Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 3
Un évêque envoyé par le pape pour enlever à Genève son indépendance

(1513)

1.3

Mort de l’évêque, agitation du peuple – Discours des citoyens – De Bonmont acclamé évêque par le peuple – Deux systèmes d’élection – Le duc et le bâtard de Savoie – Accord entre ces deux princes – Union avec la Savoie ambitionnée par le pape – Le marché conclu à Rome – Les Suisses sont éconduits – Murmures des Genevois – Les serviles cèdent, les libres protestent – Entrée de l’évêque-prince dans Genève – Il prête serment pour le violer – Il veut gagner Berthelier et l’abbé de Bonmont – Bals et banquets pour efféminer la jeunesse – Les Savoyards à Genève – Un jeune débauché – Immoralités

Il y avait, le 13 avril 1513, une grande agitation dans Genève. On traînait des canons dans les rues ; on les mettait sur les murailles ; on fermait les portes de la ville ; on plaçait partout des sentinellesa. Charles de Seyssel, évêque et prince de Genève, homme d’une humeur douce et honnête, « fort bon personnage, dit un chroniqueur, et par exception grand champion de la liberté tant ecclésiastique que séculière, » venait de mourir, en retournant d’un pèlerinage. Le duc Charles de Savoie, moins amateur de liberté que ce bon prélat, avait eu récemment avec lui de vives altercations. « C’est moi qui vous ai fait évêque, lui avait dit arrogamment le duc irrité, mais je vous déferai, et vous rendrai le plus pauvre prêtre de tout le diocèseb. » Le crime de l’évêque était d’avoir voulu protéger les libertés de la ville contre les usurpations de Charles. Ce prince tint sa parole et le fit même empoisonner, si l’on en doit croire d’anciennes annalesc.

a – Registres manuscrits du conseil de Genève du 13 avril 1513.

b – Savyon, Annales de Genève, p. 44.

c – Savyon, Annales de Genève, p. 44.

Quand la nouvelle de cette mort tragique, inattendue, arriva dans Genève, tous les citoyens furent effrayés ; ils se dirent que, sans aucun doute, l’intention secrète du duc était de placer sur le siège épiscopal un membre de sa famille, afin d’obtenir ainsi la suzeraineté de la ville. Les bourgeois émus formaient des groupes dans les rues, et des orateurs passionnés, parmi lesquels on distinguait Philibert Berthelier, haranguaient le peuple. La maison, dont ce grand citoyen était issu, paraît avoir été de haute chevalerie, dès le milieu du douzième siècle ; mais il était de ces nobles natures qui cherchent la gloire en se mettant au service des plus petits. Nul ne semblait plus propre que lui à sauver Genève. Juste, généreux, fier, décidé, il était surtout ferme, fidèle, attaché au droit. Sa glorieuse ambition n’était pas révolutionnaire ; il voulait maintenir le droit et non le combattre. Le but qu’il se proposait, ce n’était pas proprement l’émancipation de sa patrie, mais sa restauration dans ses franchises et ses libertés. Il n’affectait pas de grands airs, n’employait pas de grands mots, il aimait le plaisir, les conversations bruyantes des compagnons ; mais on retrouvait toujours en lui une pensée sérieuse, une grande énergie, une puissante volonté, et surtout un suprême dédain de la vie. Épris des antiques libertés, il était toujours prêt à s’immoler pour elles.

