Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 20
Calvin, son éloignement de la hiérarchie, son premier ouvrage, ses amis

(1532)

2.20

Daniel veut attacher Calvin à l’Église – Calvin résiste à la tentation – Il commente la démence de Sénèque – Ses motifs – Difficultés et troubles de Calvin – Zèle pour faire connaître son livre – Calvin cherche des Bibles dans Paris – Un frondeur malheureux – Calvin l’accueille avec charité – Attaques diverses – La boutique de La Forge – Du Tillet et ses incertitudes – Témoignage rendu à Calvin – Rapports de la reine et de Calvin – Il refuse d’entrer au service de la reine – Les armures du Seigneur

Lecoq avait été pris dans les filets du monde ; Caturce avait péri dans les flammes du bûcher ; quelques âmes d’élite semblaient tomber dans un troisième piège, un certain christianisme un peu mystique, un peu mondain, un peu catholique. Mais il y avait, parmi les évangéliques, un jeune homme qui commençait à donner quelques inquiétudes aux tièdes. Calvin, c’est de lui que nous parlons, se vit attaqué successivement de ces trois côtés, et il tint ferme. Il faisait plus ; il augmentait de jour en jour le cercle de son activité chrétienne. Un avocat, un jeune frondeur, un pieux marchand, un étudiant catholique, un professeur de l’Université et la reine de Navarre, recevaient alors de lui des impulsions qui les faisaient avancer dans le sens de la vérité.

L’avocat Daniel l’aimait cordialement et désirait le retenir dans la communion romaine. Sa grande intelligence, son caractère énergique, son infatigable activité semblaient promettre à l’Église un saint Augustin ou un saint Bernard ; il fallait l’élever à quelque poste important où il aurait la perspective de se rendre utile. L’avocat, qui croyait Calvin bien moins avancé dans les voies de la liberté, qu’il l’était réellement, eut alors la pensée d’obtenir pour lui une charge ecclésiastique, qui, pensait-il, conviendrait parfaitement à son jeune ami ; c’était celle d’official ou de vicaire général, chargé d’exercer la juridiction épiscopale. Daniel réussira-t-il ? Enlèvera-t-il à la Réformation ce jeune et beau génie ? Des hommes puissants étaient tout prêts à lui prêter main forte pour fixer Calvin dans les rangs de la hiérarchie romaine. Ainsi la première tentation qui s’offrit à lui vint de l’ambition cléricale.

Un ecclésiastique de grande naissance, Jean, comte de Longueville, archevêque de Toulouse, avait été nommé évêque d’Orléans en 1521, avec permission de garder son archevêchéa. On attendait alors (1332), à Orléans, un nouvel évêque, soit que Longueville fût déjà mort, ou qu’étant malade, un coadjuteur lui fut nécessaire. Le prélat attendu était compatriote de Calvinb. Daniel crut qu’il fallait se hâter de saisir l’occasion, pour procurer au jeune savant les fonctions d’official. L’avocat fit à Calvin ses premières ouvertures le 6 janvier 1532. « Jamais, lui dit-il, je n’abandonnerai l’ancienne et mutuelle amitié qui nous unit. » Puis, ayant ainsi cherché à se concilier l’attention favorable du jeune lettré, il lui insinua habilement son désir. « Nous attendons chaque jour l’arrivée de l’évêque ; je voudrais que, par les soins de vos amis, vous lui fussiez tellement recommandé, qu’il vous revêtit de la dignité d’official ou de quelque autrec. » Il y avait là de quoi flatter l’amour-propre d’un jeune homme de vingt-trois ans. Calvin, devenu, si jeune, vicaire général, n’en fût pas resté là ; ce poste menait aux plus hautes dignités, et son beau génie, son grand et fort caractère l’eussent fait devenir évêque, cardinal, qui sait ?… pape peut-être. Au lieu de délivrer l’Église, il l’eût enchaînée, et loin d’être le Jean Calvin, il eût été peut-être l’Hildebrand de son siècle.

a – « Cum facultate retinendi simul archiepiscopatum tolosanum. » (Gallia Christiana.)

b – « Scis nos episcopum nationis tuæ habere. » (Daniel Calvino. Msc. de Berne.)

c – « Ut officialis dignitate aut aliqua alia te ornaret. » (Daniel Calvino. Msc. de Berne.)

