Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 2
Premières usurpations et premières luttes

(Moyen âge)

1.2

Trois puissances opposées aux libertés genevoises – Les comtes de Genève – Les évêques-rois – Danger de la puissance temporelle des évêques – Les ducs de Savoie – Ils convoitent Genève – Pierre de Savoie s’empare du château – Ses succès et ses mécomptes – Amédée V s’empare du second château – Il se fait vidame – Il sanctionne les libertés de Genève – Amédée VIII demande Genève au pape – Le pape enlève aux Genevois l’élection des évêques – Un duc et pape se fait évêque – Lutte entre un fils et sa mère – Désordres de Philippe sans Terre – Le père se sauve devant son fils – Ruse de la mère pour sauver ses trésors – Le fils se présente chez le père – Singulière visite – Les foires de Genève données à Lyon – Un évêque réformateur à Genève – La Savoie prépare les derniers coups – Dieu souffle sur l’humanité – Principe rénovateur dans Genève

Genève n’avait été d’abord qu’une commune rurale (vicus), ayant un sénat municipal et un édile. Au quatrième siècle, sous Honorius, il était devenu une cité ; il reçut même probablement ce titre après que Caracalla eût donné le droit de cité à tous les Gaulois. Genève eut dès ces temps anciens, soit avant, soit après Charlemagne, des droits et des libertés qui garantissaient les citoyens contre l’arbitraire du seigneur féodal. Mais eut-il des institutions politiques ? la communauté y fut-elle organisée ? Les renseignements nous manquent. Les Genevois, au commencement du seizième siècle, prétendaient être libres depuis si longtemps qu’il n’était mémoire d’homme du contrairea. Mais cette mémoire d’homme pouvait bien ne pas embrasser un grand nombre de siècles.

a – « Tanto tempore, quod de contrario memoria hominis non extitit. » (Libertates Gebennenses, Mém. d’Archéologie, II, p. 312.)

Le pape ayant invité Charlemagne à venir en Italie avec ses Francs, pour l’amour de Dieu et pour combattre ses ennemis, ce prince y alla en 773, avec une nombreuse armée, dont une partie passa le mont Saint-Bernard, montrant ainsi la route à un autre Charlemagne, qui devait paraître mille ans plus tard, et dont l’empire plus brillant, mais plus éphémère encore que celui du premier, devait aussi en se dissolvant rendre à la liberté Genève absorbée une seconde fois par la Franceb. Charlemagne en passant à Genève avec son armée s’y arrêta et y tint un conseil.c Ce mot a fait croire qu’il y avait trouvé des libertés et des privilèges, et les avait confirmésd ; mais ce conseil tenu par Charles à Genève fut probablement composé des conseillers que ce prince avait auprès de lui ; ce ne fut pas un conseil de la ville. Toutefois, la première origine des libertés de Genève semble se perdre dans la nuit des temps.

b – « Cum toto Francorum exercitu… Gebennam venit… et copiarum partem per montera Jovis ire jussit. » (Eginhardi Annales.) Ces paroles d’antiques annales pourraient s’appliquer à Napoléon Ier comme à Charlemagne. Les personnes âgées, l’auteur en particulier, se rappellent avoir vu en mai 1800 le premier consul Bonaparte sur les places de Genève comme il se rendait à Marengo.

c – « Genevamque civitatem veniens synodum tenuit. » (Voyez dans les Monumenta historiæ germanicæ, de Pertz, tome Ier, sous l’an 773, la chronique de Régino, p. 557, S58 ; Eginhardi Annales, p. 150.)

d – C’est ce que Spon dit positivement, I, p. 59.

Trois puissances menacèrent tour à tour ces libertés.

D’abord se présentent les comtes de Genève. Ils n’étaient primitivement, à ce qu’il semble, que de simples officiers de l’Empereure ; mais ils devinrent peu à peu des princes presque indépendants.

e – « In Burgundia in pago Genevensi, ubi pater ejus comes fuit. Beneficium non grande. » (Eginhardi Epistolæ, p. 26 et 27.)

Dès 1091, nous trouvons un Aymon, comte du Genevoisf. La domination des comtes de Genève s’étendit bientôt sur un vaste et magnifique pays. Ils résidaient non seulement dans leur manoir héréditaire de Genève, situé sur l’emplacement du palais de Gondebaud, mais aussi en des châteaux semés au loin dans leurs domaines, à Annecy, Rumilly, La Roche, Lausanne, Moudon, Romont, Rue, Les Clées et d’autres lieuxg. Ces comtes menaient cette vie, à la fois solitaire et agitée, qui a caractérisé l’époque féodale. Tantôt ils se renfermaient dans leurs châteaux, entourés le plus souvent de petites maisons, ceints de fossés et de ponts-levis, et où l’on voyait briller au lever du soleil les armures des hommes qui faisaient le guet ; — tantôt ils en sortaient, entourés d’un cortège considérable, de nombreux officiers, du sénéchal, du maréchal, des échansons, des fauconniers, des varlets, des écuyers, soit pour se transporter d’une de leurs demeures dans l’autre, soit pour se mettre en chasse sur les hauteurs des Alpes et du Jura, soit par de pieux motifs, pour visiter quelque lieu de pèlerinage ; souvent enfin pour diriger contre leurs voisins ou même leurs vassaux des croisades continuelles. Mais au milieu de ces agitations féodales, une autre puissance, modeste d’abord, croissait dans Genève, et sa bouche devait dire de grandes chosesh.

f – « Comes Genevensium. » (Guichenon, Bibl. Geb., cent. II. — Voir aussi (vers 1140) Pierre le Vénérable, de Miraculis, lib. II.)

g – Spon, Histoire de Genève, I, p. 71. — M. Galiffe fils, Introduction à l'Armoriai genevois, p. 9. — Hiseli, les Comtes de Genève et de Vaud, p. 4, 18.

h – Prophéties de Daniel, Daniel 7.8.

