Le Jour du Seigneur, étude sur le Sabbat

2.3.2 — Prescriptions sabbatiques.

Pour le sabbat, comme ailleurs, le pharisaïsme ne fit à certains égards que développer, et heureusement, les prescriptions de la Loi. Il le fit surtout pour le côté positif, moins en relief dans la Loi que le côté négatif. Comme le remarque Œhler (Real. Encykl. XIII, p. 200), si la Loi était surtout négative et extérieure, elle l’était cependant par une haute pédagogie providentielle, et le peuple d’Israël devait être conduit par ses multiples expériences à arriver de lui-même et progressivement du négatif au positif et de l’extérieur à l’intérieur. — Le pharisaïsme était donc tout à fait dans la ligne du développement normal, quand il statuait que le sabbat devait être spécialement le jour de l’étude de la Loi, celui de la piété et de la méditation religieuse, en particulier celui du culte dans les synagogues, qui consistait en prières, chants, lecture et explication des Écritures. En fait, on peut dire que le germe de cet heureux emploi du sabbat était déjà dans les réunions d’édification qui se tenaient dans le Royaume d’Israël autour des prophètes (2 Rois 4.23), et l’union intime du sabbat et du culte de la synagogue, qui s’établit toujours plus dans l’exil, ressort abondamment des Évangiles et du livre des Actes (Marc 1.21 ; 6.2 ; Luc 4.16, 31 ; 6.6 ; 13.10 ; Actes 13.14, 27, 44 ; 15.21 ; 16.13 ; 17.2 ; 18.4).

Nous venons de parler du sabbat pharisaïque dans le sens large, et, dans ce sens, nous lui avons rattaché le développement normal positif du sabbat, qui apparaît surtout depuis l’exil. Toutefois, comme ce développement était évidemment dans l’esprit du sabbat mosaïque et avait été déjà inauguré par les prophètes postérieurs à Moïse, pour être à la fois plus exact et mieux compris, nous emploierons dorénavant l’expression de sabbat pharisaïque dans un sens strict et simplement défavorable. Ce sera donc pour nous le sabbat tel qu’il est devenu sous l’influence du pharisaïsme lui-même, de ses tendances propres et caractéristiques, c’est-à-dire toujours plus excessif et formaliste, toujours plus chargé et comme étouffé de prescriptions négatives et restrictives.

La première manifestation éclatante du sabbat pharisaïque eut lieu lors des persécutions d’Antiochus Epiphane et dans des circonstances fort honorables pour les Juifs. Ces persécutions étaient dirigées en particulier contre l’observation du sabbat. « Alors le roi envoya à Jérusalem et aux villes de Juda, est-il dit 1 Maccabées 1.43 (cp. 2 Maccabées 6.6), par les mains de messagers, des ordres portant qu’ils eussent à suivre les lois étrangères de la terre, qu’ils empêchassent les holocaustes, les sacrifices et les libations dans le Sanctuaire, qu’ils profanassent le sabbat et les fêtes solennelles, etc. » De là, le soulèvement national sous la direction de Mattathias. Parmi les Israélites retirés dans les cavernes du désert se trouvaient un grand nombre d’hommes, de femmes et d’enfants, qui appartenaient au parti des Chasidim. Poursuivis par les soldats d’Antiochus et attaqués un jour de sabbat, ils n’opposèrent aucune résistance et un millier d’entre eux se laissèrent massacrer. A cette nouvelle, Mattathias et ses compagnons décidèrent de ne pas se laisser arrêter par le sabbat pour repousser une attaque, mais de ne jamais prendre l’offensive en ce jour ; et cette décision devint une loi qui fut assez généralement suivie. Lors du siège de Jérusalem par Pompée, les Juifs laissèrent même les Romains construire aux jours de sabbat une terrasse, au moyen de laquelle l’assaut put être donné au Temple. Par contre, plus d’une fois ils tirèrent parti, pour quelque ruse de guerre, de l’opinion qu’on avait de leur fidèle observation du saint jour. Quand ils devaient servir des princes étrangers, cette observation les mettait souvent en contradiction avec leurs devoirs de soldats. Il en résulta parfois une exemption du service militaire, mais parfois aussi un motif ou un prétexte de persécution. La Mischna interdit généralement tout port d’armes le sabbat.

