Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 20
Philibert Berthelier martyr de la liberté. Terreur et oppression dans Genève

(Août et septembre 1519)

1.20

L’évêque se refuse à une procédure légale – Tout se fait en un jour – Six cents hommes en rang de bataille – Condamnation inique et illégale – Mort de Berthelier – Procession à travers la fille – Émotion et horreur des Genevois – La lutte et la future victoire – Le sang des martyrs est une semence – L’évêque veut révolutionner Genève – Syndics mamelouks ; muette douleur – Première opposition aux superstitions – Saint Babolin – Interrogatoire de De Joye – On le menace de la torture – Les princes de Savoie écrasent la liberté – Voix d’une prophétesse

Le prisonnier fut bientôt arraché à ses salutaires pensées par la venue des officiers de justice. Selon le droit de Genève, il ne pouvait être jugé que par les syndics, mais le bâtard avait garde de ce tribunal légitime, et ne trouvant aucun homme de probité qui voulût se charger d’une procédure inique, il donna une commission de prévôt à un homme de Chambéry, résidant alors à Genève, « ancien arracheur de dents, » disent les écrits contemporains, nommé Jean Desbois. Ce juge improvisé, fier de ses fonctions, voulut commencer l’interrogatoire. « Quand MM. les syndics qui sont mes juges m’interrogeront, je leur répondrai, dit Berthelier, mais non pas à toi, à qui il n’appartient pas de le faire. — Je reviendrai dit Desbois, après cet essai inutile, et je vous somme de me répondre alors. » Le prévôt alla annoncer à l’évêque le début peu satisfaisant de ses hautes fonctionsq. L’émotion était universelle dans Genève. L’ami des libertés, le fondateur de la ligue Qui touche l'un, touche l'autre, était près de payer de sa vie son enthousiasme pour l’indépendance. Les esprits hardis, qui bravaient les vieilles tyrannies, voulaient que l’on regardât l’acte de l’évêque comme un brigandage (ce qu’il était en effet), et que l’on prêtât main-forte à la loi, en délivrant Berthelier. Mais les magistrats préféraient une marche plus modérée. Le grand conseil s’était assemblé en toute hâte ; les syndics, sur sa demande, se rendirent vers l’évêque. « Monseigneur, lui dirent-ils, Berthelier a été acquitté conformément aux lois ; maintenant il est arrêté sans accusateur, sans information préalable. S’il est innocent, qu’on le mette en liberté ; s’il est coupable, que son jugement nous soit remis ; ne permettez pas dans votre ville l’infraction des franchises. — Il est vrai, dit l’évêque, qu’il n’y a pas d’accusateur, mais la renommée en tient lieu ; pas d’information préalable, mais la notoriété du fait la remplace ; quant aux juges que cela concerne, l’injure ayant été faite au prince, c’est à ses officiers à la poursuivre. » Ayant traîné la brebis dans sa tanière, le loup ne voulait pas s’en départirr.

q – Bonivard, Chroniq., II, p. 363. — Spon, I, Hist. de Genève, p. 344. — Savyon, Annales, p. 98.

r – Registres du Conseil, msc., 28 août 1519. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 146.

Quand on apprit ce déni de justice, le parti le plus énergique se fit hautement entendre. On demandait s’il y avait un devoir plus sacré que de délivrer l’innocence ? si le peuple pouvait voir avec indifférence des droits qui lui appartenaient de temps immémorial, foulés aux pieds par un prince qui avait juré de les défendre ? L’évêque et les siens, craignant que l’orage n’éclatât, résolurent d’expédier promptement le rebelle. L’affaire ne dura pas deux jours, comme le dit Bonivard ; tout se fit en un seul, le 23 août, entre six ou sept heures du matin et quatre heures après midis. Berthelier s’aperçut de ce qui se préparait ; mais son calme ne lui fit pas défaut. Il se rappelait que, selon quelques sages de l’antiquité, le sacrifice volontaire que des hommes innocents font de leur vie, par amour pour leur peuple, a une puissance mystérieuse pour le sauver. Ne l’avait-on pas vu chez les Grecs et les Romains ? Et chez ces confédérés même, que Berthelier avait tant aimés, ne fut-ce pas en enfonçant dans sa poitrine les lances de l’ennemi qu’Arnold de Winkelried délivra la Suisse ?… Mais si Berthelier voulait sauver Genève, Genève voulait sauver Berthelier. Des esprits justes, amis du droit, soutiens des franchises jurées aux citoyens, comprenaient que les lois antiques de l’État méritaient plus de respect que le despotisme d’un prince parjure et cruel. Le château où se trouvait le libérateur, propriété particulière de la maison de Savoie, avait dès longtemps été mis par elle à l’abri d’un coup de main ; mais Champel, lieu ordinaire des exécutions, était à une certaine distance de la ville ; le moment où il y serait mené serait le temps favorable. A peine Berthelier aura-t-il fait cent pas hors du pont de l’Ile, que les huguenots, se levant comme un seul homme et débouchant de tous côtés, l’arracheront à des bourreaux qui ne sont que des assassins devant la loi des hommes et la justice de Dieu.