Au moment de la conquête des Bourguignons, Genève avait un évêque, et l’invasion des Germains avait bientôt donné à ce prélat une notable puissance. Doués d’une intelligence fort supérieure à celle des hommes qui les entouraient, respectés des barbares comme les grands prêtres de Rome, sachant acquérir peu à peu de vastes propriétés, devenus ainsi les personnages les plus importants des villes où ils résidaient, les évêques s’appliquèrent à protéger leur cité au dehors, à l’administrer au dedans ; puis, sans trop de façons, ils confisquèrent l’indépendance du peuple, et joignirent à leur qualité d’évêque celle de prince. En 1124, Aymon, comte du Genevois, dans un accord fait avec Humbert de Grammont, évêque de Genève, abandonna cette ville à l’évêquei ; n’y garda que son antique demeure et une partie de la justice criminelle ; mais continua à posséder les villes secondaires et les campagnes.

i – « Totas Gebennas Episcopo in pace dimisit. » (Voir le document dans les pièces justificatives de Spon, n° 1.)

L’institution d’évêques-princes, mi-religieuse et mi-politique, également en désaccord avec l’Évangile des siècles passés et la liberté des siècles futurs, put être exceptionnellement bienfaisante, mais généralement parlant elle fut un malheur pour les siècles du moyen âge, et pour Genève en particulier. Si l’Église avait eu alors des ministres humbles et vivants, qui fissent briller dans le monde le flambeau de l’Évangile, pourquoi la même puissance spirituelle, qui au premier siècle avait vaincu le polythéisme romain, n’aurait-elle pas surmonté plus tard les ténèbres de la féodalité ? Mais qu’attendre de prélats qui faisaient de leur houlette une épée, de leurs brebis des serfs, de leurs demeures pastorales des châteaux forts ? Corruptio optimi pessima. Le prince-évêque, cet amphibie, produit de l’invasion des barbares, ne peut subsister dans la chrétienté. Le petit peuple de Genève, — c’est l’un de ses titres de gloire, — fut dans les temps modernes le premier qui le rejeta ; et la manière dont il s’est acquitté de cette action est l’une des parties de l’histoire que nous désirons raconter. Il fallut certes une puissante énergie,— un bras de Dieu,— pour entreprendre et accomplir cet acte premier qui enleva aux mains épiscopales le sceptre temporel qu’elles avaient usurpé. Dès lors l’exemple de Genève a été fréquemment suivi ; les trônes féodaux des évêques sont tombés sur les bords du Rhin, en Belgique, en Bavière, en Autriche et ailleurs ; mais le premier qui tomba fut celui de Genève, comme le dernier sera celui de Rome.

Si l’évêque, grâce à l’appui des empereurs, parvint à évincer de la ville de Genève le comte, en ne lui laissant que sa juridiction sur les vassaux terriers, il parvint aussi, par le cours naturel des choses, à assoupir les franchises populaires. Toutefois ces droits subsistaient, le prince-évêque était élu par le peuple ; saint Bernard le rappelle à l’occasion de l’élection d’Ardutiusj. Le prince prêtait même serment de fidélité au peuple ; les bourgeois s’opposaient quelquefois aux envahissements de leur prélat, et se refusaient à ce qu’il les traînât devant la cour de Romek.

j – « Tanto cleri populi que consensu. » (Bernardi Epist. XXVII.)

k – « Si vos in curia romana in causam traheret. » ( Conventiones anni 1286.)

Le christianisme avait dû être une puissance de liberté ; Rome en le corrompant l’avait rendu une puissance de despotisme. Calvin, en le régénérant, le réhabilita et lui rendit ses premières œuvres.

Mais ce qui menaçait le plus l’indépendance et la liberté de Genève, ce n’étaient pas les évêques et les comtes, c’était une puissance du dehors qui avait commencé par enlever aux comtes leurs bourgs et leurs villages. La maison de Savoie, douée d’une insatiable ambition, travaillait à agrandir ses États avec une habileté et une persévérance qui furent couronnées des plus rapides succès. Quand les princes de Savoie se furent substitués, dans le pays de Vaud, aux comtes du Genevois et aux ducs de Zæhringen, Genève, qu’ils regardaient comme une enclave, devint l’objet constant de leurs désirs. Ils planèrent pendant des siècles au-dessus de l’antique cité, comme l’un de ces vautours des Alpes qui étendent leurs ailes dans les nues, explorent la contrée de leurs regards, se jettent sur la proie qu’ils convoitent, et y reviennent chaque jour jusqu’à ce qu’ils en aient dévoré les lambeaux. La Savoie avait les yeux fixés sur Genève, d’abord par ambition, parce que la possession de cette ville importante devait l’arrondir et la fortifier ; mais aussi par calcul, parce qu’elle discernait dans ce petit État des principes de droit et de liberté qui l’alarmaient. Que deviendrait la puissance absolue des princes, acquise au prix de beaucoup d’usurpations, si des théories libérales venaient à se glisser dans le droit européen ? Un nid suspendu aux rochers escarpés des Alpes ne renferme peut-être que des aiglons inoffensifs ; mais bientôt les ailes leur croîtront, ils prendront le haut vol, et de leurs regards perçants ils découvriront au loin la proie et la saisiront. Le plus sûr donc est qu’une main robuste les étouffe, jeunes encore, dans leur nid.

