Le Jour du Seigneur, étude sur le Sabbat

3.10 — Tertullien.

Il paraît être né vers 160, s’être converti au christianisme entre 190 et 200, être mort entre 220 et 240. Nous voudrions signaler dans ses écrits moins la confirmation des données déjà constatées, que les éléments nouveaux qu’ils y ajoutent, et cela sur quatre points distincts.

Premièrement il nous apprend le premier que les païens eux-mêmes connaissaient si bien l’observation chrétienne du dimanche qu’ils en tiraient même une objection contre le christianisme, comme ils avaient précédemment tourné les Juifs en ridicule pour leurs sabbats. « D’autres, dit Tertullien dans son Adversus Gentes (ch. 16), croient que notre Dieu, c’est le soleil. Peut-être, bien que nous n’en ayons aucune peinture sur toile, nous rangeront-ils avec les Perses, qui en portent partout l’image sur leurs boucliers. Je soupçonne enfin que c’est pour avoir appris que nous faisions nos prières tournés vers l’Orient. Mais vous-mêmes, pour la plupart, en affectant parfois d’adorer aussi les choses célestes, vous remuez les lèvres du côté du levant. Et si, pour une raison tout autre que la religion du Soleil, nous donnons à la joie le Jour du Soleil (diem Solis lætitiæ indulgemus), nous ne faisons qu’imiter ceux qui, assignant le Jour de Saturne à l’oisiveté et à la bombance, renchérissent eux-mêmes sur la coutume juive qu’ils ignorent ». — Un passage parallèle, à quelques égards plus précis, se retrouve dans Ad nationes I, 13. « D’autres estiment… que le soleil est le Dieu chrétien, parce qu’il sera parvenu à leur connaissance que nous faisons nos prières du côté de l’Orient ou que nous nous réjouissons le Jour du Soleil (die Solis lætitiam curare)… C’est vous certainement qui même dans le registre des sept jours avez compté le Jour du Soleil et qui parmi ces jours avez choisi celui qui le précède pour y supprimer ou renvoyer au soir le lavage, ou pour ne rien faire et festoyer. En agissant ainsi, vous renchérissez vous-mêmes sur ce que font des religions étrangères. Car ce sont les Juifs qui ont les sabbats de fête… Aussi,… vous qui nous reprochez le Soleil et son jour, reconnaissez que nous sommes voisins : nous ne sommes pas loin de Saturne et de vos sabbats. »

Tertullien est en second lieu le premier théologien chez qui le dimanche apparaisse comme jour de repos. « Quant à l’agenouillement, dit-il dans un passage (De orat. 23.18), auquel nous avons déjà fait allusion et sur lequel nous aurons à revenir, il y a quelque variété dans l’observance à cause d’un petit nombre de frères (per pauculos quosdam) qui, le jour du sabbat, ne fléchissent pas le genou. Comme cette divergence se manifeste surtout dans les assemblées, le Seigneur donnera sa grâce, afin qu’ils renoncent à leur pratique ou l’observent sans causer de scandale. Mais nous, selon l’enseignement que nous avons reçu, nous devons dans le seul jour de la résurrection du Seigneur, non seulement ne pas nous agenouiller, mais encore nous garder de toute attitude et de toute occupation anxieuses, différant même les affaires, pour ne pas donner place au diable. Nous faisons de même dans la période de la Pentecôte, parce que nous la marquons de la même solennité d’allégresse. Au reste, qui hésite en un jour quelconque à se prosterner devant Dieu, au moins pour la première prière par laquelle nous entrons dans la lumière ? Mais lors des jeûnes et des stations, aucune prière ne doit être faite sans l’agenouillement, ni toute expression accoutumée d’humilité. Car alors nous ne prions pas seulement, nous supplions… »

Il est remarquable non seulement que cette 1re mention du dimanche comme jour du repos apparaisse si tard : dans la seconde moitié du 2d siècle, mais encore que le repos du dimanche y soit envisagé, non pas comme une conséquence de l’antique commandement du sabbat, mais comme un commandement chrétien, reçu par tradition. dans le sens vague du mot (sicuti accepimus… debemus …), et aussi comme une conséquence de la joie religieuse qui doit caractériser soit le dimanche, soit toute la période de Pentecôte. Rien ne prouve mieux la profonde originalité de l’institution : c’était bien une nouvelle création.

