Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 2
Marguerite sauve les évangéliques et le roi

(1525, 1526)

2.2

Persécution en France – Berquin prêche dans l’Artois – Opposition – Beda examine les livres de Berquin – Berquin emprisonné – Marguerite et le roi interviennent – Danger de Marguerite en Espagne – Faux serments du roi – Approbation du pape

En effet François captif n’était pas la seule douleur de Marguerite. Si son frère était prisonnier de l’Empereur, ses frères dans la foi étaient prisonniers de sa mère. Le parlement de Paris ayant rendu un arrêt contre les luthériens, et le pape ayant revêtu, le 17 mars, de l’autorité apostolique, les conseillers chargés de procéder contre euxa, les persécuteurs se mirent l’œuvre. La régente, Louise de Savoie, mère de François Ier et de Marguerite, demanda à la Sorbonne : « Par quel moyen on pouvait extirper la doctrine damnée de Luther ? » Le fanatique Beda, syndic de la Sorbonne, enchanté d’une telle demande, répondit sans hésiter de la part de sa compagnie : « Il faut la poursuivre avec la dernière rigueur. » Aussitôt Louise fit publier des lettres patentes, pour éteindre la damnée hérésie de Luther.b »

a – Auctoritate apostolica. » (Bulle du 17 mai 1525. — Drion, Hist. Chron., p. 14.)

b – Lettres patentes du 10 juin 1525 pour exécution de la bulle du 17 mai. (Ibid.)

La France se mit à chercher dans la persécution l’expiation des fautes qui avaient amené la défaite de Pavie. Plusieurs chrétiens évangéliques furent ou saisis ou chassés. Le valet de chambre de la duchesse d’Alençon, qui ne ménageait pas les prêtres et traduisait en vers les psaumes de David, Marot, le premier poète de l’époque, fut arrêté. Lefèvre, Roussel et autres durent s’enfuir ; Caroli, Mazurier rétractèrent la foi qu’ils avaient professéec. « Hélas ! disait-on, nul ne peut plus confesser Jésus sans exposer sa vied. — C’est l’heure du triomphee ! » disaient fièrement Beda et les hommes du parti romain. Un coup plus sensible encore allait atteindre Marguerite.

c – « Ad canendam palinodiam adactis. » (Schmidt, Roussel à Farel.)

d – « Vix citra vitæ periculum, audet quis Christum pure confiteri. » (Ibid.)

e – « Ut jam sibi persuadeant triumphum. » (Ibid.)

Un gentilhomme, ami d’Érasme, des lettres, et surtout de l’Écriture, qui avait ses entrées libres à la cour de la duchesse, et avec lequel cette princesse aimait à s’entretenir de l’Évangile et des temps nouveaux, Berquin, avait été arrêté pour cause d’hérésie ; puis mis en liberté, en 1523, par l’intercession de Marguerite et les ordres du roi. Quittant alors Paris, il s’était rendu dans l’Artois, sa patrie. Homme d’un cœur droit, d’une âme généreuse, d’un zèle intrépide, « en qui l’on voyait dépeint le naturel d’un grand esprit, » dit un chroniqueur, il représentait dignement, par son caractère, cette noblesse de la France et surtout de l’Artois, si distinguée en tout temps par son dévouement et sa valeur. Heureux de la liberté que Dieu lui avait rendue, Berquin avait juré de la lui consacrer, et répandait avec zèle, dans les chaumières qui l’entouraient, la doctrine du salut par Christ seulf. Le pays des anciens Atrébates, d’une admirable fertilité quant aux grains de la terre, se montra aussi fertile quant à la semence du ciel. Berquin combattait le sacerdoce tel que Rome l’avait fait. « Vous trouverez souvent dans la sainte Écriture, disait-il, ces mots : mariage honorable, lit sans tache ; mais de célibat, vous n’en trouverez pas une syllabe ! » Une autre fois il disait : « Je n’ai pas encore connu un seul monastère qui ne fût infesté de haine et de débats. » Ces paroles, répétées dans les réfectoires et les longs corridors des couvents, les remplissaient de colère contre le noble ami des lettres. Il ne s’arrêtait pas là : « Il faut enseigner aux brebis du Seigneur, disait-il, à prier avec intelligence, en sorte qu’elles ne se contentent pas de barboter des lèvres comme des canards avec leur bec, sans rien comprendre à ce qu’elles disent. » « Il nous attaque ! s’écrièrent les chapelains. » Berquin ne s’abandonnait pourtant pas toujours à son humeur un peu caustique ; il était un pieux chrétien et désirait voir succéder aux partis qui divisaient l’Église romaine, une sainte et vivante unité. On ne doit point, disait-il, ouïr entre chrétiens ces paroles : « Je suis de la Sorbonne, je suis de Luther, — ou je suis cordelier, je suis jacobin, je suis bernardin… Serait-ce donc trop que de dire : Je suis chrétien ! Jésus, qui est venu pour nous tous ne doit pas être divisé par nousg. »

f – Lutheranæ impietatis acerrimus propugnator. » (Chevillier, Imprimerie de Paris, p. 136.)

gEncomium matrimonii. Quærimonia pacis. Admonitio de modo orandi. (Écrits d’Érasme traduits par Berquin.)

