Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 27
Genève et les Suisses s’allient ; l’évêque, les ducaux, les chanoines s’enfuient ; le peuple tressaille de joie

(Février à août 1526)

1.27

Acte d’alliance au nom de la Trinité – Rentrée des forensifs dans Genève – Discours de Hugues – Il lit l’acte d’alliance – Le clergé complote contre l’alliance – L’évêque proteste contre elle – Le peuple ratifie l’alliance – Liberté du peuple et temporalité de l’évêque – Germe des grandes questions dans Genève – Des Genevois penchent vers la Réforme – Conjuration des chanoines – Sauve qui peut – Tout s’est fait par la grâce de Dieu – Les Suisses reçoivent les serments de Genève – Joie du peuple – Honneur à Bonivard, Berthelier, Lévrier – Réveil de la société au seizième siècle – La tombe se refermera-t-elle ? – Le plus beau titre de gloire de la France – Son salut

Alors eut lieu un acte sans lequel la Réformation ne se fût jamais établie dans Genève. Le 20 février au matin, les représentants de Berne, Fribourg et Genève résolurent de conclure solennellement, entre les trois villes, l’alliance après laquelle le peuple soupirait depuis tant d’années. Ils se rassemblèrent, ils se serrèrent la main ; l’affection, la confiance se lisait dans tous leurs traits. « Au nom de la très sainte et très haute Trinité, dirent ces trois États libres, au nom de Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, nous nous promettons bonne amitié et ancienne voisinance, afin que nous puissions conserver les biens que Dieu nous a donnés, en droit, repos et bonne paix… Et si à l’avenir, un ou plusieurs voulaient molester les syndics, conseils et bourgeois de la ville de Genève, en leurs corps, honneur, biens ou pays, — nous, avoyers, conseils et bourgeois des villes de Berne et de Fribourg, — en vertu de notre serment fait et juré, — devrons leur donner faveur, aide, secours — et sortir nos puissances (nos armées) — toutefois à leur coûteo. » Les formalités voulues ayant été remplies : « Messieurs, dit Jean Philippe, nous allons partir et porter nous-mêmes cette bonne nouvelle dans notre patrie. » Les conseils de Berne et de Fribourg ordonnèrent que des députés en nombre égal à celui des fugitifs les accompagneraient, avec charge de sceller l’alliance à Genève. Tous les exilés partirent le même jour ; mais que le retour différait de cette course haletante qui les avait amenés naguère à Fribourg ! « Ils allaient, non en peur et en crainte, comme ils étaient venus ; mais marchant leur beau droit chemin, par le pays de Vaud, où il n’était question que de leur faire honneur ; car, dit Bonivard, la fumée du rôt de Morat y sentait encore. »

o – Nous avons copié les passages de ce traité si important, d’après l'original, qui se trouve à la bibliothèque publique de Berne, manuscrits : Hist. Helvétique, V, p. 10.

Le 23 février se répandit dans Genève la nouvelle de la prochaine arrivée des forensifs et des délégués des cantons ; un citoyen la communique à l’autre, on se réjouit, on s’entend pour les recevoir. Les syndics, à cheval, tenant leurs bâtons, suivis de tous ceux qui avaient des chevaux, allèrent à la rencontre de ces personnages, et le peuple se réunit près de la porte de Suisse pour les recevoir. Le canon annonça leur approche et les salua. Ils marchaient trois de front ; au milieu se trouvait un Genevois fugitif ; à sa droite et à sa gauche un député de Berne et un de Fribourg ; cet ordre qui se répétait sur toute la file, annonçait mieux que tout le reste l’union intime des trois villes. Genève, allié des Suisses, pourrait défendre son indépendance ; Genève était sauvé. Une conversion s’opérait dans son peuple. Jusqu’alors il avait été tourné vers le Midi ; maintenant il se tournait vers le Nord ; il commençait à délaisser Rome et à entrevoir Wittemberg. Il y a certains mouvements dans les nations qui transforment leurs destinées. Les bourgeois ne pouvaient éloigner leurs regards de ces malheureux qui avaient eu tant de peine à échapper aux archers de Savoie, et qui, chose merveilleuse, revenaient en tenant par la main Berne et Fribourg ! qui s’en étaient allés, toujours disposés à en appeler à Rome, et qui ayant beaucoup entendu parler en Suisse de la Réformation, devaient être des premiers à accueillir à Genève Farel et l’Evangile… Des parents, des amis, serraient dans leurs bras ces fugitifs qu’ils avaient cru ne plus revoir… » On les régala splendidement à la maison de ville. On y joua une moralité sur la dite alliance, et l’on fit un feu de joie sur la place du Molardp. » On convoqua le conseil des Deux Cents.

p – MSC. de Berne sur l’Histoire de Genève, faussement attribués à Bonivard. Voir aussi Manuscrit de Gautier. — Registres du Conseil du 24 février. — Bonivard, Chroniq., II, p. 439, 440.