Le dimanche dut dès l’origine rappeler essentiellement la résurrection du Seigneur, et, sous ce rapport, il se prêtait admirablement au culte, à l’adoration (Actes 20.7 ; Apocalypse 1.10), au déploiement de la charité (1 Corinthiens 16.1-4). Nous le voyons signalé plus tard dans la lettre de Pline, la Didachè, Justin Martyr, etc., comme le jour par excellence de la communion et du culte ; dans l’Ep. dite de Barnabas, déjà comme jour de réjouissance (εἰς εὐφροσύνην) ; nous constatons déjà chez Justin le rôle très significatif de la prière faite debout en ce jour ; nous le voyons appelé par Denys, de Corinthe, « le saint jour dominical. » Mais tous ces traits sont éminemment positifs et tranchent avec le caractère originel, si formellement négatif, de la loi mosaïque du sabbat (Exode 20.8). Le même contraste, du reste, différencie la loi de l’Ancien Testament et celle du Nouveau, comme cela ressort de la comparaison du Décalogue avec le Sommaire dominical de la loi chrétienne, et du Sermon sur la Montagne (Matthieu 22.36-39 ; 5.17-48, etc.) Néanmoins, de même que les commandements de la Nouvelle Alliance impliquent en général les prohibitions de l’Ancienne, le caractère positif du dimanche devait entraîner son côté négatif, comme jour de repos. La religieuse et chrétienne joie du dimanche ne pouvait être ressentie sans inviter au recueillement, à la prière, à l’adoration, au déploiement de la charité fraternelle, et pour que le dimanche fût réellement le grand jour de culte pour l’Église, il fallait nécessairement qu’il devint toujours plus un jour de repos. Il y avait là non seulement une nécessité, même matérielle, appelée à se manifester proportionnellement au progrès des communautés, mais encore une vraie réclamation de la vie chrétienne sous l’influence du Saint Esprit (differentes enim negotia, ne quem diabolo locum demus).

C’est un fait, Tertullien n’invoque point à l’appui du repos dominical, qu’il reconnaît comme un devoir pour les chrétiens, l’obligation si hautement et si fortement prescrite pour le sabbat. Il ne le fait ni dans le De oratione, ni dans son Adversus Judæos (II, 2-4, 6), où il disserte sur la distinction entre le sabbat temporaire de la loi mosaïque et le sabbat éternel, qui semble être pour lui le temps même de la Nouvelle Alliance, ni dans son Adversus Marcionem (ch. XII), où il défend contre cet hérétique l’institution divine du sabbat de l’Ancienne Alliance.

La violente opposition qu’il y avait alors entre Juifs et chrétiens, et le pharisaïsme avec lequel ceux-là continuaient à observer le sabbat, devaient mal disposer ceux-ci à lui rattacher leur dimanche, à envisager l’un comme un développement spirituel, une transformation, un accomplissement de l’autre, à appliquer au dimanche ce qui dans les prescriptions du sabbat mosaïque était, selon la Nouvelle Alliance, applicable à son jour de fête hebdomadaire.

N’oublions pas, d’autre part, que le sabbat mosaïque était fait pour un peuple entier, où il devait être une loi fondamentale sanctionnée par la législation la plus sévère. Dans une vie sociale un peu compliquée, le repos d’un jour hebdomadaire ne peut guère être largement pratiqué par les familles et les individus que s’il l’est généralement, publiquement, dans une certaine mesure ; et ce qui était déjà difficile pour les Juifs, bien qu’ils fussent si connus, eux et leurs sabbats, dans l’empire romain, qu’ils formassent une seule famille, non seulement par les idées, mais aussi par le sang, et qu’ils fussent réellement habitués à vivre à part, devait l’être bien plus encore pour les chrétiens. Ils étaient alors, en effet, beaucoup moins connus et moins faciles à comprendre ; de plus, loin d’appartenir à un même peuple, ils sortaient de toutes les nations, comme de toutes les familles et de toutes les classes de la société, surtout des plus humbles : ils étaient ainsi beaucoup plus mêlés à la vie collective, beaucoup plus enlacés dans les mille engrenages sociaux des pays qu’ils habitaient. Pour que le dimanche pût être un peu complètement observé par les chrétiens, il fallait qu’ils fussent devenus assez nombreux et assez influents pour transformer jusqu’à un certain point la société, tout au moins pour s’y mouvoir avec quelque liberté. Mais du moment où cette condition se réaliserait, la théorie du dimanche comme jour du repos hebdomadaire, comme légitime héritier du sabbat mosaïque et du sabbat primitif, ne devait pas manquer de surgir, et c’est bien ce qui eut lieu au ive siècle. D’un côté, l’empereur Constantin, devenu chrétien, ne tarda pas à ordonner le repos du dimanche, au moins jusqu’à un certain point, et, de l’autre, l’Église, au lieu d’insister sur l’antithèse du dimanche et du sabbat, se plut au contraire, à faire ressortir leur filiation, leur correspondance, leur intime rapport.

