Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 26
Le peuple et l’évêque défendent la cause des fugitifs

(Décembre 1525 à février 1526)

1.26

Cent citoyens se présentent devant le conseil – Approbation et justification des forensifs – Le notaire fribourgeois interroge l’assemblée – Un petit peuple qui se relève – La protestation abondamment signée – Mesures du parti savoyard – Les deux partis appellent l’évêque – Pierre de La Baume à Genève – Vandel le gagne – L’évêque brave et craint le duc – Élection des syndics. Liste mamelouke – Liste épiscopale – Le peuple élit quatre huguenots – Le peuple casse les arrêtés contre les libertés – Effets de la grande nouvelle à Berne – La barque des miracles de Dieu

Le 22 décembre, dix jours après le départ de Charles, une foule de citoyens se dirigeaient de tous côtés vers l’hôtel de ville. Les syndics et le conseil étaient alors en séance ; on vint leur annoncer que des bourgeois demandaient à être introduits ; les portes s’ouvrirent, et les suppliants entrèrent. A leur tête marchait un citoyen d’environ soixante ans, Jean Bandière ; son fils Ami (qui fut syndic l’année de la Réformation) était au nombre des fugitifs. Cet homme vénérable s’avançait, entouré des enfants de son fils et de ceux d’autres exilésa. Avec lui se présentaient des citoyens qui, s’ils étaient restés sur le second plan dans les dernières circonstances, pouvaient cependant à bon droit paraître au premier. Il y avait l’aimable Ami Porral, plus tard syndic, et qui embrassa avec zèle la foi évangélique ; Pierre de Joye, cousin de celui que l’évêque Jean avait voulu faire périr ; le hardi Robert Vandel, syndic en 1529, son frère Pierre ; Sept, de Chapeaurouge, Falquet, Lect, Delapalud, les Malbuisson, les Favre, les Lullin, Denis Hugues, fils de l’excellent Besançon ; en tout, dit un acte du temps, environ cent citoyens ; c’était l’élite de Genève. Tous ces hommes ne voulaient pas seulement rendre témoignage à des amis injustement accusés ; mais persuadés que ceux auxquels étaient confiées les rênes de l’État sommeillaient, que le char quittait la voie et allait tomber dans quelque fosse profonde, ils croyaient de leur devoir de les remettre tous dans le bon chemin. Bandière, le visage mouillé de larmes (nous apprend un manuscrit), prit la parole : « Très honorés seigneurs, dit-il, vous regardez ces enfants ; ne connaissez-vous pas leurs pères ? Ces pauvres petits ne sont-ils pas déjà orphelins, quoique leurs pères soient encore en vieb ? — Oui, répondirent les conseillers. — Ces citoyens, continua Bandière, qui pour avoir maintenu les libertés de Genève, ont dû, à travers mille dangers, se réfugier là-haut en Allemagnec, ne sont-ils pas gens de bien ?… — Oui, répondit-on. Ces gens de bien dont vous avez devant vous les pères, les fils, les affins (alliés par mariage), les amis, ne sont-ils pas ci toyens de cette ville ? » — On le reconnut hautement.

a – Les Registres officiels du Conseil (22 décembre) disent : « Bandière conduisant trois ou quatre garçons. » Le syndic Balard, témoin oculaire, dit : « Bandière, accompagné des enfants d’aucuns de ceux qui se sont retirés en Allemagne. » (Journal, p. 34.) Bonivard dit de même, Chroniq., II, p. 435. C’est donc à tort qu’un écrivain, d’ailleurs fort savant dans l’histoire de Genève, a dit : « Il n’y avait pas un seul petit enfant avec lui. » (Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 334.) M. Galiffe fils n’a point commis cette erreur. (Besançon Hugues, p. 277.)

b – Bonivard, Chroniq., II, p. 435.

c – On sait que par Allemagne on entendait la Suisse allemande.