Ce conseil important s’assembla ; mais au lieu de deux cents citoyens, trois cent-vingt se trouvèrent réunis. Cette séance devait être une fête ; chacun voulait y assister. On savait que Hugues parlerait ; le respect qu’on avait pour ce grand citoyen et ses compagnons d’infortune ; l’odyssée qu’il avait à raconter, et qui, disait-on, était mêlée de faits étranges, tout excitait l’intérêt et la curiosité. Hugues prit la parole ; il se fit un grand silence : « Vous le savez, Messieurs, dit-il, il y a cinq ou six mois, le lendemain de la Sainte-Croix, le 15 septembre 1525, nous partîmes d’ici, à grande hâte, par divers chemins, sans connaître rien l’un de l’autre, sans savoir où nous devions tirer, pour évader la fureur du très illustre duc Monseigneur de Savoie. Nous étions avertis par des amis qu’à la demande de quelques-uns de cette ville, ce prince était décidé à nous faire prendre, et mettre ignominieusement à mort, parce que nous avions résisté à des innovations opposées à nos libertés. Ah ! Messieurs, ce n’était pas jeu, veuillez le croire ; les archers et commis du dit seigneur de Savoie nous poursuivirent jusqu’à Saint-Claude ; de Saint-Claude jusqu’à Besançon et par de là… Il nous fallait cheminer jour et nuit parmi les bois, par le vent, par la pluie, ne sachant où aller pour être en sûreté Enfin nous avisâmes que nous avions des amis à Fribourg et nous nous y rendîmes. »

Les citoyens, les yeux fixés sur Hugues, ne perdaient pas un mot de son récit et des détails qu’il ajoutait. Il leur semblait être avec lui dans ces montagnes, ces bois, ces ravins, ces neiges ; ils croyaient entendre derrière eux les pas des hommes d’armes qui les poursuivaient… Ce qui les saisissait, ce n’était pas seulement ce qu’il y avait d’épique, pour ainsi dire, dans cette fuite et ce retour des hommes libres, dont la Grèce antique eût fait sans doute un des beaux mythes de son histoire, c’était surtout l’importance souveraine que ces faits avaient pour eux. Pendant ces jours sacrés, Genève et ses destinées avaient tourné sur leur pivot ; ses portes s’étaient ouvertes, du côté de la lumière et de la liberté ; la fuite, le séjour à Berne et à Fribourg et le retour de Hugues et de ses compagnons sont l’une des grandes pages des annales genevoises.

Hugues continua ; il raconta comment Fribourg et Berne n’avaient vu d’autre moyen d’assurer leurs libertés, qu’en les recevant dans leur alliance. « Voyez-en ici les lettres bien scellées, et bien bullées de leurs grands sceaux ! dit le noble orateur, en présentant un parchemin. Elles sont couchées en allemand ; mais je vous dirai la substance, article par article, sans vous mentir de rien, — par ma vie » Il lut donc l’acte d’alliance, et il ajouta : « Messieurs, moi et mes compagnons qui sont ici, nous vous promettons sur nos vies et tous nos biens, que ladite bourgeoisie est telle. Avisez, Messieurs, si vous voulez la ratifier et l’accepter… » L’assemblée manifesta son approbation « avec actions de grâces, » et arrêta de convoquer un conseil général pour le lendemainq.

q – Registres du Conseil du 24 février 1526.

