Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 21
Smalkalde et Calais

(Mars à octobre 1532)

2.21

Guillaume du Bellay et ses projets – Luther est contre la guerre – Alliance de Smalkalde – Assemblées de Francfort et de Schwein-furt – Luther s’oppose à la diplomatie – Point d’effusion de sang – Discours de Du Bellay – Du Bellay et le Landgrave – La question du Wurtemberg – Paix de Nuremberg – Les grandes époques du réveil – François Ier s’allie avec Henri VIII – Leurs confidences à Boulogne – Ôter au pape l’obéissance de leurs royaumes – Message que François Ier envoie au pape – La chrétienté se séparera de Rome

La France, ou du moins le roi et les hommes influents semblaient alors se tourner dans le sens d’une réformation modérée. François Ier paraissait goûter la religion de sa sœur ; mais il y avait d’autres mobiles qui le portaient à se préoccuper de ces idées. Se voyant sans alliés en Europe, il s’efforçait d’en gagner parmi les protestants, espérant avec leur aide être en état de lutter contre l’Empereur et de rétablir en Italie la prépondérance française. Un homme se proposa surtout alors pour tâche, de faire entrer son pays dans des voies nouvelles ; ce fut Guillaume du Bellay, frère de l’évêque de Paris, « l’un des plus grands hommes que la France ait jamais vus, » dit un historien catholiqueb. Diplomate habile, actif, prudent, Du Bellay se rappelait les luttes mémorables qui avaient eu lieu jadis entre des papes et des rois de France ; il croyait que la chrétienté était dans une époque de transition ; il voulait que les temps nouveaux fussent marqués par plus de liberté, comme le désira plus tard le chancelier de l’Hôpital, et non par plus de servitude, comme le voulurent les Guises, les Valois, les Bourbons. Il allait même plus loin ; il pensait que le seizième siècle devait substituer à la papauté du moyen âge, un christianisme, catholique sans doute, mais plus conforme aux anciennes Écritures et aux besoins nouveaux. Sa pensée dominante, son affaire capitale, fut dès lors d’unir la France catholique et la protestante Allemagne.

b – Le Grand, Hist. du divorce de Henri VIII, I, p. 20.

Ayant reçu les instructions de François Ier, Du Bellay partit le 11 mars 1532 de Honfleur, où le roi se trouvait alorsc et arriva vers le milieu d’avril au delà du Rhin. Il trouva à Schweinfurt, sur le Mein, entre Wurtzbourg et Bamberg, une assemblée composée de quelques princes protestants, d’un côté, et de quelques médiateurs de l’autre, parmi lesquels était l’électeur-archevêque de Mayence. Ceci nous transportant en Allemagne, il est nécessaire que nous jetions un coup d’œil sur ce qui s’y était passé après la grande diète d’Augsbourg (1530)d.

c – « Ex oppido unde fluctu Lexoviorum. » (Rommel, Philippe le M., II, p. 259.)

dHistoire de la Réformation du seizième siècle, tome IV, 14.12.

