Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Livre 2
France – Temps favorables

Chapitre 1
Un homme du peuple et une reine

(1525, 1526)

2.1

Trois œuvres nécessaires pour l’union avec Dieu – œuvres de Luther, Zwingle, Calvin – La vérité et la moralité procurent la liberté – Calvin couronne le temple de Dieu – Une reine – Les ressemblances de Marguerite et de Calvin – Leurs contrastes – Pavie – Effet produit sur Charles-Quint – Conseil du duc d’Albe – Démembrement de la France – Le chemin de la croix – Prières de Marguerite – Elle trouve le roi mourant – Il revient à la vie – Marguerite à Tolède – Son éloquence et sa piété – Admiration qu’elle inspire

C’est de Dieu et de l’homme que la Réformation s’est occupée ; elle a voulu rétablir les voies par lesquelles Dieu et l’homme s’unissent et le Créateur rentre dans la créature. Ce chemin, ouvert avec puissance par Jésus-Christ, avait été obstrué en des siècles de superstition. La Réformation nettoya l’avenue et rouvrit l’entrée.

Le moyen âge, nous aimons à le reconnaître, n’avait pas ignoré l’œuvre admirable de la rédemption ; la vérité avait alors été recouverte d’un voile plutôt qu’annulée, et si l’on arrachait les mauvaises herbes dont le champ s’était peu à peu rempli, on retrouvait le sol primitif. Quand on ôtait le culte rendu à la Vierge, aux saints, à l’hostie, les œuvres méritoires, magiques, surérogatoires, et d’autres erreurs encore, on arrivait à la simple foi au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Il n’en était pas de même quand il s’agissait de la manière dont Dieu rentre dans l’homme. Le catholicisme romain avait fait fausse route à cet égard ; quelques mystiques, dans son sein, prétendaient enseigner cette voie mystérieuse ; mais leur imagination exaltée les égarait, tandis que les docteurs de Rome substituaient à ce culte intérieur certaines pratiques ecclésiastiques machinalement accomplies. Le seul moyen de retrouver cette voie royale, était de retourner jusqu’aux temps apostoliques et de s’en enquérir dans l’Evangile. Trois actes sont nécessaires pour réunir l’homme avec Dieu. La religion pénètre dans l’homme par les profondeurs de la conscience ; de là elle s’élève aux hauteurs de la connaissance, et enfin elle se répand dans toute l’activité de la vie.

La conscience des hommes avait été cautérisée, non seulement par le péché qui tient à notre nature, mais encore par les indulgences et les macérations imposées par l’Église. Il fallait que la conscience fût vivifiée par la foi au sang expiatoire de Christ.

Les traditions, la scolastique, l’infaillibilité papale, venant mêler leurs questions confuses et leurs superstitions nombreuses aux ténèbres naturelles du cœur, les intelligences avaient été profondément obscurcies. Il fallait qu’elles fussent éclairées par le flambeau de la Parole de Dieu.

Une société de prêtres, qui exerçait une domination absolue, avait asservi la chrétienté. Il fallait à cette société théocratique, cléricale, substituer une société vivante d’enfants de Dieu.

Ce fut avec Luther que la conscience humaine commença à se réveiller. Épouvanté par le péché qu’il découvrit en lui, il ne trouva pour le calmer que la foi en la grâce de Jésus-Christ. Ce point de départ du réformateur allemand fut aussi celui de toute la Réformation.

A Zwingle appartient surtout l’œuvre de l’intelligence. Le premier besoin du réformateur suisse fut de connaître Dieu. Il cherchait le faux et le vrai, la raison de la foi. Formé par l’étude des classiques grecs, il eut le don de comprendre, d’interpréter les Écritures, et à peine arrivé à Zurich, il commença sa carrière réformatrice en expliquant le Nouveau Testament.