[Dans un intéressant discours prononcé en 1891 et imprimé sans être mis en vente, G. Peyer me semble bien dans le vrai quand il dit : « Une grande partie des chrétiens des premiers siècles se composait d’esclaves, qui pouvaient aussi peu que les ouvriers de nos fabriques, se libérer entièrement du travail en un jour déterminé de la semaine. Une rigoureuse interdiction du travail des dimanches aurait été un véritable sabot pour la course triomphale du christianisme, qui s’adressait surtout aux classes des serviteurs. Aussi bien n’était-ce pas sans raison que les cultes avaient lieu au crépuscule matinal du dimanche et tard dans la soirée : c’étaient les seules heures dont pouvaient disposer, sans préjudice des devoirs de profession, des hommes qui n’étaient pas libres et dépendaient de leurs semblables. »]

Et si cette théorie, plus ou moins nouvelle, devait surgir quand les temps l’y appelleraient, ce ne devait pas être seulement pour répondre à des besoins spirituels, à des postulats de l’esprit chrétien ; ce devait être aussi, et avant tout, parce qu’elle était vraie, dans l’analogie de la foi, conforme à la volonté de Dieu.

En fait, l’institution du dimanche s’est moulée dès le commencement, c’est-à-dire déjà dans les temps apostoliques, sur le type du sabbat, en ayant pour base la semaine israélite, elle-même fille du sabbat. Pour l’un comme pour l’autre, il y avait solennisation particulière et religieuse d’un jour, constamment le même, sur sept.

D’autre part, à l’origine de l’un et de l’autre, n’y avait-il pas la commémoration d’un événement religieux de toute importance, création de l’univers ou résurrection du Seigneur Jésus ? Et ces deux événements ne se correspondent-ils pas à un haut degré ? La résurrection de Jésus n’est-elle pas l’achèvement virtuel de la Rédemption et de ce qu’on peut appeler la seconde création au sein de l’humanité déchue (2 Corinthiens 5.17) ?

Le dimanche rappelle en 1re ligne la résurrection du Seigneur ; mais, se réalisant, lui aussi, comme un jour de repos sur sept, il ne doit pas moins commémorer toujours, comme le faisait le sabbat, la création des cieux et de la terre. Le dimanche rappelle la résurrection de Jésus et la création de l’univers, de même que le sabbat mosaïque rappelait déjà simultanément et cette création et la sortie d’Egypte, type prophétique de la Rédemption individuelle, universelle et éternelle, que Jésus devait accomplir.

Mais nous ne saurions poursuivre maintenant ces considérations générales et nous devons revenir à Tertullien. — La 3e donnée que nous trouvons chez lui pour la 1re fois, concerne l’interdiction du jeûne le jour du dimanche.

« Dans le Jour du Seigneur, est-il dit De corona, chap. III, nous regardons comme interdit de jeûner ou d’adorer à genoux, et nous jouissons de la même immunité de Pâque à Pentecôte. » Comme Zahn l’a remarqué justement, cette prohibition du jeûne le dimanche est aussi renfermée dans l’expression générale déjà mentionnée : Omni anxietatis habitu et officio cavere debemus. Le jeûne et la génuflexion, en tant que signes de douleur et d’humiliation, étaient regardés comme incompatibles avec le dimanche à cause de la joie et de la reconnaissance qu’on devait y ressentir. Les sévères prescriptions des jeûnes montanistes ne s’appliquaient ni à ce jour, ni au samedi (De jejunio, chap. XV). « Tandis qu’Augustin cherche encore à prouver par l’Écriture que le jeûne au jour du dimanche ne serait point en soi un péché, mais seulement un scandale heurtant la coutume ecclésiastique (Ep. 36, 2 et 16, Ad Casulanum), les canons de l’Église grecque s’expriment ordinairement dans le sens des anciennes Constitutions apost., où il était dit d’après Epiphane : « Maudit soit devant Dieu celui qui se mortifie un dimanche. » Cp. Constit. apost. 5.20. On fut tout au moins fortifié dans cette manière de voir par l’opposition des Eustathiens, des Manichéens et des Priscillianites, qui plus ou moins changeaient les jours joyeux de l’Église en jours de jeûne, et l’inverse.