« Le duc, disaient Berthelier et ses amis, dans leurs conférences animées, a eu aussitôt nouvelles de la mort de l’évêque, comme aussi le pape ; les postes courent, et chacun veut avoir sa part en la peau de cette bête morte. » Puis ils représentaient que si le pape avait dès longtemps mis la main sur l’Église, le duc de Savoie voulait maintenant la mettre sur l’État. Genève n’était pas la première cité où de pareilles usurpations se seraient vues. D’autres villes du royaume de Bourgogne, Grenoble, Gap, Valence, Die, Lyon, étaient tombées l’une après l’autre sous un pouvoir étranger. « Nous-mêmes, disaient ces bourgeois dans le langage énergique et un peu familier de leur époque, nous avons déjà les ailes si court rognées, qu’à grand’peine pourrions-nous cracher hors de nos murs, sans que notre crachat tombât sur le duc. Ayant commencé sa conquête, il veut maintenant l’achever. Il a mis le groin dans la ville et va s’appliquer à y entrer tout le corps. Résistons-lui. Est-il un peuple dont les franchises soient plus antiques que les nôtres ? Nous avons toujours été libres, et il n’est mémoire d’homme du contraired. » Les citoyens étaient donc décidés à fermer leurs portes à l’influence de la Savoie, et à élire eux-mêmes leur évêque. Ils rappelaient que quand Ardutius, descendant de son nid d’aigle suspendu aux rochers du Môle, fut nommé évêque de Genève, ce fut par l’accord du clergé et du peuplee. « Messieurs les chanoines, disait-on, allons, choisissez-nous un prélat qui ne permette pas au duc de mettre le museau dans sa soupef. » Cette expression un peu vulgaire veut dire sans doute : « Choisissez un évêque qui défende nos libertés. » Ils ne cherchèrent pas longtemps.

d – « De libertatibus, franchisiis et immunitatibus, sumus cum maxima diligentia informati. » (Libertates Gebennenses, Mém. d’Archéologie, II, p. 312.)

e – « Credimus electionem tuam, etc. » (Bernardi Epist. XXVII.)

f – Bonivard, Chroniq., I, p. 22 ; II, p. 230.

Il y avait parmi les chanoines de Genève un homme de noble maison, ayant bonne alliance au pays des Suisses, Aimé de Gingins, abbé de Bonmont, et doyen du chapitre. Son père, Jacques, seigneur de Gingins, de Divonne et autres lieux, avait été conseiller, chambellan, grand maître d’hôtel du duc de Savoie, et même son ambassadeur auprès du pape Paul II. Aimé, qui très jeune encore était devenu chanoine de Saint-Pierre de Genève, avait alors quarante-huit ans, et était « le meilleur compagnon du monde, tenant table ouverte, bien banquetant les amis du plaisir, » aimant à entendre rire et chanter autour de lui, ayant même des mœurs assez libres, selon la coutume de l’Église, mais il s’en excusait en riant et disait, « sans honte ni vergogne : C’est un péché qui glisse… » M. de Bonmont était à Genève le plus considéré des prêtres, et tandis que ses collègues étaient de cœur et d’âme dévoués à la maison de Savoie, le doyen tenait pour Genève, et n’était pas étranger aux nobles aspirations qui portaient tant d’esprits généreux à se tourner vers d’antiques libertés. Le peuple l’acclamait évêque, le chapitre le nomma ; et aussitôt les citoyens mirent tout en œuvre pour assurer cette élection. Ils demandèrent aux cantons suisses de l’appuyer auprès du pape, et eux-mêmes ils envoyèrent à Rome, « en poste, lettres et députésg. »

g – Archives manuscrites de la famille de Gingins. — Froment, Gestes de Genève, p. 157. — Savyon, Annales, p. 44, 45.

Si cette élection du chapitre avait été maintenue, il est probable que M. de Gingins aurait eu de bons rapports avec le conseil et les citoyens, et que la concorde aurait été maintenue. Mais la nomination des évêques, qui avait appartenu anciennement au clergé et au peuple, avait passé presque partout au prince et au pape. A l’élection du supérieur par les subordonnés, avait succédé la désignation de l’inférieur par le supérieur. Ceci était fâcheux ; rien n’assure une bonne élection comme le premier de ces deux systèmes, car l’intérêt et l’honneur des gouvernés est toujours d’avoir de bons gouvernants. Au contraire, les princes ou les papes choisissaient, en général, des étrangers, des favoris qui ne gagnaient ni l’affection, ni l’estime de leurs ouailles et de leurs prêtres. Les dernières élections épiscopales de Genève, en séparant l’épiscopat du peuple et du clergé, enlevèrent à l’Église la force qui lui était si nécessaire alors, et facilitèrent la Réformation.