Le parti catholique et le parti ducal s’émurent. L’alliance avec la Suisse, immense innovation, menaçait toutes les conquêtes qu’ils avaient faites dans Genève, depuis tant de siècles et avec tant de peine. L’évêque, plein d’inquiétude, se consulta avec les chanoines et quelques autre hommes sur lesquels il croyait pouvoir compter. Tous lui disaient que si Berne avait la grande main dans Genève, alors… plus d’évêque, plus de prince ! Ainsi donc, à l’œuvre ! Toutes les puissances de la féodalité et de la papauté se conjurèrent contre une alliance qui semblait donner à Genève la liberté et plus tard l’Évangile. D’abord on voulut empêcher le conseil général de se réunir. Pour qu’il s’assemblât, il fallait que la grande cloche le convoquât ; or, c’était le chanoine de Lutry qui avait la clef de la tour où cette cloche se trouvait. Le révérend père se fait, la veille, suivre de quelques hommes d’armes ; ils montent tous, degré après degré, l’escalier étroit qui mène au clocher, et arrivé tout au haut, Lutry y met ses gens en garnison. « Vous êtes là, dit-il, pour défendre la cloche et non pour la bailler ; » puis il redescend, ferme la porte à double tour et en emporte la clef. Le matin, on trouve la porte fermée et Lutry refuse de l’ouvrir. « Messieurs les chanoines, dit-on partout, s’opposent à ce que l’on assemble le peuple !… » Les citoyens s’irritent ; ils accourent. Par quoi, fut gros mutinement et effroi en l’église de Saint-Pierre, en armes, en sorte que M. de Lutry fut contraint de faire ouvrir la porte et de bailler la clocher. »

r – Journal de Balard, p. 51. — Savyon, Annales, p. 131.

C’en est fait ; il faut se résoudre à livrer une dernière bataille, même avec la certitude d’être vaincu. Le conseil général se forma ; l’évêque lui-même s’y rendit, entouré de sa pompe épiscopale, et dans l’espoir que sa présence intimiderait les huguenots. « Je suis, dit-il, le chef, le pasteur, le prince de la communauté…, il s’agit de mes affaires ; je veux ouïr ce que l’on proposera. — Ce n’est pas la coutume que Monseigneur soit présent, dit Hugues ; les citoyens ne traitent ici que des choses politiquess, qui leur appartiennent entièrement. Toutefois sa présence nous est toujours agréable, pourvu qu’on n’en déduise rien de nuisible à nos libertés. » Là-dessus, Hugues proposa l’alliance. Alors se leva Etienne De la Mare. En 1519, il avait brillé au premier rang des patriotes ; mais, ardent catholique-romain, il avait mis dès lors la liberté au second rang et l’Église au premier ; c’était lui qui s’était chargé de combattre la proposition. « Il nous suffit, dit-il, de vivre sous le protection de Dieu, de saint Pierre et de l’évêque… Je m’oppose à l’alliance… » De la Mare ne put aller plus loin, tant fut grande l’agitation qui se manifesta dans l’assemblée ; l’indignation était générale ; pourtant l’ordre et la paix se rétablirent et le traité fut lu. « Voulez-vous ratifier cette alliance ? dit le premier syndic, G. Bergeron. — Oui, oui ! » cria-t-on de toutes parts. Le syndic reprit : « Que ceux qui l’approuvent lèvent les mains ! » Il y en eut une forêt, chacun levant les deux à la fois. « Nous la voulons ! nous l’approuvons ! » criait-on de toutes parts. « Que ceux qui ne la veulent pas le fassent connaître !… » ajouta le syndic. Six mains seulement se levèrent pour la contre-épreuve. Pierre de La Baume, du haut de son siège épiscopal, considérait ce spectacle avec inquiétude. Il avait compté, jusqu’à la fin, sur le succès. En choisissant De la Mare, ancien chef des patriotes, pour le mettre à la tête du mouvement contre l’alliance avec les Suisses, il avait cru trouver une admirable combinaison ; mais ses espérances étaient déçues. Effrayé, irrité, découvrant où cette votation allait le conduire, décidé à garder à tout prix sa principauté, l’évêque-prince s’écria : « Je ne consens pas, moi, à cette alliance ; j’en appelle à notre saint père le pape, et à Sa Majesté l’Empereur ! » Mais en vain l’évêque de Genève, en chemin de perdre ses États, en appelait-il aux puissances les plus redoutées, personne ne tenait compte de cette protestation ; la joie brillait dans tous les regards, et ces mots le pape, l’Empereur, étaient couverts par les cris d’enthousiasme qui se faisaient entendre. « Les Suisses, disait-on, les Suisses et la liberté !… » Besançon Hugues, qui tout en étant pour l’indépendance, tenait fort à l’évêque, usa auprès de lui de toute son influence. « Eh bien ! dit ce prélat versatile, si vos franchises vous permettent de contracter alliance sans votre prince, faites-le ! — Je prends acte de cette déclaration, » dit Hugues ; puis il ajouta : « Certes, les citoyens ont conclu plus d’une fois de telles alliances, sans leur prince, avec Venise, Cologne, et d’autres villes encore. » Les registres prétendent que là-dessus, le dit prince s’en alla content. » Nous en doutons un peu. Quoi qu’il en soit, l’évêque, par sa présence, n’avait fait que donner sa sanction à la mesure qu’il avait tant à cœur d’empêchert.

