Le Jour du Seigneur, étude sur le Sabbat

3.11 — Clément d’Alexandrie et Origène.

Ces deux illustres Pèresa, l’un disciple de l’autre, ne nous fournissent pas proprement de nouvelles données sur la célébration du dimanche au 2d siècle, mais ils confirment celles que nous avons déjà recueillies, quoique leur conception du dimanche, comme on pouvait s’y attendre, soit éminemment spirituelle. En outre, Clément, à propos du Décalogue, s’occupe directement du rapport du sabbat au Jour du Seigneur, et ce long morceau mérite, malgré toutes ses subtilités, parfois étranges, d’être moins ignoré.

a – Clément, successeur de Panténus à la tête de l’Ecole catéchétique d’Alexandrie probablement depuis 189, fut obligé par la persécution de quitter cette ville en 202 et mourut probablement vers 220. Origène, né vraisemblablement en 184 ou 185, mourut en 253 ou 254.

Nous avons déjà remarqué que Clément, après avoir dit que « le vrai gnostique connaît les mystères des jours de jeûne du mercredi et du vendredi, » passe immédiatement de ces « mystères » à celui du dimanche. « Le vrai gnostique, dit-il, accomplissant le commandement du Seigneur, pratique le Jour du Seigneur lorsqu’il rejette toute pensée mauvaise et s’attache à toute pensée gnostique, glorifiant en lui-même la résurrection du Seigneur. » Clément veut dire par là que le vrai gnostique, c’est-à-dire le sage idéal, par là même l’homme véritablement pieux, aimé de Dieu et l’aimant, c’est-à-dire encore le chrétien parfait, célèbre continuellement le dimanche en glorifiant par toute sa vie la résurrection du Seigneur : assertion qui a été justement rapprochée de Romains 6.4-11. Il ne s’agit pas ici proprement de la sanctification du dimanche, mais de la vie chrétienne entière, envisagée comme glorifiant la résurrection du Seigneur, en tant qu’elle en découle et est elle-même une résurrection spirituelle. Mais cette vie chrétienne, si hautement comprise qu’elle soit, ne saurait exclure la sanctification du dimanche ; elle l’implique même, à plusieurs égards, du moins sur cette terre. Il est en tous cas certain que cette parole même de Clément, suppose la célébration ordinaire du dimanche, comme anniversaire hebdomadaire de la résurrection de Jésus. Si cette célébration n’avait pas eu lieu dans l’Église de ce temps, jamais il n’aurait pu tenir pareil langage. D’autre part, il n’est pas moins sûr que la meilleure manière de glorifier la résurrection du Seigneur, c’est de la glorifier, non par la solennisation d’un jour sur sept, mais par toute une vie d’amour et de sanctification.

Nous avons aussi déjà fait allusion à une étrange prédiction du dimanche trouvée dans Platon par Clément : Strom.5.14.107, où il s’exprime ainsi : « Platon prophétise même le Jour du Seigneur, quand il dit dans le 10e Livre de la République : « Après que chacun d’eux a passé 7 jours dans cette prairie, il faut se lever, voyager le 8e jour, et arriver après 4 jours de marche. En effet, on doit entendre par cette prairie la sphère immobile, paisible lieu de délices et demeure des saints. Les 7 jours indiquent chacune des rotations des 7 planètes et tout art pratique qui tend au repos comme but. Mais la route qui s’ouvre au delà des planètes, conduit au ciel, c’est-à-dire à la de rotation et au 8e jour. Quant à ce qu’il dit que les âmes marchent pendant 4 jours, cela signifie qu’elles marchent à travers les 4 éléments. » Nous ne saurions admettre avec Clément que Platon ait ainsi prophétisé le dimanche et, du reste, nous n’avons ici ni à apprécier la justesse de l’interprétation que le Père de l’Église fait de la pensée du philosophe grec, ni même à exposer la singulière et fameuse vision du « fuseau de la nécessité » et la non moins singulière histoire, à laquelle se rattache cette vision. Ce que nous avons seulement à relever, c’est que la seconde citation de Clément prouve, aussi bien que la 1re, le fait de la célébration du dimanche vers la fin du 2d siècle. Nous avons déjà parlé de la désignation de ce jour comme le 8e, et nous la retrouverons ailleurs chez Clément, où elle joue un grand rôle. Le Père donne une telle importance à l’institution du dimanche qu’il la dit préparée, non seulement sous l’Ancienne Alliance, comme nous le verrons bientôt, mais encore dans le monde païen, comme nous venons de le voir.