Ayant ainsi le témoignage du conseil même en faveur des réfugiés, témoignage dont le député de Fribourg prit note, le vénérable Bandière reprit : « Ces forensifs, que vous reconnaissez vous-mêmes pour hommes de bien, sont fort ébahis que vous les ayez désavoués dans des lettres adressées à Messieurs des Ligues. C’est pourquoi, nous, qui sommes ici, nous déclarons hautement les approuver, soit dans leurs paroles, soit dans leurs faits, et les tenir pour des citoyens fidèles et généreux. En même temps, très honorés seigneurs, nous protestons contre toute atteinte portée par un pouvoir étranger aux droits du prince et aux libertés de la ville. » Ainsi Genève engourdi, que Charles avait cru mort, se relevait, jetait les bandes dont ce prince l’avait lié, et repoussant d’une main le duc, il appelait de l’autre les fugitifs. Bandière remit sa déclaration par écrit et en demanda des lettres testimoniales. Le syndic Montyon, fort embarrassé, dit qu’il fallait délibérer avant de répondre. « Qu’est-il besoin ? s’écria l’énergique Robert Vandel. — Ce n’est pas la coutume de donner testimoniales céans, » lui répondit-on. Alors le huguenot, étonné de voir refuser un simple reçu, s’impatienta, se tourna vers le notaire fribourgeois de Sergine, et lui demanda de faire lui-même cet acte.

Les syndics et les conseillers n’avaient point encore remarqué ce personnage. « Ne pensant pas, dit Bonivard, avoir tel hôte en leur maison, ils le regardaient étonnés. » Leur étonnement s’accrut quand ils virent le Fribourgeois se lever et dire, en s’adressant à toute l’assemblée : « Messieurs, reconnaissez-vous ceux qui sont au pays des Helvétiens pour gens dignes de tout honneur ; et ratifiez-vous tout ce qui sera fait par eux pour le bien de cette illustre cité ? » Les syndics et les conseillers, surpris de cette interpellation inattendue, gardaient le silence ; mais tous les autres citoyens présents, votant comme en conseil général, répondirent : « Oui, oui ! » De Sergine ayant pris le conseil à témoin de l’approbation complète qui venait d’être donnée aux actes des fugitifs, se retira, et les cent citoyens le suivirent, fiers d’avoir fait entendre la voix du peuple dans le sein même d’un sénat asservid.

d – Registres du Conseil du 22 décembre 1522. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 324-330 ; les discours s’y trouvent plus au long. — Manuscrit de Gautier. — Spon, Hist. de Genève, etc.

De Sergine ne voulant pas perdre un moment, s’assit, sans plus de façons, sur le palier de l’hôtel de ville, comme on l’eût fait peut-être dans les simples républiques de l’antiquité, et se disposa à dresser les lettres testimoniales qui lui étaient demandées. Un certain nombre de patriotes l’entouraient ; d’autres, parcourant la ville, y répandaient le bruit de ce qui venait de se passer. Partout on se réjouissait ; on se dirigeait vers l’hôtel de ville, en rappelant que Dieu n’abandonne pas un peuple « qui ne s’abandonne pas lui-même. » De minute en minute, de nouveaux citoyens venaient augmenter l’étrange assemblée qui se tenait autour du notaire, et chaque nouveau venu avait hâte qu’on mît son nom au bas de la déclaration. Tous parlaient, discutaient à la fois ; les uns pleuraient, les autres riaient ; chacun sentait qu’un souffle nouveau passait sur la ville, et que ses antiques libertés reprenaient vie. Toutes les voix s’unissaient pour proclamer les louanges des fugitifs. Oui, certainement, disait-on, ils sont meilleurs que nous, car ils ont tout abandonné pour que nos libertés nous fussent conservées. » Depuis longtemps on n’avait vu dans Genève tant d’enthousiasme et de joie, et l’on comparait cette assemblée généreuse, où chacun donnait son nom au péril de sa vie, au morne conseil des hallebardes, tenu en présence du duc. D’un côté, pompes et tyrannie ; de l’autre, simplicité et liberté. De midi jusqu’à cinq heures, les citoyens, abandonnés de l’évêque, menacés par le duc, surveillés par le comte du Genevois, entourés même des soldats armés de Saleneuve et de Balleyson, toujours portés à des actes de violence, se succédaient l’un à l’autre pour signer l’acte qui devait assurer leur alliance avec la Suisse et le triomphe de leurs libertés. Un petit peuple se relevait.