Mais passons à quelques autres prescriptions sabbatiques du judaïsme postérieur, dont la plupart étaient déjà suivies au temps du Seigneur. Ce sujet a été étudié avec beaucoup de soin par Œhler, qui indique les sources rabbiniques (Real. Encykl. XIII, p. 201-204).

Le sabbat ne commençait qu’après le coucher du soleil, mais l’intervalle compris dans « le jour de la préparation, » c’est-à-dire le vendredi, entre le moment où le soleil baissait et celui où il se couchait, se nommait « le soir du sabbat. » Déjà dans les dernières heures du vendredi, on ne devait entreprendre aucun travail dont la continuation pût entraîner à entamer le sabbat, en particulier aucun travail juridique. Aussi un édit d’Auguste permettait-il aux Juifs « de ne pas fournir de cautions le sabbat ou le jour de la préparation depuis la 9e heure, » c’est-à-dire depuis 3 heures de l’après-midi. Un des plus importants préparatifs à faire avant le jour sacré, était l’allumage des lumières, dont parle Sénèque lui-même. On prétendait que d’après Exode 35.2 il n’était pas permis d’allumer quoi que ce fût en ce jour. — Il était dit aussi : « On ne peut le vendredi près du commencement du sabbat sortir avec une aiguille à coudre ou une plume à écrire, car on pourrait oublier de déposer ces objets à l’entrée de ce jour. Chacun doit donc alors fouiller ses poches, afin qu’il n’y reste rien qu’on ne puisse emporter au sabbat. » Il fallait en particulier déposer sa bourse.

Quant à la célébration même du sabbat, tout ce que la Loi prescrivait dans le Sanctuaire devait naturellement être accompli (cp. Matthieu 12.5) ; cependant la règle générale était de faire déjà « le soir du sabbat » tout ce qui pouvait l’être. — La circoncision était permise (Jean 7.22), mais plusieurs la renvoyaient à la fin du sabbat. On pouvait nourrir et abreuver bétail et volatiles (Luc 13.15), sauf quelques réserves. — 39 travaux « principaux » étaient interdits, de même que les travaux « dérivés » qui s’y rattachaient. Parmi les premiers figuraient l’action de faire ou de défaire un nœud, celle de coudre 2 points ou de les découdre pour les recoudre, celle d’écrire 2 lettres alphabétiques ou de les effacer pour les écrire de nouveau, celle d’éteindre du feu ou de transporter un objet d’un « domaine » dans un autre.

Matthieu 12.2 et Jean 5.10 montrent que cette micrologie était pratiquée par les Pharisiens à l’époque du Seigneur. La défense de broyer des épis pouvait être rattachée à celle de moissonner, et c’est ce que fait en effet Maïmonide. Le transport d’un lit tombait sous le coup de la dernière des prescriptions rabbiniques ci-dessus mentionnées. On la déduisait de Jérémie 17.21, 24, en y reliant un nombre infini de déterminations. On distinguait en particulier les domaines suivant qu’ils étaient publics ou privés, et il était interdit de transporter un objet d’un domaine public dans un domaine privé ou vice versa. Mais il y avait des moyens d’esquiver la prescription dans certains cas difficiles, en réunissant plusieurs domaines en un seul, par exemple, les maisons d’une rue : il suffisait alors de placer au bon endroit une poutre transversale, un fil métallique ou simplement une corde.