sDe Politia. (Registres du Conseil du 25 février 1526.)

t – Registres du Conseil du 25 février. — Journal de Balard, p. 51. — Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève, II, p. 362. — Savyon, Annales, p. 131.

Ce qui rassurait Pierre de la Baume, c’était de voir Besançon Hugues à la tête du mouvement. Ce grand citoyen ne cessait d’assurer l’évêque que l’alliance avec la Suisse n’était point contraire à son autorité, et il le faisait avec une parfaite honnêtetéu. Hugues était simplement un conservateur. S’il avait désiré l’alliance avec les Suisses, c’était pour conserver Genève tel qu’il était. Il voulait maintenir le prélat non seulement comme évêque, mais aussi comme prince ; toute son opposition était dirigée contre les usurpations de la Savoie. Mais il y avait des esprits dans Genève qui déjà voulaient davantage. Certains citoyens, dans lesquels commençaient à se montrer les nouvelles aspirations de la société moderne, se disaient que les libertés municipales de la ville étaient sans cesse entravées et souvent écrasées par la puissance princière de l’évêque. Ne le voyait-on pas même favoriser les cruels assassinats que la puissance savoyarde commettait dans Genève ? « Les libertés du peuple et la seigneurie temporelle de l’évêque ne peuvent plus subsister ensemble. Il faut que l’une ou l’autre de ces deux puissances succombe ! » disait-on. L’histoire des temps postérieurs n’a que trop montré la légitimité de ces craintes. Partout où l’évêque est demeuré roi, il a foulé aux pieds les libertés du peuple. Là, point de gouvernement représentatif, point de liberté de la presse, point de liberté religieuse. Aux yeux de l’évêque-prince, ces grands biens de la société moderne sont des monstres qu’il faut se hâter d’étouffer. Quelques Genevois comprirent le danger qui les menaçait, et voulant conserver les libertés qu’ils avaient reçues de leurs ancêtres, ils ne virent pas d’autre moyen que de retirer aux ministres de la religion une puissance mondaine que Jésus-Christ leur avait à l’avance refusée. Quelques-uns, mais en très petit nombre alors, allaient plus loin et commençaient à se demander si l’autorité de l’évêque dans les choses religieuses n’était pas encore plus contraire aux préceptes de l’Évangile, qui ne reconnaît d’autre autorité que celle de la Parole de Dieu ; et si même la liberté pourrait jamais exister dans l’État, tant qu’il y aurait un despote dans l’Église. Telles étaient les grandes questions qui commençaient à s’agiter dans Genève, il y a plus de trois siècles ; le temps actuel semble être destiné à les résoudre.

u – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 364.