Les catholiques et les protestants s’étaient alors décidés à la lutte, et tout annonçait qu’au printemps (1531) éclaterait l’orage. Il y avait comme deux courants contraires, parmi les amis de la Réformation en Allemagne. Les uns (les hommes de la prudence) voulaient que les États évangéliques cherchassent des alliances puissantes et se préparassent à résister à l’Empereur les armes à la main. Les autres (les hommes de la piété), rappelaient que la Réformation avait triomphé à Augsbourg par la foi, et ajoutaient que c’était de la foi qu’il fallait attendre ses futurs triomphes. Ces deux partis avaient de fréquentes communications à Wittemberg, à Torgau et ailleurs. Un homme surtout, d’une figure ouverte, d’un regard ferme, et dont les lèvres semblaient toujours prêtes à parler, faisait entendre sa voix claire et retentissante ; c’était Luther. « C’est à Dieu seul, disait-il à l’Électeur, qu’appartient le gouvernement de l’avenir ; il faut donc que Votre Altesse persévère dans la foi et la confiance en Dieu qu’elle vient de manifester à Augsbourg d’une manière si glorieusee. » Mais les jurisconsultes de Torgau n’étaient pas entièrement de cet avis et s’efforçaient de prouver que le droit impérial autorisait les protestants à repousser la force par la force ; Luther demeurait inébranlable. « Si la guerre éclate, répondait-il, je prends Dieu et le monde entier à témoin, que les luthériens ne l’ont en aucune manière provoquée ; que jamais ils n’ont tiré le glaive, jamais jeté quelqu’un en prison, jamais brûlé, tué, pillé, comme l’ont fait les adversaires, qu’en un mot ils n’ont jamais cherché autre chose que le repos et la paixf. » Les politiques souriaient de cet enthousiasme et disaient que dans la réalité, les choses devaient se passer tout autrement. Une conférence fut arrêtée pour discuter sur ce qu’il y avait à faire, et en attendant on fit de grands efforts pour gagner de nouveaux alliés à la cause protestante.

e – Luther’s Ep., IV, p. 201. (Décembre 1530.)

fWarnung an seine lieben Deutschen. (Lutheri Op., livre XX, p. 298.)

Le 29 mars 1531, les députés des États protestants se réunirent à Smalkalde, dans l’électorat de Hesse. C’était aux yeux des amis de Luther un lieu de mauvais augure ; la ville était murée ; il y avait dans les environs des mines de fer, au moyen desquelles on a établi fabrique d’armes et fonderie de canons. Les députés en se rendant au château, Wilhelmsbourg, bâti près de la ville sur une élévation, avaient l’air triste, soucieux. Ils étaient déçus dans l’espérance qu’ils avaient eue de voir le Danemark, la Suisse, le Mecklembourg, la Poméranie, se joindre à eux. Néanmoins, ils n’hésitaient pas malgré leur faiblesse à maintenir leurs droits contre la puissance de Charles-Quint. Neuf princes et onze villes formèrent une alliance de six ans « pour résister à ceux qui voudraient les contraindre à abandonner la Parole de Dieu et la vérité de Christ. »

Cette résolution fut reçue avec des sentiments fort divers. Les uns disaient qu’elle portait atteinte à la spiritualité de l’Église ; d’autres représentaient que la liberté de la conscience étant un droit civil aussi bien que religieux, devait être soutenue, si cela devenait nécessaire, les armes à la main. Bientôt on alla plus loin. Quelques-uns proposèrent, pour rendre l’alliance plus intime, d’introduire dans toutes les Églises évangéliques une parfaite uniformité soit de culte, soit de constitution ecclésiastique. Alors des voix énergiques s’écrièrent que ce serait porter une atteinte à la liberté religieuse, dans le dessein même de la maintenir. La cause de l’indépendance eut le dessus. Les députés s’étant réunis de nouveau, le 4 juin, à Francfort, ces hommes généreux dirent hardiment : « Nous maintiendrons la diversité, de peur que l’uniformité n’amenât tôt ou tard une espèce de papauté… » Ils comprenaient que l’unité intime de la foi valait mieux que l’uniformité superficielle des ritesg.

g – Seckendorf, p. 1174-1192, sq.

Après diverses négociations, les évangéliques se réunirent à Schweinfurt, pour entendre les propositions de leurs adversaires ; ce fut pendant cette conférence (avril et mai 1532), que l’ambassadeur du roi de France arriva. Les protestants, en le voyant paraître, étaient un peu embarrassés ; toutefois, il fut reçu avec égards. Il vit bientôt dans quelle position critique se trouvaient les hommes de la confession d’Augsbourg. Les médiateurs leur offraient, il est vrai, la paix, mais à condition de ne rien stipuler en faveur de ceux qui pourraient à l’avenir embrasser l’Évangile. Cette proposition indignait fort le landgrave de Hesse, son chancelier Feig et les autres membres de la conférence. « Quoi ! s’écriaient les Hessois, une barrière sera élevée entre le protestantisme et le papisme, et nul ne pourra plus la franchir ?… Non, il faut que le traité de paix protège également et ceux qui professent maintenant la confession d’Augsbourg et ceux qui pourraient la professer à l’avenir. » Ceci est une affaire de conscience, » écrivaient des théologiens évangéliques, Urbain Régius en particulier, c’est un point qu’il ne faut céder à aucun prixh. » Le prince électoral lui-même était décidé à agir dans ce sens.

h – Urbain Regius an Landgrave.