Les rapports entre la Savoie et Genève, représentants l’un de l’absolutisme, l’autre de la liberté, ont été et sont encore souvent méconnus. Ils importent pourtant à l’histoire de Genève et même de la Réformation. C’est pourquoi nous croyons devoir les esquisser.

Ce fut dans la première moitié du treizième siècle que commença la chasse terrible dont nous venons de parler. La maison de Savoie, trouvant à Genève et dans le Genevois deux pouvoirs, l’évêque et le comte, résolut de profiter de leurs luttes pour se glisser soit dans la province, soit dans la ville, et pour les y remplacer. Elle se prononça d’abord pour l’évêque contre le comte, le plus puissant des deux, afin de le dépouiller. Pierre de Savoie, simple chanoine de Lausanne, puis en 1229, à l’âge de vingt-six ans, prévôt des chanoines de Genève, eut ainsi l’occasion de connaître cette ville, d’apprécier l’importance de sa situation et de discerner les beautés qui l’entourent ; il y prit goût. Fils puîné d’un comte de Savoie, il fût aisément devenu évêque ; mais sous son aumusse le chanoine Pierre cachait le bras d’un soldat et le génie d’un politique. A la mort de son père (1232), il jette l’aumusse, prend le casque, épouse Agnès, que le comte du Faucigny fait son héritière aux dépens de sa sœur aînéel ; ensuite il fait le gart (comme disent les chroniqueurs), c’est-à-dire guerre et pillage. Plus tard, oncle d’Éléonore de Provence, reine d’Angleterre, fait comte de Richmond par Henri III, son neveu, il étudie à Londres les pratiques gouvernementales. Mais les rives de la Tamise ne lui font pas oublier celles du Léman. Le château de Genève était resté, nous l’avons vu, la propriété privée du comte de Genève, son ennemi ; il prend la résolution de s’en emparer. « Homme sage, dit un vieux chroniqueur, d’une haute stature, d’une force athlétique, fier, hardi, terrible comme lion, rappelant les plus fameux paladins, si preux qu’on l’appelait le preux Charlemagne, doué à la fois du génie organisateur qui fonde les États et de l’humeur guerrière qui en fait la conquête, Pierre s’empare, en 1250, du château de Genève, et le garde à titre précaire, comme nantissement de 33 000 marcs d’argent qu’il prétendait lui être dus par le comte ; le voilà quelque chose dans la ville. Ce n’est pas tout : doué d’une activité inquiète, d’une habileté inouïe et d’une persévérance infatigablem, il profite de ce point d’appui pour élever, dans le bassin du Léman, l’édifice de sa grandeur. Le peuple genevois commençait à s’ennuyer de la domination ecclésiastique, et désirait jouir librement de ces franchises communales, que le clergé appelait « la pire des institutionsn. » Devenu comte de Savoie, Pierre, qui a formé le projet de réunir Genève à ses États héréditaires, promet aux citoyens de leur donner tout ce qu’ils désirent ; et ceux-ci, qui déjà alors (deux siècles et demi avant la Réformation) souhaitaient se soustraire au pouvoir temporel de leur évêque, se mettent sous la tutelle de Pierre. Mais bientôt ils s’alarment, ils craignent l’épée du guerrier plus que le bâton du pasteur ; ils se contentent de leur gouvernement clérical,

l – Wustemberger, Peter der Zweyte, I, p. 123.

m – « L’animo irrequieto ed intraprendente del principe Pietro. » (Datta, Hist. dei Principi, I, p. 5.)

n – « Communio, novum ac pessimum nomen. »(Script. Rev. Franc., XII, p. 250.)

« De peur d’en rencontrer un pire. »

En 1267, le second Charlemagne dut déclarer, par un acte public, qu’il renonçait à prendre Genève sous sa gardeo. Ennuyé de ce mécompte, affaibli par l’âge, épuisé par son infatigable activité, Pierre se retira dans son château de Chillon. Là, il se faisait chaque jour promener lentement, mollement, sur le beau lac, au milieu des splendeurs de la nature ; on dit que la voix harmonieuse d’un troubadour, se mêlant aux clapotements des eaux, célébrait les hauts faits de l’illustre paladin. Il y mourut en 1268p.

o – « Communitatem de Gebennis in gardam non recipiemus. » (Traité entre le comte et l’évêque ; Mém. d’Archéologie, VII, p. 196 à 258, et p. 318, 319.)

pMonumenta hist. patriæ, III, p. 174. M. Ed. Mallet croit, mais sans preuves, que Pierre alla mourir à Pierre-Chatel en Bugey. — Voir aussi Pierre de Savoie d’après M. Cibrario, par M. F. de Gingins.

