Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 21
Lutte de la liberté. Luther. Mort de l’évêque et son successeur

(1520 à 1523)

1.21

Lévrier réclame au nom du droit – Les huguenots reprennent courage – Leur modération, leur amour de la concorde – Le clergé refuse de payer – Les instructions de Luther – Son exemple encourage Genève – Grande procession hors de la ville – Menace de fermer les portes sur elle – Bonivard mis en liberté – Pierre de La Baume, coadjuteur – Mort de l’évêque – Désespoir et repentir – Son successeur – Lettre du nouvel évêque au conseil – Réception faite à Pierre de La Baume – Espérances de quelques Genevois – Serment et tyrannie de l’évêque

La prophétesse s’était trompée, la mouture était bonne. Tout à coup, le temps jusqu’alors si sombre s’éclaircit, il y eut un rayon de soleil. Le duc, qui avait des idées de mariage, retourna alors à Turin ; l’évêque, gravement malade, ayant besoin d’un air plus chaud, se retira dans son abbaye de Pignerol, et les huguenots, débarrassés de leurs deux oppresseurs, relevèrent la tête. Ramel, Hugues, Tacon, Baudichon de la Maison-Neuve et deux autres, se rendirent chez le vicaire épiscopal, protonotaire du saint-siège, et lui demandèrent la révocation des ordonnances contraires aux libertés de la ville et la libération des citoyens mis en prison par l’évêque. « En cas de refus, dirent-ils, nous en appellerons au siège métropolitain de Viennea. » Le vicaire, se rappelant l’excommunication qui avait eu lieu du temps de Pécolat, fut effrayé et accorda ce qu’on lui demandait. Cette concession releva le courage des plus timides, et les patriotes tinrent aussitôt des assemblées pour pourvoir au salut de la ville. Ami Lévrier, le juge des excès, s’y fit surtout entendre. Berthelier avait été l’homme de l’action, Lévrier était l’homme du droit ; il voyait avec douleur la force se substituer à la loi. Selon lui, toute idée ennemie du droit devait être combattue ; or, le gouvernement de l’évêque n’était pas celui des lois, mais de l’arbitraire et de la terreur. Lévrier en avait des exemples dans sa famille ; le prélat avait fait jeter en prison son beau-frère (le procureur Chambel), parce qu’il était huguenot, et lui avait fait donner la torture très âprement, en sorte qu’il en était resté rompu. « Dieu a fait l’homme libre, disait Lévrier, les siècles ont fait Genève franc ; aucun prince n’a a le droit de nous faire esclaves. » Désespérant de voir jamais l’évêque régner selon la justice, il proposa un remède héroïque : « Demandons au pape la destitution du prélat. » On agréa cette motion hardie, et Lévrier fut chargé d’aller lui-même à Rome en poursuivre l’exécution. Les princes de Savoie parvinrent à l’arrêter et parèrent le coup, au moins en partie. Léon X, toutefois, reconnaissant ce qu’il y avait de coupable dans la conduite de l’évêque, ordonna au bâtard de ne jamais retourner à Genève et de choisir un coadjuteur pour l’y remplacer. C’était pour le prélat une cruelle disgrâce.

a – Ad sanctam sedem metropolitanam Viennensem. (Pièces justificatives de Besançon Hugues, par M. Galiffe fils, p. 479.)