Que fera Calvin ? Décidé quant à la doctrine, il ne l’était pas encore quant à l’Église ; il se trouvait au moment de la transition… « D’une part, disait-il, je sens la vocation de Dieu qui me tient lié à l’Église, et de l’autre je crains de me charger d’un fardeau qui m’est insupportable… Quelle perplexitéd ! » Bientôt la tentation le surprenait : Vois ! une vie aisée, studieuse, honorée, utile…, lui soufflait une voix invisible et perfide. « Ah ! disait-il, aussitôt que quelque chose se présente qui nous plaît, les désirs de notre chair courent incontinent après, d’une grande impétuosité, comme des bêtes sauvages. » Nous ne savons si ces bêtes sauvages se levèrent alors dans cette âme ardente, mais en tout cas, s’il y eut quelque cupidité au dedans « qui chatouillât le cœur, » il lui imposa silence. Une grande décision distingue le caractère chrétien de Calvin. Le nouvel homme en lui repoussait avec horreur tout ce que le vieil homme avait aimé. Loin de s’engager dans de nouveaux liens, il pensait à rompre ceux qui l’attachaient encore à la hiérarchie romaine. Il n’entra donc point dans la proposition de Daniel. Des deux chemins qui s’ouvraient devant lui, il choisit le plus rude et se donna à Dieu seul.

d – Calvin, Lettres françaises.

En se détournant des évêques et des cardinaux, Calvin se tournait avec amour vers les martyrs et les bûchers. La mort du pieux Berquin et d’autres confesseurs l’avait ému, et il craignait de voir d’autres fidèles frappés des mêmes coups. Il eût voulu parler pour les innocents, pour les muets, pour les victimes. « Mais, hélas ! disait-il, comment, moi, homme chétif, sorti du peuple, et qui n’ai que peu de science, pourrais-je être écoutée ? » Il avait achevé son Commentaire sur le traité de la Clémence par Sénèque. Grand admirateur de ce philosophe, il s’indignait de ce qu’on ne lui accordait pas la place qu’il avait méritée ; il en parlait à tous ses amis. Quand l’un d’eux arrivait dans sa petite chambre, et s’étonnait de lui voir prendre tant de peine pour faire connaître l’écrit d’un philosophe païen, Calvin, qui avait cru découvrir dans la mine de fer de Sénèque un filet d’or de l’Évangile, répondait : « N’a-t-il pas écrit contre les superstitions ! N’a-t-il pas dit des Juifs, que ce sont les vaincus qui donnent la loi aux vainqueurs ? Quand il s’écrie : Nous avons tous péché, nous pécherons tous jusqu’à la finf ! ne croit-on pas entendre saint Paul ? »

e – « Unus de plebe homuncio mediocri seu potius modica eruditione præditus. » (Calvinus, Prœf. de Clementia.)

f – « Peccavimus omnes… et usque ad extremum ævi delinquemus. » (De Clementia, lib. I.)