s – Comparez les Registres du Conseil des 23 août 1519 et 1526. M. Galiffe fils a déjà signalé cette erreur de Bonivard (Besançon Hugues, p. 245).

Ces bruits parvinrent au bâtard, qui prit en conséquence ses mesures. Ses six cents hommes d’armes furent mis sur pied et tous les mamelouks se joignirent à eux. Le vidame en fit parquer un détachement en bonne ordonnance du côté de Saint-Gervais (rive droite), pour fermer l’accès de l’Ile aux habitants du faubourg ; il en plaça la plus grande partie, « en armes et ordre tenant rang de bataille, » sur la rive gauche, de manière à occuper le pont, la rue du Rhône et les aboutissants. Parmi les capitaines savoyards qui donnaient la sanction de leur présence à cet assassinat juridique, se trouvait François de Ternier, seigneur de Pontverre, homme énergique, violent, et pourtant d’un caractère généreux. Le sang de Berthelier, qui allait être répandu, alluma dans son âme une soif que le sang des huguenots put dès lors seul apaiser ; dès ce moment Pontverre fut l’ennemi le plus acharné de Genève et des Genevois. Mais (comme aurait parlé l’antiquité païenne), la terrible Némésis, cette fille de Jupiter et de la Nuit, déesse de la vengeance et des représailles, tenant d’une main un flambeau et de l’autre un glaive, devait un jour l’atteindre, à quelques pas seulement du lieu où le sang de Berthelier allait couler, et la justice divine chargée de punir le crime, vengerait cette mort inique dans son propre sangt.

t – Bonivard, Chroniq., p. 365. — Savyon, Annales, p. 98. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 344.

Tout étant prêt, Desbois entra dans la prison avec un confesseur et un bourreau. « Je te somme une seconde fois de me répondre, » dit-il à Berthelier. Le noble citoyen s’y refusa. « Je te somme une troisième fois, reprit l’ancien dentiste, et ce sous peine d’avoir la tête tranchée. » Berthelier ne répondit rien ; il ne voulait répondre qu’à ses juges légitimes, les syndics. Il savait d’ailleurs que ces sommations n’étaient que pour la forme ; qu’il était non un accusé mais une victime. Alors, sans autre forme de procès, le prévôt prononça la sentence : « Philibert Berthelier, puisque tu t’es toujours montré rebelle à mon très redouté seigneur et le tien, nous te condamnons à avoir la tête tranchée jusqu’à la séparation de l’âme et du corps ; ton corps pendu au gibet de Champel, la tête fichée avec un clou à une potence près de la rivière d’Arve, et tes biens confisqués en faveur du prince. » Alors le prévôt présenta à Berthelier le confesseur « auquel il ne tint pas grands propos. » Puis le troisième personnage, le bourreau, s’avança et le garrottau.

u – Savyon, Annales, p. 98. — Bonivard, Chroniq., II, p. 366.