Ce ne fut pas tout ; le peuple revendiquait ses antiques droits. Le moment d’élire les syndics de l’année était arrivé ; le duc et l’évêque, on s’en souvient, avaient enlevé au peuple le droit d’élire ; le grand conseil nomma donc ces magistrats, mais aussitôt de vives réclamations se firent entendre. Le vieux Jean Favre et ses deux filsb, de la Mare, Malbuisson, Vandel, Richardet et d’autres, protestèrent énergiquement contre cet acte illégal, et déclarèrent qu’il fallait procéder à l’élection conformément aux antiques franchises. Le peuple était alors réuni en conseil général. Les mamelouks, ne voulant pas restituer les libertés que leurs chefs avaient enlevées aux citoyens, résistèrent avec énergie ; il y eut dans l’assemblée un immense tumulte. Les huguenots, toujours prompts, organisèrent aussitôt le bureau, sans s’inquiéter des protestations de leurs adversaires ; et l’élection populaire commença. A cette nouvelle, les ministres de l’évêque et du duc accoururent et s’écrièrent : « Arrêtez, c’est un vrai scandale ! Le grand conseil a déjà nommé des syndics ! » Les huguenots résistèrent ; ils déclarèrent vouloir reprendre les droits antiques qu’un prince étranger leur avait ravis, et les ministres des deux cousins (Charles et Jean), voyant que leur seule ressource était de gagner du temps, demandèrent et obtinrent que l’élection fût remise au lendemain. Les huguenots se sentaient trop forts pour ne pas attendre. Le lendemain, lundi, on voyait de toutes parts des citoyens se diriger vers Saint-Pierre, pleins d’enthousiasme pour les constitutions transmises par leurs aïeux. La violence ne put arrêter le droit ; l’élection se fit par le peuple, conformément aux libertés de Genève. Mais les huguenots ayant reconquis leurs libertés, firent preuve, quant au fait, d’une modération plus étonnante encore que leur énergie. Ils comprirent que c’était en étant patients qu’ils seraient forts ; ils crurent que l’élection de syndics huguenots, dans les circonstances où l’on se trouvait, pourrait faire éclater l’orage et amener des désastres incalculables ; ils nommèrent donc les mêmes syndics qu’avait nommés le grand conseil. Après avoir vaincu l’absolutisme, ils se vainquirent eux-mêmes. Elever à la hâte un échafaudage qui serait ensuite aisément renversé, n’était pas leur affaire ; ils voulaient donner des bases solides à l’édifice de la libertéc.

b – Les Registres du Conseil disent Jean Fabri ; les noms Favre et Fabri venant également de Faber étaient souvent pris l’un pour l’autre.

c – Registres du Conseil des 3, 5 et 6 février 1520. — Bonivard, Chroniq., II, p. 377.

Ils firent plus ; ils tentèrent une réconciliation. Trois d’entre eux, ayant à leur tête Rohert Vandel (syndic en 1529), allèrent trouver dans sa chambre le syndic mamelouk Danel. « Oublions nos offenses mutuelles, lui dirent-ils, faisons la paix ; renonçons aux noms de mamelouks et de huguenots, et qu’il n’y ait plus que des Genevois dans Genève ! Proposez la chose au conseil. » Les huguenots, vrais citoyens, voulaient l’unité dans leur patrie ; mais les mamelouks, gagnés à l’étranger, n’en voulaient en aucune manière. Ils renvoyèrent cette proposition au vicaire et au conseil épiscopal, puis à l’évêque et au duc ; sûr moyen de la faire échouerd. La modération, la concorde, le respect des droits de tous étaient du côté de la liberté. Les mamelouks et les prêtres ne pensaient qu’à séparer leur cause de la cause publique. On en vit à l’instant une éclatante preuve.

dIbid. du 3 mai 1520.

On s’occupait d’acquitter les frais de la guerre, dite des Besolles. Or, le clergé se refusait, malgré ses richesses, à payer sa part, se doutant peu que par son avarice il préparât les voies à la Réformatione. En vain les huguenots, qui s’étaient montrés si magnanimes dans l’élection des syndics, faisaient-ils une touchante démarche pour réconcilier tous les partis ; les prêtres, ne pensant qu’à leur bourse, y répondaient par une de ces mesures violentes, dont la papauté a la coutume. Une citation venue de Rome tombait tout à coup au milieu de Genève ; le pape sommait les premiers magistrats de la république de comparaître devant lui, pour avoir à rendre compte de la charge qu’ils osaient mettre sur les prêtres ; et le 30 avril, les agents de la cour de Rome affichaient cette citation aux portes de l’église Saint-Pierre. On accourt, on la lit. Quoi ! les prêtres ne savent que se mettre à part ! Des pauvres, qui gagnent péniblement leur vie à la sueur de leur front, doivent économiser, pour payer cette dette, sur le pain de leurs enfants ; et ces moines débauchés, ces prêtres indolents, jouiront en abondance des délices de la chair, sans vouloir faire la moindre offrande ! La conscience publique se souleva ; on frémit d’indignation ; « tout le monde en fut fort mutiné, » et le lendemain, 1er mai, la colère qu’inspirait cette bassesse nouvelle, ce criant égoïsme éclata, « il se fit du tumulte. »

e – Registres du Conseil du 25 février et du 5 octobre 1520.