Malgré les assurances loyales de Besançon Hugues, l’évêque était inquiet. Assis à côté de la liberté, il se sentait mal à son aise ; et la terreur qui parcourait tous les rangs du clergé ne pouvait manquer de l’atteindre. S’il arrivait que l’évêque de Genève fût privé de sa principauté, qui sait si l’on n’en viendrait pas un jour à priver le pape de sa royauté ? L’effroi des chanoines, des prêtres, de tous les amis de la papauté ne cessait de s’accroître. Ne savait-on pas que la Réformation gagnait de jour en jour du terrain dans plusieurs des États confédérés ? Fribourg, il est vrai, était encore catholique ; mais Zurich ne l’était plus, et tout annonçait que Berne allait cesser de l’être. Ces appréhensions n’étaient pas sans motifs. C’était, il est vrai, d’un autre pays, d’un pays qui parlait la langue de Genève, que devaient venir les grandes lumières ; mais Genève recevait alors de la Suisse les premières lueurs qui précèdent le grand jour. Déjà même quelques Genevois commençaient à professer assez ouvertement leurs nouvelles tendances religieuses ; Robert Vandel, l’ami de l’évêque, se mettait à défendre ouvertement la Réformation. « Sire Robert n’est pas trop bon pour Fribourg, disait-on ; mais il est bon pour Berne, fort bon ! » ce qui signifiait qu’il préférait l’Écriture sainte au pape. Les prêtres disaient que si l’on s’unissait aux Suisses, c’en était fait des privilèges du clergé ; que de simples chrétiens se mettraient à s’occuper de la religion ; que dans Genève, comme dans Zurich, dans Bâle, dans Schaffhouse, dans Berne, des laïques parleraient de la foi de l’Église !… Or, il n’y avait rien dont le clergé fût plus effrayé. Les ministres de la religion romaine, au lieu de sonder les Écritures, d’y chercher les doctrines propres à satisfaire les besoins de l’homme, de les répandre par une douce persuasion, songeaient à tout autre chose, et ne voulaient pas que personne pensât pour eux, à la Bible et à son contenu. Jamais vocation ne fut plus complètement une fiction. Ils ont pris la clef de la connaissance, disait-on, mais ils n'y entrent pas et empêchent ceux qui voudraient y entrer.

Ces pensées devenaient plus puissantes de jour en jour dans Genève, et l’attachement des prêtres à leurs vieilles coutumes était toujours plus obstiné. Il était difficile d’échapper à l’émeute ; ce furent les chanoines qui la provoquèrent ; il faut bien le remarquer. Ces clercs, riches et puissants, décidés à s’opposer de toutes leurs forces à l’alliance, et à défendre, s’il le fallait, à coups d’épées et d’arquebuses, leurs privilèges cléricaux, réunirent beaucoup d’armes dans la maison du plus fanatique d’entre eux, M. de Lutry, pour en faire usage contre la ville. » Puis, ces révérends seigneurs, profitant de la nuit du 26 au 27 février, se glissèrent, l’un après l’autre, secrètement dans cette maison, ainsi que les principaux mamelouks, et y tinrent un conciliabule. Alors « s’éleva un bruit » dans la ville. Les citoyens se disaient l’un à l’autre que M. de Lutry et M. de Vausier avaient fait certain amas de gens, « secrètement, pour faire une émeute. » Les patriotes, d’un caractère prompt et résolu, étaient décidés à ne pas accorder aux mamelouks la moindre chance de ressaisir le pouvoir. « Le peuple se mutina, » la maison fut cernée ; il paraît que quelques-uns des chefs du parti ducal sortirent et qu’on croisa l’épée. « Quelques-uns furent blessés, » dit le chroniqueur. Toutefois on fit des cries à voix de trompe dans la ville, » et l’ordre se rétablitv. La conjuration des chanoines ayant ainsi échoué, les hommes du parti féodal et papal crurent tout perdu. Il leur semblait voir une irrévocable fatalité entraîner de force leur ruine. Les principaux soutiens de l’ancien ordre de choses, préoccupés du soin de leur sûreté compromise, ne pensèrent plus qu’à s’enfuir, comme les oiseaux de la nuit devant les premiers rayons du jour. On se déguisait, on s’échappait à l’improviste, l’un par une porte, l’autre par l’autre… Ce fut un sauve qui peut presque universel. Le fougueux Lutry, le premier, parvint à s’échapper avec l’un de ses collègues ; le tour de l’évêque-prince vint ensuite. Vivement tancé par le comte de Genevois pour ne pas avoir empêché l’alliance, Pierre de la Baume prit peur à la fois des huguenots et du duc, et se sauva à Saint-Claude. Les agents de Son Altesse de Savoie tremblaient eux-mêmes dans leurs tourelles ; le vidame se hâta de partir d’un côté, et le geôlier du château de l’Ile, qu’on appelait le soudan, fit de même de l’autre.

v – Bonivard, Chroniq., Il, p. 444. — Journal de Balard, p. 52, 53.