Calvin accomplit la troisième œuvre nécessaire à la Réformation. Ce qui le caractérise, ce n’est pas, comme on le croit, l’enseignement des doctrines auxquelles on a donné son nom ; sa grande pensée fut d’unir tous les croyants en un même corps, ayant une même vie et agissant sous le commandement du même Chef. La Réforme est essentiellement à ses yeux la rénovation de l’individu, de l’esprit humain, de la chrétienté. A l’Église de Rome, puissante comme gouvernement, mais morte et asservie, il voulait opposer une Église régénérée, dont les membres auraient trouvé par la foi la liberté des enfants de Dieu, et qui tout en étant la colonne de la vérité, serait un principe de purification morale pour l’humanité tout entière. Il conçut le hardi dessein de former pour les temps modernes une société où la liberté individuelle et l’égalité de tous les membres se combineraient avec l’adhésion à une vérité immuable, parce qu’elle venait de Dieu, et à une loi sainte, rigoureuse, mais librement consentie. Un effort énergique vers la perfection morale était l’une des devises écrites sur son drapeau. Il n’a pas conçu seulement la pensée capitale que nous venons de signaler ; il l’a réalisée. Il donna le mouvement et la vie à cette société éclairée et sanctifiée, objet de ses nobles désirs. Et maintenant, partout où des Églises se forment sur la double base de la vérité et de la moralité, — fût-ce même aux antipodes, — on peut dire que l’idée sublime de Calvin se propage et s’accomplit.

Il résultait de la nature même de cette société, que l’élément démocratique devait s’introduire au milieu des nations où elle s’établissait. En donnant aux membres du corps la vérité et la moralité, il leur donnait par cela même la liberté. Tous étaient appelés à chercher la lumière dans la Bible ; tous devaient être enseignés immédiatement de Dieu et non seulement par des prêtres ; tous étaient appelés à donner à d’autres la vérité qu’ils avaient trouvée. Chacun de vous, disait Calvin, êtes consacrés au Christ, afin que vous soyez associés avec lui au Royaume, et participants de son sacerdocea. » Comment les citoyens de cette république spirituelle n’auraient-ils pas été jugés dignes d’avoir part à son gouvernement ? Le chapitre 15 des Actes nous montre les frères unis aux anciens et aux apôtres, dans les actes de l’Église, et tel est l’ordre que Calvin voulait rétablir. Nous avons indiqué auparavant quelques-unes des raisons en vertu desquelles les libertés constitutionnelles se sont introduites au sein des peuples qui ont reçu la Réforme de Genève. Il faut y ajouter celle que nous venons d’indiquer.

a – Calvin sur saint Pierre, ch. II, v. 9.

Séparés les uns des autres, les trois grands principes de Luther, de Zwingle, de Calvin, eussent été insuffisants. La foi, si elle n’avait pour base la connaissance de la Parole de Dieu dégénérerait facilement en un enthousiasme mystique. L’autorité abstraite des Écritures, séparée de la foi vivante, n’aboutirait qu’à une morte orthodoxie ; et le principe social, privé de ces deux fondements, ne parviendrait qu’à bâtir en l’air un de ces édifices artificiels, qui s’écroulent aussitôt.

Dieu, en donnant au seizième siècle un homme qui, à la foi vive de Luther, à l’intelligence scripturaire de Zwingle, joignait une âme organisatrice, un esprit créateur, donna le réformateur complet. Si Luther posa les bases, si Zwingle et d’autres élevèrent les murs, Calvin couronna le temple de Dieu. Nous aurons à voir comment ce docteur arriva lui-même à la connaissance de la vérité ; nous aurons à étudier ses travaux et ses luttes jusqu’au moment où quittant pour toujours une patrie dont le sol tremblait alors sous ses pieds et menaçait de l’engloutir, il alla planter sur une humble colline des Alpes le drapeau autour duquel il se proposait de rassembler les membres épars de Jésus-Christ. Mais auparavant nous devons voir quel était l’état de la France, au moment où le réformateur fut amené à l’Evangile.