De tous côtés dans Genève les regards étaient fixés sur le château de l’Ile. Ses vieilles portes s’ouvrirent ; les gardes sortirent les premiers, le prévôt parut ensuite, puis venait le bourreau tenant Berthelier. La contenance du martyr annonçait la grandeur de son âme. Entre le château et le fleuve, se trouvait et se trouve encore une petite place étroite, tellement protégée par le Rhône et par le fort, que cinquante hommes auraient pu la défendre contre tous les citoyens de Genève. Le prince-évêque, savant dans l’art de la tyrannie, n’ignorait pas que si la victime qui doit être immolée est aimée du peuple, c’est dans la prison, dans une cour, sur une plage étroite ou dans un fossé, qu’il faut lui donner le coup de mort. Berthelier ayant fait quelques pas se trouva entre le château et le fleuve : « Fais ta prière, » lui dit alors le prévôt. Le héros comprit qu’il allait être tué ; il fit « quelque briefve prière, » et se relevant, il s’apprêtait à « faire quelque harangue avant que mourir » pour rendre aux libertés de Genève un dernier témoignage. Le prévôt ne le voulut souffrir, » et se tournant vers le bourreau, il lui dit : Dépêche ton office. » — « A genoux ! » dit cet homme à la victime. Alors Berthelier, soit qu’il voulût exprimer sa douleur sur l’avenir sinistre de ses concitoyens, soit qu’il fût ému de se voir immolé sans qu’aucun de ses amis parût pour le défendre, s’écria en se mettant à genoux : « Ah !… Messieurs de Genève !… » Ce fut toute sa harangue ; il n’eut pas plutôt poussé ce cri, que le bourreau le décola ; c’était le 23 août 1519. L’évêque avait bien su s’y prendre. Cet homme cruel ressemblait plus à la bête féroce qui déchire les brebis, qu’au berger qui les protège ; il avait été réellement tremendæ velocitatis animal, « un animal d’une vitesse terrible, » comme Pline dit en parlant du tigre. Le pasteur n’était plus qu’un assassin. Les Genevois, dont il eût dû être le père, se détournaient de lui avec horreur, et l’ange vengeur des innocents se préparait à le visiter dans sa mort, par une terrible rétribution. En vain les eaux du Rhône couleraient-elles pendant des siècles sur ce petit espace, il y a là des taches de sang, que tous les fleuves n’effaceront jamaisv.

v – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 297. — Pline, Hist. natur., VIII, p. 18. — Bonivard, Chroniq., II, p. 366. — Savyon, Annales, p. 99. Une inscription placée sur la Tour de César marque la place de la mort de Berthelier ; nous l’aurions désirée plus belle.

L’évêque entendait bien pourtant que Berthelier fût conduit au lieu d’exécution des criminels ; seulement il avait trouvé plus raisonnable de l’y mener mort que vivant, étant sûr de cette manière que les enfants de Genève ne lui rendraient pas la liberté. On mit sur un chariot le corps inanimé du martyr ; le bourreau y monta et y resta debout, tenant à la main la tête de la victime. Une horreur universelle saisit tout le peuple, et plusieurs, navrés de n’avoir pu sauver leur ami, s’enfermèrent dans leurs maisons pour y cacher leur honte et leur haine. Cependant la longue procession, partie du château de l’Ile s’avançait, ouverte et fermée par des soldats étrangers ; au milieu était le chariot qui portait le cadavre, et immédiatement après, plusieurs mamelouks, voire des non moindres, en grande insolence, se moquant de leur propre calamité ; mais les gens de bien n’osaient souffler, vu que quand « force règne, il faut que le bon droit tienne chambrew. » Quelques huguenots cependant, tristes et indignés, paraissaient à leur porte, ou dans les rues. Alors le bourreau, paradant sur son char de triomphe, promenait autour de lui par moquerie la tête sanglante du martyr, et s’écriait : « Voyez cy la tête du traître Berthelier ; prenez-y tous exemple ! » La procession continua sa marche jusqu’à Champel, où le bourreau étant arrivé pendit au gibet le père des libertés genevoises. De là, par je ne sais quel raffinement de cruauté, les soldats se rendirent au pont d’Arve, et la tête du mort qui avait si souvent effrayé l’évêque, fut suspendue à la même place où avaient été longtemps celles de Navis et de Blanchet. Le prélat se complaisait à raviver le souvenir de ses anciennes boucheries.

w – Bonivard, Chroniq., II, p. 368.