Les mamelouks pourtant, voulant arrêter un mouvement qui menaçait d’ôter au duc tous ses récents avantages, avaient recours à des pratiques secrètes. Quelques-uns se glissant vers tels ou tels patriotes de leur connaissance qu’ils voyaient s’approcher, leur disaient : « Prenez garde ! Quand le duc reviendra avec son armée, il mettra la main sur ces testimoniales, il comptera les noms, il marquera d’une croix les plus coupables et les enverra rejoindre les mânes des Berthelier et des Lévrier… » Le duc avait en effet des vengeances en réserve ; mais les citoyens ne s’en préoccupaient pas et répondaient à cette manœuvre en donnant leur nom avec enthousiasme. L’approche des fêtes de Noël et de l’an en obligeait plusieurs de rester dans leurs boutiques, et ainsi les empêchaient d’aller signer ; pour y subvenir, quelques citoyens se rendirent de maison en maison, demandant qui voulait voter l’alliance avec la Suisse ; il n’y eut pas cent personnes dans Genève qui restassent en arrière. La protestation de l’hôtel de ville décida du sort de cette cité. Plusieurs des signataires furent au nombre de ceux qui accueillirent les premiers l’Evangile. L’aurore de l’émancipation qui commençait alors à paraître, devait être suivie du jour de la Réformation. Mais avant que ce beau jour arrivât, que de luttes encore, que de guerres ! que de dangers Genève aurait à courire.

e – Registres du Conseil du 22 décembre 1526. — Journal de Balard, p. 34, 35. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 330-333. — Pictet, Hist. de Genève, II, p. 401-408. — Manuscrit de Gautier. — Spon, Hist. de Genève.

Bientôt le mouvement descendit ; il se propagea de l’hôtel de ville dans toutes les rues de la cité, et à la noble protestation des principaux vinrent s’ajouter les éclats de joie des jeunes gens et du peuple. Les fêtes de Noël et du nouvel an étaient arrivées. Les enfants de Genève battaient du tambour, se masquaient, se noircissaient le visage, parcouraient les rues, chantaient et criaient par la ville : « Vivent les huguenots ! » Pendant ce temps, les citoyens avaient de fréquentes réunions soit de jour, soit de nuit, où l’on demandait hautement le retour des patriotes, quoiqu’on reconnût les dangers qui l’accompagneraient. Quelques-uns d’entre les indépendants se rendirent en Suisse, à la dérobée, pour y annoncer tout ce qui se passait et ramener les fugitifs en triomphe.

Le parti savoyard, qui avait encore le pouvoir en main, était bien résolu à ne pas le rendre. Le conseil épiscopal siégait toute la nuit. Les syndics, le vicaire, le vidame surtout, perdaient la tête. Pour empêcher le mouvement d’aboutir, ils prenaient des mesures inutiles, contradictoires, propres à augmenter l’irritation des esprits ; rien ne leur réussissait. « Croyez qu’ils sont bien ébahis, écrivait à Hugues le spirituel Porral. Ils enrageront, s’il plaît à Dieu. Le vidame est toujours dedans, goutteux ; Dieu l’y maintienne ! Ils ont défendu aux navatiers (bateliers) de passer personne de nuit sur l’eau… Ils se craignent (ils ont peur) ; Dieu leur donne ce qu’ils ont mérité… » Le procureur fiscal lança des mandats d’amener à tous les signataires de la protestation. « Si vous ne voulez répondre à mon appétit, leur disait-il, je vous ferai bien parler de force. » Vraiment, dit Porral, qui sentait déjà le besoin d’une autre liberté que de la liberté politique, vraiment ! je crois, moi, qu’après qu’ils nous auront contraints à renier nos parents, voisins et amis, ils nous contraindront puis après à renier Dieu lui-même !… »

Toutefois, si le parti de Savoie semblait bien malade, celui de la liberté était encore bien faible. « Ces deux portions de la communauté se tournèrent en même temps vers l’évêque. « C’est, disaient certains patriotes, c’est son autorité même qui est en cause… il se mettra avec nous contre la Savoie. Appelons-le. — L’évêque, disaient le conseil épiscopal et les mamelouks, ne peut se mettre avec des rebelles ; pressons donc son retour. » Le prélat étant encore au delà des Alpes, les deux partis lui écrivirent, chacun de son côté : « Revenez promptement ; sans vous, nous ne pouvons plus rien fairef. »

f – Registres du Conseil des 22, 29 décembre 1525. — Bonivard, Chroniq., II, p. 425. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 339, 340.