L’histoire de la Réformation en France, avant l’établissement de Calvin à Genève, a deux parties ; la première renferme les temps favorables, la seconde les temps contraires. Nous avouons que les temps favorables ont été quelquefois contraires, et que les temps contraires ont été quelquefois favorables ; et pourtant nous croyons qu’en thèse générale, cette distinction peut se justifier. Bien des fois déjà ce sujet a été traité ; nous aurons pourtant à décrire quelques phases de la Réformation française, qui n’ont pas toujours été présentées par ceux qui en ont écrit l’histoire. Deux personnages, un homme et une femme, dont la position sociale et le caractère offrent les contrastes les plus frappants, ont travaillé avec le plus de zèle à répandre l’Évangile en France, à l’époque de la Réformation. La femme paraît la première. Elle est la plus belle, la plus intelligente, la plus spirituelle, la plus aimable, la plus influente, et, si l’on excepte sa fille, la plus grande de son siècle. Sœur, mère de rois, reine elle-même, grand’mère du monarque que la France (à tort ou à raison) a le plus exalté, Henri IV, elle vit beaucoup dans le grand monde, dans les grandes fêtes, avec les grands personnages, au milieu des magnificences du Louvre, de Saint-Germain et de Fontainebleau. Cette femme, c’est Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, reine de Navarre et sœur de François Ier.

L’homme, qui paraît ensuite (il était plus jeune qu’elle de dix-sept ans), contraste avec toutes ces grandeurs par la petitesse de son origine ; c’est un homme du peuple, un Picard, dont le grand-père avait été tonnelier à Pont-l’Evêque, dont le père était secrétaire de l’évêché, et qui, au jour de sa plus grande influence dans le monde, fit apprendre à son frère Antoine l’état de relieur. Simple, frugal, pauvre lui-même, d’un naturel un peu sauvage et « honteuxb, » voilà l’humble enveloppe qui recouvre la grandeur de son génie et la force de sa volonté. Cet homme, c’est Calvin.

b – Calvin, Préface des Psaumes.

Cet homme et cette femme, si opposés quant à leur apparence dans le monde, se ressemblent dans les traits principaux. Ils ont foi l’un et l’autre aux grandes vérités de l’Évangile ; ils aiment Jésus-Christ ; ils ont le même zèle pour répandre avec une infatigable activité les vérités qui leur sont chères ; ils ont la même compassion pour les malheureux et surtout pour les victimes des persécutions religieuses. Mais tandis que l’homme exagère quelquefois la fermeté virile, la femme appartient bien au sexe le plus faible. Elle a sans doute une vertu morale qui résiste aux séductions du siècle, elle se garde pure au milieu d’une cour dépravée ; mais aussi elle a cette faiblesse qui dispose à trop d’indulgence et se laisse entraîner par certains travers de la société contemporaine. On la verra composer des histoires, dont on peut expliquer, justifier même l’origine, puisqu’elles ont pour but de dévoiler l’immoralité des moines et des prêtres ; mais qui sont toutefois un tribut déplorable payé à l’esprit de son temps. Tandis que Calvin oppose à la papauté un front fort comme un diamant, Marguerite, même aux jours de son plus grand zèle, se garde de rompre avec Rome, cède plus tard, au moins extérieurement, aux ordres souverains de son frère, aux hostilités persévérantes de la cour, du clergé et du parlement, et tout en gardant dans son for intérieur la foi au Sauveur qui l’a rachetée, cache cette foi sous les voiles de la dévotion romaine. Tandis que Calvin répand l’Evangile, en opposition aux puissances du monde, disant : « Telle est la guerre, telles sont les armes. Si notre guerre est spirituelle, nous devons être garnis d’armures spirituellesc ; » Marguerite dit sans doute de même ; mais elle est sœur du roi, appelée en son conseil, accoutumée à la diplomatie, respectée des princes étrangers ; elle espère qu’une union avec les princes évangéliques de l’Allemagne pourra hâter la Réformation de la France. Tandis enfin que Calvin veut avant tout dans l’Eglise la vérité, Marguerite tient par-dessus tout à lui conserver l’unité, et devient le noble représentant d’un système que préconisent encore quelques protestants, — réformer l'Église sans la rompre ; — système spécieux sans doute, mais qu’il était impossible de réaliser. Et pourtant cette femme illustre a, malgré ses erreurs, un grand rôle dans l’histoire de la Réformation ; les plus pieux des réformateurs l’ont vénérée. L’homme impartial doit braver les préjugés qui lui sont contraires, et lui assigner la place qui lui appartient.