Tertullien semble enfin le premier qui ait mentionné une certaine célébration du samedi dans l’ensemble même de l’Église. Dans le De orat. 23.18, il parle de quelques chrétiens qui, le sabbat, comme le dimanche, avaient coutume de ne point prier à genoux, du scandale qui en résultait pour les Églises, et il émet le vœu que ces chrétiens ou renoncent à cette coutume ou tout au moins trouvent moyen de la pratiquer sans scandaliser leurs frères. — D’autre part, dans le De jejun., chap. XIV, après avoir parlé des fêtes chrétiennes de Pâques et de Pentecôte, des stations du mercredi et du vendredi, du jeûne du vendredi saint, il dit aux chrétiens catholiques, pour lui, les psychiques : « Au reste vous allez même parfois jusqu’à continuer le jeûne au jour du sabbat, bien que vous n’ayez jamais justifié ce jeûne, sauf pour la Pâque ; » puis au chap. XV, il déclare que les Montanistes n’ont dans l’année que deux semaines de xérophagies et encore non complètes, les sabbats et les dimanches étant exceptésa.

a – Le mot xérophagie, de ξηρός, sec, sévère, et de φαγεῖν, désigne un jeûne strict, en opposition aux semijejunia des stations, de même que le mot jejunium.

Ainsi au temps de Tertullien, 1° il y avait, dans l’Église, des chrétiens qui ne voulaient s’agenouiller pas plus le samedi que le dimanche ; 2° d’autres prolongeaient au samedi le jeûne du vendredi ; 3°, par contre, les Montanistes eux-mêmes, si rigides qu’ils fussent, exceptaient de leurs semaines de jeûne le samedi et le dimanche. On voit donc se dessiner déjà deux courants distincts pour la célébration chrétienne du samedi : d’un côté, on s’agenouille et on jeûne ; de l’autre, on ne s’agenouille pas et, même dans des périodes extraordinaires de jeûne, le jour fait exception, comme le dimanche. Ces deux courants se caractériseront plus tard le 1er comme surtout occidental et romain ; le 2d, comme surtout oriental.

Telles sont les premières données sur une célébration postérieure du samedi dans l’ensemble de l’Église. Nous ne parlons pas en effet des sectes éminemment judaïsantes, car il est évident qu’elles observaient le sabbat. Comme nous l’avons vu, les unes, plus strictes et plus renfermées en elles-mêmes, s’en tenaient à la célébration de ce jour ; les autres, plus libres et plus désireuses d’exercer de l’influence, observaient aussi le dimanche ; mais leur influence fut obstinément repoussée par les grandes Églises de l’Orient et de l’Occident.

Il y a là une question de quelque importance, peu étudiée et sur laquelle Zahn a commencé à répandre de la lumière. « L’opinion ordinaire, dit-il, qui se trouve chez Neander et dans la littérature populaire sur le dimanche, et d’après laquelle la double célébration du sabbat et du dimanche remonterait jusqu’aux premiers temps de l’Église et serait issue des cercles judéo-chrétiens, est absolument contredite par les documents. »

Nous avons déjà vu que dans l’Ep. d’Ignace aux Magnésiens, comme dans celle dite de Barnabas, le dimanche des chrétiens est catégoriquement opposé au sabbat des Juifs : c’est l’un ou l’autre ; tandis que dans la Didachè, l’opposition faite aux Juifs apparaît dans toute sa violence au sujet des deux jours de jeûne hebdomadaires.

Parmi les passages allégués sur une célébration chrétienne réactionnaire du samedi, le 1er que nous trouvons après ceux de Tertullien, est un fragment de Victorin, qui nous a été conservé et qui est intitulé De fabrica mundi. Evêque de Petovio dans la Pannonie supérieure (aujourd’hui Pettau, en Styrie), il vivait vers la fin du 3e siècle. « Le 7e jour, dit-il, nous avons coutume de continuer le jeûne du vendredi (solemus superponere) afin de participer avec actions de grâces au pain de la communion. Que le jeûne du vendredi soit prolongé le samedi, pour que nous ne paraissions pas observer le sabbat avec les Juifs, le Maître même du sabbat ayant dit avoir haï leurs sabbats ! » En 313 se place le décret du concile d’Iliberis, qui se prononça également pour le jeûne du samedi par superposition. Mais c’est surtout dans la 2e moitié du 4e siècle que les renseignements abondent tout à coup.