Les plus effrayés étaient les clercs et les mamelouks qui avaient assisté au conciliabule chez le chanoine de Lutry. Ils s’étaient bien gardés d’y rester ; et après l’alarme qu’on leur avait donnée, et l’ordre publié à son de trompe, de se retirer chacun dans sa maison, ils avaient eu hâte de s’échapper, déguisés, tremblants, désespérés. Le lendemain matin, le guet de la ville, suivi de ses sergents, étant entré de force dans la maison de Lutry, il y saisit les armes qui étaient soigneusement cachées, mais il trouva le nid vide ; les oiseaux s’étaient tous envolés. « S’ils ne se fussent sauvés, dit le syndic Balard, ils étaient en danger de mort. » Ceux des chanoines qui n’avaient pas pris la fuite envoyèrent à la maison de ville deux des leurs dire aux syndics : « Nous tenez-vous saufs et sûrs en la cité ? sinon, qu’il vous plaise nous bailler sauf conduit pour la quitter ? » Ils ne pensaient qu’à suivre leurs collègues.

La fuite du 26 février était la contre-partie de celle du 15 septembre. En septembre, les temps nouveaux s’étaient évanouis dans Genève pour quelques semaines seulement ; en février, les temps anciens s’en allaient pour toujours. Les Genevois se réjouissaient en voyant disparaître ces sangsues qui les avaient si longtemps sucés jusqu’à la moelle des os. « Les prêtres et les Savoyards, disaient-ils, font comme le loup que la faim chasse hors du bois, où on ne lui permet plus de rien prendre, et qui s’en va chercher ailleurs sa pâture. » Rien ne pouvait être plus favorable à l’alliance avec les Suisses et à la liberté que cette fuite générale. Les épiscopaux et les ducaux évacuant la ville, le sénat et le peuple en restaient maîtres. Aussi les citoyens reconnaissants, en attribuaient la gloire à Dieu et s’écriaient : « La souveraineté est maintenant entre les mains du conseil, et cela sans que ni le magistrat ni le peuple s’en soient mêlés. Tout s'est fait par la grâce de Dieuw. »

w – Journal de Balard, p. 52, 53. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 368. — Bonivard, Police de Genève, p. 392, 393 ; Chroniq., p. 440, 444.

Au moment où les hommes de la féodalité quittaient Genève, ceux de la liberté y arrivaient, et la grande transition s’opérait. Le 11 mars, huit ambassadeurs suisses entrèrent dans la ville au milieu d’une foule nombreuse et des salves de l’artillerie ; c’étaient les envoyés des cantons qui venaient recevoir les serments de Genève et lui donner les leurs. Le lendemain ces hommes libres, fils des vainqueurs de Charles le Téméraire, tous travaillés du désir de soustraire Genève aux attaques de Charles le Bon, parurent devant le conseil général. A leur tête était Sébastien de Diesbach, homme énergique, catholique dévoué, grand capitaine et diplomate habile. « Magnifiques seigneurs, dit-il, et très chers combourgeois, Fribourg et Berne vous font savoir qu’ils veulent vivre et mourir avec vous… Voulez-vous jurer d’observer l’alliance qui a été formée… ? — Oui ! » s’écrièrent tous les Genevois, sans une seule opposition. Alors les ambassadeurs suisses, se tenant debout, levèrent la main vers le ciel pour prêter serment. Chacun contemplait avec émotion ces huit Helvétiens, d’une haute stature, d’une figure martiale, représentants de ces populations énergiques, dont la gloire militaire dépassait alors celle de toutes les autres nations. Le « noble Sébastien » ayant prononcé le serment d’alliance, les assistants levèrent aussi la main, et répétèrent, à haute voix, ses paroles. De tous côtés, les citoyens s’écriaient avec transport : « Nous la voulons, nous la voulons ! » Puis des voix émues disaient : « A une bonne heure sont nés ceux qui nous ont procuré une si bonne affaire ! » Huit députés de Genève, parmi lesquels se trouvaient François Favre et G. Hugues, frère de Besançon, se rendirent à Berne et à Fribourg pour y prêter, de la part de leurs concitoyens, le même sermentx

x – Registres du 12 mars 1526. — Journal de Balard, p. 54. — Spon, Hist. de Genève, II, p. 392. — Manuscrit de Gautier.— Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève p. 369-392. — Savyon, Annales, p. 132.