Le duc Charles comprenait l’importance du moment. Ce prince, qui occupa durant un demi-siècle le trône de Savoie et du Piémont, fut pendant toute sa vie l’impitoyable ennemi de Genève. Faible, mais irritable ; impatient de toute contrariété, mais indécis ; orgueilleux, maladroit, arbitraire ; aimant la pompe mais sans grandeur ; plein de roideur mais sans fermeté ; ne sachant pas affronter les puissants, mais toujours prêt à se venger des petits, il n’eut qu’une passion ou plutôt une manie : prendre Genève. Il lui fallait pour cela un instrument docile qui prêtât la main à ses ambitieux desseins ; un évêque dont il ferait ce qu’il voudrait. Il cherchait donc des yeux qui il opposerait au candidat du peuple ; son homme fut bientôt trouvé. Dans toutes les parties de plaisir de la cour, on voyait un petit homme, faible, fluet, mal fait, souffreteux, de mauvaise grâce, vil de corps mais plus vil d’esprit, sot, d’un cœur bas, n’ayant nul égard à son honneur, enclin plutôt à faire le mal qu’à faire le bien, et qui était atteint d’une triste maladie suite de ses débauches. Ce misérable appelé Jean, était fils d’une fille d’Angers, communis generis, dit Bonivard, qui tenait maison ouverte à tous, prêtres et laïques ; peu libérale de son bien « (elle n’avait pas de quoy), mais qui l’estoit tant plus de ses vénales affections. » François de Savoie, le troisième des petits-fils du pape-duc, qui avaient successivement occupé le siège épiscopal de Genève, et qui fut aussi archevêque d’Aux et évêque d’Angers, banqueta avec elle comme les autres. » Cette femme allait devenir mère, « mais elle ne savait, dit le chroniqueur, qui elle devait désigner comme père ; l’évêque étant le plus riche de tous ses amants, elle lui attribua l’enfant qui fut nourri par les amis de son père putatif. » L’évêque d’Angers ne se souciant pas d’avoir cet enfant dans son diocèse, l’envoya dans son ancienne ville épiscopale, où il avait des gens qui lui étaient dévouésh. Ce pauvre petit garçon malingre fut donc élevé à Genève, et y végéta tristement, jusqu’à ce qu’appelé à la cour de Turin on lui donna un certain train, trois chevaux, un serviteur, un chapelain, et le titre de bâtard de Savoie. Il commença alors à lever la tête, et devint le prêtre le plus avide, le plus intrigant, le plus déréglé de son époque. « Voilà l’homme qu’il me faut pour évêque de Genève, pensa le duc ; il me doit tant qu’il ne pourra rien me refuser. » Il n’y avait marché que le bâtard ne fût prêt à conclure pour gagner quelque argent ou quelque honneur ; livrer Genève au duc était pour lui une facile affaire. Charles le fit appeler : « Mon cousin, lui dit-il, je vous avance en évêché, si vous me faites en récompense cession de temporalité. » Le bâtard promit tout ; c’était un moyen inattendu de payer au duc des dettes que celui-ci faisait sonner bien haut. « Il nous a vendus non en fruits mais en herbe, disait Bonivard, car il a fait présent de nous avant que nous fussions à luii. »

h – On a cru qu’il avait été élevé à Angers, mais j’ai trouvé dans les Archives de Genève une lettre adressée à Jean, le 2 septembre 1513, par un jurisconsulte de Nice, J.-A. Vérard, où celui-ci félicite le nouvel évêque inclitæ civitatis Gebennanum, in qua cunabulis ab usque nutritus et educatus es. (Archives de Genève, n° 870.)

i – Bonivard, Chroniq., I, p. 25 ; II, p. 227,228. — Ibid., Police de Genève, Mém. d’Archéologie, p. 380.—Savyon, Annales de Genève, p. 45.

Le duc, sans perdre de temps, fit partir son cousin pour Rome, sous prétexte de complimenter de sa part Léon X, qui venait de succéder à Jules IIj. Jean le Bâtard et ses compagnons voyagèrent si promptement qu’ils arrivèrent avant les Suisses. En même temps, la cour de Turin n’omit rien pour s’assurer la possession d’une ville si longtemps convoitée. D’abord elle fit travailler tous les cardinaux qu’elle pouvait atteindre. Le 24 février, le cardinal de Saint-Vital, le 1er mars, le cardinal de Flisco, promirent leurs services pour faire donner à Jean de Savoie l’évêché de Genèvek. Le 20 avril, la reine de Naples écrivit au duc qu’elle avait recommandé Jean au cardinal d’Aragon, son neveul. Ce n’était pas assez. Une circonstance inattendue vint favoriser les desseins de la Savoie.

j – « Misso legato Johanne de Sabaudia, episcopo postea Gebennensi. » (Monumenta historiæ patriæ, Script., I, p. 848, Turin.) Les instructions données par le duc à son cousin se trouvent dans les manuscrits des Archives de Genève sous le n° 875.

k – Voir leurs lettres aux Archives de Genève sous les n° 872 et 873.

l – Archives de Genève, n° 870.