Vers l’an 394, Jérôme écrit à Licinius : « Quant à ce que vous me demandez, si l’on doit jeûner le jour du sabbat et recevoir l’eucharistie chaque jour, comme le pratiquent les Églises de Rome et d’Espagne, Hippolyte homme très disert, a même écrit sur ce sujet et plusieurs écrivains ont publié des extraits de différents auteurs. Toutefois je crois devoir vous dire que les traditions ecclésiastiques, principalement lorsqu’elles ne portent pas atteinte à la foi, doivent être gardées comme elles nous viennent de nos prédécesseurs, et que les coutumes d’une Église ne préjudicient point à celles qui s’observent dans une autre. » — « L’ecclésiastique romain, dont le frivole bavardage sur le jeûne du samedi est magistralement censuré par Augustin dans sa lettre à Casulanus, dit Zahn (Gesch. d. Sonnt., p. 71), avait sans doute compris l’opposition faite à ce jeûne comme mettant sur le même pied sabbat et dimanche, et en conséquence il l’avait blâmée comme empreinte de judaïsme… Mais il se trompait au sujet des Églises occidentales qui ne suivaient pas la coutume romaine. Leur opposition prouvait seulement qu’elles n’observaient pas cette coutume. Augustin la condamne aussi peu qu’Ambroise, dont il reproduit à deux reprises une réponse connue ; seulement il estimait plus convenable la coutume opposée. » — Ambroise, interrogé par la pieuse Monique sur ce qu’elle devait faire le samedi à Milan : ne pas jeûner comme on le faisait dans cette ville, ou observer la coutume romaine, répondit : « Quand je suis ici, je ne jeûne pas le jour du sabbat ; quand je suis à Rome, je jeûne. Toi aussi, quelle que soit l’Église où tu te trouves, suis sa coutume, si tu ne veux ni être scandalisée, ni scandaliser. »

La divergence n’existait pas seulement entre les Églises, mais dans leur propre sein. « En Afrique surtout, écrivait Augustin à Casulanus, il arrive qu’une Église ou les Églises d’une même région ont des membres qui ne jeûnent pas et d’autres qui le font. D’après la même lettre, il y avait en gros, d’un côté, « tous les Orientaux et même beaucoup d’Occidentaux », en particulier l’Église de Milan ; de l’autre, « l’Église de Rome et quelques autres églises occidentales », parmi lesquelles celles de Pannonie et d’Espagne.

On se méprendrait du reste étrangement si l’on concluait de ce qui précède que les Églises orientales se bornaient, au sujet du samedi, à se refuser d’y jeûner. C’était aussi pour elles un jour à part, au moins autant que pour l’Église de Rome et ses adhérents. Nous avons déjà indiqué le contraste qui existe entre le chap. IX de l’Ep. d’Ignace aux Magnésiens et ses interpolations, de la 2e moitié du 4e siècle : là, opposition tranchée entre le sabbat et le dimanche, l’un juif, l’autre chrétien : ici, avant le dimanche, un sabbat chrétien, « spirituel », marqué, non sans doute par le repos judaïque, mais par « la méditation de la Loi et l’admiration des œuvres de Dieu. » Nous avons aussi signalé de semblables interpolations dans les Ep. aux Philippiens et aux Tralliens, allant jusqu’à faire dire à Ignace : « Si quelqu’un jeûne le dimanche ou le sabbat, sauf au seul sabbat de la Pâque, c’est un meurtrier de Christ » et : « Le vendredi se rapporte à la passion du Seigneur ; le sabbat, à sa sépulture ; le dimanche, à sa résurrection. »

Des prescriptions analogues se retrouvent abondamment dans les Constit. apost. Outre 5.20, nous indiquerons 2.36,59,62 ; 8.32, pour ne citer que 7.23 : « Fêtez le sabbat et le dimanche, parce que l’un est le monument de la Création (δημιουγιάς ὑπόμνημα) ; l’autre celui de la Résurrection. Il y a un seul sabbat dans toute l’année, celui de la sépulture du Seigneur, où il convient de jeûner et non de faire fête ; car tant que le Créateur (ὁ δημιουργός) se trouve sous terre, le deuil à son égard est plus fort que la joie au sujet de la création. »