c – Calvin, sur 2 Corinthiens 10.4.

Entrons dans la Réformation française au moment où, après des préparations puissantes mais isolées, elle commence à occuper une place dans les affaires de la nationd.

d – Voir, pour les temps qui précèdent, le livre douzième de l’Histoire de la Réformation du seizième siècle, vol. III.

La défaite de Pavie avait jeté la France dans le deuil. Il n’y avait pas de maison où l’on ne pleurât un fils, un époux, un père, et le royaume tout entier baissait tristement la tête en voyant son roi prisonnier. Le contre-coup de ce grand désastre ne se fit pas attendre. « Les dieux nous châtient, tombons sur les chrétiens ! » disaient les Romains des premiers siècles ; l’esprit persécuteur de Rome se réveilla en France. « Ce sont nos ménagements envers les luthériens qui ont attiré sur nous la vengeance du ciel, » dirent les catholiques ardents ; et ils conçurent l’idée d’apaiser le ciel par des hécatombes.

Cette grande nouvelle de Pavie, qui attristait la France, donnait à l’Espagne des transports de joie. Au moment où la bataille se livrait, le jeune empereur était en Castille et y attendait avec anxiété des nouvelles d’Italie. Le 10 de mars 1525e il s’entretenait dans l’une des salles du château de Madrid des avantages de François Ier et de la situation critique de l’armée impériale : « Nous vaincrons, lui avait écrit Pescara, ou du moins nous mourrons ! » En ce moment un courrier arrivant de Lombardie se présenta à la porte du palais ; on l’introduisit aussitôt. « Sire, dit-il en fléchissant le genou devant l’Empereur, au milieu de toute la cour, l’armée française est anéantie et le roi de France est au pouvoir de Votre Majesté. » Charles, saisi par cette nouvelle si inattendue, demeura pâle, immobile ; on eût dit que le sang s’était arrêté dans ses veines. Pendant quelques moments il ne prononça pas une seule parole, et tous ceux qui l’entouraient, émus comme lui, le regardaient en silence. Enfin, ce prince ambitieux dit lentement, se parlant à lui-même : « Le roi de France est mon prisonnier… j’ai gagné la bataille » Puis, sans regarder personne, il entra dans sa chambre à coucher, et se mit à genoux devant une figure de la Vierge, à laquelle il rendit grâce de la victoire. Il méditait devant cette image les hauts faits auxquels il se croyait maintenant appelé. Devenir le maître de l’Europe, rétablir partout le catholicisme chancelant, s’emparer de Constantinople et même reconquérir Jérusalem, telle était l’œuvre que Charles-Quint suppliait la Vierge de le mettre en état d’accomplir. Si ces projets ambitieux se réalisaient, la renaissance des lettres était compromise, la Réformation était perdue, les idées nouvelles extirpées, et le monde entier baissait la tête sous les deux glaives, celui de l’Empereur d’abord, et puis celui du pape. Enfin, Charles se releva de son prie-Dieu ; il lut les humbles lettres du roi de France, ordonna des processions et assista le lendemain à la messe avec tous les signes d’une très grande dévotionf.

e – Guicciardini, Hist. des guerres d'Italie, II, livre XVI, p. 500.

f – Guicciardini, Hist. des guerres d'Italie. (Dépêche de Suardin, ambassadeur de Mantoue, du 15 mars 1525.) — Sanuto, Ranke, Deutsche Geschichte, II, p. 315.