Ainsi l’homme bienveillant que chacun aimait, le citoyen héroïque autour duquel se concentraient toutes les espérances des amis de la liberté, venait d’être immolé par son évêque. Cette fin si prompte, si illégale, si tragique, remplissait les Genevois d’horreur. Le sort de la veuve et de ses enfants les attendrissait ; mais celui de Genève les émouvait plus profondément encore. Berthelier était mort victime de la passion de la patrie ; et cette passion, qui faisait palpiter bien d’autres cœurs, arrachait des larmes, même aux plus égoïstes. Ce n’était pas aux sens seulement que parlaient ce corps suspendu au gibet, cette tête attachée près du pont d’Arve, le souvenir de la procession funèbre ; les âmes étaient déchirées comme par un coup violent, et plusieurs refusaient toute consolation. Il y avait pourtant des esprits fiers et fermes qui, ne pouvant pleurer, se contentaient de maudire. On les voyait çà et là sombres et silencieux dans les rues, et leur air, leur ton, leur maintien, leurs paroles ironiques et amères exprimaient pour les meurtriers un indicible mépris. Ils repassaient dans leur esprit cette lutte étrange, engagée entre des princes cruels et un homme généreux, simple, pauvre, mais libre. D’un côté, les splendeurs du trône, la majesté du sacerdoce, des armées, des bourreaux, des tortures, des échafauds, et toutes les terreurs d’une grande puissance ; de l’autre côté, un homme humble, n’opposant à ses ennemis que la noblesse de son caractère et l’inébranlable fermeté de son courage… Le combat était inégal ; aussi la tête du grand citoyen était tombée. Un évêque contemplait, en se pâmant de joie, le sang de l’un de ses paroissiens dans lequel il baignait ses pieds en violant avec audace toutes les lois du pays. Mais (c’était la consolation de ces fiers citoyens) ce sang répandu devait faire entendre une voix terrible. La justice outragée, la liberté ensanglantée jetteraient un cri long et douloureux. Ce cri parviendrait jusqu’aux Ligues des Suisses. Les monts et les vallées, les châteaux et les chaumières, les villes, les chalets, tous les échos des Alpes le répéteraient à l’envi, et des milliers de bras s’uniraient un jour pour défendre un petit peuple indignement oppriméx.

x – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 297 et 298.

La mort de Berthelier devait avoir des suites plus graves encore. Ses ennemis avaient cru tuer en lui la liberté. Peut-être… mais c’était là une de ces morts qui sont suivies d’une résurrection glorieuse. Le combat qui venait d’être livré était de ceux qui coûtent un sang généreux, mais qui conduisent à la victoire finale. Si le grain de froment tombant dans la terre ne meurt point, il demeure seul ; mais s'il meurt il porte beaucoup de fruit (Jean 12.24). La liberté religieuse a eu depuis trois siècles de nombreux martyrs dans tous les pays de la Réformation ; mais les martyrs les plus nobles de la liberté politique, dans les temps modernes, sont tombés à Genève, si mon jugement ne s’égare, et leur mort n’a pas été inutile à la cause universelle de la civilisation. Cruciate, torquete damnate… sanguis christianorum, semen. Le sang des martyrs est une semence, — une semence qui pousse des racines et qui porte des fruits, non pas seulement dans le lieu où elle a été répandue, mais dans bien d’autres parties de l’univers.

Les amis de Berthelier avaient été frappés de son mépris de la mort, de son assurance d’une vie éternelle. Il leur semblait entendre encore le noble témoignage qu’il avait rendu à l’immortalité. Aussi l’un d’eux écrivit pour lui cette belle épitaphe : « Quel mal m'a fait la mort ? la vertu fleurit après le trépas ; elle ne périt ni par la croix, ni par le glaive des tyrans. » :

Quid mihi mors nocuit ? Virtus post fata virescit,
Nec cruce, nec gladio sævi perit illa tyranni.

On le voit, la pensée d’une résurrection, d’une vie après la mort, sur laquelle aucun homme n’a aucune puissance, semble avoir été dominante dans l’esprit soit de Berthelier, soit de ses amis. Cet homme n’a pas été un martyr vulgaire de la liberté.

« Certes, disaient d’autres, cette parole récemment prononcée est véritable : Les héros, et les fondateurs des républiques et des empires, ont après les dieux le plus de droit à l'adoration des hommesy. »

y – Machiavel.