L’illustre Léon X, qui venait d’être porté sur le siège papal, avait formé le dessein d’allier sa famille à l’une des plus antiques maisons de l’Europe. Il jeta, à cet effet, les yeux sur une princesse qui brillait alors à la cour de Savoie ; jeune fille pure, simple, d’une âme élevée, amie des pauvres, sœur cadette du duc et de Louise de Savoie, Philiberte, tante de François Ier et de Marguerite de Valois. Léon X résolut de demander sa main pour son frère Julien le Magnifique, lieutenant général des armées de l’Église. Julien n’avait pas eu jusqu’alors une vie fort édifiante ; amant passionné d’une veuve d’Urbin, il en avait eu un fils naturel.

Pour engager le duc à cette union, qui flattait fort les parvenus de Florence, le pape fit « beaucoup de promesses, » disent les documents italiensm. Il envoya même à la cour de Turin un délégué chargé de dire à Charles qu’il pouvait « attendre de lui tout ce que le meilleur des fils peut espérer du plus tendre des pèresn. »

m – « Léo X Sabaudianum ducem ad affinitatem ineundam multis pollicitis invitavit. » Monumenta Historiæ Patriæ, Script., I, p. 814. Turin, 1840.)

n – « Omnia expectare quæ ab optimo filio de patre amantissimo sunt expectanda. » (Lettre de Bembo au nom du pape, du 3 avril 1513.)

C’était à Rome que la chose devait se décider, et Léon X y prenait peine. Il recevait avec les plus grands honneurs le bâtard de Savoie. Ce vil et désagréable personnage avait la première place aux festins, au théâtre, au concert. Léon se plaisait à causer avec lui, et lui faisait raconter les grâces de Philiberte. Quant à le nommer évêque de Genève, cela ne faisait pas la moindre difficulté. Le pape ne se souciait nullement ni de M. le doyen de Bonmont, ni du chapitre, ni des Genevois. « Que le duc nous donne sa sœur, et nous vous donnons Genève, répétait-on au petit souffreteux postulant. Vous abandonnerez ensuite au duc le pouvoir temporel La cour de Rome ne s’y oppose point ; au contraire, elle vous appuiera. » Tout fut conclu entre le pape, le duc et le bâtard. « Jean de Savoie, dit un manuscrit, jura de remettre au duc la juridiction temporelle de la ville, et le pape jura d’obliger la ville à y consentir pour éviter les foudres du Vaticano. »

o – J’ai trouvé ce manuscrit dans la bibliothèque de Berne (Histoire Helvétique, V, 12.) Il porte le titre : Histoire de la ville de Genève, par J. Bonivard. Ce manuscrit n’est pas de Bonivard ; il fut copié à Berne, en 1705, sur un vieux manuscrit de feu Ami Favre, premier syndic. Inconnu à Genève, il contient beaucoup de circonstances importantes que Spon et Gautier ont omises par timidité ou par ordre, dit Haller. Je l’appellerai Manuscrit de Berne, V, 12.