Relativement au soin des malades, d’après Matthieu 12.10, les pharisiens demandent à Jésus, pour l’éprouver, s’il est permis de faire une guérison le jour du sabbat, et, dans Luc 14.3, Jésus leur adresse la même question, restée sans réponse. Certains rabbins interdisaient, par exemple, de remettre une jambe cassée ou un membre foulé. D’autres cependant posaient en principe que tout danger de mort suspendait le sabbat. Ainsi s’explique comment, d’après Marc 1.32, on apportait à Jésus après le coucher du soleil, qui terminait un sabbat, des malades dont la vie n’était sans doute pas immédiatement en péril. Selon l’école de Schammaï, plus stricte que celle de Hillel, il n’était pas même permis, au jour du sabbat, de consoler les malades.

Jésus pouvait dire à ses contemporains (Matthieu 12.11) : « Lequel de vous s’il n’a qu’une brebis et qu’elle tombe dans une fosse le jour du sabbat, ne s’en saisira pour l’en retirer ? » Mais la Gémara n’aurait peut-être pas fait cette concession, car, d’après elle, si une bête est tombée dans une fosse, on doit mettre sous sa tête de la paille ou un coussin et voir si elle cherche à s’aider elle-même ; puis, dans le cas où elle ne le ferait pas, la laisser dans la fosse jusqu’à la fin du sabbat, mais en lui donnant de la pâture.

On sait que le nombre de pas permis le sabbat avait été compté ; il en était même résulté une mesure de distance, dite le chemin du sabbat. L’expression est employée Actes 1.12 pour la distance entre Jérusalem et le Mont des Oliviers. Cette mesure était de 2000 coudées, probablement à cause de la distance présumée entre le Tabernacle et le point le plus extérieur du camp d’Israël. Mais si un voyage un peu prolongé était nécessaire, il y avait moyen de s’arranger avec la prescription rabbinique. Il fallait dans ce but déposer quelque part en deçà des 2000 coudées, de la nourriture, en manger une partie et enterrer le reste. Dès lors, comme on était censé domicilié en cet endroit, on pouvait en repartir pour parcourir un nouveau chemin du sabbat, et ainsi de suite.

[Real-Encykl. XIII, p. 204. Handw. p. 1316. Montet p. 239. D’après Les Sentiers d’Israël, du Dr Caul, trad. par Oster, Paris 1842, p. 264, des compromis analogues seraient toujours en vigueur. « Que de fois, dit-il, n’avons-nous pas vu des juifs avec des mouchoirs liés autour de leurs genoux à l’instar d’une ceinture, car ceci est permis, tandis que les porter dans la poche est un crime capital ! Nous connaissions un juif qui, se promenant un jour de sabbat, fut accosté par un mendiant chrétien. Il porta la main à sa poche et en tira une petite pièce qu’il donna à ce pauvre. Plusieurs talmudistes l’ayant aperçu, il en fut vertement réprimandé pour sa profanation du sabbat. Craignant de perdre son crédit et recherchant cette époque plutôt l’approbation des hommes que celle qui vient de Dieu, il se défendit au plus fort en disant qu’il avait par inadvertance mis cet argent dans sa poche, mais que l’ayant remarqué au moment où le pauvre venait lui demander l’aumône, il avait sur-le-champ saisi cette occasion pour se débarrasser d’une charge qu’il était illégitime de porter. Les talmudistes trouvèrent cette réponse satisfaisante, et la colère fit place à une profonde admiration de sa piété. »]

Malgré tout ce que pouvaient avoir de gênant ces prescriptions pharisaïques, le sabbat n’en était pas moins un jour de joie. Le jeûne y était interdit, on portait des habits de fête, la table, qui devait rester toujours garnie, devait être abondamment pourvue pour le manger et le boire, et on aimait à y inviter des amis (Luc 14.1). Dans les écoles, l’enseignement, il est vrai, n’était pas suspendu ce jour-là, mais on ne devait y entamer aucun nouveau sujet, afin d’éviter aux enfants un surcroît d’attention, préjudiciable à la digestion d’un copieux repas.

Mais le moment est venu de rechercher directement ce que fit le Seigneur à l’égard du sabbat pharisaïque, du sabbat mosaïque et même du sabbat primitif.

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