La chrétienté tout entière pensa comme ce potentat ; un frémissement parcourut toute l’Europe, et chacun se dit en baissant la tête : Voilà le maître que les destins nous assignent ! A Naples une voix dévote s’écria même : « Tu as mis le monde à ses pieds ! »

On l’a dit, si de nos jours un roi était fait prisonnier, l’héritier du trône ou un régent succéderait à tous ses droits ; mais au seizième siècle, la toute puissance résidait dans la personne du monarque, et il pouvait, du fond de sa prison, lier son pays par les traités les plus désastreuxg. Charles-Quint résolut de profiter de cet état de choses. Il assembla son conseil. Le cruel duc d’Albe le conjura avec éloquence de ne relâcher son rival qu’après l’avoir mis hors d’état de lui nuire. « A qui, dit-il, l’insolence est-elle plus naturelle, à qui la légèreté est elle plus propre qu’aux Français ? Qu’espérer d’un roi de France ?… Invincible Empereur ! ne perdez pas l’occasion de relever l’autorité de l’Empire, non pour votre gloire, mais pour le service de Dieuh. » Charles-Quint eut l’air de céder à l’avis du duc d’Albe, mais c’était bien celui qui était selon son cœur ; et tout en répétant qu’un prince chrétien ne doit pas triompher de sa victoire sur un autre, il résolut d’écraser son rival. M. de Beaurain, le vice-roi de Naples Lannoy et le connétable de Bourbon, si détesté de François Ier, se rendirent tous les trois auprès du roi captif.

g – M. Rosseeuw Saint-Hilaire, Hist. d'Espagne, VI, p. 436.

h – Guicciardini, Hist. des guerres d'Italie, II, liv. XVI, p. 501, 511.

François Ier avait exagéré le rôle de suppliant, si nouveau pour lui. « Au lieu d’un prisonnier inutile, avait-il écrit à Charles, rendez un roi à jamais votre esclave. » Charles lui fit proposer de démembrer la France de trois côtés. Le connétable de Bourbon aurait la Provence et le Dauphiné, et ces provinces, jointes au Bourbonnais qu’il possédait déjà, seraient érigées en royaume indépendant. Le roi d’Angleterre aurait la Normandie et la Guyenne ; enfin l’Empereur se contenterait pour sa part de la Flandre française, de la Picardie et de la Bourgogne… A l’ouïr de ces effroyables propositions, François poussa un cri et se jeta sur son épée ; on se hâte de la lui arracher. Alors se tournant vers les envoyés : « Plutôt mourir prisonnier, dit-il, que d’accorder de telles demandes ! » Bientôt après, croyant avoir ainsi meilleur marché de l’Empereur, il s’embarqua à Gênes pour se rendre en Espagne. Charles-Quint, ravi, lui céda le château de Madrid et mit tout en œuvre pour le contraindre à accepter ses désastreuses conditionsi. Qui fera échouer ces funestes desseins ? Une femme, Marguerite de Valois l’entrepritj. Les hommes d’État de son siècle la considéraient comme la meilleure tête de l’Europe ; les amis de la Réformation la respectaient comme leur mère. Son désir le plus cher était de substituer un christianisme vivant aux formes mortes de la papauté, et elle espérait amener son frère, « le Père des lettres, » à travailler avec elle à cette œuvre admirable… Ce n’était pas seulement en France qu’elle voulait le triomphe de l’Évangile, c’était en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Espagne même. Or les projets de Charles-Quint devant détruire tout ce qu’elle aimait, — le roi, la France et l’Évangile, — Marguerite ne craignit pas d’aller livrer bataille, jusque dans l’antre même du lion.

iMémoires de Du Bellay, p. 121. — Guicciardini, Hist. des guerres d’Italie, II, liv. XVI, p. 511, 512.

j – Voir Histoire de la Réformation du seizième siècle, tome III, 12.15.