Luther n’était point à Schweinfurt, mais il se tenait à l’affût des nouvelles. Il en parlait avec ses amis ; il attaquait les projets des politiques ; toutes ces négociations, ces stipulations, ces conventions, ces signatures, ces ratifications, ces traités en faveur de l’Évangile, l’indignaient. Quand il apprit ce qu’on allait faire à Schweinfurt, il en fut consterné. Prétendre sauver la foi avec des clauses de chancellerie, c’était presque à ses yeux un blasphème ! Une de ses redoutables missives tomba alors comme une bombe au milieu de la conférence. « Quoi ! dit-il, quand nous étions sans aucun appui et entièrement nouveaux dans l’Empire, tout entourés de luttes et de combats, l’Évangile a triomphé et la vérité a été maintenue, malgré les ennemis qui voulaient l’étouffer. Pourquoi donc l’Évangile ne triompherait-il pas maintenant avec ses propres forces ? Pourquoi serait-il nécessaire de lui apporter les secours de notre diplomatie et de nos traités ?… Dieu n’est-il plus aussi puissant qu’alors ? Le Tout-Puissant a-t-il besoin que nous décrétions l’aide que nous entendons lui apporter à l’avenir, par nos stipulations humaines ?… »

Cette voix de Luther causa un étonnement universel. On se disait que le docteur avait été malade, qu’il avait consolé ses amis en leur disant : « Ne craignez rien, si je mourais à cette heure, les papistes en seraient trop contents ; je ne mourrai donc pas. » Son avis était sans doute un reste de fièvre. Le grand homme est hors de sens… Le prince électoral et l’excellent chancelier Brück écrivirent à l’Électeur qui était resté en Saxe, que tout le monde était contre Luther, qu’il paraissait ne rien comprendre aux affaires. Mais le réformateur ne se laissa pas arrêter ; au contraire, il pria l’Électeur d’écrire à ses gens une lettre un peu dure. « Les princes et les bourgeois des villes, ont embrassé l’Évangile à leurs périls et risques, dit-il, et c’est de même à ses propres dépens que chacun à l’avenir doit le recevoir et le professer. » En même temps il se mit à agiter Wittemberg, et rédigea une consultation que Poméranus signa avec lui. Jamais, y disait-il, je ne prendrai sur ma conscience, même pour maintenir nos articles de foi, de provoquer une effusion de sang. Ce serait le meilleur moyen pour faire périr la vraie doctrine, au milieu des discordes de la guerrei. » Le réformateur croyait que si les luthériens et les zwingliens, les Allemands et les Suisses s’unissaient, ils se sentiraient si forts, qu’ils prendraient eux-mêmes l’initiative et tireraient l’épée, ce qu’il voulait éviter à tout prix.

i – Luther’s Ep., IV, p. 335, 337, 369, 372, sq.