La Réformation était-elle déjà pour quelque chose dans cette opposition à l’égoïsme des prêtres et au despotisme de Rome ? C’est possible, c’est probable ; mais c’est à tort qu’on y a mêlé le réformateur de Wittemberg. Luther, dit Bonivard, avait déjà donné des instructions, en ce temps, à plusieurs, « à Genève et ailleursf. » Les instructions de Luther, dont parle le prieur de Saint-Victor, se rapportaient, cela semble clair, à la vérité chrétienne en général, et non à la conduite que les Genevois devaient tenir dans les circonstances où ils se trouvaient. Luther aurait-il fait plus ? Aurait-il adressé à Genève quelques-uns de ses enseignements évangéliques, comme Bonivard semble l’indiquer ? Aurait-il commencé lui-même dans cette ville l’œuvre que Calvin y acheva, comme un éditeur de Bonivard l’a crug ? Ceci nous semble plus que douteux. L’influence que Luther exerça sur Genève est indubitable ; mais elle provint uniquement de ses écrits ; c’était l’influence universelle des idées évangéliques répandues dans le monde par le grand réformateur.

f – Bonivard, Chroniq., II, p. 382. Les mots donné des instructions doivent être devinés dans le manuscrit ; mais le sens de la phrase les indique.

g – Luther, qui avait déjà de ce temps travaillé les esprits à Genève, fit preuve d’une grande sagacité en fécondant, dans l’intérêt de sa cause, un terrain aussi bien préparé que l’était cette ville pour adopter la Réformation. (Note 3 de la page 383 du second volume des Chroniques, Genève 1831.)

On était en 1520. Luther était connu à Genève. Un petit nombre de huguenots, indignés de la bulle de Rome, se demandaient si ce moine dont on parlait déjà dans toute la chrétienté, n’avait pas montré que le pape s’était souvent gravement trompé, et se trompait journellement ? Si, quand le pape l’avait condamné, Luther n’en avait pas appelé du pape ? S’il n’avait pas dit que la puissance du souverain pasteur ne doit pas lui servir à égorger « les brebis de Jésus-Christ et à les jeter à la gueule du loup… ? » Quand le pape avait lancé une bulle contre ce hardi docteur, comme il lançait maintenant une citation contre Genève, Luther n’avait-il pas demandé comment il se faisait que l’on ne trouvât dans toute la Bible pas un mot sur la papauté, et que, tandis que l’Écriture parle souvent de petites choses, elle ne dit absolument rien de ce qu’il y a, assurait-on, de plus grand dans l’Égliseh ?… « Nous ne craignons plus si fort les sonnettes du pape, disaient ces Genevois ; et nous ne nous laisserons pas prendre dans ses filetsi. » Tel fut dans Genève le premier écho du cri poussé à Wittemberg. Sur ces collines qui s’élèvent gracieusement à l’extrémité du plus beau lac, il y avait en effet un sol tout prêt à recevoir la semence précieuse que Luther jetait alors dans les airs. Des bords de l’Elbe elle arrivait, portée par les vents, jusqu’aux bords du Rhône. Genève et Wittemberg commençaient à se donner la main.

h – Œuvres de Luther : Contre la Bulle de l'Antichrist.Appel à un Concile libre. — Fondement des Articles condamnés par la bulle. 1520.

i – Bonivard, Chroniq., II, p. 382.