Vingt ans après, Amédée V recommença courageusement l’assaut dans lequel son oncle avait échoué. Plein d’ambition, de génie, surnommé « le grand, » il avait tout pour réussir. Il faut que l’étendard d’un prince flotte sur les murs de cette trop libre cité. Amédée possédait déjà un château à Genève, l’ancien château des comtes de Genevois, situé dans le haut de la ville. Il voulait avoir davantage ; les chanoines lui fournirent l’occasion dont il avait besoin pour commencer sa conquête. Pendant une vacance du siège épiscopal ces révérends pères se divisèrent, et ceux d’entre eux qui étaient ennemis d’Amédée, ayant été menacés par les gens de son parti, se réfugièrent tout effrayés dans le château de l’Ile (il s’agit de l’île que le Rhône forme à Genève) ; Amédée résolut de leur montrer que de fortes murailles et les deux bras d’un fleuve ne les protégeraient pas contre son courroux ; il s’empara du château. Cette conquête ne lui donna, il est vrai, aucune autorité dans la ville ; mais la Savoie sut plus d’une fois en faire usage pour ses ambitieux desseins. Ce fut là qu’en 1519, peu après les commencements de Luther, fut immolé, de par l’évêque et de par le duc, le plus intrépide martyr des libertés modernesq.

q – Philibert Berthelier ; l’édition originale met ici par erreur 1518 au lieu de 1519. (ThéoTEX)

Amédée ne se contenta pas de ces deux châteaux ; pour devenir maître dans Genève, il ne dédaigna pas de s’y faire serviteur. Comme les évêques, en leur qualité d’ecclésiastiques, ne pouvaient faire répandre le sang, un officier était chargé, dans les principautés ecclésiastiques, d’administrer vice domini « à la place de monseigneur, » la justice de première instance ; c’est pourquoi on appelait ce lieutenant vidomne ou vidame. Amédée prétendit avoir cette vidamie pour prix de ses services. En vain les citoyens, inquiets à la pensée d’un aussi puissant vidame, s’assemblèrent-ils dans l’église de la Madeleine (novembre 1288), et l’évêque défendit-il à Amédée « de la part de Dieu, de la glorieuse vierge Marie, de saint Pierre, de saint Paul, de tous les saints, d’usurper l’office de son lieutenantr, » le vautour tenait la vidamie dans ses serres, il ne la lâcha pas. Les Genevois se moquèrent, il est vrai, de ce souverain qui se faisait officier civil. « Bel emploi pour un prince, disaient-ils, c’est un ministère et non un magistère, — un service, non une domination. — Laissez, laissez, répondait le Savoyard, je saurai bien de valet devenir maîtres. »

r – « Quod ullus alius princeps baro vel cornes habeat in eadem (civitate)aliquam juridictionem, » (Mém. d’Archéologie, VIII, Pièces justificatives, p. 241.)

s – Savyon, Annales, p. 16-18.

Les princes de Savoie, qui s’étaient mis avec l’évêque contre le comte de Genève pour évincer celui-ci, ayant assez bien réussi dans cette première campagne, en entreprirent une seconde et se mirent avec les citoyens contre l’évêque pour supplanter ce prélat. Amédée se fit libéral. Il savait qu’on ne gagne jamais plus sûrement l’esprit d’un peuple qu’en se faisant le défenseur de ses libertés. « Nous maintiendrons, dit-il aux citoyens, en 1285, nous garderons, nous défendrons votre ville, vos biens, vos droits, vos franchises, et tout ce qui vous appartientt. » Si Amédée voulait maintenir les libertés de Genève, c’est qu’elles existaient ; son langage est celui d’un conservateur et non d’un novateur. L’an 1285 ne vit pas, comme on l’a cru, la première origine des franchises de Genève, mais leur restauration. Toutefois, il y eut alors un épanouissement de ces libertés. L’institution municipale devint plus parfaite. Les bourgeois, profitant de l’appui d’Amédée, élurent des recteurs de la ville, décrétèrent l’impôt, et donnèrent la bourgeoisie à des étrangers. Mais le prince ambitieux avait fait un mauvais calcul. En aidant les citoyens à former une corporation capable de défendre leurs antiques libertés, il éleva d’une main imprudente le boulevard contre lequel devaient échouer les plans de ses successeurs.

t – « Villam vestram, nec non bona et jura vestra et franchisias vestras… manutenebimus, gardabimus et defendemus. » (Spon, Preuves pour l'histoire de Genève, III, p. 108.)

Au quinzième siècle, les comtes de Savoie devenus ducs et désirant toujours plus la conquête de Genève, changèrent une troisième fois de tactique. Ils se dirent qu’il y avait un pape à Rome, que ce pape était le maître des princes et des principautés de la terre, et qu’une bulle du pontife serait plus puissante que leurs armées et leurs intrigues pour soumettre Genève à la Savoie. Ce fut le duc Amédée VIII qui commença cette nouvelle campagne. Non content d’avoir ajouté à ses États le Genevois, le Bugey, Verceil, et enfin le Piémont qui en était séparé depuis plus d’un siècle, il demanda au pape Martin V de lui donner, pour le grand profit de l’Église, « la puissance séculière dans Genève. » Mais les syndics, conseillers et procureurs de la ville, consternés à l’ouïe de cette nouvelle manœuvre, sachant que « Rome ne doit pas mettre la patte sur les royaumes, » décidés à résister au pape même, s’il le fallait, pour maintenir leur indépendance, mirent la main sur les saints Évangiles et s’écrièrent : « Point d’aliénation de la cité, ni de son territoire, nous le jurons ! » Amédée retira sa demande ; mais le pape Martin V revenant, en 1418, du concile de Constance et passant trois mois à Genève, se mit à sympathiser avec les idées des ducs. Il y avait quelque chose dans le pontife qui lui disait que la liberté n’allait pas avec la domination papale ; il s’alarmait en voyant les libertés de cette ville. « Il craignait ces conseils généraux qui gâtaient tout ! » dit une chronique manuscrite de la bibliothèque de Turin ; « il s’inquiétait de ces gens turbulents, imbus des idées des Suisses, et qui soufflaient aux oreilles des Genevois le libertinage des gouvernements populairesu. » Les libertés des Suisses étaient donc chéries des citoyens, déjà un siècle avant la Réformation.

u – Bibliothèque de Turin, manuscrit H. — Gaberel, Hist. de l'Eglise de Genève, I, p. 45.