Ceci embarrassa fort Pierre de La Baume. D’un côté, il tenait à sa principauté, et dans certains moments il voulait éconduire le duc ; mais d’un autre côté, il se sentait incapable de résister à ce prince ; et ainsi, il flottait toujours entre le droit et la peur. Il partit pour Genève sans savoir ce qu’il voulait y faire.

Le jeudi, 1er février 1526, cent soixante citoyens à cheval sortaient de ville à la rencontre de monseigneur : Vraiment ! s’écriait un ardent mamelouk, Biolley, secrétaire du conseil, en les voyant passer : il n’y a que des Guenots ! » Il y avait pourtant autre chose. L’évêque était flanqué de droite et de gauche des deux dévoués serviteurs du duc, Saleneuve et Balleyson ; et Charles, se défiant de La Baume, prétendait qu’il leur obéît comme s’ils eussent été ses tuteurs. Ce prélat n’aimait ni Son Altesse, ni les citoyens de Genève, « mais seulement à remplir sa bourse, pour la vider après, en faisant gaudeamus, » dit un contemporain. Toutefois les deux chambellans le serraient de si près, qu’il ne pouvait parler librement à personne. Il n’avait avec eux que des manières aimables et semblait leur très humble serviteur. Mais arrivé au pont d’Arve, où finissait la Savoie et commençait le sol genevois, l’évêque piqua des deux, et se mit à chevaucher devant ses tuteurs, en signe qu’il était seigneur et maître ; puis, se redressant en leur présence, il les obligea dès ce moment à ne lui parler que tête découverteg.

g – Bonivard, Chroniq., II, p. 430, 481.

Toutefois les deux nobles savoyards étaient résolus à ne pas lâcher leur proie. Le lendemain (2 février), après dîner, comme les deux tuteurs tenaient l’évêque « à une table de jeu, » on vint lui dire à l’oreille que Robert Vandel le demandait. Vandel, l’un des Genevois libres, avait toute sa confiance, et l’évêque désirait fort le voir ; mais les seigneurs de Saleneuve et Balleyson continuaient leur jeu, et Pierre de La Baume ne savait comment s’y prendre pour s’échapper. N’y tenant plus, il se leva, en alléguant un prétexte fort naturel, et courut dans une chambrette située sur le derrière de la maison, où se trouvait Vandel. « Eh bien, Robert, dit un peu aigrement le prélat, on m’assure que tu as fait faire dans la ville certaine déclaration contre mon autorité… — On vous a trompé, répondit Vandel ; » et il lui lut la protestation de l’hôtel de ville. — « Bien, bien ! dit l’évêque ; il n’y a pas là grand mal. » Vandel lui représenta alors que si Genève devait une double obéissance, l’une au duc, l’autre à l’évêque, comme l’avait arrêté le conseil des hallebardes, la première engloutirait sans aucun doute la seconde. Pierre de La Baume n’en doutait pas. — « Il en est tel, dit-il en baissant la voix, qui est fort joyeux de ma venue, mais qui plus tard en sera marri… Je ne veux pas perdre un doigt de ma juridiction, dussé-je dépenser tout mon bien à la défendre. Toutefois je ne veux pas d’alliance avec les Suisses ; je l’ai promis au duc. » Vandel lui représenta que les Genevois recherchaient cette alliance pour protéger la souveraineté épiscopale contre les usurpations de la Savoie ; puis, connaissant l’avarice du prélat, il ajouta finement : « Quand l’alliance avec les Suisses sera conclue, on fera le procès aux ducaux, on confisquera leurs biens, et, Monseigneur… cela ne vous portera pas dommage… — Comment dis-tu, Robert ? » Vandel expliqua davantage sa pensée. De tels propos émurent l’évêque à tourner sa robe. — Vraiment ! répliqua-t-il… Eh bien, nous en parlerons plus amplement une autre fois ; pour le moment, adieu ! » Le prélat retourna, converti, jouer avec ses deux alguazilsh.

h – Lettre d’Ami Porral. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 341, 342. — Bonivard, Chroniq., II, p. 432.