Les prêtres genevois, entendant le nom de Luther, furent effrayés ; ils crurent voir déjà dans Genève la face terrible de l’archihérétique, et se mirent à faire de longues processions, pour détourner la colère du ciel. Un jour, voulant à tout prix sauver leur bourse et sauver leur foi, ils en organisèrent une plus grande que toutes les autres. Sortant de la ville, ils se dirigèrent en chantant à pleine voix vers Notre-Dame de Grâce, au bord du torrent impétueux de l’Arve, dont les eaux sablonneuses descendent des glaciers. Tous y étaient, les chanoines, les prêtres, les moines, les écoliers vêtus de chemises blanches ; et des clercs, fiers de leur charge, portaient en tête l’image de saint Pierre, symbole de la papauté. Ce spectacle déplaisait fort aux bourgeois. Si l’on peut se passer de pape, comme le fait Luther, ne peut-on pas aussi se passer de ces chanoines, de ces moines et de ces prêtres ? Luther ne vient-il pas de dire qu’un chrétien élu par des chrétiens, pour prêcher l’Évangile, est plus véritablement prêtre que si tous les évêques et tous les papes l’avaient consacréj ? » Il est peu probable que les Genevois eussent l’idée de mettre en pratique cette théorie du réformateur ; mais quelques-uns d’entre eux désiraient en finir avec cette milice de Rome, vendue au duc de Savoie. « Tous les prêtres s’en sont allés, dirent-ils ; profitons de l’occasion, fermons les portes de la ville et ne les laissons jamais rentrer ! » Puisque les prêtres mettaient leurs intérêts en dehors de ceux de Genève, il semblait logique de les mettre eux-mêmes hors de la ville. Peu s’en fallut, dit le syndic Roset, que « toute la prêtraille ne fût exclue, comme se séquestrant de la républiquek. » On peut concevoir l’effroi des prêtres quand on vint leur apprendre ce dont il était question. Il n’y avait rien, pensaient-ils, dont les huguenots ne fussent capables, et une manière si expéditive de se débarrasser d’un seul coup du clergé était fort dans leur caractère. Les Genevois ne furent pourtant pas si hardis. « Les sages détournèrent cela, » dit Bonivard. On ne s’opposa pas à ce que les moines et les prêtres effrayés rentrassent précipitamment dans leurs nids, et s’y prélassassent de nouveau à leur aise ; ils en furent quittes pour une rude secousse. Cette proposition étrange, faite par quelques hommes décidés, a été regardée comme un prélude de la Réformation dans Genève. C’est trop dire ; il fallait d’abord qu’on y annonçât l’Évangile ; c’est le vrai prélude. L’heure de la Réforme n’y avait pas encore sonné. Au reste, la leçon ne fut pas perdue ; il se fit un accord avec le clergé qui paya partie des frais de la guerre.

j – Luther à la noblesse allemande, 1520.

k – Roset, Chroniq., liv. Ier, chap. 106. — Bonivard, Chroniq., II, p. 383.

D’autres événements vinrent donner quelque espérance aux Genevois dont les franchises étaient rudement foulées aux pieds ; leur plus grand ami sortit de prison et leur plus grand ennemi quitta ce monde. Bonivard était toujours captif, mais ses parents, fort influents à la cour, sollicitaient le duc de le mettre en liberté. « Je n’ose, répondait Charles, de peur de déplaire au pape. » On s’adressa donc à Rome ; Léon X chargea l’évêque de Belley d’examiner la cause, et les amis du prieur sollicitant de ce prélat l’élargissement du prisonnier : « Je n’ose, répondit-il, de peur de déplaire au duc. » Enfin le duc consentit et Bonivard retrouva la liberté, mais non son prieuré. L’abbé de Montheron, auquel Charles l’avait donné, étant allé à Rome, pour arranger ses affaires, certains ecclésiastiques, qui avaient envie du bénéfice, invitèrent l’abbé à un banquet romanesque (à la mode romaine), et là, dit Bonivard, ils lui donnèrent de la poudre cardinale, qui lui purgea l’âme hors du corpsl. » C’était déjà en ayant recours à cette mode romanesque, que l’âme coupable du pape Alexandre VI avait été expulsée du monde. On trouva un acte par lequel Montheron repentant résignait à Bonivard les droits qu’il pouvait avoir sur ce prieurém ; mais Léon X donna Saint-Victor à l’un de ses cousins, qui en amodia le revenu au prix de six cent quarante écus d’or ; et Bonivard, l’aimable et brillant gentilhomme, élevé dans l’abondance, autrefois prieur et même prince, fut laissé dans la pauvreté. Il parvint, il est vrai, pour quelque temps, à être remis en possession de son prieuré ; mais le duc lui fit bientôt regretter dans d’horribles cachots la liberté et les biens qu’on lui avait rendus. Le temps de l’angoisse n’avait pas encore fini pour Genève, et au moment où les citoyens croyaient pouvoir respirer un air plus libre, l’oppression venait de nouveau les étouffer.

l – Bonivard. Chroniq., II, p. 180.

m – Le docteur Chaponnière a donné cet acte. (Mém. d’Archéologie, IV, p. 156.)