Mais les politiques n’étaient pas plus disposés à céder que les théologiens. Au contraire, ils s’apprêtaient à entendre l’ambassadeur du roi de France. Ils éprouvaient bien quelques difficultés à le faire. L’arrivée de ce diplomate les compromettait auprès des Impériaux ; ils ne pouvaient le recevoir dans l’assemblée de Schweinfurt, puisqu’il s’y trouvait des princes catholiques. Les protestants se transportèrent donc à quelques milles de là, dans la petite ville de Kœnigsberg en Franconie, entre Cobourg Bamberg et Schweinfurt ; et s’étant formés en comité secret, ils y accueillirent l’ambassadeur. « Très honorés seigneurs, dit Du Bellay, le roi mon maître vous prie de l’excuser de ne m’avoir pas plutôt envoyé vers vous. Cela ne vient ni de négligence ni de manque d’affection, mais de ce qu’il voulait s’entendre avec le roi d’Angleterre, qui désire aussi vous aider dans votre grande entreprise. Cette négociation n’est pas encore terminée ; mais mon auguste maître voulant éviter de plus longs délais, m’a chargé de vous dire que vous le trouverez prêt à vous donner secours. Oui, quand même il serait seul à le faire, quand même son frère le roi d’Angleterre (ce qu’il ne pense) s’y refuserait ; quand même l’Empereur ferait marcher ses armées contre vous, le roi ne vous abandonnera pas. Parole de prince ! a-t-il dit. J’ai reçu très amples pouvoirs pour régler avec vous la portion des frais de guerre, que Sa Majesté est prête à supporterj. »

j – Du Bellay, Mémoires, p. 168, 169, édition de Paris, 1588. L’historien est très bien instruit surtout quand il s’agit des missions de son frère.

Les circonstances n’étaient pas favorables aux propositions de François Ier. Les idées pacifiques de Luther prévalaient. L’Électeur de Saxe étant alors malade, voulait mourir en paix. Il se prononça donc dans le sens du réformateur, et il fut décidé qu’on nommerait dans l’acte d’alliance les princes et les villes qui avaient déjà adhéré à la confession d’Augsbourg, et qu’ils seraient seuls compris dans la ligue. Ces idées de paix des protestants ne pouvaient aller avec les idées de guerre de François Ier. Du Bellay ne se découragea pas, et sut habilement se retourner. Tandis que les diplomates saxons étaient obligés de plier malgré eux sous la volonté de leur maître, Du Bellay remarquait un jeune prince rempli de hardiesse, d’élan, qui ne ménageait personne et disait tout haut son avis. C’était le landgrave de Hesse, qui ne cessait de se plaindre, soit du conseil de Luther, soit de la résolution de la conférence. « L’avenir montrera, disait-il à tout le monde, si l’on a agi sagement dans cette affaire. » Le ministre de François Ier, qui était de l’avis du Landgrave entra en rapport avec lui.

Une question occupait alors l’Allemagne, c’était celle de Wurtemberg. En 1512, le duc Ulrich, irrité de ce qu’il n’avait pas assez d’influence dans la ligue souabe, s’en était séparé, s’était brouillé avec l’Empereur, avait jeté en prison les adhérents de ce prince, avait chargé d’impôts excessifs ses propres sujets et porté le trouble dans sa propre famille. En 1519 et 1520, il avait été, en conséquence de ces faits, chassé par l’Empereur de ses États, et s’était réfugié dans sa principauté de Montbéliard. Il sembla que l’adversité ne lui avait pas été inutile. En 1524, quand Farel était venu à Montbéliard prêcher la Réformation, Ulrich (nous l’avons vu) maintint la liberté religieuse. L’Empereur, voulant agrandir le pouvoir de l’Autriche, en 1530, à Augsbourg, avait donné le duché de Wurtemberg à son frère Ferdinand, à la grande indignation des protestants, et surtout du Landgrave. « Il faut rétablir dans le Wurtemberg le souverain légitime, disait ce prince jeune et énergique : ce sera enlever ce pays au parti catholique, et le donner au parti protestant. » Mais toutes les négociations entreprises dans ce but avaient échoué. Si toutefois une des grandes puissances de l’Europe venait à épouser la cause des ducs de Wurtemberg, leur restauration devenait plus facile. François Ier avait fort bien vu qu’il y avait là un coup à donner à l’Empereur. Quant au duc de Wurtemberg, dit Du Bellay à la conférence de Kœnigsberg, ledit seigneur rois'employera de très bon cœur à lui faire tout plaisir que, sans contrevenir aux traités, il pourra fairek. » Le Landgrave avait remarqué cette parole, et elle devait avoir pour résultat d’établir la Réformation dans un pays qui se distingue à cette heure même par son protestantisme fervent et par son zèle pour porter l’Évangile jusqu’aux bouts de la terre.

k – Du Bellay, Mémoires p. 171, 172.