Ce qui montre bien, selon Zahn (Gesch. d. Sonnt., p. 71), que l’origine de ces prescriptions des Constit. apost, sur le sabbat est postérieure à Constantin, ce n’est pas seulement le silence de tous les écrivains antérieurs, malgré toutes les occasions qu’ils avaient de le rompre, mais encore le fait que ces prescriptions sont manifestement des interpolations. Dans les passages correspondants de la Didaskalia syriaque, qui présente une forme plus ancienne des livres I-VI des Constit., il n’est question que du dimanche. Il devait en être de même dans les Prescriptions (Diataxen) apostol. connues par Epiphane ; car, tandis qu’il y rattache les règles de la célébration du dimanche, des jours de fête, etc., il se borne, quant au sabbat, à constater qu’en ce jour il y avait un culte dans quelques Églises (Expos. fidei, 21).

Ajoutons que si l’on compare l’art. 1 du ch. VIII de la Didachè avec ce qu’il est devenu dans les Constit. apost., l. VII, ch. 23, on retrouve dans le 2d morceau, outre tout le texte du 1er, des explications sur les jeûnes du mercredi et du vendredi, sur la célébration du dimanche, la mention de la fête du samedi et une longue explication sur cette fête.

Bien que le concile de Laodicée interdise aux chrétiens le repos du samedi (voir Appendice IV), il présuppose cependant dans son 16e canon qu’il y a un culte en ce jour, et il ordonne qu’on y lise des fragments des « Évangiles à côté d’autres Écritures. Cassien remarque qu’au sabbat, comme au dimanche, les deux lectures sont tirées du Nouveau Testament, tandis que les autres jours, une d’elles est tirée de l’Ancien Testament.

Les canons 49 et 51 du concile de Laodicée stipulent encore que le sabbat et le dimanche sont les seuls jours où l’on doive en temps de carême recevoir des offrandes de pain et célébrer des fêtes de saints.

Dans la 2e moitié du 4e siècle, Grégoire de Nysse appelle frères le sabbat et le dimanche. Probablement un peu plus tard, Astérius, évêque d’Apamée dans le Pont, les qualifiait de mères et nourrices de l’Église (Gesch. d. Sonnt., p. 37 et 75).

D’après Zahn (ibid. p. 73), cette élévation du sabbat à la hauteur du dimanche, même aussi le plus souvent pour la célébration de la Cène, est suffisamment attestée pour les Églises de Constantinople, de la Cappadoce et du Pont, d’Antioche et de l’Egypte.

En Occident, il y avait, le samedi, au moins la prédication. Augustin dit, dans un de ses discours tenus en ce jour : Ad istum diem, id est sabbatum, maxime hi adsolent convenire, qui esuriunt verbum Domini.

Si les partisans de la coutume romaine accusaient parfois de judaïsme ceux de la coutume orientale, ces derniers en faisaient de même à l’égard des premiers (Routh III, p. 471).

Augustin, dans sa lettre à Casulanus, après avoir parlé du sabbat, « dans lequel la chair de Christ reposa dans le sépulcre, de même qu’en un jour pareil Dieu, après ses premières œuvres cosmiques, se reposa de toutes ses œuvres, » continue en disant que la différence des deux coutumes au sujet du samedi, « est née de ce que les uns préfèrent terminer le jeûne en ce jour pour signifier le repos (propter requiem significandam), tandis que d’autres préfèrent jeûner pour s’humilier à cause de la mort du Seigneur. »