Toutefois un autre motif décida Calvin, selon quelques-uns, à choisir dans les écrits de Sénèque, le traité sur la Clémence. Il y avait une ressemblance (et Calvin l’avait reconnue) entre l’époque de l’auteur et celle du commentateur ? Sénèque vivant lors des persécutions contre les premiers chrétiens avait adressé au persécuteur un écrit sur la Clémence. Calvin se décida à le publier avec un commentaire, dans l’espoir, a-t-on dit, que le roi, amateur des lettres, lirait cette œuvre de l’antiquité. Sans rejeter cette hypothèse d’une manière absolue, l’essentiel pour lui, disons-le, était de composer une œuvre littéraire ; et il y mit une science pleine de solidité et un style plein de charme et d’élégance. Quoi qu’il en soit, voici les paroles de Sénèque, qui, grâce à Calvin, retentirent alors dans la ville des rois de France : « La clémence ne convient à personne autant qu’à un roi. — C’est toi-même que tu épargnes, quand tu sembles en épargner un autre. Il ne faut faire de mal à personne, pas même aux hommes méchants ; fait-on du mal à des membres malades ? C’est le propre des bêtes féroces les plus lâches de mordre ceux qui sont couchés par terreg, mais les éléphants et les lions passent à côté de celui qu’ils ont renversé. Prendre plaisir au bruit des chaînes, faire tomber la tête des citoyens, répandre beaucoup de sang, porter la terreur partout où l’on se montre, est-ce là l’œuvre d’un roi ?… S’il en devait être ainsi, oh ! qu’il vaudrait mieux que ce fussent les lions, les ours ou même les serpents qui régnassent sur noush ! » L’ouvrage fini, Calvin pensa à l’éditer ; mais on lui tourna le dos ; le premier travail d’un écrivain ne tente pas les libraires. Le jeune commentateur n’était pas riche, il prit pourtant une grande résolution. Il sentait, à ce qu’il semble, qu’écrire serait sa vocation, que Dieu même l’y appelait, et il était décidé, à faire le premier pas, malgré les obstacles. « Je publierai, dit-il, le livre sur la Clémence à mes frais. » Mais quand l’ouvrage fut terminé, l’inquiétude le prit. Vraiment, cela m’a coûté plus d’argent qu’on ne l’imaginei. »

g – « Ferarum vero, neo generosarum quidem, pramordere et urgere projectos. » (De Clementia, cap. V.)

h – « Si leones, ursique regnarent. » (De Clementia, cap. XXVI.)

i – « Plus pecuniæ exhauserunt. » (Calvinus Danieli. Msc.)

Ce fut en latin que le jeune auteur écrivit son nom sur le titre du premier livre qu’il ait publié : Calvinus, d’où est venu, on le sait, le nom de Calvin, remplaçant celui de Cauvin qu’avait porté son père. Il dédia son ouvrage à l’abbé de Saint-Eloi (4 avril 1532) ; puis il le lança dans le public. C’était pour lui une grande affaire ; il y voyait des chances, des périls, il en était tout ému… « Enfin, écrivit-il le 23 mai à Daniel, le sort en est jeté… mon Commentaire sur les livres de la Clémence a paruj… » Deux pensées surtout le préoccupaient ; la première, c’était le bien que son livre produirait. « Écrivez-moi le plus tôt possible, dit-il, à son ami, si c’est avec faveur ou avec froideur que mon livre est reçuk. J’espère qu’il contribuera au bien public… » Mais, il était aussi dans une grande anxiété sur la vente. Il n’avait plus d’argent. « Je suis épuisé, disait-il ; il faut que je m’ingénie pour rassembler de tous côtés l’argent que j’ai dépensé. »

j – « Tandem jacta est alea. » (Ibid.)

k – « Quo favore vel frigore excepti fuerint. » (Calvinus Danieli. Msc.)

Calvin déploya une grande activité dans la publication de son premier ouvrage ; on peut déjà reconnaître en lui le capitaine qui fait son plan de bataille. Il va voir plusieurs professeurs de la capitale et les engage à faire usage de son livre dans leurs lectures publiques. Il en envoie cinq exemplaires à Bourges à cinq de ses amis ; il demande que Sucquey fasse un cours sur cette publication. Il adresse à Landrin la même demande pour l’université d’Orléansl. Il ne perdait pas une occasion de recommander son ouvrage.

l – « Ut Landrinum inducas in protectionem. » (Ibid.)