Les hommes des temps anciens ne se découragèrent pas ; s’ils étaient vaincus à Genève, ne pouvaient-ils pas vaincre à Fribourg et à Berne ? Infatigables dans leurs efforts, ils résolurent de tout mettre en œuvre pour réussir. Étienne de la Mare, trois autres députés du duc, Michel Nergaz et quarante-deux mamelouks se rendirent en Suisse pour faire rompre l’alliance. Mais Fribourg et Berne répondirent : « Pour rien au monde nous ne nous désisterons de ce que nous avons juré. » La main de Dieu était manifeste ; aussi Hugues, en apprenant cette parole, s’écria : « C’est Dieu qui conduit nos affaires ! »

Alors Genève fut ivre de joie. Dès le lendemain du serment prêté en conseil général, l’allégresse du peuple éclata de toutes parts. On allumait des feux de joie sur les places, on faisait des danses et des mascarades, on poussait des cris ; des chants patriotiques et satiriques retentissaient dans toutes les rues ; il y avait une effervescence de bonheur et de liberté. « Quand le peuple a été tenu trop long temps à l’attache, disait Bonivard, il se met, aussitôt qu’il se sent délié, à faire des soubresauts périlleuxy. »

y – Journal de Balard, p. 54, 55, — Bonivard, Chroniq., II, p. 447.— Manuscrit de Roset, Chroniq., livre II, ch. x.

Tandis que le peuple se réjouissait à sa façon, les hommes sages des conseils résolurent de montrer d’une autre manière leur reconnaissance envers Dieu. Les conseils décrétèrent un pardon général. Puis le support, la concorde furent proclamés, et tous prirent l’engagement de demeurer en bon accord. On fit encore plus ; on voulut réparer les injustices de l’ancien régime. « Bonivard, dirent quelques citoyens, a été dépouillé injustement de son prieuré de Saint-Victor, à cause de son dévouement. — Que voulez-vous y faire ? répondait-on, le pape a donné ce bénéfice à un autre. — Je ne me fais pas une grande conscience de désobéir au pape, dit malignement Bonivard. — Et nous, dirent les syndics, nous ne nous soucions guère de lui. » Plus tard les magistrats de Genève devaient donner de cette déclaration les preuves les plus évidentes ; pour le moment, on se borna à réintégrer l’ancien prieur dans la maison dont le pape l’avait spolié. Une autre et plus importante réparation allait s’accomplir.

Dans cette heure solennelle, où la cause de la liberté triomphait, au milieu des cris de joie du peuple, on entendait prononcer çà et là deux noms, avec des soupirs et même avec des larmes : « Berthelier ! Lévrier ! » disaient les plus nobles d’entre les citoyens. Nous sommes arrivés au but, mais ce sont eux qui nous ont frayé la route par leur sang ! » Les peuples affranchis ne doivent point être ingrats envers leurs libérateurs. Par une coïncidence inattendue, l’anniversaire de la mort de Berthelier allait rappeler plus vivement le souvenir de cet événement sinistre. Cent citoyens parurent, le 23 août, devant le conseil : « Il y a sept ans, dirent-ils, qu’à semblable jour, Philibert Berthelier a été décapité pour la cause de la république ; nous demandons que l’on honore sa mémoire, et qu’à cet effet une procession solennelle parte de l’église de Saint-Pierre, au son de toutes les cloches, et se rende à l’église de Notre-Dame de Grâce, où la tête du héros est inhumée. » Cela n’était pas sans danger ; Notre-Dame était sur la frontière de Savoie et les soldats de Son Altesse eussent pu facilement troubler cette cérémonie. Le conseil préféra ordonner un service solennel en mémoire de Berthelier, de Lévrier et des autres citoyens morts pour la république. Les Genevois, reconnaissants des grands bienfaits dont la main de Dieu venait de les enrichir, voulaient réparer tous les torts, honorer tous les dévouements, marcher d’un pas ferme dans les voies de la justice et de la liberté. C’était par de tels sacrifices qu’ils entendaient célébrer leur délivrancez.

z – Registres du Conseil du 23 août 1526. — Manuscrit de Gautier.