Zahn commence par réfuter fortement l’idée qui rattacherait à un décret de Constantin la subite explosion de la célébration chrétienne du sabbat dans l’Orient grec au 4e siècle, et pourrait être suggérée par un texte grec d’Eusèbe ; puis il dit que la cause de cette explosion demeure énigmatique et que, d’après l’opinion toujours la plus vraisemblable, un culte du samedi soir, destiné seulement à introduire le dimanche, aurait peu à peu donné à tout le samedi le caractère d’une fête préparatoire du lendemain (Sonntagsvorfeier). Il signale à cet égard un témoignage de Socrate (Hist. Ecclés., V, 21), d’où il ressort : 1° que la Cène était au commencement du 5e siècle partout célébrée le samedi, sauf à Alexandrie et à Rome en vertu d’une antique tradition ; 2° que les Egyptiens voisins d’Alexandrie et les habitants de la Thébaïde avaient le matin de ce jour une assemblée et le soir, la Cène ; 3° qu’à Césarée de Cappadoce et dans l’île de Chypre, les presbytres et les évêques interprétaient les Écritures le sabbat et le dimanche, toujours le soir, à la lumière des lampes. — Zahn ajoute que l’expression ὀψέ σαββάτων de Matthieu 28.1, paraît avoir eu de l’influence sur l’institution de ces cultes du samedi soir.

Nous résumerions de la manière suivante notre impression sur l’histoire de la célébration chrétienne du samedi en Orient et en Occident, surtout à partir de la fin du 2d siècle :

1° Cette célébration ne peut pas être rattachée à l’époque où les premiers chrétiens d’origine juive ne solennisaient que le sabbat et qui a dû être suivie d’un triomphe général du dimanche au sein de l’Église.

2° Cette célébration ne provint ensuite directement ni des sectes judaïsantes alors sans influence sur l’Église, ni surtout des Juifs, qui, abhorrés de l’Église, lui rendaient amplement la pareille, et dont le repos sabbatique, ordonné par Dieu sous l’Ancienne Alliance, était souvent mentionné par les théologiens chrétiens avec aussi peu de respect que d’intelligence.

3° Le souvenir du sabbat de l’Ancienne Alliance dut néanmoins influer sur la solennisation du samedi, soit en Occident, soit et surtout en Orient, où elle est souvent rattachée au récit de la Genèse (voir en particulier Constit. apost. 2.36,90 ; 7.23 ; 8.32, et l’appréciation faite par Augustin de la divergence).

4° Mais les accusations de judaïsme intentées aux Orientaux par les Occidentaux et vice versa, étaient aussi injustes les unes que les autres (voir Zahn, Gesch. d. Sonnt. p. 71, et, d’autre part, Routh, III p. 470).

5° L’Église de Rome était sur cette question, comme sur celle de la Pâque, singulièrement tenace pour la célébration hebdomadaire des souvenirs de la Passion et de la Résurrection ; elle était en outre très portée à insister sur le souvenir de la mort du Rédempteur : le samedi était pour cette Église dominé par le vendredi, comme Augustin le fait bien ressortir.

6° Par contre, ainsi que Zahn l’indique, l’Église d’Orient était encore plus disposée à rendre grâces pour la résurrection du Seigneur qu’à se contrister sur sa passion : pour cette Église, le samedi était surtout l’avant-coureur du dimanche.

7° Cette double tendance de l’Orient et de l’Occident peut être rattachée, d’une part, à la tendance théologique de l’Orient, de l’autre, à la tendance anthropologique de l’Occident.

8° Aujourd’hui même, le point le plus saillant de la célébration de la fête de Pâque à Rome, n’est-il pas le Miserere de la Chapelle Sixtine ? Et un des traits les plus caractéristiques de la même fête à St-Pétersbourg, n’est-ce pas, au contraire, le joyeux et cordial : Christ est ressuscité, qui retentit de bouche en bouche et pour un moment fait fraterniser tous les chrétiens de l’empire, depuis le tsar jusqu’au plus humble moujik ?

Quelques mots encore sur un autre fait contemporain : la solennisation du sabbat, telle qu’elle a toujours lieu à côté du dimanche, dans la vieille Église d’Abyssinie. Loin d’impliquer, comme on pourrait d’abord le penser, le caractère primitif de la célébration chrétienne du samedi, le fait ne se rattache qu’au grand et rapide développement de cette célébration dans le 4e siècle. On sait en effet que cette Église fut fondée dans le milieu de ce siècle par Frumentius, qui fut en rapport avec Athanase, comme patriarche d’Alexandrie. Il faut toutefois reconnaître que l’origine de la solennisation abyssinienne du sabbat est compliquée. D’un côté, les Abyssins observent aussi d’autres pratiques juives, telles que la circoncision, et il y eut parmi eux des communautés juives peut-être de très bonne heure ; d’autre part, la circoncision n’étant point dans l’antiquité une institution exclusivement israélite, peut ne pas avoir une origine juive chez les chrétiens d’Abyssinie.

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