La duchesse, en avançant en Espagne, sentait son cœur profondément agité. Le jour même où elle avait appris la bataille de Pavie, elle avait pris courageusement sur ses épaules cette pesante croix ; mais parfois elle succombait sous le fardeau. Impatiente d’arriver vers son frère, brûlant du désir de le sauver, craignant de le trouver mourant, tremblant qu’on ne profitât de son éloignement pour écraser en France l’Évangile et la liberté religieuse, elle ne trouvait la paix qu’aux pieds du Sauveur. Plusieurs hommes évangéliques pleuraient, priaient avec elle ; ils cherchaient à relever son courage au sein de la grande épreuve qui semblait devoir l’accabler, et rendaient un beau témoignage à sa piété. « Il y a diverses stations dans la vie chrétienne, lui disait alors l’un des réformateurs, Capiton. Vous êtes entrée maintenant dans celle que l’on appelle d’ordinaire le chemin de la croixk… Méprisant la théologie des hommes, vous ne voulez savoir que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifiél. »

k – « In istum pietatis gradum evasisti, quod vulgo dicitur via Crucis. » (Capiton, Ep. dédicat. du Comm. sur Osée.)

lIbidem. « Christumque Jesum et hune crucifixum, tibi solum reservas. »

Marguerite, traversant alors en litière (septembre 1525) les campagnes de la Catalogne, del’Aragon et de la Castille, s’écriait :

Je regarde de tous côtés…
Pour voir s’il n’arrive personne,
Priant sans cesse, n’en doutez,
Dieu, que santé à mon roi donne.
Quand nul ne vois, l’œil j’abandonne
A pleurer ; puis sur le papier,
Un peu de ma douleur j’ordonne…
Voilà mon douloureux métierm.

mLes Marguerites de la Marguerite des Princesses, I, p. 467, 473.

Elle croyait apercevoir quelquefois dans le lointain un messager arrivant de Madrid à toute bride, et lui apportant des nouvelles de son frère… Mais, hélas ! son imagination l’avait déçue ; personne ne paraissait. Elle s’écriait alors :

O vous, Seigneur ! éveillez-vous…
Que votre œil, sa douceur déploie,
Sauvez votre Oint et nous tous !

Elle descendait une ou deux fois par jour dans quelque hôtellerie, sur le chemin de Madrid, mais ce n’était pas pour manger. Je n’ai soupé qu’une fois depuis le départ d’Aigues-Mortes ; » disait-ellen. A peine entrée dans une misérable chambre, elle se mettait à écrire à son frère sur quelque table, ou sur ses genoux. « Rien pour vous faire service, lui écrivait-elle, rien, jusqu’à mettre au vent la cendre de mes os, ne me sera ni étrange ni pénible ; mais consolation, repos et honneuro. »

nIbid., II, p. 41.

oLettres de la reine de Navarre, sur la route de Madrid, II, p. 42.