Daniel lui avait demandé des Bibles. Le refus de Calvin d’entrer dans les charges de l’Église n’avait sans doute pas étonné l’avocat, et même cet homme pieux désirait répandre le livre qui inspirait tant de renoncement et de courage à son jeune ami. Mais la commission n’était pas facile. On avait alors la Bible de Lefèvre, imprimée en français à Anvers en 1530, et la Bible latine de Robert Étienne qui parut à Paris en 1532. Cette dernière était si avidement achetée, que les docteurs de la Sorbonne voulurent en arrêter la vente. Ce fut peut-être alors que Calvin chercha à se la procurer. Il dut aller de boutique en boutique ; les libraires le regardaient d’un œil défiant, et lui disaient qu’ils n’avaient pas ce livre ; Calvin recommençait sa course dans le quartier latin… Enfin il trouva ce qu’il cherchait chez un libraire plus indépendant que les autres, de la Sorbonne et de ses arrêtés. Je me suis acquitté de votre commission touchant la Bible, écrit-il à Daniel, et cela m’a coûté plus de peine que d’argentm. » Calvin profita de l’occasion pour demander à son ami de donner un cours sur la Clémence. « Si vous vous y décidez, écrit-il, je vous enverrai cent exemplaires. » Ces exemplaires devaient sans doute être vendus aux auditeurs de Daniel. Telle était lors de son début l’anxiété du grand écrivain du XVIe siècle. Le premier écrit de Calvin (il vaut la peine de le remarquer) fut sur la Clémence. Le roi lut-il ce traité ?… Je l’ignore ; en tout cas, Calvin ne fut guère plus heureux auprès de François Ier que Sénèque auprès de Néron.

m – « De Bibliis exhausi mandatum tuum. » (Calvinus Danieli. Msc.)

Un autre plaidoyer d’une autre nature l’occupa bientôt. Calvin avait horreur du mensonge ; la calomnie l’indignait, soit qu’elle éclatât par des accusations grossières, soit qu’elle se manifestât par certaines louanges équivoques. Parmi ses amis d’université se trouvait un jeune homme qu’il appelait son excellent frère, mais dont le nom ne nous a pas été conservé. Tous ses condisciples l’aimaient, tous ses professeurs l’estimaientn ; mais on le trouvait parfois un peu rude. Cet étudiant inconnu, ayant cru de toute son âme la bonne nouvelle de l’Évangile, sentait le besoin d’en parler de l’abondance de son cœur, et l’obligation où il était de voiler ses convictions le révoltait. Il y avait en lui bien des restes du vieil homme, aussi s’indignait-il de la faiblesse de ceux qui l’entouraient, et doué d’un esprit mordant, il les appelait des lâches. Il étouffait dans l’atmosphère de despotisme et de servilisme où il vivait. Il aimait la France, mais plus encore la liberté. Un jour ce fier jeune homme dit à ses amis : « Je ne puis courber ma tête sous le joug auquel vous vous soumettez volontairemento. Adieu, je pars, je vais à Strasbourg et j’abandonne toute idée de revenir en France. »

n – « Ita se gessit ut gratiosus esset apud ordinis nostri homines. » (Calvinus Bucero. Msc. de Strasbourg.)

o – « Cura non posset submittere diutius cervices isti voluntariæ servituti. » (Calvinus Bucero. Msc. de Strasbourg.)

Strasbourg ne le satisfit point. Les hommes les plus éminents qui s’y trouvaient mettaient quelquefois, dans une bonne intention sans doute, la paix au-dessus de la vérité. Les jugements âpres du jeune Français déplaisaient à Bucer et à ses amis. Il était frondeur de sa nature et cassait toutes les vitres. Il eut une prise violente avec un Strasbourgeois, dont Calvin parle sans le nommer, et qui se trouvait être pour le moins aussi susceptible que le Parisien était emporté. La conversation roula sur le baptême. Le jeune Français s’éleva contre la régénération baptismale, et soudain son adversaire, que Calvin juge avec une grande modération, se mit à accuser le pauvre réfugié d’anabaptisme… C’était alors un terrible reproche. Partout où allait le Strasbourgeois, il répandait ses accusations, ses invectives. Tous les cœurs se fermèrent au jeune Français ; on ne voulait pas même lui permettre la moindre explication. Il se trouva bientôt dans le besoin, et réclama l’assistance d’amis qu’il avait lui-même auparavant secourus. Tout fut inutile. Réduit à la plus extrême nécessité, n’ayant ni de quoi manger, ni de quoi voyager, le Parisien trouva pourtant le moyen de retourner en France, au milieu de grandes privations. Il joignit Calvin à Noyon, où celui-ci se trouvait au commencement de septembre 1532.