L’évêque se hâta de profiter de sa victoire. « La mort de Berthelier, dit son ami Bonivard, donne au tyran beaucoup de consolation, car le mâtin étant anéanti, il a beau jeu pour manier les brebis maintenant dispersées. » Le prélat commença donc à pousser outre, et entreprit de révolutionner Genève. D’abord il résolut de changer la magistrature. Quatre jours après l’exécution, il assembla le conseil général, et prenant les airs d’un triomphateur, il y parut avec une suite nombreuse. « Nous, Jean de Savoie, dit-il dans le document qui nous a été conservé, évêque et prince de Genève, apprenant les rixes de cette ville, n’avons pas craint d’y venir à grands frais pour lui appliquer à main armée le remède le plus efficace ; et nous avons travaillé en bon pasteur. M. le duc de Savoye, qui aime singulièrement cette ville, ayant voulu y entrer, les syndics et les séditieux se sont avec une incroyable arrogance rebellés fièrement contre un prince si douxz ; et si cet illustre prince n’avait été touché de miséricorde, s’il n’avait surpassé par sa clémence la charité du Rédempteura… nous aurions tous été égorgés. » Après ces étranges paroles d’un évêque, qui plaçaient le duc au-dessus de Jésus-Christ, au moment même où ce prince venait de se rendre complice d’un assassinat, l’official, maître Chappuis, demanda : « N’en est-il pas ainsi, dites ? » Des mamelouks seuls assistaient à l’assemblée et parmi eux se trouvaient des gens qui n’avaient pas le droit d’y être. Plusieurs voix crièrent : « Oui, oui ! » C’était alors le règne de la terreur. Aussi les syndics aimant mieux remettre « au prélat leurs bâtons que leurs têtes, » dit Bonivard, déposèrent devant lui les signes de leur pouvoir. Le lendemain un nouveau conseil général élut quatre syndics mamelouks, P. Versonay, P. Montyon, P. De Fernex et G. Danel, « qui en tout et partout faisaient ce que voulaient le duc et l’évêque. » Le même jour, on exclut les huguenots des deux conseils ; et l’évêque défendit à tous les citoyens de porter des armes et de s'assembler la nuit, sous peine de vingt-cinq livres d’amende et de deux traits de corde.

z – Tam mansuetum principem.

a – « Nisi fuisset princeps ipse illustrissimus misericordia plenus, suaque clementia vicisset pietatem Redemptoris. » (Voir l’acte entier dans les pièces justificatives de Besançon Hugues, par M. Galiffe fils.)

La douleur et l’effroi remplissaient tous les cœurs. Il y avait sur Genève comme l’un de ces linceuls funèbres que l’on étend sur les morts. Nul ne bougeait, nul ne parlait ; tout était immobile et muet ; on sentait l’air du despotisme, il pesait sur les âmes et les engourdissait. Besançon Hugues, A. Lévrier et les autres patriotes se retirèrent dans leurs foyers ; mais ils n’avaient point perdu l’espoir ; ils attendaient dans le silence que Dieu fît triompher de nouveau dans leur patrie la cause de la libertéb. Bientôt cependant quelques âmes courageuses s’éveillèrent et commencèrent à remuer. Les patriotes avaient besoin d’épancher ensemble leur douleur ; on vint rapporter à l’évêque que plusieurs personnes de la secte des huguenotsc, se réunissaient secrètement en divers lieux. » Alors les poursuites commencèrent : « On épargnait les bons aussi peu que les mauvais, dit Bonivard, et on leur imposait de faux crimes pour s’en venger. »

b – Bonivard, Chroniq., II, p. 270-273. — Savyon, Annales, p. 101. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 277.

c – Ayguinocticæ sectæ. (Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève, II, p. 164.)