Une assemblée mixte, — catholique et protestante, — s’étant réunie au mois de mai à Nuremberg, les protestants demandèrent un concile, dans lequel tout serait réglé « d’après la pure Parole de Dieu. » Les hommes du parti romain semblaient fort mécontents : « Condition captieuse, préjudiciable, et point catholique ! » s’écriaient-ils. Cependant le Turc menaçant l’Empire, il fallait céder quelque chose à la Réformation, afin d’être en état de résister à Mahomet. En vain les plus fanatiques représentaient-ils que Luther ne valait pas beaucoup mieux ; la paix fut conclue à Nuremberg le 23 juillet 1532, et il y fut établi qu’en attendant le prochain concile, libre et universel, on maintiendrait le statu quo et tous les Allemands se témoigneraient une amitié sincère et chrétienne. Cette première paix religieuse éclaira de ses doux rayons les derniers jours de l’électeur Jean de Saxe. Le 14 août 1532, ce prince vénérable, que des Impériaux même appelaient « le Père de la patrie allemande » fut frappé d’apoplexie. « Mon Dieu aide ! » s’écria-t-il, et il expira. « La sagesse est morte avec l’électeur Frédéric, dit Luther, et avec l’électeur Jean, la piété… »



Guillaume Du Bellay



Jean Du Bellay

Cependant Du Bellay était toujours travaillé du désir d’émanciper de Rome, cette France que les Médicis, les Guises, les Valois, et plus tard les Bourbons, allaient lui livrer. Il redoublait donc d’efforts auprès des protestants, pour leur faire accepter l’amitié, si ce n’est l’alliance de son maître. Mais ceux-ci n’avaient pas une grande confiance dans le Français ; ils craignaient d’être surpris, trompés par François, et ensuite abandonnés ; ils branlaient de peur. L’ambassadeur multiplia les avances, accepta les conditions des protestants ; et les deux parties signèrent une espèce d’accord. Du Bellay se rendit auprès de François Ier, qui était alors en Bretagne ; et le roi l’ayant entendu, l’envoya aussitôt au roi d’Angleterre pour raconter tout au long à Henri VIII ses négociations avec les princes protestantsl.

l – Du Bellay, Mémoires, p. 171, 172.

Ainsi, de tous côtés, s’agitait la politique. En Allemage, en France, en Angleterre, les princes s’imaginaient vaincre au moyen de leur diplomatie. Mais c’était par d’autres forces que la victoire devait être remportée. Au milieu de cette activité des cours et des cabinets, il y en avait une autre, intime, cachée, qui remuait l’esprit humain et lui donnait une soif ardente, que la vérité et la vie de Dieu pouvaient seules étancher. Il y avait des siècles, depuis l’an 1020 environ, qu’en Aquitaine, à Orléans, sur le Rhin, le réveil avait commencé. Des hommes avaient dit que les chrétiens devaient être remplis du Saint-Esprit, que Dieu serait avec eux et leur donnerait les trésors de sa sagessem. » Ce mouvement intérieur s’était augmenté d’âge en âge. Les Vaudois au douzième siècle, la partie la plus pure des Albigeois au treizième, Wiclef et les lollards au quatorzième, Jean Huss et ses adhérents au quinzième, sont les héros de cette noble guerre. Ces activités chrétiennes naissaient, se continuaient, se propageaient ; si elles s’éteignaient, d’autres les remplaçaient. Le travail religieux des esprits s’accroissait ; l’électricité s’accumulait dans la batterie ; la mine était tellement chargée que l’explosion devait incessamment arriver. Tout cela s’était accompli sous la direction d’un souverain ordonnateur. Il mit le feu dans le seizième siècle par la main de Luther ; il fit jouer de nouveau la mine puissante de sa Parole par Calvin, par Knox et par d’autres. Ce fut là ce qui donna la victoire ; ce ne fut pas la diplomatie. Toutefois il faut y revenir.

m – « Deus tibi comes nunquam deerit in quo sapientise thesauri atque divitiarum consistant. » (Voir Ademarus, moine d’Angoulême en 1029, Chronic.Gesta synodi aurelianensis, etc.)