Un autre événement qui semblait devoir être favorable à Genève s’approchait. Le pape, nous l’avons dit, avait imposé un coadjuteur à l’évêque, et celui-ci avait choisi un ecclésiastique de grande famille, Pierre de la Baume, de l’illustre maison des comtes de Montrevel, qu’il regardait comme un fils. Abbé de Suze et de Saint-Claude, évêque de Tarse in partibus, Pierre vint à Genève, vers le temps de la délivrance de Bonivard, en 1521, pour prendre possession de sa charge. Le 25 janvier, un Te Deum fut célébré à cet effet dans Saint-Pierre, par l’évêque de Maurienne. Chacun comprit que le coadjuteur serait bientôt évêque et prince ; aussi toutes les passions s’émurent, et après la messe les mamelouks s’efforcèrent de gagner à leur cause le futur prélat. Besançon Hugues, qui désirait voir Genève catholique, épiscopale, mais libre, se rendit vers ce personnage ; lui rappela, pour se préparer un bon accueil, qu’un Hugues, son grand-oncle, avait été cardinal, et s’apercevant qu’il avait affaire à un homme léger, vain, amateur des plaisirs, et qui, cadet de famille, avait l’ambition de s’élever au moins aussi haut que ses aînés, il chercha à lui faire comprendre que loin de se soumettre au duc, il devait se souvenir que l’évêque à Genève était prince, tandis que le duc n’y était que son vassal. Pierre de la Baume, homme faible qui clocha toujours des deux côtés, séduit par l’honnêteté et l’éloquence du citoyen genevois, lui donna sa confiance. Besançon Hugues resta toujours son plus intime conseillern.

n – Registres du Conseil, du 25 janvier 1521. — Besançon Hugues, par Galiffe fils, p. 253.

Une autre scène se passa bientôt au delà des Alpes. Le misérable Jean de Savoie était étendu à Pignerol sur son lit de mort. Adonné pendant sa vie aux plaisirs de la table et à la débauche, il portait alors la peine de ses fautes. Il souffrait de la goutte, il était couvert d’ulcères honteux, il n’avait plus que la peau et les os. Il n’avait pensé qu’à jouir de la vie et à opprimer les autres ; il avait comploté la perte d’une ville dont il devait être le pasteur ; il portait maintenant la peine de son iniquité. Près du lit où languissait ce prélat, était son coadjuteur, accouru de Genève à Pignerol. Les yeux fixés sur le moribond, Pierre cherchait à lui donner de fausses espérances ; mais Jean ne se faisait pas d’illusions. Bientôt le moment redoutable s’approcha ; un historien que les écrivains de Rome citent habituellement avec faveuro, raconte tout ce qu’il y eut d’affreux dans la fin de ce grand coupable. Des mercenaires entourent l’évêque mourant, et portent alternativement leurs yeux sur lui et sur les objets dont ils pourront s’emparer, dès qu’il aura perdu connaissance. Pierre de la Baume contemple les progrès de la maladie avec une satisfaction mal dissimulée, hâtant de ses désirs l’instant où, dispensé de soins hypocrites, il entrera en possession de ce qu’il convoite depuis tant d’années. Jean Portier, secrétaire du moribond, confident de son successeur, jouit de cette impatience criminelle, de cette cupidité sordide, de cette lâcheté perverse, qu’il exploite déjà en espérance. Les ombres des victimes de l’agonisant sont tracées sur tous les murs de sa chambre par une main vengeresse, et quand enfin on veut lui administrer l’extrême-onction, il s’imagine qu’on le couvre de sang ; on lui présente le crucifix, il croit y reconnaître les traits de Berthelier, et demande d’un air égaré : « Qui a fait cela ? » Loin d’embrasser avec respect et soumission cet emblème du salut éternel, il le repousse avec horreur et en l’accablant d’injures. Le blasphème et l’outrage se mêlent à l’écume qui blanchit ses lèvres tremblantes. Ainsi parle un écrivain, moins clérical, on le voit, qu’on l’imaginep. Quoi qu’il en soit, avant la mort, le repentir succéda au désespoir dans l’âme coupable du prélat. Tournant un dernier regard sur son fils adoptif, il lui dit : « J’ai voulu donner à la Savoie la principauté de Genève… et pour atteindre ce but, j’ai fait mourir plusieurs innocents. » Le sang qu’il avait répandu criait à ses oreilles ; Navis, Blanchet, Berthelier se dressaient devant lui. Poursuivi par le remords, accablé par la crainte d’un juge, il eût voulu préserver Pierre des fautes qu’il avait commises. « Si tu parviens à cet épiscopat, continua-t-il, je t’en supplie, ne suis pas mes traces. Au contraire, défends les franchises de la cité… Dans ces souffrances que j’endure, je reconnais les vengeances divines… Je crie miséricorde à Dieu de tout mon cœur… Dans le purgatoire… Dieu me pardonneraq ! » On aime à entendre, à la fin d’une vie criminelle, ce cri d’une conscience qui se réveille. Malheureusement Pierre de la Baume ne profita pas de cet avis solennel. Le bâtard mourut après d’horribles souffrances, « endurées par divin jugement, dit Bonivard, et il alla devant le Souverain, plaidoyer avec ceux dont il avait répandu le sang. — Au moment de sa mort, il était si sec, ajoute le prieur de Saint-Victor, qu’il ne pesait pas vingt-cinq livres. » La prophétie de Pécolat fut accomplie : Non videbit dies Pétri : l’épiscopat de Jean de Savoie, au lieu de vingt-cinq ans, n’en avait duré que neuf.