Le jeune homme navré, aigri, lui fit de Strasbourg la plus triste peinture. « Il n’y a pas eu une seule personne dans toute la ville dont j’aie pu obtenir un sou, lui dit-il. Mon ennemi n’a rien épargné, et faisant jaillir de tous côtés les étincelles de sa colère, il a ainsi allumé un grand feu… Mon séjour y a été une vraie tragédie…, qui a eu pour catastrophe la ruine d’un innocent. » Calvin le mit sur la question du baptême, et cet examen rigoureux fut tout à l’avantage du jeune réfugié. Vraiment, dit le commentateur de la Clémence, je n’ai jamais trouvé quelqu’un qui professât sur ce point la vérité, avec autant de franchise. » Calvin ne perdit pas un moment, et se mit (4 septembre) à écrire à Bucer, qu’il appelle évêque de Strasbourg. « Hélas ! lui dit-il, comme la calomnie est plus puissante que la vérité ! On a ruiné la réputation de cet homme peut-être sans intention, mais certainement sans raison. Si mes prières, si mes larmes ont quelque prix à vos yeux, ô maître Bucer, ayez pitié de la misère de cet infortunép ! Vous êtes le patron des pauvres, l’aide des orphelins ; ne permettez pas que ce malheureux soit réduit à la nécessité la plus extrême ! »

p – « Si quid preces meæ, si quid lacrimæ valent, hujus miseriæ succurras. » (Calvinus Bucero. Msc. de Berne.)

Peu après avoir écrit ce touchant plaidoyer, Calvin retourna à Paris. Quant au frondeur, nous ne savons ce qu’il devint. Au reste, ce jeune homme n’était pas le seul à attaquer et à se plaindre.

Le mouvement littéraire de la capitale se prononçait toujours plus dans le sens biblique. Le Vénitien Guidacerio, se consacrant aux études scripturaires, imprimait un commentaire sur le Cantique des cantiques et une exposition du Sermon de la montagneq, au grand dépit des docteurs de la Sorbonne, qui s’irritaient de voir des laïques leur enlever le monopole de l’interprétation des Ecritures. Des prêtres dans leurs sermons ; des étudiants dans leurs thèses mettaient en avant des propositions contraires à la doctrine romaine ; et Beda, hors de lui, remplissait Paris de ses déclamations furibondes. On lui fit bientôt une sanglante réponse. De jeunes amis des lettres représentèrent publiquement une comédie burlesque, dont le titre était : L'Université de Paris est fondée sur un monstrer. Beda ne se contint plus. « C’est de moi qu’on parle ! » s’écria-t-il, et il assembla les Facultés. Elles déférèrent la chose aux inquisiteurs de la foi, qui eurent l’esprit de la laisser passers.

qVersio et Commentarii… publiés à Paris en 1531.

r – « Academiam Parisiensem super monstrum esse fundatam. » (Morrhins Erasmo, 30 mars 1532.)

s – « Res delata est ad Inquisitores fidei. » (Ibid.)

Calvin, de retour à Paris, ne se joignit pas à ce monde lettré qui se riait alors des attaques des prêtres ; il préféra un chemin étroit et plein d’épines. Chaque jour il se rendait dans les assemblées qui se tenaient en secret dans divers quartiers de la capitale. Il fréquentait les familles pieuses, s’asseyait au foyer des amis de l’Évangile, et discourait avec eux sur la vérité et les difficultés que la Réforme rencontrait en France. Un pieux et généreux négociant, originaire de Tournay, nommé Étienne de La Forge, l’attirait surtout alors. Quand il entrait dans les magasins du marchand, il était souvent frappé du nombre des acheteurs et du mouvement qui l’entourait. « Je suis reconnaissant, lui disait de La Forge, de toutes les bénédictions que Dieu m’a accordées : aussi je ne veux épargner mes biens ni pour secourir les indigents, ni pour propager l’Évangile. » En effet le négociant faisait imprimer à ses dépens les saintes Écritures, et il en mêlait les exemplaires aux nombreuses aumônes qu’il faisait. Noble, bienveillant, prêt à partager avec les pauvres tout ce qu’il possédait, il avait aussi un esprit qui savait discerner l’erreur. Il était bon, mais il n’était pas faible. Certains docteurs, philosophes incrédules et immoraux, commençaient alors à se montrer à Paris, et se présentaient chez de La Forge, où Calvin les rencontrait. Celui-ci s’enquérant auprès de son ami quels étaient ces personnages à mine un peu étrange : « Ils prétendent avoir été chassés de leur patrie, répondait La Forge ; peut-être… Mais alors, croyez-moi, c’est pour leurs méfaits et non pour la Parole de Dieut. » C’étaient les chefs des sectaires connus plus tard sous le nom de libertins, qui arrivaient alors des Flandres. De La Forge ne donnait pas seulement ses biens, il sut plus tard se donner lui-même et mourir pour confesser Jésus-Christ : aussi Calvin, à Genève, se rappelant les douces conversations qu’il avait eues avec lui, s’écriait avec un sentiment de respect : « O saint martyr de Jésus-Christ ! ton souvenir sera toujours sacré parmi les fidèlesu ! »

t – « Quod ex Stephano a Fabrica (De la Forge) intellexi istos potius ob maleficia… egressos esse. » (Adv. Libertinos.)

u – (Ibid.)

Outre De la Forge, Calvin avait à Paris un autre ami intime, dont le caractère personnel avait pour lui un grand attrait, quoique la tendance de son esprit fût tout autre que la sienne. Louis du Tillet, était un de ces chrétiens doux, modérés, mais qui craignent la croix et que le respect humain paralyse ; le frondeur et lui étaient aux extrêmes ; Calvin était au milieu. En réformant l’Église catholique, du Tillet voulait pourtant la maintenir et vénérait son unité. Le réformateur avait été frappé de sa charité, de son humilité, de son amour de la vérité, et Louis, de son côté, admirant « les grands dons et grâces que le Seigneur avait élargis à son ami, » ne pouvait se lasser de l’entendre. Il appartenait à une famille noble d’Angoulême ; son père était vice-président de la Chambre des comptes, son frère aîné, valet de chambre du roi ; son frère, second greffier en chef du parlement. Il était sans cesse ballotté entre Calvin et ses parents, entre l’Écriture et les traditions, entre Dieu et le monde. Souvent il quittait Calvin pour se rendre à la messe ; mais bientôt, attiré par un charme dont il ne pouvait se rendre compte, il revenait à son ami, dont les idées lumineuses répandaient quelque clarté dans son esprit. Du Tillet s’écriait : « Oui, je sens bien qu’il y a en moi beaucoup d’ignorance et de ténèbres ! » Mais l’idée d’abandonner l’Église l’épouvantait, et à peine avait-il ainsi parlé qu’il courait aux offices.

Calvin, grâce aux nombreux amis qui le voyaient de près, commençait à être apprécié, même de ceux qui calomniaient sa foi. « Oh ! disaient-ils, celui-ci a du moins une vie rigide, il ne sert pas son ventre ; dès son adolescence il a repoussé les plaisirs de la chairv, il ne mange ni ne boitw … Voyez-le… son esprit est vigoureux ; son âme unit à la sagesse l’audace… Mais son corps est maigre et fluet ; on s’aperçoit bien que ses jours et ses nuits sont consacrés à l’abstinence et à l’étude. — Ne pensez pas que je jeûne à cause de vos superstitions, disait Calvin, non ! c’est uniquement parce que l’abstinence dissipe les maux qui m’arrêtent dans mon travail. »

v – « Calvinus strictiorem vivendi disciplinam secutus est. » (Flor. Rémond, Hist. de l'Hérésie, II, p. 247.)

w – « Cibi ac potus abstinentissimus. » (Ibid.)

Le professeur Nicolas Cop, fils de ce Guillaume Cop, médecin du roi, dont la France et l’Allemagne, disait Érasme, se disputaient la gloirex, avait reconnu dans Calvin une vie intérieure, une foi énergique qui le captivait, et il ne le rencontrait pas dans les environs de l’Université, sans l’aborder. On les voyait se promener longtemps en long et en large, absorbés dans leurs conversations. Les prêtres les regardaient avec défiance ; ces colloques les inquiétaient. « Cop se laissera gâter l’esprit, disait-on. » On cherchait à le prévenir contre son ami, mais leur intimité devenait toujours plus grande.

x – « Illum incomparabilem, quem certatim sibi vindicant, hinc Gallia hinc Germania. » (Erasmi Ep., p. 15.)