Genève n’était pas seul à ressentir ces aspirations des temps modernes. Il fut sans doute au seizième siècle un grand exemple de liberté ; mais le mouvement qui entraînait vers des choses nouvelles se faisait alors sentir parmi tous ces peuples que la Bible compare à une mer agitée ; la marée montait dans toute l’étendue. Pendant la première moitié du seizième siècle, l’Europe entière se réveillait ; l’amour des lettres antiques éclairait les intelligences, et les rayons brillants de la vérité chrétienne, si longtemps interceptés, commençaient partout à percer les nuages. Un monde jusqu’alors ignoré se montrait à des yeux étonnés, et tout semblait annoncer une civilisation, une indépendance, une vie nouvelle pour l’humanité. Les âmes se levaient, s’avançaient et prenaient place à la lumière, insatiables de vie, de connaissances, de liberté.

La grande question était de savoir si le monde nouveau, qui semblait sortir de l’abîme, reposerait sur de solides bases. Déjà plus d’une fois la société, réveillée, avait paru vouloir rompre ses bandes, rejeter son linceul et soulever la pierre de son sépulcre. Ainsi était-il arrivé au neuvième, au onzième, au douzième siècle, où les esprits les plus éminents commençaient à demander la raison des chosesa. Mais chaque fois l’humanité avait manqué de la force nécessaire ; sa nouvelle naissance ne s’était pas accomplie ; la tombe s’était refermée sur elle, et elle avait recommencé son pesant sommeil.

a – « Quaerere rationem quomodo sit. » (Anselme.)

En serait-il encore de même maintenant ? Ce réveil du seizième siècle ne serait-il aussi que comme une veille au milieu de la nuit ?

Quelques hommes élus de Dieu devaient donner au mouvement nouveau la force dont il avait besoin. Tournons-nous vers le pays d’où devait arriver à Genève ces héros baptisés de Saint-Esprit et de feu.

Maintenant l’histoire va changer de scène. Un personnage de marque (comme on l’appelle), dont nous avons déjà cité quelques paroles, disait en parlant de Genève : « Sur cet échafaud comparaissent des joueurs qui ne parlent pas aussi haut que les grands rois et empereurs, sur le théâtre spacieux de leurs Estats. Mais qu’importe comment est vestu celui qui parle, s’il dit ce qu’il doitb ? » Nous abandonnons pour quelque temps cet échafaud modeste. Nous n’aurons plus affaire avec un petit peuple, dont d’obscurs citoyens, sont les plus grands héros. Nous entrons dans un puissant empire où nous serons au milieu des rois, des reines, de grands personnages, d’illustres courtisans. Toutefois la dissemblance entre ces deux théâtres est moins grande qu’on pourrait le croire. Dans ce vaste pays de France, où les historiens ne nous décrivent d’ordinaire que le large fleuve formé par les nombreuses combinaisons de la politique, jaillissent aussi çà et là quelques sources, d’abord ignorées, mais qui peu à peu grandissent, et dont les eaux doivent avoir un jour plus d’influence sur la destinée du monde, que celles de ce fleuve puissant. L’une de ces sources paraît à Etaples, non loin des rives de la Manche ; une seconde à Gap, en Dauphiné ; d’autres en d’autres lieux divers. Mais la plus importante, celle qui doit toutes les réunir et répandre une vie nouvelle jusque dans les pays les plus lointains, jaillit à Noyon, ville antique et autrefois illustre de la Picardie. C’est la France qui a donné Lefèvre, Farel, c’est la France qui a donné Calvin. Ce peuple français qui, au dire de plusieurs, ne s’occupait que de guerre et de diplomatie ; ce pays d’une philosophie souvent sceptique et parfois d’une incrédulité railleuse ; cette nation qui se proclamait et se proclame même encore la fille aînée de Rome, a donné au monde la Réformation de Calvin, de Genève, la grande Réformation ; celle qui fait la force des peuples les plus influents, et qui va jusqu’au bout de la terre. C’est là le plus beau titre de gloire de la France ; nous ne l’oublions pas. Sans doute, elle ne le dédaignera pas toujours, et après avoir enrichi les autres, elle s’enrichira elle-même. Ce serait une grande époque pour ses développements futurs, que celle où ses enfants les plus chers se plongeraient dans les sources vivantes qui au seizième siècle sortirent de son sein, ou plutôt dans cette source éternelle de la Parole de Dieu, dont les eaux sont pour la guérison des peuples.

b – Lettre d’un personnage de marque. MSC. de Berne, Hist. Helvét., 125.

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