La haute spiritualité avec laquelle il envisage d’ailleurs soit le dimanche, soit les autres fêtes chrétiennes, s’exprime au mieux dans le passage suivant : « Nous devons adorer et honorer Celui qui, selon notre persuasion, est la Parole, le Sauveur, le Chef, et adorer, par lui, le Père, le faisant, non comme d’autres dans quelques jours mis à part, mais continuellement, toute la vie et de toute manière… Le gnostique honore Dieu, c’est-à-dire lui rend grâces par la connaissance qu’il a de la droite vie, non dans un lieu défini, ni dans un temps choisi, ni dans quelques jours solennisés et fixés, mais par toute sa vie, en tout lieu, qu’il se trouve seul ou avec des hommes ayant la même foi… Etant donc en fête pendant toute la vie et persuadés que Dieu est partout de toute part, nous cultivons les champs en le louant, nous naviguons en chantant des hymnes et nous nous livrons à toute autre occupation avec art. »

Le passage de Clément qui concerne directement le rapport du sabbat au dimanche, fait partie d’une explication du Décalogue donnée comme exemple de l’intelligence du gnostique dans les choses spirituelles.

Le 4e Commandement, dit-il (§ 137), « signifie que le monde a été fait par Dieu et que Dieu nous a donné le 7e jour pour nous reposer (ἀνάπαυσιν), à cause des maux de la vie. Dieu, en effet, est infatigable, sans souffrance et sans besoin ; mais nous, revêtus de chair, nous avons besoin de repos (ἀναπαύλης). (§ 138) Cependant le 7e jour est proclamé repos, abstinence du mal, comme préparant le jour-principe, qui est réellement notre repos et qui est aussi le jour de la première création de la lumière réelle, par laquelle toutes les choses sont contemplées ensemble et possédées 1. »

Telle est la thèse que va développer Clément, à savoir que le sabbat a préparé le dimanche, le 2d étant l’accomplissement du 1er et se rattachant soit à la création de la lumière au 1er jour génésiaque, soit à la résurrection de Christ, source de la véritable lumière, de la véritable sagesse. Clément fond en quelque sorte ces deux dernières manières d’envisager le dimanche, ou plutôt il exprime la 2de sous la forme de la 1re. « C’est de ce premier jour que la première sagesse et la connaissance nous illuminent, dit-il, car la lumière de la vérité est une véritable lumière, sans ombres, qui distribue l’indivisible Esprit du Seigneur entre ceux qui ont été sanctifiés par la foi, et qui fait l’office d’un luminaire pour la connaissance approfondie de ce qui est. En suivant cette lumière, nous sommes exemptés de la souffrance pendant toute la vie. Cela même est se reposer. » Aussi Salomon dit-il (Proverbes 8.22) qu’avant le ciel et la terre, la Sagesse a été engendrée par le Tout-Puissant, Sagesse qui enseigne la science des choses divines et humaines. « Il fallait rappeler ces choses, puisque nous en sommes venu à parler de la septaine et de la huitaine. En effet, d’un côté, la la huitaine est bien près d’être proprement septaine et, de l’autre, la septaine est hexade (ou sixaine), du moins en apparence, et, si l’une est proprement sabbat, l’hexade est ouvrière, car la genèse du monde s’est effectuée en 6 jours et le mouvement d’un solstice à l’autre s’accomplit en 6 mois, pendant lesquels les feuilles tombent ou les plantes poussent et les semences lèvent jusqu’à maturité. (§ 139) On dit aussi que l’embryon est complètement formé dans 6 mois… Cela explique pourquoi les Pythagoriciens désignent l’hexade comme nombre parfait et l’appellent milieu et mariage… »