La réputation de Calvin, qui commençait à s’étendre, vint jusqu’à la reine de Navarre, et cette princesse qui aimait fort les beaux génies, et qu’une conversation agréable ravissait, voulut voir le jeune littérateur chrétien. Il y eut ainsi de bonne heure des rapports entre eux. Le chrétien et savant écolier prit la défense de la sœur de François Ier dans une lettre écrite à Daniel en 1533, et cette princesse lui communiqua plus tard le mariage projeté pour sa fille Jeanne d’Albret, ce qui indique des relations assez intimes. Pendant le temps où la piété de la reine de Navarre fut la plus pure, un respect et une affection réciproques unirent ces deux nobles caractères. Je vous conjure, disait Marguerite à Calvin, de ne pas m’épargner en toute chose dans laquelle vous croirez que je peux vous rendre quelque bon service. Soyez sûr que j’agirai de tout mon cœur, selon le pouvoir que Dieu m’a octroyéy. »

yCalvinis Letters, I, p. 342, Philadelphie, édit. J. Bonnet.

« On n’entre pas dans le ministère de Dieu, dit Calvin, sans avoir été éprouvé par la tentation et comme fait… son chef-d'œuvre. » L’esprit de la reine, la cour de Saint-Germain, tant de belles intelligences, de nobles personnages, la perspective d’exercer une influence qui tournerait à la gloire de Dieu, toutes ces choses pouvaient le tenter. Deviendra-t-il peut-être, comme Roussel, le chapelain de Marguerite ? Quittera-t-il la voie étroite où il se trouve, pour entrer dans celle où des chrétiens semblent marcher en ayant le monde à leur droite et Rome à leur gauche ? L’amour de la reine pour le Sauveur toucha Calvin, et il se demanda si ce n’était pas une porte ouverte de Dieu, par laquelle l’Évangile devait entrer dans le royaume de France ?… Il se trouvait en ce moment sur le bord de l’abîme. Quelle apparence qu’un jeune homme, à l’entrée de sa carrière, ne saisirait pas avec joie l’occasion qui se présentait à lui de s’attacher à une princesse pleine de piété et d’esprit, — à la sœur du roi !… Marguerite, qui fit Roussel évêque, aurait bien un diocèse pour Calvin. « Je voudrais, lui disait-elle un jour, avoir un serviteur tel que vous. » Mais la piété un peu mystique de cette princesse et les vanités dont elle était entourée répugnaient à ce cœur simple et droit. « Madame, répondit-il, je ne suis pas propre à vous rendre grand service ; la capacité n’y est pas, et aussi vous n’en avez pas faute… Ceux qui me connaissent savent bien que je n’ai jamais désiré avoir entrée aux cours des princes, et je remercie notre Seigneur que je n’en ai pas été tenté, car j’ai bien raison de me contenter du Maître si bon qui m’a accepté et me retient en sa maisonz. » Calvin ne voulait pas plus des dignités mi-catholiques de la reine que des dignités romaines des papes. Il sut pourtant mettre à profit l’occasion qui lui était offerte, et conjura noblement Marguerite de se prononcer plus franchement pour l’Évangile. Entraînée par une parole qui, quoique simple, avait une grande puissance, elle se déclara prêle à marcher en avant.

zLettres françaises de Calvin à la reine de Navarre, I, p. 114. Édit. J. Bonnet.

L’occasion allait se présenter de réaliser le projet qu’elle avait conçu de renouveler l’Église universelle sans rompre son unité. Mais les moyens qui devaient être employés n’étaient pas de ceux qu’approuvait Calvin. On allait avoir recours aux conseils et aux forteresses. Or, disait-il, le seul fondement du royaume de Jésus-Christ, c’est l’abaissement« des hommes. Je sais combien les esprits charnels s’enorgueillissent de leurs vaines parades ; mais les armures du Seigneur, par lesquelles nous combattons, seront plus fortes et l’emporteront sur toutes les forteresses, au moyen desquelles ils s’estiment invinciblesa. »

Nous allons retrouver Luther, et, sur ce point important, Calvin et Luther seront d’accord.

a – Calvin, in 2 ad Corinth., ch. X.

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