Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 4
Oppositions diverses aux desseins du duc, du pape et de l’évêque

(1513 à 1515)

1.4

Plaintes sur le libertinage des prêtres – Corruption des couvents – Représentations inutiles des magistrats – Arrivée de Bonivard à Genève – Son esprit et sa bonne humeur – Mort de son oncle et les couleuvrines – Besançon Hugues paraît – Caractère de Charles III – Noces de Julien et de Philiberte – Une bulle donne Genève à la Savoie – Indignation et protestation des citoyens – Tristesse dans Genève – Décision contraire des cardinaux – Nouveau projet de Charles

L’opposition à l’évêque se montra de diverses manières et vint de divers côtés. Les magistrats, de jeunes et nouveaux défenseurs de l’indépendance, enfin (ce qu’on n’eut pas attendu) les cardinaux eux-mêmes, contrecarrèrent le plan formé pour enlever à Genève son indépendance. L’opinion, cette reine du monde, comme on l’a appelée, passait aux prêtres la mondanité, mais non le libertinage. La débauche était entrée dans les mœurs de la papauté. L’Église du moyen âge, institution extérieure et légale, se passait de la moralité de ses ministres et de ses membres. Le Dante et Michel-Ange placent en enfer des prêtres et des papes libertins ou empoisonneurs. Les crimes du prêtre, selon Rome, ne nuisent pas au caractère divin dont il est revêtu. On peut être le saint-père, — Dieu même sur la terre, — et un brigand. Au moment où la Réformation commença, il y avait dans l’Église romaine certaines croyances imposées, certaines hiérarchies, certains rites, certaines pratiques ; mais de morale il n’y en avait pas ; au contraire, tout cet échafaudage avait pour conséquence d’autoriser les chrétiens à s’en passer. La religion (je réserve les exceptions) n’était pas l’homme ; c’était un cadavre vêtu d’habits magnifiques, et par-dessous rongé de vers. La Réformation allait rendre la vie à l’Église. Si le salut se trouve non dans une adhésion au pape et aux cardinaux, mais dans une communion intérieure, personnelle et vivante avec Dieu, un renouvellement du cœur est obligatoire. Ce fut dans la sphère de la morale que se montrèrent à Genève les premières tendances réformatrices.

Au mois d’octobre 1513, les plaintes les plus vives retentirent dans le conseil : « Qui doit donner au peuple l’exemple de la moralité, si ce n’est les prêtres ? dirent de nobles citoyens ; or, nos chanoines et nos curés sont de bons vivants qui s’enivrent, qui entretiennent des femmes illégitimes, qui ont des bâtards au su de tout le mondea. « Allez près des églises et des couvents, qu’y trouverez-vous ? des maisons infâmes où ces bonnets carrés, ces frocs pointus se consolent du célibat que leur religion leur impose. » En effet, à côté du couvent des cordeliers de Rive se trouvait une maison qui était en mauvaise odeur. Un jour, un vaurien (F. Morier) alla chercher chez les révérends moines une femme qui habitait cette mauvaise maison, et qu’ils lui avaient enlevée ; les jeunes gens de la ville l’accompagnèrent, découvrirent cette malheureuse dans une cellule, et l’emmenèrent en faisant grand bruit. Les moines attirés par le vacarme parurent à leur porte ou dans les corridors, mais ils n’osèrent la retenir ; les camarades de Morier la reconduisirent en triomphe, et en accablant les religieux de leurs plaisanteriesb. Les augustins de Notre-Dame de Grâce ne valaient pas mieux que les franciscains de Rive ; et les moines de Saint-Victor ne faisaient pas grand honneur à leur chef. Tout autour de leur couvent se trouvaient de petites maisons où logeaient les hommes et les femmes qui profitaient de leurs débauchesc.

a – Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève, II, VII.

b – Registres de Genève (manuscrit), 2 septembre 1483 ; 13 juin, 11, 25 juillet, 28 novembre 1486 ; 24 juin 1491.

c – Ibid., ad annum 1534.