L’évêque, gagné par Vandel, fit beaucoup de réflexions pendant la nuit, et voulut le lendemain voir les syndics et le conseil, qui par leurs concessions au duc l’avaient fort irrité. — « Dites-moi comme vous vous êtes gouvernés depuis mon départ ? » leur dit-il avec sévérité ; puis il continua brusquement : Vous m’aviez demandé de me joindre à vous pour l’appel à Rome, et ensuite vous y avez renoncé sans mon consentement… Cela est mal ; vous devez faire votre devoir sans crainte, quelque tort que l’on vous fasse… Je ne veux pas renoncer à l’appel ; je convoquerai plutôt le peuple… Dieu et le monde seront contents de moi. » La Baume avait vu le duc en Piémont. « Son Altesse, dit-il en se tournant vers son conseil épiscopal, m’a dit qu’elle entendait avoir la souveraineté de Genève et m’a demandé jour pour nous entendre là-dessus ; mais j’ai répondu aussitôt que quoique Pierre de la Baume soit son humble sujet, Son Altesse n’a rien à voir en ma cité… — Je suis décidé à maintenir les droits de mon Eglise et les libertés de ma ville — jusqu’à la mort. » Puis s’adressant de nouveau aux syndics : « Quant à ceux qui se sont retirés en Suisse, ajouta-t-il, je les tiens pour gens de bien, et sauf l’alliance, j’approuve tout ce qu’ils feront. » Tout à coup l’évêque se demanda ce qu’allait dire le duc, si on lui rapportait de telles paroles ?… Effrayé de son courage, il se troubla, s’arrêta, et parlant à voix basse au premier syndic : « Je voudrais, dit-il, que vous fissiez comme àVenise. Votre conseil n’est pas secret ; il devrait l’être. J’embrasse, comprenez-le bien, le parti de la ville ; mais les bénéfices que je possède dans les États de Son Altesse exigent que je le fasse secrètement… Si je parais, dans quelque circonstance, contraire à vos intérêts, rappelez-vous bien que ce n’est qu’en apparence. » En même temps l’évêque écrivit aux fugitifs son intention de payer toutes les dépenses que nécessiterait l’indépendance de la ville ; mais, il ajouta : « Si je vous écris le contraire, n’y faites pas attention ; cela n’aura point de conséquence ; je ne le ferai que par crainte du duc, et pour ne pas l’irriter. » L’essentiel de sa politique était de mentir. Tel fut le dernier évêque de Genèvei.

i – Journal de Balard, p. 41-43. — Bonivard, Chroniq., II, p. 433. Manuscrit de Gautier. — Savyon, Annales, p. 130.

La nomination annuelle des syndics allait se faire et toute la ville était dans une grande agitation. Les deux partis comptaient sur cette élection ; les mamelouks pour établir le duc dans Genève et les huguenots pour l’en chasser. Les grands patriotes étant en exil, la victoire paraissait assurée aux ducaux. Cependant, les plus timides même des huguenots, prenaient courage, et juraient d’élire « des gens de bien, qui procureraient la liberté de la ville. » Le conseil général s’étant assemblé le 4 février 1526, le syndic mamelouk Montyon présenta huit candidats parmi lesquels, suivant l’ordre imposé par le duc, le peuple devait élire les quatre syndics. Alors Robert Vandel se leva : « Je suis chargé par les citoyens, dit-il au syndic, de vous donner à connaître qu’ils ne veulent pas être bridés (brigidari). » Puis se tournant vers le peuple : « N’est-il pas vrai ? » Tous répondirent : « Oui ! oui ! » En même temps plusieurs crièrent : « Jean Philippe ! » non seulement Philippe n’était pas dans les huit ; mais encore il était l’un des forensifs. « Nous voulons nommer Jean Philippe syndic, répétaient les huguenots, et montrer ainsi que soit lui, soit tous les autres qui sont en Suisse sont de bons citoyens. » Si le candidat populaire ne fut pas Besançon Hugues, nous ne saurions voir dans ce fait un acte de jalousie ; il est plus probable que les citoyens en voulaient encore un peu à ce noble citoyen de son refus de l’année précédente.