François était alors ravi de Henri VIII ; il le nommait son bon frère, son perpétuel allié. Las du pape et de la papauté, qui semblait ne pouvoir échapper à la tutelle de Charles-Quint, le roi de France voyait l’Allemagne se séparer de Rome, l’Angleterre faire de même, et Du Bellay ne cessait de lui demander pourquoi il ne conclurait pas avec ces deux puissances une triple alliance ? Une telle coalition, formée au nom de la renaissance des lettres, de la réforme de l’Église, triompherait sans aucun doute de l’opposition que lui faisaient toutes les ignorances et toutes les superstitions. François Ier n’était pas décidé à rompre tout à fait avec le pape ; mais il l’était à s’unir avec ses ennemis. Pour conclure avec Henri VIII une alliance intime, il choisit le moment où ce prince était au plus mal avec la cour de Rome. Les articles furent rédigés le 23 juin 1532n.

n – Ces articles se trouvent dans Herbert, Life of Henry VIII, p. 366, sq. — Du Bellay, Mémoires, p. 171.

Ce n’était pas assez pour préparer la grande campagne que les deux rois méditaient contre l’Autriche et contre Rome ; ils résolurent d’avoir une entrevue. Le 11 octobre 1532, le magnifique Henri VIII, entouré d’un cour brillante, traversa la Manche et arriva à Calais, qui appartenait alors à l’Angleterre ; et de son côté l’élégant François Ier, entouré de ses trois fils et de ses seigneurs, arriva à Boulogne, un ou deux jours plus tard. La grande affaire de François c’était la gloire, — une victoire à remporter sur Charles-Quint. La grande affaire de Henri était de satisfaire ses passions, et comme Clément VII les contrariait, il en voulait avant tout au pape. Avec de telles haines et de tels desseins, il était facile à ces deux rois de s’entendre.

Ils se réunirent d’abord à Boulogne dans le palais abbatial, où ils demeurèrent quatre jours sous le même toit ; François ne tarissait pas en courtoisies vis-à-vis de ses hôtes. Mais l’important de l’affaire se passait dans l’un de leurs appartements, où ces princes passionnés se confiaient leurs colères et leurs projets. Le roi d’Angleterre faisait « grandes plaintes et doléances » sur Clément VII. Il veut me contraindre à aller en personne à Rome, pour y être jugé. S’il entend faire une enquête, qu’il envoie en Angleterre ses procureurs. « Sommons le pape, ajoutait-il, de comparaître devant un concile libre, chargé d’examiner les abus dont les princes et les peuples ont tant à souffrir et de les réformero. »

o – Du Bellay, Mémoires, p. 173.

François Ier avait aussi bonne volonté de se plaindre et faisait retentir le palais abbatial de ses griefs. « J’ai besoin, disait-il, des décimes du clergé (dixième partie des revenues ecclésiastiques), pour résister au Turc ; mais le saint-père s’oppose à ce que je les lève. J’ai besoin de toutes les ressources de mes sujets ; mais le saint-père invente sans cesse des exactions nouvelles qui font passer l’argent de mon royaume dans les coffres de la papauté. Il nous fait payer des annates ; entretenir à grands frais des officiers pontificaux ; donner de grosses propines (libéralités) aux huissiers, aux chambriers, aux protonotaires, aux valets, aux ortolans et autres. Qu’arrive-t-il ? Le clergé s’appauvrit ; les églises en ruines ne sont pas réparées ; les pauvres manquent de nourriture… Certes l’administration romaine n’est qu’un filet à prendre de l'argent. Il faut un concilep… »

p – Du Bellay, Mémoires, p. 173,174.