Mais ces paroles mêmes excitaient encore plus la haine. Des prêtres et des nobles, rigidement attachés aux anciens usages, s’élevaient vivement contre lui ; ils l’attaquaient dans les paroisses, dans les châteaux ; ils se rendaient même vers lui, et s’efforçaient de le détacher de ces idées nouvelles qui les effrayaient. « Arrêtez ! lui disaient-ils avec une sincérité que l’on ne peut révoquer en doute, arrêtez ! ou c’en est fait de la hiérarchie romaine ! » Berquin souriait ; il modérait pourtant son langage ; il cherchait à faire comprendre que Dieu aime ceux qu’il appelle à croire en Jésus-Christ, et s’appliquait « à épandre la graine divine » avec un infatigable courage. Il parcourut ainsi à pied, son Testament à la main, les environs d’Abbeville, les rives de la Somme, les villes, les manoirs, les campagnes de l’Artois et de la Picardie, les remplissant de la Parole de Dieu. C’était de l’évêque d’Amiens que ces contrées relevaient. Chaque jour quelque noble, quelque prêtre, quelque paysan même venait rapporter à l’évêché tel acte ou telle parole évangélique du gentilhomme chrétien. L’évêque, ses vicaires, ses chanoines se consultaient. Tout à coup l’évêque partit pour Paris, désireux de faire disparaître l’évangéliste qui jetait la perturbation dans tout le nord de la France. Il se rendit chez l’évêque, chez les principaux docteurs de la Sorbonne ; il leur raconta les efforts hérétiques du gentilhomme, l’irritation des prêtres et le scandale des fidèles. La Sorbonne s’assembla, se mit à l’œuvre, et ne pouvant prendre Berquin, elle saisit ses livres ; elle les examina et en tira certains articles, à la manière des araignées, dit Crespin, pour en faire du venin et procurer la mort d’un personnage qui, avec intégrité et rondeur d’esprit, tâchait d’avancer la doctrine de Dieuh. » Beda surtout, le fanatique Beda se banda contre l’évangéliste. On voyait ce docteur, ombrageux, arbitraire, véritable inquisiteur, et doué d’un talent remarquable pour découvrir dans un livre tout ce qui pouvait perdre un homme, moyennant certaines interprétations, on le voyait penché nuit et jour sur les livres de Berquin. Il y lisait : « La vierge Marie à tort est invoquée au lieu du Saint-Esprit. » — Preuve acquise contre l’accusé, disait Beda. — Il continuait : « C’est sans raison qu’elle est appelée trésorière de grâces, notre espérance, notre vie, qualités qui appartiennent essentiellement à notre seul Sauveur… » — Confirmation ! — « La foi seule justifie. » — Hérésie fatale ! — « Les portes de l’enfer, le diable ni le péché ne peuvent rien contre qui a foi en Dieu… » — Quel orgueili ! Il fit son rapport : « Certes, dirent ses collègues, il y a là de quoi brûler un homme. »

h – Crespin, Martyrologue, in-f°, p. 102 et 103.

iIbid., p. 103.

La mort de Berquin était décidée, la Sorbonne s’adressa au parlement. Cela ne pouvait souffrir aucune difficulté ; on mettait alors un homme à mort pour un passage malsonnant trouvé dans ses écrits ; c’était la censure d’un siècle qui sortait de la barbarie du moyen âge. Demailly, huissier de la cour, partit pour Abbeville, pénétra dans les terres du gentilhomme et l’arrêta au nom de la loi. Ses vassaux, qui lui étaient dévoués, frémirent et se fussent levés pour le défendre ; mais Berquin se croyait fort de son droit ; il se rappelait d’ailleurs ces paroles du Fils de Dieu : Si quelqu'un veut te contraindre d'aller avec lui une lieue, vas-en deux ; » il conjura ses amis de le laisser partir, et fut mené à la prison de la Conciergerie, où il entra le regard ferme et la tête levéej.

jJournal d'un Bourgeois de Paris sous François Ier, publié d’après un manuscrit, par la Société de l’Histoire de France, 377 et 878.

Ces tristes nouvelles, qui parvinrent en Espagne à la duchesse d’Alençon, la touchèrent profondément, et tandis qu’elle courait de Madrid à Tolède, à Alcala, à Guadalaxara, sollicitant tout le monde, brassant le mariage de son frère avec la sœur de Charles-Quint, et préparant ainsi la réconciliation des deux potentats, elle résolut de sauver ses frères exilés ou emprisonnés pour l’Évangile. Elle s’adressa au roi, en le prenant par son meilleur côté. François Ier, nous dit Brantôme, était appelé le Père des lettres. Il avait recherché dans toute l’Europe des savants, et créé à Fontainebleau une belle bibliothèquek. « Quoi ! lui dit sa sœur, vous fondez à Paris un collège destiné à recevoir les hommes éclairés des pays étrangers ; et dans cet instant même, d’illustres savants français, Lefèvre d’Étaples et d’autres, doivent chercher un refuge hors du royaume… Vous voulez être le propagateur des lumières ; et des hypocrites enfumés, blancs, noirs, gris, de toutes couleurs, s’efforcent de les étouffer parmi nousl. » Marguerite ne se contentait pas d’aimer de parole et de langue ; elle montrait son amour par ses œuvres. La pensée des pauvres exilés qui avaient faim, qui n’avaient pas un lieu pour reposer la tête, la poursuivait dans les magnifiques palais de l’Espagne ; elle leur fit distribuer quatre mille pièces d’or, dit l’un des ennemis de la Réformationm.