En ce moment parut le procureur fiscal de l’évêque, Mandalla. Le courage de La Baume n’était pas héroïque ; il tremblait à la pensée d’une élection purement huguenote, et voulait faire passer une liste moyenne, mi-servile et mi-libérale. Mandalla proposa de sa part quatre candidats, parmi lesquels se trouvait le traître Cartelier. « Cela apaisera toutes les fâcheriesj, » disait le fiscal. Cette manœuvre n’était pas habile ; le nom de Cartelier suffisait pour discréditer les trois autres.

jFacherias (Registres du Conseil du 4 février 1526.)

La votation commença. Chacun s’approchait et indiquait au secrétaire ses noms. Les hommes les plus fougueux des deux partis comptaient les votes qu’avaient leurs candidats. Le procureur fiscal suivait l’élection avec anxiété. Bientôt, indigné, consterné, il courut annoncer à l’évêque qu’on ne tenait aucun compte de son message… Pierre de La Baume eut peur. Le zélé fiscal courut de nouveau au lieu de l’élection : « Monseigneur vous conjure, dit-il, de ne pas élire du moins Jean Philippe, vu qu’il n’est pas même dans la ville. — Nous ne ferons point une élection qui serait désagréable à l’évêque, » répondit-on honnêtement, et en même temps toutes les voix continuèrent à se porter sur l’exilé. Le peuple de Genève était décidé à montrer d’une manière éclatante qu’il rompait avec la Savoie, qu’il s’unissait à la Suisse, qu’il avançait courageusement dans le chemin de la liberté. L’évêque toujours plus effrayé, voyant que son procureur n’obtenait rien, envoya son vicaire protester en son nom contre une élection si dangereuse. « Il en sera fait comme il plaît à notre prince, » lui dit-on poliment ; puis, sans bruit ni murmure, furent élus quatre huguenots. « Le sire Jean Philippe, disait-on dans la ville, a eu plus de voix que pièce (aucun) des autres !.. » Les citoyens ne se souciaient pas de l’évêque plus que du duc, quand il s’agissait de rétablir leurs libertés. Le peuple n’avait jamais été plus d’accord ; l’opposition n’était que de onze, et après l’élection tous déclarèrent qu’ils se tenaient « à la plus grande voix ! » On se disait qu’un peuple libre, courageux et à qui Dieu vient en aide, ne peut jamais périr.

Le trouble était dans l’évêché. Dès que l’on veut s’opposer au duc, disaient quelques-uns, la révolution déborde… Il faut faire casser cette élection. L’évêque ordonna qu’un nouveau conseil général fût tenu le lendemain, et comptant sur son influence personnelle, il y parut accompagné de ses conseillers et de ses officiers. Mais le peuple fit la sourde oreille et maintint Philippe ; seulement il nomma son beau-frère (D. Franc) pour remplir ses fonctions en son absence. Ce n’était pas assez ; le peuple cassa tous les articles faits contre les libertés de Genève, à la requête de Charles de Savoie. L’évêque, épouvanté de ces allures républicaines, s’écria : « N’y a-t-il personne qui veuille maintenir ces arrêtés ? » Personne ne répondit. Tout tomba, et l’on revint aux anciennes constitutions. Après avoir changé les lois, on s’occupa de changer les personnes. On ne voulait pas des partisans de Savoie, pour conserver les libertés de Genève. Des conseillers huguenots furent élus à la place des mamelouks. La restauration des libertés genevoises avait été si promptement accomplie que les ducaux ne pouvaient en croire leurs yeux. « Nos brasseurs n’ont jamais été plus étonnés, » disaient les huguenots ; ils appelaient de ce nom ceux qui brassaient ou tramaient des trahisons. Il y avait dans le parti ducal de ces hommes qui changent de sentiment quand le vent tourne ; on les vit alors s’approcher des patriotes, leur serrer la main… « Voyez, disaient les huguenots, comme ils contrefont les bons compagnons… » Puis tous les vrais amis de la patrie s’écrièrent : Louons Dieu ! Laus Deol ! Ainsi la liberté triomphait. Le peuple genevois avait rétabli ses franchises, renvoyé les mamelouks, rejeté le protectorat cruel de Charles III, demandé l’alliance avec les Suisses ; et après tout cela il rendait gloire à Dieuk.