(§ 140) Clément traite ensuite des vertus de la septaine, et nous avons déjà indiqué ce qu’il dit à ce sujet, de même que Philon et Macrobe. Puis vient le tour de la huitaine. « On l’appelle cube, dit-il, en comptant avec les 7 planètes la sphère immobile, et avec ces 8 éléments s’obtient la grande année, qui est comme une période de rémunération d’après les promesses. » Clément trouve aussi le nombre 8 dans les personnages de la scène de la Transfiguration, en tenant compte de Jésus, de ses trois disciples, de Moïse et Elie, du Père céleste représenté par la voix proclamant Jésus le Bien-aimé, et de la nature divine de Jésus, comme 8e élément, mais caché. Jésus lui-même, qui était le 4e personnage lorsqu’il gravissait la montagne, devient le 6e après la proclamation du Père céleste. Dans le § 141, Clément allègue la manière dont les Grecs désignaient les 5 premiers nombres par les 5 premières lettres de l’alphabet (α β γ δ ε), le 6e nombre par le digamma éolique (ς), les nombres 7 et 8 par la 6e et la 7e lettre (η ϑ). Selon lui, 6 est le nombre de Jésus, aussi l’homme a-t-il été créé le 6e jour et Jésus lui-même a-t-il accompli son œuvre à la 6e heure. — L’union des nombres 6, 7 et 8 apparaît encore au Père alexandrin en ce que 8 compte sept intervalles d’un chiffre à l’autre et 7, six.

Clément revient dans les § 142-145 sur les vertus du nombre 7 et sur la liaison de 7 et de 8. Il va même jusqu’à trouver (§ 145) que pour ceux qui sont initiés à la vraie connaissance, « le bienheureux David a parlé clairement (σαφῶς) du rapport mystérieux de la septaine et de la huitaine » dans Psaumes 90.9 : « Les jours de nos années sont de 70 années et, pour les plus robustes, de 80b. »

b – Le Psaume est cependant intitulé : « Prière de Moïse, homme de Dieu », mais Clément doit faire ici une citation de mémoire.

Evidemment nous sommes fort loin de nous approprier tous les raisonnements du disciple des Pythagore et des Philon : ils appartiennent à une science des nombres mystique ou spéculative, qui est à la vraie science des mathématiques ce que l’astrologie est à l’astronomie, l’alchimie à la chimie. Mais ici encore, ce qui nous intéresse, ce n’est pas la justesse des raisonnements, mais la thèse même soutenue par Clément, sa double conviction soit de l’analogie profonde du sabbat et du dimanche, malgré leurs différences, soit de la supériorité du 2d sur le 1er, l’un étant une préparation, l’autre un accomplissement. Pour nous servir encore d’une formule qu’il emploie : à ses yeux, « la septaine glorifie la huitaine. »

Deux autres passages du même Père présentent le rapport du sabbat au dimanche sous un aspect nouveau, mais analogue. L’un se lit Strom. 4.17.111 ; l’autre, 4.3.8. Dans les deux le sabbat apparaît à un point de vue négatif, comme symbole de l’abstinence du mal et comme repos ; et le dimanche, à un point de vue positif, comme symbole de la pratique du bien ou de la vraie connaissance. L’un se rattache à Psaumes 34.12-16, surtout à v. 15a (« Détourne-toi du mal et fais le bien ») : il y est parlé « du mystère de la septaine et de la huitaine, » et ce mystère est dit s’expliquer par « l’accomplissement de la connaissance au moyen de l’abstinence du mal, et de l’énergie du bien en œuvres et en paroles ». Dans l’autre passage, il s’agit des « philosophes de Dieu », comme de « vrais Israélites, purs de cœur, dans lesquels il n’y avait pas de fraude, qui ne sont pas restés dans le repos de la septaine, mais, par la pratique inhérente à la ressemblance avec Dieu, ont été élevés à la possession du bienfait de la huitaine et jouissent de la claire intuition d’une insatiable contemplation.) — Le sabbat est encore présenté à un point de vue semblable dans Strom. 4.3.8, comme paraissant « signifier, par la résignation aux maux, la force d’âme. » — Cette double appréciation, l’une du sabbat, comme surtout négatif, l’autre du dimanche, comme surtout positif, ne manque pas de justesse.