La défaite de Pavie et les demandes excessives de Charles-Quint avaient donné au roi de telles secousses qu’il était tombé gravement malade ; l’Empereur s’était donc rendu à Madrid. Ce fut le mercredi 19 septembre 1525, que Marguerite arriva dans cette capitale. Charles-Quint la reçut entouré d’une cour nombreuse, et s’approchant respectueusement d’elle, ce prince politique, flegmatique, la baisa sur le front et lui offrit la main. Marguerite, suivie des dames et seigneurs de France qui l’accompagnaient, et vêtue d’une simple robe de velours noir, sans aucun ornement, traversa deux rangées de courtisans, frappés d’admiration à sa vue. L’Empereur la conduisit jusqu’à la porte de l’appartement de son frère, et se retira. Marguerite s’y précipita ; mais, hélas ! que trouva-t-elle ? un moribond, pâle, maigre, sans force ; François était aux portes du tombeau ; et tous ceux qui l’environnaient semblaient attendre son dernier soupir. La duchesse s’approcha doucement de son lit, de manière à ne pas être entendue du malade ; elle fixa sur lui, sans qu’il s’en aperçût, les regards de la sollicitude la plus tendre, et son âme fortifiée par une foi inébranlable n’hésita point ; elle crut à la guérison de son frère ; elle avait tant prié. Il lui semblait entendre dans le fond de son cœur une réponse de Dieu à ses prières ; et tandis qu’autour de ce prince qui était presque un cadavre, tous penchaient la tête dans un sombre désespoir, Marguerite la leva avec espérance vers le ciel.

Prudente, entendue, décidée, active, Marthe autant que Marie, elle s’établit aussitôt dans la chambre du monarque, et y prit la direction suprême. « Si elle ne fût venue, il était mort, » dit Brantômep. « Je connais, dit-elle, le tempérament de mon frère mieux que les médecins. » Malgré leurs résistances, elle fit changer le traitement ; puis elle s’assit près du lit du malade, et ne le quitta plus. Pendant que le roi dormait, elle priait ; s’éveillait-il, elle lui adressait quelque parole encourageante. La foi de la sœur dissipait peu à peu l’abattement du frère. Elle se prit à lui parler de l’amour de Christ, elle lui proposa de rappeler sa mort expiatoire, en célébrant la sainte eucharistie ; François y consentit. A peine avait-il communié, qu’il parut se réveiller comme d’un profond sommeil ; il se leva sur son séant, il fixa ses regards sur sa sœur, et dit : « Dieu me guérira l’âme et le corps. » Marguerite tout émue répondit : « Oui, Dieu vous ressuscite et il vous rendra libre. » Dès lors le roi reprit peu à peu ses forces, et il disait souvent : « Sans elle, j’étais mortq. »

p – Brantôme, Mémoires des Dames illustres, p. 113.

qIbid.

Marguerite, voyant son frère rendu à la vie, ne pensa plus qu’à le rendre à la liberté. Elle partit pour Tolède, où était Charles-Quint ; le sénéchal et la sénéchale du Poitou, l’évêque de Senlis, l’archevêque d’Embrun, le président de Selves et plusieurs autres nobles l’accompagnaient. Quel voyage !… Parviendra-t-elle à toucher le geôlier de son frère… ou bien échouera-t-elle ?… Cette question se représentait sans cesse à son esprit. L’espérance, la crainte, l’indignation l’animaient tour à tour ; à chaque pas son émotion augmentait. L’Empereur vint courtoisement à sa rencontre ; il l’aida à descendre de sa litière et eut avec elle une première conversation dans l’Alcazar, l’ancien et magnifique palais des rois maures. Charles-Quint était décidé à abuser de sa victoire ; aussi malgré les marques extérieures de politesse, que réclamait l’étiquette des cours, il s’enveloppait d’une imperturbable dignité, et se montrait froid et presque dur. Marguerite, en voyant le vainqueur de son frère lui tenant pour ainsi dire le pied sur la gorge, sans vouloir le lâcher, ne put se contenir, et sa parole éclata en « grosse colèrer. » Semblable à une lionne à laquelle on enlève ses petits, pleine à la fois de majesté et de fureur, elle étonna le froid et formaliste Charles-Quint, dit Brantôme. Pourtant il se contint, il garda son air glacial, ne répondit pas à la duchesse, et s’appliquant à lui rendre les honneurs qui lui étaient dus, il la conduisit, accompagné de l’archevêque de Tolède et de plusieurs seigneurs espagnols, au palais de Don Diego Mendoza, qu’on avait préparé pour elle.

r – Brantôme, Mémoires des Dames illustres, p. 113.