Cette affaire était à peine finie, qu’arrivèrent les députés suisses, chargés de faire confirmer le doyen de Bonmont dans sa qualité d’évêque. Simples, droits, mais beaucoup moins habiles que les Romains et les Piémontais, ils se présentèrent au pape. Hélas ! ces pâtres des Alpes n’avaient point de princesse à offrir aux Médicis. « Nescio vos, leur dit Léon X. « Allez, je ne sais qui vous êtes. » Il avait ses raisons pour les repousser, car il avait nommé le bâtard de Savoie évêque de Genève. On ne pourrait faire à aucune Église une plus grande injure. Pour qu’une autorité, surtout élective, soit légitime, il faut qu’elle soit aux mains du meilleur et du plus intelligent, et que celui qui l’exerce, tout en administrant avec zèle, ne porte point atteinte aux libertés de ceux qu’il gouverne. Mais ce sont là des pensées qui n’abordèrent jamais l’homme vil, établi par le pape premier pasteur de Genève. Il trouva pourtant aussitôt des flatteurs. On lui écrivit (ces lettres sont aux Archives de Genève) que son élection avait été faite par le troupeau…, « non par la faveur humaine, mais par le seul aide de Dieu. » C’était pourtant la faveur de la reine de Naples, de Charles III, et plusieurs autres faveurs fort humaines qui l’avaient fait nommer. On l’exhorta à gouverner son Église avec intégrité, justice et diligence, comme devaient l’y porter sa gravité et sa vertu singulièrep. Le bâtard ne fit pas grand cas de ces exhortations ; son règne ne fut qu’une misérable parodie, un long scandale. Léon X n’avait pas la main heureuse. Par le commerce des indulgences il allait provoquer la Réformation de Wittemberg, et par l’élection du bâtard, il préparait celle de Genève. Ce sont là deux faux pas que Rome a payés cher.

p – « Pro tua singulari gravitate atque virtute. » (Arch. de Gen. n° 879.)

La nouvelle de cette élection remplit les cœurs des patriotes genevois de tristesse et d’indignation. Ils se réunissaient sur la place, ils murmuraient, « se complaignaient entre eux, » et les voix de Berthelier et de Hugues dominaient toutes les autres. Ils représentaient qu’ils n’avaient pas besoin du bâtard ; qu’ils avaient déjà un évêque, honoré de Genève et de toutes les ligues, et qui avait tous les droits à l’évêché puisqu’il était le doyen du chapitre. Ils insinuaient que si Léon X prétendait remplacer l’évêque légitime par cet intrus Savoyard, c’était parce que la maison de Savoie voulait s’emparer de Genève. On s’indignait surtout du caractère connu du candidat romain. « Belle élection, vraiment, que celle dont Sa Sainteté nous honore ! disait-on Pour évêque elle nous donne un clerc avili ; pour conducteur dans les sentiers de la vertu, un bâtard débauché ; pour conservateur de nos droits antiques et vénérés, un scélérat prêt à les vendre… » On ne s’en tenait pas à des murmures ; Berthelier et ses amis faisaient remarquer que puisque du Midi venait la tempête, il fallait chercher un abri du côté du Nord ; que si la Savoie levait le pied sur Genève, pour l’écraser, la Suisse tendait la main à Genève pour le sauver. « Soyons maîtres chez nous, disait-on, et fermons la porte au candidat du pape. »

Tous ne pensaient pas de même ; les hommes timides, les prêtres serviles, des amis intéressés de la Savoie, tremblaient en entendant ces hardies paroles. Ils croyaient que s’ils repoussaient l’évêque venu de Rome, le pape lancerait contre Genève ses foudres et le duc ses soldats. Les chanoines de la cathédrale et les plus riches marchands avaient leurs terres dans les États de Charles, en sorte que, dit un manuscrit, ce prince pouvait, à volonté, « les faire mourir de faim. » Ces hommes influents entraînèrent la majorité ; on résolut d’accepter l’évêque élu à Rome. Les chefs du parti indépendant se voyant vaincus, se décidèrent à réaliser aussitôt le plan qu’ils avaient formé. Le 4 juillet 1513, Philibert Berthelier, Besançon Hugues, Jean Taccon, Jean Baud, N. Tissot et H. Pollier, demandèrent à Fribourg la bourgeoisie, pour la préservation de leur corps et de leurs biens ; et ils l’obtinrent. Cette démarche énergique pouvait les perdre ; le duc saurait bien leur donner quelque sanglante leçon. N’importe, un grand pas était fait ; la nacelle genevoise était attachée au navire qui devait l’emporter dans les eaux de la liberté. Déjà, en 1507, trois patriotes, Pierre Lévrier, Pierre Taccon et De Fonte s’étaient alliés avec la Suisse. Les voilà donc neuf, se rangeant du côté de l’indépendance, c’était bien peu ; pourtant c’était à ces neuf que la victoire devait demeurer. Il y a, l’histoire l’a souvent montré, une autre majorité que la majorité du nombreq.

q – Michel Roset, Histoire manuscrite de Genève, liv. I, chap. LXIX. (Roset fut quatorze fois syndic dans le seizième siècle.) — Lévrier, Chronologie des comtes de Genevois, p. 102. — Bonivard, Police de Genève (Mém. d’Archéologie, V, p. 380). — Savyon, Annales, p. 46.