o – M. Galiffe. Nous ignorons quels documents justifient le tableau fait par cet énergique écrivain.

p – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 303.

q – Si perveneris huic episcopatui, noli, oro te, gressus meos insequi… » (Mém. du diocèse de Genève, par Besson, p. 61. — Savyon, Annales, p 108.)

Genève allait changer de maître. La lutte qui avait signalé l’épiscopat de Jean de Savoie ne pouvait manquer de se renouveler, si au lieu d’un pasteur, les Genevois recevaient un mercenaire. Qui aurait le dessus dans ce nouveau combat ? Les temps anciens se maintiendraient-ils ? ou, grâce à un prélat, qui comprendrait les besoins de son époque et la nature de l’Evangile, verrait-on commencer une ère nouvelle ? Il y avait peu d’espoir qu’il en fût ainsi. Le siège épiscopal de Genève, qui donnait le rang de prince temporel, était fort recherché des nobles, et même, nous l’avons vu, des membres de familles souveraines. Ces évêques mondains ne pensaient qu’à s’enrichir et à vivre dans le plaisir et dans le faste, sans se soucier de bien gouverner la ville, et de paître le troupeau. Le trône de tels princes devait chanceler et bientôt s’écrouler. Pierre de la Baume, malgré quelques qualités, ne put empêcher cette catastrophe ; au contraire, il la hâta. Il avait de l’esprit, de l’imagination ; mais il était faible, vain, enclin aux mêmes habitudes de sensualité que son prédécesseur, incapable, dit un historien, de comprendre un autre bonheur que celui de bien dormir, après avoir bien bu et bien mangér. »

r – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. xxvi.

Le bâtard ayant rendu le dernier soupir, Pierre, prosterné devant son lit, se releva évêque. Il prit aussitôt ses mesures pour mettre ses nouvelles propriétés à l’abri du pillage, et écrivit (7 février 1522) à « ses très chers bien-aimés et féaulx les syndics, conseillers, hommes et communauté de Genève, » une lettre qui ne promettait pas de voir sous son épiscopat le règne de la vérité. Il commençait par les mensonges usités en cas pareil ; il annonçait aux Genevois que son prédécesseur avait « fait aussi belle fin que fit oncques prélat, ayant réclamé son Créateur et la vierge Marie jusqu’au dernier soupir. » Il leur rappelait en même temps « la grosse amour et affection que Jean avait eue de son vivant pour eux et pour tous ses bons sujets… » Et le « noyer du pont d’Arve ! » disaient quelques-unss.

sIbid., p. 304 et 305.