k – Registres du Conseil des 4, 5, 10, 12 février. — Journal de Balard, p. 41-45. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 347 .— Bonivard, Chroniq., II, p. 436, 438, 439.

La cause de la Savoie étant perdue, l’évêque, si longtemps chancelant, parut se mettre du côté des libres et des courageux. Il envoya Pierre Bertholo porter ces importantes nouvelles à Jean Philippe et à tous ces forensifs, dont il avait tant peur. Ceux-ci n’avaient pas perdu leur temps ; ils s’efforçaient d’éclairer les Suisses et Hugues répétait sans cesse et prouvait que Genève n’était point soumis au ducl. Ce fut alors qu’arriva Bertholo. « Les ordonnances de Savoie sont annulées, dit-il aux réfugiés ; des patriotes remplacent partout les ducaux ; et l’un de vous, Jean Philippe, a été nommé syndic !… » A peine pouvait-on croire cette nouvelle. Quoi ! un de ces malheureux fugitifs, de ces mendiants, comme les appelaient leurs adversaires, porté par le peuple de Genève à la tête de l’État… Quelle réfutation des calomnies ducales ! Mais les forensifs ne s’abandonnent pas à l’allégresse que ce message leur procure. Ils placent Bertholo au milieu d’eux, et se rendant ainsi au conseil bernois, ils y annoncent les nouvelles inattendues que le messager apporte. « Jusqu’à présent, répondit l’avoyer, j’ai prié Besançon Hugues seul, comme votre chef, de s’asseoir à mes côtés ; maintenant Messire Jean Philippe, placez-vous au-dessus de Besançon, en votre qualité de syndic de Genève. » L’alliance ne pouvait plus rencontrer d’obstacle. « Nous vous accepterons pour nos bourgeois, continua l’avoyer, sans nous arrêter aux paroles de ces gros maîtres, qui ne sont à présent de longue duréem. »

l – Manuscrit de Gautier. — Registres du Conseil des 11 et 13 février 1526. — Journal de Balard, p. 48.

m – Registres du Conseil du 24 février. — Bonivard, Chroniq., II, p. 439.

Le peuple de Genève allait sortir, si l’on peut ainsi dire, du sépulcre. Il avait agi avec décision, avec énergie, avec une inébranlable fermeté. Il n’avait voulu avoir pour magistrats que des hommes propres à maintenir dans son sein les lois et l’indépendance et avait hardiment effacé du code de la république les arrêtés contraires aux libertés genevoises. Aussi un personnage de marque (il ne nous est désigné que par cette expression), qui vivait au commencement du dix-septième siècle, s’écriait après avoir étudié ces faits : « Cette histoire est merveillable, mémorable, et me fait ressouvenir d’un trait du Philète de Platon, touchant le bien compris en trois idées : Réalité, Proportion et Vérité. Elle est toute peinte et toute pleine de traits fort particuliers de la sage et miséricordieuse Providence de Dieu, lequel a conduit jusqu’à présent cette barque de ses miracles à travers une infinité d’écueils. Plus on y contemple le fond des pensées humaines, tant plus profond les conseils de Dieu s’y découvrentn. » Ce que nous allons voir semble confirmer ces paroles.

nLettre d'un personnage de marque, dans les manuscrits de Berne. (Historia Helvetica, p. 125.) Cette lettre est attribuée à Théodore Godefroi, conseiller d’État, historiographe du roi, et secrétaire de l’ambassade de France pour la paix générale de Munster. Je l’attribue plutôt à son frère Jacques, le savant jurisconsulte, qui était protestant.

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