Tandis qu’une petite bande de patriotes allait embrasser en Suisse l’autel de la liberté, le parti ducal et clérical s’apprêtait à se prosterner servilement devant le prince savoyard. Plus les patriotes l’avaient repoussé, plus les épiscopaux s’empressaient à lui faire une réception somptueuse. Le 31 août 1513, le nouveau prince-évêque entra donc dans sa ville sous un dais magnifique ; partout des feuillages, des guirlandes, des tapisseries, des compagnons magnifiquement équipés, des échafaudages, des théâtres improvisés, histoires, drames, jeux, fifres et tambours. En vain quelques citoyens de mauvaise humeur haussaient-ils les épaules, et disaient, en regardant l’évêque : « Vraiment il est aussi laid de corps que d’esprit. » Les serviles l’encensaient ; quelques-uns s’excusaient humblement de ce qu’ils avaient paru faire quelque résistance. Ils représentaient que ce n’était pas à la personne de Monseigneur que cette résistance s’adressait ; qu’ils désiraient simplement maintenir leurs droits d’élection. Jean de Savoie, qui s’était dit : « Je veux ne pas piquer le cheval avant que d’être bien assuré dessus, » répondait simplement par un sourire du bout de ses lèvres livides ; tous, peuple et évêque, dissimulaient. Arrivé devant la cathédrale, le nouveau prélat y trouva les chanoines, revêtus de leurs habits de damas et de soie, avec capes et croix, chacun à son rang. Ils avaient bien éprouvé quelque mécontentement en voyant leur élu, l’abbé de Bonmont, mis par le pape de côté, sans autre cérémonie ; mais l’honneur d’avoir pour évêque un prince de la famille ducale était une compensation. Ces révérends seigneurs, presque tous partisans de Savoie, s’humilièrent aussitôt devant le bâtard, et lui firent, à plusieurs reprises, de profondes salutations. L’évêque entra dans l’église, se tint debout devant l’autel, un missel ouvert devant lui, selon l’usage, et jura solennellement entre les mains des syndics, en présence du peuple, de maintenir les libertés et coutumes de Genève. Certaines bonnes âmes prirent au mot son serment et paraissaient tout à fait rassurées ; mais les plus éclairés avaient l’air incrédule et ne se fiaient guère à cette protestation. L’évêque ayant été reconnu et proclamé souverain quitta l’église, et entra dans son palais épiscopal pour s’y reposer de ses fatigues inaccoutumées. Là il s’assit au milieu d’un petit cercle de ses courtisans, et levant la tête il leur dit : « Çà, Messieurs, il s’agit maintenant de savoyarder Genève. Voilà assez longtemps que cette ville n’est séparée de la Savoie que par un fossé, sans le franchir. Je suis chargé de lui faire faire le soubresaut. » Ces paroles furent à peu près les premières que le bâtard prononça, après avoir prêté serment devant Dieu de maintenir l’indépendance de la viller.

r – Manuscrit de Roset, liv. I, chap. LXIX. — Savyon, Annales, p. 46. — Registres du Conseil, msc., 25-30 août 1513. — Bonivard, Chroniq., II, p. 235.