Quant au témoignage d’Origène sur la célébration du dimanche, nous nous bornerons au passage suivant du Traité contre Celse 8.21-23.

Après avoir parlé de l’invitation de Celse à participer aux fêtes religieuses nationales, il arrive à dire : « Une fête, en effet, comme l’a bien dit un des sages helléniques (Thucydide 1.70), n’est pas autre chose que la pratique du devoir. Il célèbre vraiment une fête, celui qui fait ce qu’il doit, priant toujours et, par là même, offrant continuellement à Dieu des victimes non sanglantes. Aussi Paul nous semble-t-il avoir noblement parlé quand il a dit dans ses épîtres (Galates 4.10-11) : « Vous observez les jours, les mois, les temps et les années ! Je crains d’avoir inutilement travaillé chez vous. » (ch. 22) Que si quelqu’un nous objecte les jours de nos Dimanches ou de nos Préparations ou de la Pâque ou de la Pentecôte, il faut lui répondre que l’homme parfait, étant toujours dans les paroles, les œuvres et les pensées du Verbe de Dieu, le Seigneur, célèbre continuellement des dimanches (ἀει ἄγει Κυριακὰς ἡμέρας). »

[Préparations : Dans la traduction anglaise d’Origène publiée dans l’Ante-Nicene Library (Edimb. 1872), le mot Παρασκεναί est ici simplement traduit par : the Preparation. Il s’agirait alors du jeûne antépascal, qui, sous diverses formes, fut observé de bonne heure dans l’Église et qui prit ensuite le nom de jeûne de la quadragésime ou du carême (voir Real-Encykl., IV p. 335). Mais si, comme cela semble naturel, il faut tenir compte du pluriel, le mot s’explique facilement par la considération soit de ce jeûne annuel, joint aux jeûnes hebdomadaires des stations du mercredi et du vendredi, qui pouvaient être envisagés comme des préparations du dimanche, soit peut-être de ces seuls jeûnes hebdomadaires.]

« De même, celui qui toujours se prépare lui-même pour la véritable vie, s’abstenant des plaisirs de ce monde… et tenant son corps en bride, accomplit toujours des Préparations. De même encore, quiconque pense que Christ a été immolé comme notre Pâque et qu’il faut célébrer la fête qui porte aussi ce nom, en mangeant la chair du Verbe, n’est point un homme qui ne célèbre pas la Pâque, c’est-à-dire les passages, puisqu’il passe toujours, en toute parole et en toute action, loin des affaires de ce monde, en se hâtant vers Dieu et sa Cité. En outre, celui qui peut dire en vérité : « Nous sommes ressuscités avec Christ » et : « Il nous a ressuscités en même temps que Lui et nous a fait asseoir avec Lui dans les lieux célestes » (Colossiens 3.1 ; Éphésiens 2.6), est constamment dans les jours de la Pentecôte. Il y est surtout, quand, montant dans la chambre haute avec les disciples de Jésus, il prie pour devenir digne de recevoir ce puissant souffle céleste, qui par sa puissance enlève de l’esprit des hommes la malice et ses œuvres, digne aussi de participer en quelque mesure aux langues de feu. (ch. 23) Mais la masse de ceux qui paraissent croire, non celui dont nous venons de parler, a besoin, parce qu’elle ne veut pas ou ne peut pas célébrer ainsi tous les jours, d’exemples sensibles lui servant de commémoratifs. »

Encore ici, ce qui nous importe, c’est seulement l’indication qu’Origène fait incidemment de la célébration du dimanche dans l’Église de son temps. Ne ressort-il pas en effet de ce qu’il dit que cette célébration était alors de notoriété publique ? N’avait-il pas à combattre l’objection que des païens pouvaient en tirer à propos du refus des chrétiens de participer aux fêtes nationales ? Et du reste, une semblable notoriété ne nous est-elle pas déjà apparue dans deux écrits de Tertullien ?

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