kMémoires de Brantôme, I, p. 841.

lCollection de Mémoires pour l'histoire de France, p. 23.

m – « Quatuor aureorum millia inter doctos distribuenda. » (Flor. Rémond, Hist. de l'Hérésie, II, p. 248.)

Elle fit plus ; elle entreprit de gagner son frère à l’Évangile, et se mit, nous dit-elle, à ranimer le vrai feu dans son cœur ; mais, hélas ! le vrai feu n’avait jamais brûlé. François, pourtant, touché de cette affection si vive et si pure, de ce dévouement si entier, qui eût été, s’il l’eût fallu, jusqu’au sacrifice de la vie, voulut donner à Marguerite une marque de sa reconnaissance ; il commanda au parlement d’ajourner jusqu’à son retour les poursuites contre les hommes évangéliques. « J’entends, ajouta-t-il, donner aux gens de lettres des marques spéciales de ma faveur. » Ces paroles étonnèrent fort la Sorbonne, le parlement, la ville et la cour. Chacun se regardait d’un air inquiet ; on se disait que le chagrin avait altéré le jugement du roi. « Aussi ne fit-on pas grande attention à sa lettre, et le 24 novembre 1525, douze jours après la lettre du roi, ordre fut donné aux évêques de fournir l'argent nécessaire à la poursuite des hérétiquesn. »

nPreuves des libertés de l’Église gallicane, par Pierre Pithou, II, p. 1092. — Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, p. 210.

Marguerite n’eut pas le temps de s’apitoyer davantage sur le sort de ses amis. Charles-Quint, qui parlait avec admiration de cette princesse, pensait, non sans raison, qu’elle encourageait le roi à lui résister ; il se proposait, en conséquence, de la faire prisonnière, dès que son sauf-conduit serait expiré. Il paraît que ce fut Montmorency, qui, averti de cette intention de l’Empereur par les agents secrets de la régente, en donna connaissance à la duchesse. Son œuvre en Espagne semblait finie ; c’était de France maintenant qu’il fallait agir sur Charles. En effet, François indigné des prétentions de ce prince avait signé son abdication et l’avait remise à sa sœur. Le gouvernement français, tenant en mains ce document, pouvait donner à ses instances une force toute nouvelle. Marguerite quitta Madrid, et le 19 novembre 1525 elle était à Alcalao. Mais en fuyant, elle regardait en arrière et se demandait sans cesse comment elle sauverait François du « purgatoire d’Espagne. » Cependant le sauf-conduit allait expirer, le moment fatal était arrivé ; les alguazils de Charles-Quint n’étaient pas loin. Alors, montant à cheval à six heures du matin, la duchesse d’Alençon fit en un jour le chemin de quatre, et rentra en France juste une heure avant la fin de la trêve.

oLettres de la reine de Navarre, II, p. 47. Voir aussi le premier volume de ces lettres, p. 207 et suiv.

Tout changea à Madrid. Charles-Quint effrayé de l’abdication de François, adouci par le mariage prochain de ce monarque avec sa sœur, obtenant enfin l’essentiel de ses demandes, consentit à rendre la liberté au roi de France. C’était la Bourgogne qui avait retardé l’accord. Le roi n’était pas plus disposé que la duchesse à détacher de la France cette importante province ; la seule différence entre le frère et la sœur était que la religion de l’une regardait les serments comme sacrés, et que la religion de l’autre ne se souciait nullement de les enfreindre ; François Ier le montra bientôt. Le 14 janvier 1526, quelques-uns de ses courtisans, officiers et domestiques, se réunirent autour de leur maître, pour un acte qu’ils appelaient sacré, dans leur simplicité très grande, Le roi jura en leur présence qu’il ne tiendrait pas un seul des points que Charles-Quint voulait lui imposer. Cela fait, François s’obligea une heure après, par serment, la main sur les Écritures, à faire ce que Charles demandait. Selon la teneur du traité, il renonçait à toute prétention sur l’Italie ; il rendait la Bourgogne à l’Empereur, auquel, était-il dit, elle appartenait. Il lui restituait la Provence, que le prince cédait au connétable de Bourbon ; la France était ainsi annuléep. Le traité fut communiqué au pape. « Excellent !… dit-il après l’avoir lu, pourvu que le roi ne l’observe pas. » C’était là un point sur lequel François et Clément étaient parfaitement d’accordq. Marguerite n’avait pas trempé dans cette fourbe indigne ; elle n’avait pensé qu’à sauver le roi et les évangéliques.

p – Buchon, II, p. 280.

q – Raumer’s Gesch. Europens, I, p. 313.

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