L’évêque, rusé de sa nature et entouré de conseillers encore plus rusés que lui, tenait à connaître quels étaient les hommes les plus influents du parti qui lui était contraire, décidé à leur donner des marques éclatantes de sa faveur. Il trouva d’abord un nom dont toute la ville était pleine, celui de Philibert Berthelier. L’évêque voyait ce citoyen se montrer avec le peuple, simple, gai, plaisant, plein de cordialité ; assister à toutes les fêtes des enfants de Genève, les gagner par les grâces animées de ses manières et par les services importants qu’il était toujours prêt à leur rendre. « Bon, se dit Jean de Savoie, voila un homme qu’il me faut avoir. Si je le gagne, mon pouvoir dans Genève n’aura rien à craindre. » Il résolut de lui donner l’une des fonctions les plus honorables dont il pouvait disposer. Quelques personnes cherchèrent à l’éclairer ; elles lui dirent que Berthelier sous ces dehors futiles cachait une âme rebelle, énergique, inébranlable. « Ne craignez rien, répondait Jean, il chante gaiement et boit avec les jeunes hommes de la ville. » En effet, Berthelier s’amusait avec les enfants de Genève, mais pour les embraser de son feu. Il avait les deux qualités nécessaires aux grandes choses : une âme populaire et un caractère héroïque ; le sens pratique pour agir sur les hommes et l’esprit élevé pour concevoir des idées sublimes.

L’évêque, pour lequel toutes les grandes pensées étaient une terre inconnue, parut épris d’amour pour le grand citoyen ; toujours prêt lui-même à se vendre, il ne douta pas que le fier Genevois ne fût à acheter. Un château fort, celui de Peney, bâti au milieu du treizième siècle, à deux lieues de la ville, par un évêque de Genève, était alors sans châtelain. « Je vous donne, dit le prélat à Berthelier, la châtellenie de Peney. » Philibert fut étonné ; car c’était, nous l’avons dit, l’une des charges les plus importantes de l’État. « Je comprends, dit-il, Peney c’est la pomme que le serpent donna à Eve. — Ou bien, ajoute Bonivard, la pomme que la Discorde Érinnys jeta au milieu des noces de Pélée. » Berthelier refusa ; mais le bâtard insista ; il fit les plus belles promesses pour l’avenir de la ville. Le citoyen accepta enfin la charge, mais avec la ferme résolution de s’en dépouiller dès que ses principes l’exigeraient. L’évêque ne pouvait même soupçonner une démission qui serait à ses yeux un acte de folie ; aussi croyant tenir Berthelier, il pensa que Genève ne lui échapperait pas. Ce n’était pas tout ; l’évêque élu, M. de Gingins, dont le bâtard venait prendre la place, avait dans la ville une grande influence. Jean lui fit une bonne pension. Croyant ainsi avoir mis hors de combat deux principaux adversaires, il en plaisantait avec ses courtisans. « C’est, disaient ceux-ci, un os jeté en leur gueule, qui les empêchera d’aboyer… » Ils éclataient de rire, et battaient des mainss.

s – Bonivard, Chroniq., II, p. 236, 257. — Savyon, Annales, p. 46. — Manuscrits de Gautier et de Roset. — Galiffe, Notices généalogiques, I, p. 8.

Il s’agissait maintenant de gagner le peuple. « Deux traits caractérisent les Genevois, dirent à « l’évêque les partisans de Savoie, l’amour de la « liberté et l’amour du plaisir. » Les conseillers du prince savoyard en conclurent qu’il fallait manœuvrer de manière à étouffer, l’un par l’autre, ces deux besoins de ses nouveaux sujets. Le mot d’ordre fut aussitôt donné : Allons, courage ! fêtes, bals et banquets, divertissements à l’évêché, divertissements dans toutes les maisons du parti savoyard. Il y avait pourtant un obstacle. Le bâtard était de sa nature triste et chagrin, et sa maladie n’amoindrissait pas cette disposition morose. Mais Jean se fit violence ; il se mit à tenir table ouverte. « On ne faisait à l’évêché que banqueter, jouer, danser, faire grosse chère. » Le prélat, sortant de ses appartements, paraissait au milieu de ces joyeuses fêtes, avec son blême et sombre visage, et s’efforçait de sourire. On n’entendait partout que le son des instruments ou le choc des verres. La jeunesse de Genève était ravie ; mais les bons citoyens s’alarmaient : « L’évêque, les gens d’Église et les Savoyards, disaient-ils, efféminent, accouardissent « (rendent lâches) nos jeunes gens par des tables friandes, des jeux, des danses et autres désordonnées plaisances. » Ils ne se contentaient pas de gémir ; ils prenaient à part leurs jeunes concitoyens ; ils leur représentaient que si l’évêque et les siens leur prodiguaient tous les amusements, c’était pour leur faire perdre l’amour de la chose publique. « Ils font comme Circé avec les compagnons d’Ulysse, disait un homme d’esprit, et leurs breuvages enchantés n’ont d’autre but que de transformer des hommes en pourceaux… » Mais le bâtard, les chanoines et les seigneurs savoyards mettaient encore plus de vin sur leurs tables et de belles demoiselles dans leurs bals. Les enfants de Genève n’y tenaient pas ; ils laissaient les vieillards et leurs radoteries ; ils perdaient la tête et se livraient, avec la fougue de leur âge, aux cadences ravissantes, aux harmoniques accords, aux désordres avilissants. Quelques jeunes seigneurs, qui dansaient ou buvaient leur soufflaient à l’oreille : « Que serait-ce si le duc établissait à Genève sa cour et ses fêtes magnifiques ? » Et ces âmes légères oubliaient les libertés et la mission de leur patriet.