Le nouvel évêque resta un an avant que de venir à Genève. Était-ce la crainte ? étaient-ce ses préoccupations temporelles qui le retenaient ? probablement ce dernier motif. Il avait à s’entendre touchant son épiscopat avec le duc et avec le pape, et se rendit à Rome pour obtenir ses brefs. Enfin, le 11 avril 1523 eut lieu son entrée solennellet. Une grande multitude accourut de toutes les campagnes voisines. Les syndics, les conseils et le peuple allèrent jusqu’au pont d’Arve au-devant de l’évêque ; et celui-ci, entouré de ses gentilshommes, de ses prêtres, de ses amis, ayant à ses côtés sa belle-sœur la comtesse de Montrevel, son second frère le marquis de Saint-Sorlin, et deux de ses neveux, s’avança « chevauchant une mule bien harnachée et dorée, et portant un chapel vert, à la façon des évêques de Rome. » Les quatre syndics élevèrent au-dessus de sa tête un dais superbe, qu’une pluie battante rendait d’ailleurs fort nécessaire. « Plus de cent chevaux faisaient le limaçon » (allaient d’un pas lent) devant lui. Quatre compagnies d’archers, d’arquebusiers, d’arbalétriers et de piquiers défilaient d’un pas ferme. Dans toutes les rues de la ville des jeunes gens bien montés, équipés, accoutrés, chevauchaient à l’albanaise. » On jouait des drames et folies, histoires, jeux et passe-temps en plein air, malgré la pluie, et tous les Genevois étaient pleins d’espérance. On eût dit que ce rameau fortement ébranlé, presque détaché de la papauté romaine, allait être rétabli. Genève, en faisant à l’évêque une si belle réception, la faisait au pape, qui l’envoyait. On était pourtant en 1523. Luther avait brûlé la bulle de Rome ; il avait dit devant la diète de Worms : Je ne puis autrement ! La Réformation marchait à grands pas à Wittemberg ; elle se propageait en Allemagne. Et c’était pourtant alors que Genève recevait presque avec enthousiasme un évêque romain… ; mais si l’énergique cité était trompée dans son attente, on la verrait s’élever contre l’échafaudage de Rome et le renverser sans qu’aucune pièce restât à sa place.

t – Registres manuscrits du Conseil, mars et avril 1523.

Pour le moment on se livrait aux plus flatteuses espérances. La Baume avait dans son blason un arbre (en allemand Baum) ; les Genevois lui présentèrent un poème, dont les premiers vers étaient :

Si Dieu n’eût mis cet arbre en mon verger,
Genève était sans récréation ;
Je n’avais plus tronc, branche, ni pilier,
Pour m’appuyer en temps d’affliction.
Dieu soit loué de sa production,
Et de l’avoir planté dans ce quartier !
Sous lui vivront en paix et en union,
Pauvres et orphelins, veuves, gens de métieru.

u – Gaberel, Histoire de l’Église de Genève. Pièces justificatives, p. 28.

Ces vers sont une preuve des intentions pacifiques que les patriotes eux-mêmes avaient alors, car ils avaient été faits par l’un des huguenots les plus décidés, Ami Porral, qui fut un des premiers appuis de la Réformation. L’épiscopat romain ne devait pas répondre à ces espérances ; Porral et ses amis durent bientôt reconnaître qu’il fallait planter dans le verger un autre arbre, celui de l’Évangile, sous lequel seul les oiseaux du ciel peuvent faire leur nid. Un prêtre représentant saint Pierre, habillé en pape, offrit à l’évêque la clef dorée de sa cathédrale, et ce prélat, debout dans l’église devant le grand autel, jura d’observer les franchises de la villev. Mais à peine avait-il prêté ce serment qu’il fit emprisonner illégalement un citoyen ; et quand les syndics lui rappelèrent humblement leurs libertés, il s’écria avec dépit : « Vous sentez toujours les Suissesw ! » Il élargit pourtant le prisonnier.

v – Bonivard, Chroniq., II, p. 388. — Registres du Conseil des 27 février, 17 mars, 9-11 avril.

w – Vos semper sentitis Allemanos. (Manuscrit de Gautier.)

De 1519 à 1525, il y eut encore des jours d’énergie et d’élan dans Genève ; mais la liberté était expirante, la tyrannie planait sur la ville, un voile funèbre semblait s’étendre sur ses murs. Ce fut pour elle le temps de l’épreuve et, si nous pouvions ainsi parler, de sa passion. Au milieu des citoyens qui sommeillent, d’autres qui courtisent un pouvoir illégitime, d’autres qui s’amusent, plusieurs pourtant versent des larmes sur la perte de leurs glorieuses espérances. Nous nous sentons alors mal à l’aise dans Genève, et plus encore au milieu des fêtes qu’au milieu des douleurs. Le duc et l’évêque seraient-ils vraiment parvenus à étouffer la vie nouvelle qui animait ce petit peuple ? L’émancipation genevoise échouerait-elle, comme tant d’essais de réformes politiques, tentés dans les siècles précédents ? Un grand événement viendra donner force à la liberté. Jeune encore, elle est descendue au sépulcre avec Berthelier ; elle en sortira au moment où, les portes de la Suisse s’étant largement ouvertes, Genève saisira la main des antiques champions de l’indépendance et recevra les paroles de Celui qui a dit : La vérité vous rendra libres.

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