Le pape résolut d’y porter remède ; mais autrement que les ducs de Savoie l’entendaient. Ces princes voulaient accaparer l’indépendance de Genève pour augmenter leur pouvoir ; les papes préférèrent de la confisquer à leur profit. Le concile de Constance, dont Martin V revenait alors, avait arrêté que les élections épiscopales auraient lieu selon les formes canoniques, par le chapitre, à moins que pour une cause raisonnable et évidente le pape ne jugeât convenable de nommer une personne plus utile à l’Églisev. Le pontife pensa que la nécessité de résister aux libertés populaires était motif raisonnable ; c’est pourquoi, arrivé à Turin, il transporta l’évêque de Genève sur le siège archiépiscopal de la Tarentaise, et sans se soucier des droits des chanoines et des citoyens, il nomma évêque et prince de Genève Jean de Rochetaillée, patriarche in partibus de Constantinople. Quatre ans plus tard, Martin réitéra cette usurpation. Henri V d’Angleterre, alors maître de Paris, ne voulant pas de Jean de Courte-Cuisse, évêque de cette capitale, le pape, de son autorité souveraine, mit Courte-Cuisse sur le siège épiscopal de Genève, et Rochetaillée sur celui de Paris. Voilà les élections enlevées par les papes au peuple chrétien et à ses représentants. Ce fut pour Genève et pour bien d’autres parties de la chrétienté une source intarissable de maux.

v – Harduin, Concil., VIII, p. 887.

Il en résultait, entre autres, que moyennant la connivence romaine, des princes de Savoie pourraient devenir princes de Genève. Mais cette connivence l’obtiendrait-on ? Dès lors l’activité de la cour de Turin fut employée à courtiser les papes, afin d’obtenir d’eux que l’évêché de Genève fût donné à des princes ou à des créatures de Savoie. Une circonstance extraordinaire favorisa cette nouvelle manœuvre. Le duc Amédée VIII, repoussé par les citoyens quelques années auparavant, passa par la porte qui lui était ouverte. Ayant remis, en 1434, le gouvernement à son fils aîné, il revêtit l’habit d’ermite à Ripaille, sur le lac de Genève ; et le concile de Bâle l’ayant nommé pape, il prit le nom de Félix V, et fit usage de son pouvoir pontifical pour se créer lui-même évêque et prince de Genève. Un pape qui se fait évêque…, quelle chose étrange ! Voici la clef de cette énigme : ce pape était prince de Savoie ; cet évêché était l’évêché de Genève. La Savoie voulait avoir Genève à tout prix ; on eût dit presque que le pape Félix croyait s’élever en dignité en devenant évêque genevois. Il est vrai que Félix était un pape du système épiscopal et non du système papal ; élu par un concile, il succomba sous l’abandon de la majorité des princes européens. Genève et Ripaille le consolèrent de Rome.

Évêque et prince de Genève, il respecta les franchises de sa nouvelle acquisition ; mais la pauvre ville devait servir plus tard de pâture aux petits de cet oiseau de proie. En 1451, Amédée étant mort (à Genève selon Guichenon), c’est un petit-fils du pape, duc, ermite et évêque, un enfant de huit à dix ans, Pierre de Savoie, qui monte sur le trône épiscopal de Genève ; en 1460, c’est un autre de ses petits-fils, Jean-Louis, enfant de douze ans ; en 1482, c’est un troisième petit-fils, François ; la postérité de ce pape semblait inépuisable aux Genevois. Ces évêques et leurs gouverneurs furent des sangsues qui sucèrent Genève jusqu’à la moelle des os.

Anne de Chypre, leur mère, avait eu effet apporté avec elle en Savoie un certain nombre de « sangsues cypriotes » comme on les appelait, et après en avoir d’abord infesté les États de son mari, elle les jetait sur les États de ses enfants. Un prélat cypriote, Thomas de Sur, qu’elle avait donné pour administrateur au petit évêque Pierre, se distingua surtout dans l’art d’enlever aux citoyens leur argent et leur liberté. Ce fut le moins mauvais des trois frères, l’évêque Jean-Louis, qui porta à Genève le plus terrible coup. Nous raconterons comment cela advint. Cet épisode dramatique est un tableau de mœurs, qui nous fait vivre à Genève avec ses évêques, ses princes, et nous fait connaître la famille de ce Charles III, qui fut, au seizième siècle, l’ennemi perpétuel des libertés et de la Réformation de cette cité.