t – Bonivard, Chroniq., II, p. 235 et suivantes.

Parmi les jeunes gens que les courtisans de Savoie démoralisaient, se trouvait le fils du procureur fiscal de l’évêché. L’une des pratiques les plus habiles des ducs, désireux d’assimiler Genève à leurs États, était d’engager un certain nombre de leurs sujets à s’établir dans cette ville. Ces Savoyards, en général riches et de bonne famille, étaient accueillis avec plaisir, et souvent revêtus de quelque charge importante, mais ils restaient toujours dévoués aux intérêts ducaux. De ce nombre était F. Cartelier de la Bresse, M. Guillet, seigneur de Montbard et Pierre Navis, de Rumilly, dans la province du Genevois ; tous les trois jouèrent un rôle important dans la crise que nous devons raconter. Navis, reçu bourgeois en 1486, fait conseiller en 1497, était un homme habile, fier, bon jurisconsulte, entièrement dévoué au duc, et qui croyait devoir le servir aveuglément dans les procès iniques intentés aux patriotes. Le plus jeune de ses fils, André, était un garçon espiègle, folâtre, tapageur, et qui, tout en ayant un certain respect pour son père, se montrait souvent désobéissant et opiniâtre. Quand il passa de l’adolescence à la jeunesse, ses affections acquirent plus de feu, son imagination plus de flamme ; ses sentiments de famille ne lui suffisaient plus, et il sentait en lui un certain enthousiasme qui le poussait vers quelque chose d’inconnu. La connaissance de Dieu eût satisfait les besoins de cette âme ardente ; mais il ne la trouva nulle part. Ce fut alors (il avait vingt-trois ans) que Jean de Savoie arriva à Genève, et que ses courtisans tendirent leurs filets. La naissance d’André Navis le désignait à leurs pratiques ; il devait être l’une de leurs premières victimes. En effet, il se jeta dans tous les plaisirs avec la fougue de la jeunesse, et la volupté prit la première place dans sa vie. Il descendit rapidement les degrés de l’échelle morale ; bientôt il se vautra dans la débauche et ne recula pas devant les actes les plus honteux. Sa conscience se réveillait quelquefois ; le respect pour son père prenait le dessus ; mais quelque adroite séduction l’attirait de nouveau dans le mal. Il dépensait dans le désordre son argent et celui de sa famille. « Quand je manque d’argent, disait-il, j’écris dans la hanche (bureau) de mon père ; quand j’en ai, je le dépense avec mes amis, ou à courir le monde. » Il en fut bientôt aux expédients pour suffire à son libertinage. Un jour, son père ayant une affaire à Chambéry l’y envoya à cheval. André joua en route, perdit son argent, et voulant se refaire, vendit son cheval. Il fit pis encore ; se trouvant à court, il vola à deux reprises des chevaux et les vendit. Au reste, il n’était pas le seul libertin dans Genève ; l’évêque et ses courtisans en formaient d’autres ; les prêtres et les moines, que Jean avait trouvés à Genève, donnaient eux-mêmes de grands scandales. Ce furent ces immoralités qui portèrent les citoyens à faire à l’évêque de premières et instantes réclamationsu.

u – Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève. Interrogatoire de Navis, p. 168 à 181.

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