Les deux princes résolurent « d’ôter au pape l’obéissance de leurs royaumes, » dit Guicciardiniq. Cependant, avant que d’en venir aux mesures extrêmes, François Ier demanda que l’on commençât par une plus douce voie. Henri dut consentir à ce que la France présentât à Rome ses griefs.

q – Guicciardini, Hist. des guerres d’Italie, II, livre XX, p. 893.

S’étant ainsi entretenus pendant quatre jours à Boulogne, Henri et François se rendirent à Calais où celui-ci trouva sa demeure tapissée de draps d’or, avec broderies de perles et de pierres précieuses. A table on le servait sur cent soixante-dix plats d’or massif. Il y eut même un grand bal masqué, où le roi de France fut fort intrigué par une femme masquée, d’une grande élégance de manières, avec laquelle il dansa. Ce masque parlait français, comme une Française, pétillait d’esprit et de grâce, connaissait dans les moindres détails toutes les anecdotes de la cour de France. Le roi trouvait cette jeune dame charmante, et son cou, dit-on, lui semblait le plus joli qu’il eût jamais rencontré. Il ne s’imaginait pas alors que par un ordre de Henri VIII ce cou dût être un jour coupé. A la fin d’un quadrille, le roi d’Angleterre détacha en riant le masque de la belle danseuse, et l’on reconnut la marquise de Pembroke, Anne Boleyn, qui, on se le rappelle, avait été élevée à la cour de la sœur du roir.

r – « The french king talked with the marchioness a space. » (Hall., p. 794.)

Les plaisirs ne firent pas oublier les affaires. Les deux princes s’enfermèrent de nouveau, signèrent un traité en vertu duquel ils s’engagèrent à mettre sur pied une armée de soixante-cinq mille fantassins et quinze mille chevaux, destinés en apparence à agir contre le Turcs. La politique de Du Bellay avait le dessus. « Ce grand roi, disait-on, s’ébranle de son obéissancet. »

s – Le Grand, Hist. du divorce de Henri VIII, p. 238.

tMémoires de Brantôme, I, p. 235.

Avant de se décider à rompre avec le pape, François, voulant faire un dernier effort, fit appeler les cardinaux de Tournon et de Gramont, fort dévoués à sa personne, et leur dit : « Vous vous rendrez auprès du saint-père, et vous lui remontrerez en confidence, nos griefs et notre mécontentement. Vous lui direz que nous sommes décidés à employer toutes nos alliances publiques et secrètes à exécuter, quand bon nous semblera, de grandes choses… dont il pourrait se suivre un gros dommage et un regret perpétuel à l’avenir… Vous lui direz que, d’accord avec les autres princes chrétiens, nous assemblerons un concile sans lui, que nous défendons à nos sujets d’être à l’avenir si osés, que d’envoyer de l’argent à Rome. Vous ajouterez, mais comme un secret et en prenant à part le pape, qu’en cas où Sa Sainteté voulût user de censures contre moi et me contraindre d’aller à Rome, querir mon absolution, j’irai, mais si bien accompagné, que Sa Sainteté serait très empressée à me l’accorder… »

« Que le pape, continua le roi, considère bien que les Allemagnes, les ligues suisses et plusieurs autres pays de la chrétienté… se sont déjoints de l’Église romaine. Qu’il comprenne que si deux rois puissants tels que nous, venions aussi à nous en détourner, nous en trouverions plusieurs qui nous imiteraient, tant italiens que autresu ; et que tout au moins il y aurait en Europe une guerre plus grande que toutes celles des temps passésv. »

u – Ces mots tant italiens ne se trouvent pas dans le discours prononcé selon Du Bellay à Calais, mais ils sont dans les instructions données par écrit aux deux cardinaux. (Preuves des libertés, p. 260.)

v – Du Bellay, Mémoires, p. 175, 176, sq.

Telles étaient les fières paroles que la France envoyait à Rome. Les deux rois se séparèrent. Un jeune prince, alors captif de Charles-Quint, allait leur fournir la première occasion d’agir en commun contre l’Empereur et contre le pape.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant