aveugles ! Ils voulaient avant tout la loi de Dieu, et Jésus leur a reproché d’être sans loi !

[Romains 10.2 : ζῆλον ϑεοῦ ἔχουσιν, ἀλλ’ οὐ κατ’ ἐπίγνωσιν. Segond : mais sans intelligence. Oltramare : mais un zèle mal éclairé. « Le terme composé ἐπίγνωσις, dit Godet, signifie plutôt le discernement, l’intelligence qui met le doigt sur la vraie nature du fait. Ils n’ont pas su discerner le vrai sens et la vraie portée de l’institution légale. Matthieu 23.16,19,24. Cp. Jean 9.39-41. — Matthieu 23.28 : μεστοί ἐστε ὑποκρίσεως καὶ ἀνομίας.]

Ils voulaient avant tout le Royaume de Dieu, et Jésus leur a déclaré qu’ils n’entraient pas eux-mêmes dans le véritable et qu’ils n’y laissaient pas entrer les autres (Matthieu 23.13) ! Quel n’était pas leur amour pour Jérusalem, avec quelle ardeur n’attendaient-ils pas le Messie… et cependant le Messie, ils l’ont méconnu, même crucifié ! Quant à Jérusalem, n’ont-ils pas causé sa destruction ?

[Si les Chasidim étaient les ancêtres spirituels des Pharisiens, les Zélotes étaient bien les fils spirituels de ceux-ci : Bibl. Handw. p. 697 ; Handw. p.1192. — Le nom même de Pharisien apparaît pour la première fois au temps de Jean Hyrcan, de 135 à 105 avant Jésus-Christ. Handw. p. 1192.]

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