Le duc Louis de Savoie, fils du pape-duc Amédée, était un bonhomme inoffensif, faible, craintif, et quelquefois colère ; son épouse, Anne de Chypre ou de Lusignan, était une femme arrogante, ambitieuse, avare, intrigante et dominatrice ; le cinquième de leurs fils, que l’on appelait Philippe-Monsieur, était un jeune homme passionné, débauché et violent. Anne qui avait éloigné d’elle successivement trois de ses fils, en les plaçant sur le siège épiscopal de Genève, et qui n’avait jamais éprouvé de résistance de la part de leur aîné Amédée IX le Bien-Heureux, sujet à l’épilepsie, s’était heurtée contre Philippe. Elle avait avec lui de vives et fréquentes altercations, et ne cessait de lui nuire dans l’esprit du père ; en sorte que le duc, toujours docile aux inspirations de sa femme, laissait ce jeune prince sans apanage. Philippe sans Terre (ce fut en conséquence le nom qu’on lui donna), irrité de se voir ainsi frustré de ses droits, rendait à sa mère haine pour haine ; et au lieu de ces affections pleines de charme, que les poètes de l’antiquité païenne eux-mêmes ont souvent célébrées, c’était une implacable inimitié qui régnait en Savoie entre la mère et le fils. Ce Philippe devait tenir une place importante dans l’histoire ; il devait un jour porter la couronne, être le père de Charles III (beau-frère de Charles-Quint), et par sa fille, Louise de Savoie, être grand-père de François Ier ; mais rien n’annonçait alors les destinées auxquelles il atteindrait plus tard. Toujours entouré de jeunes libertins, il menait joyeuse vie ; il allait çà et là avec sa bande d’étourneaux ; il s’établissait dans les châteaux et dans les fermes ; si les habitants se mutinaient, il frappait ceux qui lui résistaient, blessait l’un, tuait l’autre, et vivait dans des rixes continuelles. « Mon père me laissant sans apanage, disait-il, je prends mon bien où je le trouve. » — « Toute la Savoie était en discorde, disent d’anciennes annales, et remplie de meurtres, batteries et mutineriesw. »

w – Savyon, Annales, p. 23.

Les compagnons du jeune prince détestaient autant que lui la Cypriote, comme ils appelaient la duchesse, et quand, dans leurs orgies, ils remplissaient leurs verres jusqu’aux bords, ils l’accablaient d’outrages. Ils insinuèrent un jour que « si elle «  pillait son mari et son fils, c’était pour enrichir « ses mignons. » Philippe jura qu’il en aurait justice. Le duc Louis était alors malade de la goutte à Thonon, sur la rive méridionale du lac de Genève. Sans-Terre y arrive avec sa bande ; il entre dans la chapelle où l’on célébrait la messe, tue le maître d’hôtel de sa mère, enlève le chancelier de son père, le fait jeter dans un bateau et conduire à Morges, « où il fut noyé au lac. » Le duc Louis fut saisi d’effroi. Où fuir ? Il n’y avait pas un lieu dans ses Etats où il pût se croire en sûreté ; il ne vit d’autre refuge que Genève, et résolut de s’y sauver.

C’était un autre de ses fils, Jean-Louis, qui en était alors évêque ; ce Jean-Louis était de force à résister à Philippe. Quoiqu’il eût été, dès son enfance, destiné à l’état ecclésiastique, il n’avait pas appris les bonnes lettres et les bonnes mœurs, « comme aussi, disent les annales, ce n’est la coutume des princes de faire leurs enfants savants. » En revanche, Jean-Louis maniait habilement l’épée ; s’habillait, non en ecclésiastique, mais en soldat, et s’occupait à « jouer, chaper, ribler, faire débauche. » Fier, brusque, emporté, il se montrait souvent magnanime, et pardonnait toujours quand on l’avait à bon droit offensé. « Comme appert, dit la vieille chronique, par l’exemple du menuisier, lequel l’ayant surpris dans sa propre chambre, où l’évêque s’était enfermé avec sa femme, le battit si rudement qu’on le crut presque mort. Ce nonobstant l’évêque ne voulut point se venger, et même donna au menuisier les habillements qu’il avait, quand il fut de lui battu. »

Jean-Louis accueillit favorablement les ouvertures de son père ; le duc, Anne de Chypre, et tous les officiers cypriotes arrivèrent à Genève (juillet 1462), et furent logés au couvent des Franciscains et ailleurs ; mais aucun d’eux ne pouvait sortir de Genève sans être exposé aux attaques du terrible Sans-Terrex.

x – Savyon, Annales, p. 22, 32. — Galiffe, I, p. 222, Chronique latine de Savoie.

Alors l’effroi saisit l’arrogante duchesse. Avare et avide, elle tremblait que Philippe ne parvînt à se rendre maître de ses trésors ; pour les mettre à l’abri de son fils, elle les envoya en Chypre à ses amis, et voici comment elle s’y prit. On faisait dans les montagnes voisines de Genève, des fromages tendres et fort réputés ; la duchesse en fit acheter un grand nombre, voulant, disait-elle, les faire goûter à ses amis de Chypre. Elle enleva le dedans des fromages, y cacha soigneusement son or ; puis fit charger le tout sur des mulets qui partirent pour l’Orient. Philippe en fut averti, atteignit la caravane près de Fribourg, fit décharger les mulets, et saisit l’or. Maintenant qu’il a en mains les preuves de la perfidie de la duchesse, il assouvira la haine qu’il lui porte ; il ira à Genève ; il dénoncera sa mère à son père ; il obtiendra de ce prince irrité le renvoi de la Cypriote, et recevra enfin l’apanage que cette femme lui a si longtemps ravi.

Philippe, sachant que l’évêque ne le laisserait pas entrer dans la ville, résolut d’y pénétrer par l’intrigue. Il se rendit secrètement à Nyon ; et envoya de là à Genève les plus habiles de ses confidents. Ceux-ci dirent aux syndics, et à certains jeunes hommes de leur connaissance, que monseigneur désirait parler au duc son père pour une affaire de haute importance. L’un des syndics (celui sans doute qui était chargé de la garde) ne voyant là rien que de naturel, donna des ordres au guet ; et le 9 octobre, Philippe se présentant à la porte de la ville, au milieu de la nuit, selon Savyon, ce qui est pourtant contredit par d’autres autorités, entra et marcha droit à Rive, au logis de Son Altesse, le cœur rempli d’amertume et de haine pour sa marâtre. Nous citons ici textuellement les vieilles annales qui racontent pittoresquement l’entrevue, « Philippe heurte à la porte ; adonc un des valets de chambre venant, demande qui c’était ? Il lui répondit : Je suis Philippe de Savoie, qui veut parler à monsieur mon père pour son profit. De quoi le valet ayant fait le rapport, le duc lui dit : Ouvre-lui, de par tous les diables, quoi qu’il en puisse advenir ; et soudain le valet ouvrit. Philippe étant entré, salua son père, disant : Bonjour, Monsieur mon père. Le père lui dit : Dieu te doint (donne) mal jour et mal an ! quel diable t’a amené ici maintenant ? » A quoi Philippe répondit modestement : Ce n’est pas le diable, Monseigneur, mais c’est Dieu qui m’a ici conduit pour votre profit, car je vous adverti que vous êtes dérobé et ne le connaissiez pas. Voilà Madame ma mère qui ne vous laisse rien, tellement que si n’y prenez garde, elle rendra non seulement vos enfants après votre mort les plus pauvres princes de la chrétienté, mais aussi vous-même durant votre vie. »

A ces mots, Philippe ouvrit une cassette où se trouvait l’or envoyé en Chypre, et lui montra de quoy, disent les annales. Mais le duc effrayé des tempêtes que sa femme soulèverait, tint pour elle. Alors Monsieur s’emporta : « Que si vous le voulez endurer, dit-il à son père, non fais pas moy ; je veux faire justice de ces larrons. » A ces mots il tira son épée et commença à chercher sous le lit de son père, espérant y trouver des Cypriotes, peut-être la Cypriote elle-même. Il n’y avait rien. Il courut alors, suivi de sa bande, fouiller tout le logis, mais ne trouva personne ; les Cypriotes s’étaient enfuis et cachés dans diverses maisons de la ville. Monsieur n’osa y aller, « car aussi, disent les annales, on s’y fût opposé ; ce qui fut cause qu’il délogea du logis de son père et de la ville sans faire autre maly. »

y – Savyon, Annales, p. 24 et 25. — D’autres documents disent qu’il fit quelque séjour à Genève.

La duchesse se livrait à l’emportement ; le duc était fort atterré ; l’évêque Jean-Louis était en colère. Le peuple qui s’assembla, s’étant opposé à ce que les Cypriotes étranglassent ceux qui avaient ouvert les portes à Monsieur, le duc choisit une autre vengeance. Il représenta à l’évêque que son gendre le roi Louis XI, avec lequel il était en négociation touchant certaines villes du Dauphiné, détestait les Genevois, et avait grande envie de leurs foires, auxquelles on accourait de tous pays. Il lui demanda en conséquence de lui remettre les titres qui donnaient à Genève ce privilège important. L’évêque fit ouvrir au duc les archives ; celui-ci prit les titres en question et les portant à Lyon, où se trouvait alors Louis XI, il les lui remit. Le roi transféra aussitôt les foires à Bourges, puis à Lyon, et défendit même aux marchands de passer par Genève. Ce fut pour toute la ville le sujet d’une grande tristesse. N’était-ce pas à ses foires, dont le privilège se perdait dans la nuit des temps, que Genève devait sa grandeur ? Tandis que Venise était le dépôt du commerce de l’Orient, tandis que Cologne était celui du commerce de l’Occident, Genève était en train de devenir le dépôt du commerce central. Maintenant Lyon allait s’accroître à ses dépens, et la ville ne verrait plus sur ses places cette foule animée et active d’étrangers qui arrivaient de Gênes, de Florence, de Bologne, de Lucques, de la Bretagne, de la Gascogne, de l’Espagne, de la Flandre, des bords du Rhin et de toute l’Allemagne. Ainsi la puissance catholique ou épiscopale, qui au onzième siècle avait privé Genève de son territoire, la priva de ses richesses au quinzième. Il fallut le refuge des huguenots persécutés et l’activité industrielle du protestantisme, pour le relever du coup dont la hiérarchie romaine l’avait frappéz.

z – Savyon, Annales, p. 30. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 199. — Pictet de Sergy, Hist. de Genève, II, p. 175 à 242. — Weiss, Hist. des Réfugiés, p. 217 et 218.

Cette pauvre ville, si tourmentée, eut pourtant un moment de répit. Dans les dernières années du quinzième siècle, après les débordements de l’évêque François de Savoie, de ses clercs et de ses moines, un prêtre, que l’on peut à quelques égards considérer comme un précurseur de la Réformation, obtint le siège épiscopal ; ce fut Antoine Champion, homme rigide qui ne pardonnait rien, ni aux autres, ni à lui-même. « Je veux, dit-il, balayer les ordures de mon diocèse. » Il y prit peine. Le 7 mai 1493, cinq cents prêtres convoqués par lui, se rassemblèrent en synode dans le temple de Saint-Pierre. « Les hommes voués au service de Dieu, dit énergiquement l’évêque, doivent se distinguer par une vie pure ; or, nos prêtres sont adonnés à tous les vices, et mènent une vie plus exécrable que le reste du troupeau. Il en est qui portent des robes ouvertes, il en est qui se coiffent du petit casque des guerriers, qui revêtent des casaques rouges ou des cuirasses, fréquentent les foires, hantent les tavernes et les maisons de débauche, se conduisent comme des saltimbanques ou des histrions, prononcent de faux serments, prêtent sous gage et vendent indignement des indulgences aux parjures et aux homicides… » Ainsi parla Champion ; mais il mourut dix-huit mois après le synode, et la corruption des prêtres augmentaa.

aConstitutiones synodales, eccl. Genev. — Registre des chanoines. Mai 1493. — Gaberel, Hist. de l'Église de Genève, I, p. 56.

En même temps que Genève s’affaiblissait, la Savoie devenait toujours plus forte. Le duc, par des circonstances qui devaient lui paraître providentielles, avait vu récemment plusieurs provinces apanagées à diverses branches de sa maison, réunies successivement à ses propres États, et était ainsi devenu l’un des princes les plus puissants de l’Europe. La Bresse, le Bugey, le Genevois, le pays de Gex, le pays de Vaud, placés sous son sceptre, entouraient et bloquaient Genève de tous côtés. La pauvre petite ville était perdue au milieu de ces vastes contrées, hérissées de châteaux ; et son territoire était si mince que, comme on le disait, il y avait plus de Savoyards que de Genevois qui entendaient les cloches de Saint-Pierre. Les États de Savoie enveloppaient Genève comme un filet, et un coup de la main puissante du duc devait suffire pour l’étouffer.

Les ducs n’étaient pas seulement autour de Genève ; ils étaient au dedans. Au moyen de leurs intrigues avec les évêques, qui étaient leurs fils, leurs pères, leurs frères, leurs cousins ou leurs sujets, ils s’étaient glissés dans la ville, et y avaient accru leur influence, tantôt par la flatterie et les présents, tantôt par les menaces et l’épouvante. Le vautour avait plumé le faible oiseau et s’imaginait que le dévorer serait maintenant pour lui chose très facile. Le duc, au moyen d’un tour d’escamotage, où il aurait le prélat pour compère, pourrait en un clin d’œil changer totalement de position, se lever de la chaise hospitalière que Messieurs de Genève lui offraient si courtoisement, et s’asseoir fièrement sur le trône. Comment la faible cité traquée, bâillonnée, enchaînée par ses deux oppresseurs, pourrait-elle leur résister et conquérir de glorieuses libertés ?

Le voici.

Des temps nouveaux commençaient en Europe, Dieu touchait la société de sa main puissante ; je dis la société et non l’État. La société est au-dessus de l’État ; elle garde toujours son droit de priorité et fait valoir aux grandes époques son initiative. Ce n’est pas l’État qui agit sur la société, ce sont les mouvements de celle-ci qui produisent les transformations de l’État, comme c’est l’atmosphère qui décide de la marche d’un navire, et non le navire qui détermine la direction des vents. Mais si la société est au-dessus de l’État, Dieu est au-dessus de l’un et de l’autre. Dieu soufflait au commencement du seizième siècle sur l’humanité, et ce souffle divin opérait des renouvellements étranges dans les croyances religieuses, les opinions politiques, la civilisation, les lettres, les sciences, les mœurs, l’industrie. Une grande réformation allait donc s’opérer.

Il y a aussi des transformations dans l’ordre de la nature ; mais leur marche y est réglée par la puissance créatrice, d’une manière immuable. La succession des saisons est toujours la même. Les moussons, qui agitent périodiquement la mer des Indes, soufflent six mois dans la même direction, et pendant les autres six mois dans la direction opposée. Dans l’humanité, au contraire, le souffle vient quelquefois du même côté pendant des siècles. A l’époque dont nous racontons l’histoire, le vent tournait, après avoir soufflé environ mille ans dans le même sens ; Dieu lui imprimait une direction nouvelle, vivifiante et rénovatrice. Sans doute il est des vents qui, au lieu de pousser doucement le navire, déchirent les voiles, rompent les mâts, et jettent le bâtiment sur des rochers où il se brise. Une école, dont le siège est à Rome, prétend que telle fut la nature du mouvement accompli dans le seizième siècle. Mais quiconque examine cette question avec impartialité, reconnaît que le souffle de la Réformation a poussé l’humanité vers les contrées bienheureuses de la lumière, de la liberté, de la foi et de la moralité.

Il y avait, au commencement du seizième siècle, une force vive dans Genève. La mitre vaniteuse de l’évêque, l’épée cruelle des ducs, semblaient y commander ; toutefois un être nouveau se formait alors dans son sein. Le principe rénovateur n’était qu’un germe chétif et sans éclat, caché dans l’âme héroïque de quelques citoyens obscurs ; mais ses développements futurs n’étaient pas douteux. Aucune puissance ne pouvait comprimer, dans la chrétienté, l’essor moderne de l’esprit humain se réveillant à la voix puissante de l’éternel dominateur. Ce qu’il y avait à craindre, ce n’était pas que les progrès de la civilisation et de la liberté, dirigés par la Parole divine, ne parvinssent pas au but ; c’était, au contraire, qu’abandonnant la règle suprême, ils le dépassassent.

Entrons dans l’histoire des préparations de la Réforme, et contemplons les luttes vigoureuses qui vont commencer au pied des Alpes, entre le despotisme et la liberté, l’ultramontanisme et l’Évangile.

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