Le mal était encore plus grand chez les dominicains de Plainpalais ; les syndics et conseils durent chasser deux d’entre eux, le frère Marchepalu et le frère Nicolin, parce qu’on se livrait, dans ce monastère, à des vices abominablesd. Ces moines offraient même territoire aux débauches de la ville ; ils ouvraient, moyennant rétribution, les vastes jardins de leur monastère, situés entre les deux fleuves du Rhône et de l’Arve, et là de beaux ombrages servaient à cacher des rendez-vous immoraux et des orgies nocturnese. Nul n’avait dans Genève une réputation si mauvaise que les religieux ; ils étaient en grand renom, mais par leurs vices. En fait d’avarice, d’impureté, de crimes, il n’était rien dont on ne les crut capable. « Ce qu’un diable obstiné craindrait de faire, disait-on, un moine réprouvé et insolent l’accomplira sans hésiterf. »

d – « De iis quæ gesta fuere occasione nefandi criminis Sodomye, de quo diffamantur et nonnulli alii. » (Registres du Conseil du 22 juillet 1513.)

e – Registres du 22 mai 1522 et suivants.

f – « Quod agere veretur obstinatus diabolus, intrepide agit reprobus et contumax monachus. »

Qu’attendre d’un clergé qui a pour chefs des papes tels que Jean XXIII, Alexandre VI, ou que cet Innocent VIII, qui, ayant seize enfants illégitimes quand il ceignit la tiare, fut proclamé tout d’une voix « le père du peuple romaing. » Le divorce entre la religion et la morale était complet ; tous les essais de réforme, faits depuis des siècles par des ecclésiastiques pieux, avaient échoué ; rien ne semblait pouvoir guérir ce mal invétéré, épidémique, affreux ; — rien si ce n’est Dieu et sa Parole.

g – « Hunc merito poterit dicere Roma patrem. »

Les magistrats de Genève résolurent pourtant d’essayer quelques réformes, et tout au moins de protester contre d’insupportables abominations. Le mardi 10 octobre, les syndics parurent en corps devant le conseil épiscopal, et y déposèrent leurs plaintes sur la conduite des prêtresh. Mais qu’attendre du conseil d’un prélat qui portait lui-même, aux yeux de tous, les marques honteuses de ses infâmes débauches ? On étouffa des plaintes qui compromettaient l’honneur du clergé, l’ambition du duc et la mitre de l’évêque. Toutefois le coup était porté, l’effet moral demeura. Une pensée s’imprima dès lors dans les cœurs des hommes honnêtes ; ils reconnurent que quelque chose de nouveau était nécessaire pour sauver la religion, les mœurs et la liberté. Quelques-uns même se dirent que puisque les réformes venues d’en bas n’y faisaient rien, il fallait une réforme venant du ciel.

h – « De putanis sacerdotum. » (Registres publics de Genève, msc. ; ad annum 1513.)

Ce fut au moment où le vent soufflait ainsi à l’indépendance, et où le parti libéral voyait se multiplier ses défenseurs, qu’arriva dans Genève un brillant jeune homme, étincelant d’esprit, tout plein de Tite-Live, de Cicéron, de Virgile. Les prêtres le recevaient très bien à cause de ses relations avec divers prélats, et les libéraux faisaient de même à cause de sa bonne humeur ; il devint bientôt le favori de tout le monde et le héros du moment. Il avait tant d’imagination ; il savait si bien amuser son monde ! Ce jeune homme n’était pas un esprit superficiel ; il est à nos yeux l’un des premiers écrivains français du commencement du seizième siècle, mais il faut l’avouer, l’un des plus méconnus. François Bonivard (c’était le nom de cet aimable lettré), avait au fond peu de foi, même peu de moralité ; mais il allait remplir dans Genève, par son libéralisme, ses lumières et ses mordantes satires, un rôle assez semblable à celui qu’Érasme joua dans la grande Réformation. En sortant de la ville par la porte Saint-Antoine, on rencontrait presque aussitôt une église de forme ronde, et tout à côté un monastère habité par des moines de Clugnyi, dont les mœurs, nous venons de le dire, n’étaient pas exemplaires ; c’était le prieuré de Saint-Victor, et c’est dans ces murs qu’eurent lieu beaucoup de conversations et de conférences qui préparèrent la Réformation. Saint-Victor était un petit État, avec un petit territoire, dont le prieur était le prince souverain. Le 7 décembre 1514, Jean-Amé Bonivard, alors prieur, était près de rendre l’âme, et à côté de son lit se trouvait son neveu. François, âgé de vingt et un ans, né à Seysselj, dont le père avait occupé un certain rang à la cour du duc Philibert de Savoie, et dont la mère était de la noble famille de Menthon, appartenait à cette population de nobles et de gens d’Église, que les ducs de Savoie transplantaient à Genève pour efféminer les citoyens. Élevé à Turin, il y était devenu le boute-en-train de l’université ; et apportant en tout lieu cette humeur joviale, il semblait devoir être un excellent appât pour attirer la jeunesse de la ville dans les filets de la Savoie ; mais il en fut tout autrement, il se tourna vers la liberté.

i – Près de l’Observatoire actuel.

j – Maintenant dans le département de l’Ain.



Bonivard (1493-1570)

Pour le moment il ne pensait qu’à son oncle, dont la fin semblait arrivée. Il ne détournait pas de lui ses regards inquiets, car le vieux prieur était vivement agité sur son lit de mort. Naguère, dans un moment d’irritation, il avait fait couler quatre grandes couleuvrines aux frais de l’Église, pour assièger dans son château, situé au pied du mont Salève, l’un de ses voisins, le seigneur de Viry. Le vieux Bonivard avait bien commis d’autres péchés, mais il s’en inquiétait peu en comparaison de celui-ci. Ces gros canons, acquis de ses revenus ecclésiastiques, dans le but de tuer des hommes et de battre en brèche le château d’un ancien ami, lui donnaient un affreux cauchemark. Dans son angoisse, il se tourna vers son neveu. Il avait trouvé un expédient, une œuvre méritoire, qui lui semblait propre à rendre la paix à sa conscience agitée : « François, dit-il à son neveu, écoute-moi bien ; tu connais ces pièces d’artillerie elles doivent être employées au service de Dieu. Je veux qu’incontinent après ma mort, on en fasse des cloches pour l’église. » François le promit, et le prieur satisfait mourut, laissant à son neveu la principauté, le couvent et les couleuvrines.

k – Bonivard, Chroniq., II, p. 246.

Une vive sympathie avait bientôt uni Berthelier et Bonivard. Le premier avait plus d’énergie, le second plus de grâce ; mais ils appartenaient tous les deux à la génération nouvelle ; ils devinrent frères d’armes, et se promirent de faire une guerre impitoyable à la superstition et à l’arbitraire. Ils se donnaient mutuellement des marques de leur affection, et Bonivard fut parrain de l’un des fils de Berthelier. Celui-ci ayant fait à son ami le jour même de la mort de l’oncle une visite de deuil, entendit de sa bouche l’histoire des couleuvrines. « Quoi ! dit-il, fondre des canons pour en faire des cloches ! nous vous donnerons autant de fonte qu’il vous en faudra pour vous faire une sonnerie, dont le bruit vous rompra les oreilles… mais les couleuvrines doivent rester couleuvrines. » Bonivard représenta que, selon les ordres de son oncle, les canons devaient être employés au service de l’église. « L’église sera servie à double, reprit Berthelier, il y aura cloches à Saint-Victor qui est l’église, et artillerie dans la ville qui est la terre de l’église. » Il porta la chose devant le conseil, qui décréta tout ce que Berthelier demandaitl. Mais à peine le duc de Savoie l’eût-il appris qu’il réclama pour lui les canons du monastère. Le conseil des Cinquante fut assemblé pour discuter cette affaire, et Berthelier ne fut pas seul à soutenir les droits de la ville. Un jeune citoyen de vingt-cinq ans, d’un caractère doux et pourtant courageux, tranquille et pourtant actif, ami tout ensemble de la loi et de la liberté, sans petitesse et sans arrogance, et qui portait dans son âme des forces intimes et puissantes, ne craignit pas d’engager la lutte entre Genève et le plus redoutable de ses voisins. Il s’appelait Besançon Hugues, il venait de perdre son père et prenait alors sa place au soleil. Une pensée le dominait : maintenir l’indépendance de son pays, résister aux usurpations de la Savoie…, dût-il s’attirer la haine du duc. « Au nom du peuple, dit-il, je m’oppose à ce qu’on remette cette artillerie à Son Altesse, la ville en a faute. » Les quatre canons restèrent à Genève ; mais dès lors Charles III regarda d’un œil courroucé Berthelier, Hugues et Bonivard. « Je le leur revaudrai, » dit-il. — « Quand je lui fis la révérence, après la mort de mon oncle, racontait Bonivard, Son Altesse me fit le groinm. »

l – Registres de Genève, 8 et 9 décembre 1514.

m – Bonivard, Chroniq., II, p. 247.

Charles III, fils de Philippe Sans-Terre, ne ressemblait guère à ce prince aventurier. Philippe, parvenu à un certain âge, s’était amendé ; et après avoir eu plusieurs enfants naturels, il avait fini par épouser Marguerite de Bourbon, puis, devenu veuf, Claudine de Penthièvre ou de Bretagne, et s’était assis en 1496 sur le trône de Piémont et de Savoie. Charles III, son fils du second lit, ressemblait plutôt à son grand-père le duc Louis ; il était, comme lui, rangé, mais faible, soumis à sa femme, et n’avait hérité de Monsieur que ses accès de violence. Il n’avait pas une intelligence fort étendue ; ses conseillers, qui étaient fort habiles, y suppléaient. Une pensée unique semblait l’obséder : réunir Genève à la Savoie ; c’était presque toute sa politique. Pour avoir Genève, il perdit ses États. Jamais la fable du chien dont parle Ésope n’a été moins une fable.



Charles III de Savoie

Tout semblait, en 1515, favorable aux desseins de ce prince. Le mariage de la jeune Philiberte, qui n’avait point été accompli en 1513, vu l’âge de la princesse, allait être célébré. L’évêque de Genève, qui était alors à Rome pour le concile de Latran, y appuierait la demande de son cousin touchant la souveraineté temporelle. Les ministres de Charles, la cour, les nobles, les prêtres, tous poussaient à l’annexion de Genève. Cette ville n’était-elle pas le marché des provinces voisines de la Savoie ? N’était-elle pas nécessaire à la défense stratégique du duché ? Claude de Seyssel, fin diplomate, auteur de la Monarchie de France, « grand contempteur de toute république » et qui fut bientôt nommé archevêque de Turin, ne cessait de répéter au duc que si Genève restait en son pays sans être de son pays, la Savoie courrait de grands dangers. « Vraiment, disait Bonivard, en apprenant les instances de Seyssel, il n’est pas besoin qu’on pousse Son Altesse pour la faire courir. Elle a commencé par faire sonner le tambourin, et la voilà maintenant qui ouvre la dansen… »

n – Bonivard, Chroniq., Il, p. 250 à 253. Art. Médicis.

Mais le pape entrerait-il en danse ? livrerait-il Genève à la Savoie ? C’était la question. Léon X aimait les richesses, les arts, les plaisirs, et toutes les jouissances de la vie ; il se montrait généreux, libéral, même dissipateur, et ne se souciait pas beaucoup des affaires. Il avait préparé à Julien et à sa jeune épouse un palais magnifique dans la cité des papes et des Césars. Des fêtes d’un éclat inouï célébraient chaque jour l’union des Médicis avec la famille antique d’Humbert aux blanches mains. « Je n’épargnerai rien, » avait dit Léon X ; et, en effet, ces réjouissances lui coûtèrent la somme énorme de quinze mille ducats. Comment ce pontife, toujours occupé à dépouiller les autres pour enrichir et élever ses proches, compromettrait-il une alliance si glorieuse pour maintenir l’indépendance d’une ville inconnue placée dans les contrées sauvages des Alpes ? D’ailleurs la situation de Genève était inquiétante, les institutions libres de la cité menaçaient la puissance temporelle de l’évêque, et celle-ci détruite, que deviendrait sa puissance spirituelle ? Mais si le duc de Savoie y devenait prince souverain, il abolirait les arrogantes libertés des bourgeois, et sauverait ainsi la prérogative épiscopale. Cette histoire, qui était alors celle de Genève, avait été celle de la plupart des villes du moyen âgeo. Laurent de Médicis avait coutume de dire : « Mon fils Julien est bon ; mon fils Jean (Léon X) est fin ; mon fils Pierre est fou. » Léon crut faire preuve de beaucoup de finesse en sacrifiant Genève à la gloire des Médicis et à l’ambition de la Savoie. « Le duc de Savoie, dit un historien catholique, profita de cette circonstance (le mariage) pour se faire accorder une bulle qui confirma le transport de la juridiction temporellep. » Charles III triomphait. Il avait atteint le but que ses prédécesseurs avaient poursuivi pendant des siècles ; il avait fait plus que Pierre, le petit Charlemagne ; plus qu’Amédée le Grand ; il se croyait le héros de sa race. « Je suis seigneur souverain de Genève quant à la temporalité, disait-il à tous. Je l’ai obtenue de notre saint-père le pape moderne. » Mais que dirait-on à Genève ? L’antique république baisserait-elle humblement la tête sous le joug des Savoyardsq ? Toute la ville fut émue quand cette grande nouvelle y arriva. Berthelier, Bonivard, Hugues, Vandel, Bernard, les plus catholiques même d’entre les citoyens, indignés de cette usurpation, s’agitaient, s’entretenaient, s’en prenaient surtout au pontife. « La puissance des papes, disaient-ils, n’est pas sur les principautés, mais sur les péchés ; c’est pour corriger les vices, et non pour être le maître des rois et des peuples, qu’ils ont reçu les clefs du royaume céleste. » Il y avait à Genève un très petit nombre de savants (Bonivard en était) qui ouvraient les livres poudreux de leur bibliothèque, et y cherchaient des arguments contre la résolution papale. Saint Bernard ne disait-il pas au pape Eugène : « Cultiver la vigne du Seigneur, en ôter les mauvaises herbes, voilà votre œuvre… Vous avez besoin non d’un sceptre, mais d’un sarcloirr ?… »

o – Thierry, Lettres sur l'Histoire de France, passim.

pChronique des Comtes du Genevois, par M. Lévrier, lieutenant général du baillage de Meullant, II, p. 110.

qArchives de Genève, 9 juin 1515. — Savyon, Annales, p. 49. Manuscrits de Roset et de Gautier.— Muratori, Annali d'italia, X, p. 110. — Roscoe, Léon X, III, p. 9.

r – « Disce sarculo tibi opus esse, non sceptro. » (Bernardus, de Consideratione, ad Eugenium papam, liber II, cap. VI.)



Julien de Médicis

Le 25 mai, une députation du conseil se rendit vers l’évêque. « Monseigneur, lui dit le premier syndic, nous vous conjurons de laisser la communauté au même état auquel vos prédécesseurs vous l’ont transmise, jouissant de ses bonnes coutumes et antiques franchises. » L’évêque était embarrassé ; il tremblait, d’un côté, d’irriter des hommes dont il connaissait l’énergie, et de l’autre, de mécontenter son cousin dont il était l’esclave ; il se contenta de balbutier quelques paroles. Alors les syndics se rendirent au chapitre. « Obviez à cette iniquité, dirent-ils aux chanoines, vu que cela vous « attouche autant que la ville. » Mais les révérends pères qui avaient de gros bénéfices sur les terres du duc, et qui craignaient de les voir confisqués, entortillèrent des phrases de manière à ce qu’on n’y pouvait rien comprendre. Evêque et chanoines livraient Genève à celui qui prétendait devenir son maître.

Le bruit que cette ville était décidément donnée à la Savoie se répandait chaque jour davantage ; on en écrivait de tous côtés. Les syndics, émus des lettres qu’ils recevaient, revinrent à l’évêque. « C’est maintenant la voix et renommée publique, lui dirent-ils ; protestez, Monseigneur, contre ces bruits étranges, et que cette usurpation, bien que commencée, ne soit pas achevée. » L’évêque les contempla, puis fixant en terre ses yeux louches et creux, il garda un stupide silence. Les syndics se retirèrent sans avoir rien obtenu. Que faire ? La dernière heure de la liberté semblait avoir sonné pour l’antique république. Les citoyens se rencontraient sans mot dire, et leurs figures pâles, leurs regards mornes, exprimaient seuls leur douleur. Un cri pourtant se fit entendre au milieu d’eux : « Puisque la justice est sans pouvoir, dirent les plus énergiques, nous recourrons à la force, et si le duc veut entrer dans Genève, il faudra qu’il nous passe sur le corps. » Mais la plupart étaient inquiets ; connaissant leur faiblesse et la puissance de la Savoie, ils regardaient la résistance comme inutile. L’ancienne Rome avait détruit l’indépendance de beaucoup de peuples ; la nouvelle voulait l’imiter… La ville était perdue. Le salut vint d’où nul ne l’aurait attendus.

s – Registres de Genève, msc. — 22, 25 mai, 19 juin 1515. — Manuscrit de Roset, liv. I, chap. lxii. — Savyon, Annales, p. 49, etc.

Le sacré collège s’était réuni, et les princes de l’Église, revêtus de la pourpre, avaient examiné l’affaire. Enlever à un évêque sa principauté temporelle… quel exemple dangereux pour la papauté même ! Qui sait si un jour on ne voudrait pas en faire autant à Sa Sainteté ? On eût dit, à les entendre, que le catholicisme s’affaisse et disparaît s’il ne joint pas à la houlette du berger le sceptre des césars. Les cardinaux établirent que pour qu’il fût permis à un prince de l’Église d’aliéner sa juridiction temporelle, il fallait : « 1° que les sujets fussent rebelles à leur prince ; 2° que le prince ne fût pas assez puissant pour les soumettre ; 3° qu’on lui en donnât meilleure récompense. » La récompense « devait-elle être une autre temporalité ou simplement un dédommagement pécuniaire ? C’est ce que les documents ne disent pas. Quoi qu’il en soit, le sacré collège refusa son assentiment à la décision du pape, et la bulle fut révoquéet.

t – Manuscrit de Roset, liv. I, p. 72. —Savyon, Annales, p. 50.— Spon, I, p. 261.— Bonivard, Chroniq., II, p. 268.— Lévrier, Chroniq., II, p. 110.

Le duc en fut étonné et irrité. Ses conseillers le rassurèrent ; ils lui firent remarquer que, selon la décision des cardinaux, il suffirait d’une révolte pour que la juridiction temporelle fût retirée à l’évêque. « Les Genevois, qui ont la tête chaude et le verbe haut, disaient-ils, feront quelque imprudence, au moyen de laquelle on prouvera au sacré collège qu’il leur faut plus fort berger qu'un évêque pour les ranger à leur devoir. » A ces représentations on ajoutera certaines pratiques habiles. Les officiers judiciaires, appartenant au parti ducal, dresseront contre les citoyens des procès verbaux obscurs, partiaux, interminables, indéchiffrables ; MM. les cardinaux de Rome, qui sont l’indolence même, renonceront à lire cet affreux barbouillage ; on leur expliquera la chose de vive voix ; on leur montrera que le seul moyen de sauver l’évêque est de donner au duc la souveraineté de la ville. Charles se consola, et envoya à son cousin de nouvelles instructions. « Puisque je ne puis avoir l’arbre, lui dit-il, je veux au moins jouir des fruits. Mettez-vous donc pour me foncer (fournir des fonds) à piller ab hoc et ab hac. » Au moyen de ces pillages, on irriterait les Genevois ; on les porterait à prendre les armes, et l’on parviendrait ainsi à confisquer leur indépendance avec le consentement non seulement du pape, mais encore de tous les cardinauxu.

u – Bonivard, Chroniq., II, p. 253.— Manuscrits de Roset et Savyon. — Ibid., Galiffe fils, B. Hugues, p. 226.

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