Un des amis de Berthelier, Amédée de Joye, avait fait, avant l’époque dont nous nous occupons, un acte peu important en lui-même, mais qui fut dans Genève le premier signe d’opposition aux superstitions romaines. Quand Amédée le fit, deux ans environ avant le moment où nous sommes, Luther avait écrit à Spenlein sa belle lettre sur la justification par la foi, il avait expliqué l’épître aux Galates, et probablement affiché ses thèses. Zwingle, appelé comme prédicateur à Einsiedeln, y prêchait contre les pèlerinages, les offrandes, les images, l’invocation de la Vierge et des saints. Le bruit de ces prédications était-il parvenu jusqu’à Genève ? C’est possible, car, nous l’avons vu, il y avait de constants rapports entre cette ville et les cantons allemands. Quoi qu’il en soit, quelques Genevois se demandaient déjà si la gloire de Dieu n’était pas vilipendée par « chose si sotte et si lourde qu’une image ? » Amédée de Joye, que nous avons rencontré à la fameuse assemblée du Molard, et que ses ennemis accusaient d’être l’ami de Berthelier, de Pécolat et « de beaucoup d’autres scélérats, » avait peu de respect pour les marmousets de l’évêque. Or il y avait à Genève une célèbre image noire, faite en bois, haute de deux à trois pieds, qui s’appelait saint Babolin. Certains catholiques ayant pour elle une grande dévotion, la portaient dans de longues processions et lui rendaient toutes sortes d’honneurs. Un soir donc ces sectateurs de saint Babolin étaient réunis chez l’un d’eux, nommé Ami Motey. De Joye, indigné de leur idolâtrie et trouvant que la laide figure ressemblait à un diable plutôt qu’à un Dieu, l’enleva, puis dans le dessein de donner une leçon aux partisans de l’idole, il s’approcha de la maison de Motey. La fenêtre était ouverte, il entendait les conversations de ce petit cercle dévot ; il prit courage, éleva l’image à la hauteur de la croisée, et la jeta au milieu de ses adorateurs. Ce n’était pas de la controverse de bon aloi, il faut l’avouer ; mais on était au seizième siècle, et les Genevois avaient un caractère hardi et railleur. Les sectateurs de Babolin, épouvantés, regardaient avec étonnement leur saint, tombé comme du ciel. Tout à coup la porte s’ouvrit et une voix terrible leur cria : « C’est le diable… et il va vous manger tous ! » A ces paroles, Motey se lève, saisit une javeline et s’apprête à la lancer au perturbateur ; mais de Joye se retire précipitamment. Il n’y eut ni coups donnés, ni sang répandud.

d – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 225-228.

Cette action était presque oubliée, quand les agents de l’évêque, décidés à sévir contre les amis de la liberté, firent enfermer de Joye au château de l’Ile, où Berthelier avait été mis, et demandèrent aux syndics (7 septembre 1519) la permission de le questionner et de le torturer pour lui arracher la vérité. On l’accusait, outre l’affaire de l’image, « d’avoir été dans des conventicules où les citoyens juraient de s’opposer à ce que leurs libertés fussent enfreintes de droit ou de faite. » Les syndics arrêtèrent que de Joye serait examiné en prison le pied lié, pede ligato. Le procès commença.

e – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 214.