Restée seule dans ses appartements, cette princesse s’abandonna librement à ses larmes ; elle écrivit à François : « Je l’ai trouvé bien froids. » Elle se rappela que le roi du ciel a mis sur son trône comme une enseigne de grâce ; que nous n’avons aucune raison de craindre que sa majesté nous repousse ; — qu’il nous tend la main, même avant que nous l’en requérions. » Et s’étant ainsi fortifiée, elle se prépara à la séance solennelle où elle devait plaider la cause de son frère. Elle quitta le palais avec émotion pour paraître devant le conseil extraordinaire où l’Empereur et ses conseillers siègeaient, avec toute la grandeur et la fierté castillane ; Marguerite ne fut point intimidée, et quoiqu’elle ne pût apercevoir la moindre marque d’intérêt sur les figures sévères et immobiles de ses juges, « elle triompha de bien dire et de bien haranguer. » Mais elle revint brisée de douleur : la sévérité inébranlable de l’Empereur et de ses conseillers la désolait. « La chose s’est empirée, dit-elle, pire que je ne pensaist … »

sLettres de la reine de Navarre, I, p. 188.

tLettres de la reine de Navarre, I, p. 192.

La duchesse d’Alençon, plus ferme que son frère, ne voulait pas accéder à la cession de la Bourgogne. L’Empereur irrité répondait : « C’est ma terre patrimoniale, j’en porte le nom et les armes. » Alors la duchesse décontenancée par la dureté de Charles, se jeta dans les bras de Dieu. Là où les hommes faillent, dit-elle, Dieu ne point oublie. » Elle se cramponnait au roc ; elle s’appuyait, dit Erasme, sur le rocher immuable qui s’appelle Jésus-Christu. »

u – « Vere innitentem saxo illi immobili, quod est Christus Jesus. » (Erasmi Ep., p. 970.)

Alors elle reprenait courage ; elle demandait une nouvelle audience ; elle retournait à l’assaut ; et son âme émue parlait avec une nouvelle éloquence à l’Empereur et aux ministres. Jamais l’Escurial ou l’Alcazar n’avaient vu une solliciteuse si ardente et si persévérante. Elle rentrait dans ses appartements, avec des alternatives de tristesse et de joie. « Quelquefois, bonne parole, écrivait-elle ; et puis incontinent tout est changé. J’ai affaire aux plus grands dissimuleursv » Cette belle et éloquente ambassadrice frappait d’admiration les Espagnols. On ne parlait à la cour que de la sœur de François Ier. Des lettres de Madrid et de Tolède, reçues en France et en Allemagne, exaltaient sa douceur, son énergie, ses vertus. Les lettrés de l’Europe sentaient croître l’amour et le respect qu’ils lui portaient, et étaient fiers d’une princesse qu’ils considéraient comme leur Mécène. Ce qui les ravissait, ce n’était plus seulement cet esprit investigateur de Marguerite qui s ’était tourné dès ses jeunes années vers les lettres, vers la théologie et lui avait fait apprendre le latin et l’hébreuw ; Érasme, enthousiasmé, s’écriait en apprenant les merveilles qu’elle faisait en Espagne : « Comment n’aimerions-nous pas, selon Dieu, une telle héroïne ? une telle amazonex ?… » Le courage avec lequel la duchesse d’Alençon était allée en Espagne pour sauver son frère, faisait croire à quelques chrétiens qu’elle déploierait le même héroïsme, pour délivrer l’Église de sa longue captivité.

vLettres de la reine de Navarre, p. 1 à 207.

w – La Ferrière-Percy, Marguerite d'Angoulême, p. 18.

x – « Talem heroinam, talem viraginem, non possum non amare in Deo. » (Ibid.) Un écrivain a lu à tort virginem, Marguerite était alors veuve.

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