« Je suis né de parents distingués, dit de Joye, quand il comparut devant les syndics, probes, louables, par lesquels j’ai été vertueusement élevé jusqu’à l’âge de puberté. Dès lors j’ai fréquenté tous les hommes de bien de la ville, et dans la profession que j’ai exercée, j’ai constamment joui d’une très bonne réputation. Loin de chercher les querelles, je les ai évitées avec grand soin et j’en ai apaisé plusieurs. Enfin, j’ai été en tout temps fidèle et obéissant à l’évêque mon seigneurf. » Ces paroles, que nous transcrivons des actes du procès, étaient propres à inspirer aux juges certains égards ; mais il n’en fut rien. D’abord Claude du Bois, lieutenant du vidame, puis le châtelain de l’Ile, demandèrent qu’on mît de Joye à la torture pour le forcer à avouer les crimes qu’on lui imputaitg. On voulut auparavant entendre les témoins, qui racontèrent ce qu’ils avaient ouï dire à des personnes dont ils ne se rappelaient pas le nom. Beaux témoignages pour mettre un homme à la questionh ! Le châtelain n’avait pas abandonné son projet ; le vidame vint en personne presser les syndics de leur faire ce plaisiri. Pouvait-on le leur refuser puisqu’il s’agissait d’un contempteur de saint Babolin ? Amédée ne connaissait point l’Evangile ; son opposition à l’image noire ne provenait que du dégoût inspiré par la superstition à des esprits intelligents, et il y avait dans son caractère plus de feu que de fermeté, plus d’élan que de persévérance. Ce pauvre homme, doux, faible, malade, impotent, épouvanté par la pensée des tourments, et voyant déjà tous ses membres disloqués, fondit en larmes et offrit de prêter serment de son innocence sur les reliques de saint Antoine. A toutes les questions qu’on lui faisait, il ne répondait que par des plaintes et des pleurs. Le vidame, qui n’avait pas l’âme tendre, demanda de nouveau qu’il fût mis à la torture. « Mon bras droit est estropié, s’écria le malheureux, les nerfs se sont retirés. » Deux chirurgiens déclarèrent, après examen, qu’il ne pourrait en effet supporter l'estrapade, mais qu’il pourrait endurer le tourment de la chatte sans secoussej. Il y avait dans le catalogue du bourreau des supplices pour tous les tempéraments, pour les invalides, pour les estropiés comme pour les forts. De Joye, qui après avoir passé par les écarts de la jeunesse était devenu un honnête bourgeois, ne comptait ni parmi les révolutionnaires ni parmi les héros. Les juges, embarrassés, ne trouvaient pas dans la farce de Babolin de quoi mettre un homme à mort ; ils le firent évader de nuit, sauvant ainsi les apparences. Les poursuites de l’évêque ne se bornèrent pas à un seul individu. Jean de Savoie prenait plaisir au pouvoir et voulait montrer aux cardinaux qu’il était assez puissant pour réprimer la révolte. « On emprisonnait, dit Bonivard, on battait, on torturait, on faisait décapiter et pendre, en sorte que c’était une pitiék. » Genève était écrasée.

fIbid. Interrogatoire de de Joye. II, p. 224.

g – Ut veritas ex ore delati eruatur. (Ibid., II, p. 221, 224.)

h – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 227.

iIbid.

jIbid., p. 231.

k – Bonivard, Chroniq., II, 374.

Ce n’était pas assez de mettre la main sur les hommes, les princes de Savoie la mirent sur la constitution. La guerre était faite aux principes, encore plus qu’aux individus. Il fallait étouffer ces aspirations étranges qui portaient les esprits vers des idées nouvelles, mettre fin à des imaginations qui niaient la légitimité du pouvoir absolu. Le duc, d’accord avec l’évêque, publia, quoique prince étranger, un acte restrictif des libertés de Genève, qui bannissait des conseils généraux tous les jeunes hommes (ils étaient suspects d’indépendance), et qui ôtait du peuple l’élection directe des syndics. Le 3 septembre, le conseil général, où il ne se trouvait guère que des mamelouks, accepta silencieusement ces articles. Le duc de Savoie, assisté de l’évêque, triomphait donc des principes, des droits et des libertés, et pensait avoir étouffé dans leur nid les jeunes aiglons qu’il avait craint jadis de voir prendre le haut vol. Genève, anéantie, muselée par un mauvais prince et une mauvaise constitution, n’était plus à redouter.

La tristesse était générale, et on eût dit qu’il n’y avait plus de force, dans la communauté, que pour rendre le dernier soupir. Comme on voyait autrefois en Israël, dans les moments de crise, se lever des prophètes et des prophétesses, on entendait alors dans Genève des voix, quelquefois celles des êtres les plus faibles, proclamer la ruine du peuple et dénoncer les jugements redoutables de Dieu. Une pauvre fille parcourut pendant trois jours toute la ville, ne voulant ni boire ni manger, mais criant toujours en avançant : Le maz mugnier ! le maz molin ! le maz molu !… tout est perdu ! « Mauvais meunier ! mauvais moulin ! mauvaise mouture ! » Le meunier c’était le prince, le moulin c’était la constitution, la mouture c’était le peuple… Tout est perdu !… Il paraît que cette voix lente, monotone, lugubre, émut tout le monde, et jusqu’aux mamelouks ; on croyait facilement alors au merveilleux ; le vidame n’osa arrêter la prophétesse. L’un des hommes les plus éclairés de Genève, à cette époque, le syndic Balard, vit un sens profond dans la mission de la fille de Genève : « Lesquelles choses, dit-il dans son important journal, semblent signifier les affaires d’à présentl. »

l – Journal (contemporain) de Balard, p. 309. — Manuscrit de Gautier.

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