Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 22
Évasion d’un prince

(Automne 1532)

2.22

Effroi que cause cette conférence – Christophe de Wurtemberg – Ses adversités – L’Empereur et sa cour traversent les Alpes – Fuite de Christophe – On le cherche en vain – Il réclame le Wurtemberg

La nouvelle de l’entrevue de François Ier et de Henri VIII épouvanta l’Allemagne, l’Italie, l’Europe. « Le roi de France et le roi d’Angleterre, disait-on, vont profiter de ce que l’Empereur fait la guerre aux Turcs, pour joindre leurs armes à celles des protestants, et remporter quelque grande victoirea. » Mais nul ne fut plus effrayé que le pape. Abordant brusquement l’évêque d’Auxerre, ministre de France, il lui fit les plaintes les plus amèresb. Déjà il voyait la France, comme l’Angleterre, secouer le joug de Rome. « Je tiens de bon lieu, disait Brantôme, que le roi de France était à même de renoncer au pape, comme l’Anglaisc. »

a – « The people was marvellously affrayed less you would have joined armies. » (Haukins à Henri VIII, 21 novembre 1532. State papers, VU, p. 388.)

b – « Hys Holynes taketh it greatly for ill. » (Ibid., p. 381.)

cMémoires de Brantôme, p. 235.

François Ier, en quittant Boulogne, vint à Paris où il passa l’hiver, et prit ses mesures pour le grand effort dont il menaçait le pape. Les prêtres étaient fort inquiets et commençaient à craindre une réforme comme en Angleterre. Ils se rappelaient qu’en Danemark, en Suède et ailleurs, une grande partie des biens ecclésiastiques avaient passé dans la caisse de l’État ; ils accordèrent donc au roi tout ce qu’il demandait, et le prince obtint ainsi quatre à six cent mille ducats, ce qui le mettait en état de faire les grandes choses dont les deux cardinaux devaient menacer le pontifed. Un événement inattendu vint fournir l’occasion d’employer l’argent des prêtres, en faveur de la Réformation.

d – Du Bellay, Mémoires, p. 174. — Relation des ambassadeurs vénitiens, I, p. 52.

Le superbe Soliman avait envahi la Hongrie en juillet 1532, à la tête de bandes nombreuses et terribles. Affichant un luxe inouï, il donnait ses audiences sur un trône d’or, avec une couronne d’or massif à ses côtés, et les fourreaux de ses sabres étaient couverts de perles. Mais bientôt le maladif Charles-Quint parvint à épouvanter ce magnifique barbare. Ayant mis sur pied une armée qui réunissait l’ordre et la force des lansquenets allemands, la légèreté et l’élan des bandes italiennes, la fierté et la persévérance des troupes espagnoles, il obligea Soliman à commander la retraite. L’Empereur en fut d’autant plus ravi que la conférence de Henri VIII et de François Ier le rendait impatient d’en finir avec les Osmanlis. On disait même dans l’Empire que c’était cette conférence des deux rois qui ramenait Charles-Quint, désireux de s’entendre avec le pape pour combattre des projets qui les menaçaient. L’Empereur passa les Alpes en automne 1532e.

e – Hammer, III, p. 118. Schœrtlin, Lebens Beschreibung. — Ranke, Deutsche Geschichte, III, p. 425.

Au milieu des seigneurs et des soldats qui l’entouraient, se trouvait un jeune prince de dix-huit ans, Christophe, fils du duc Ulric de Wurtemberg. Il n’avait que cinq ans lorsque son père fut chassé de son pays par les Autrichiens ; ceux-ci voulant lui faire oublier le Wurtemberg, résolurent de le séparer de son pays et de son père. Le jeune garçon et ses gardiens étant partis de Stuttgard, s’arrêtèrent dans une ville près de la frontière pour y passer la nuit. Un agneau gambadait dans la cour ; le pauvre enfant, ravi de la gentillesse de cette bête, courut vers elle, la prit dans ses bras, et se mit à jouer avec elle. Le lendemain matin, au moment du départ, Christophe, moins affligé de ce qu’on lui enlevait le sceptre que de ce qu’on le séparait de son petit compagnon, l’embrassa les larmes aux yeux, et dit à l’hôte : « Soignez-le bien, et quand je reviendrai, je vous payerai votre peine. »

On conduisit Christophe à Inspruck. Sa vie y fut dure. Ce jeune prince, qui devait plus tard remplir son pays d’écoles évangéliques, n’avait personne qui pensât à cultiver son esprit, et celui qui devait s’asseoir un jour à la table des rois, avait souvent faim ; ses vêtements étaient négligés, et les indigents même, en le voyant, étaient émus de compassion. On le transporta à Neustadt (Nagy-Banya), en Hongrie, au delà de la Theiss. Un jour, une troupe de cavaliers turcs, ayant passé les monts Karpathes, parcourait les comitats qui se trouvent entre la rivière et la montagne ; ils aperçoivent le jeune prince et fondent sur lui pour l’enlever. Un homme qui se trouvait près de là s’en aperçoit, crie au secours, et parvient à sauver Christophe des mains des musulmans. Ainsi l’héritier du Wurtemberg grandissait au sein de l’adversité.

L’homme généreux qui l’avait délivré au péril de sa vie s’appelait Michel Tifernus. Il avait été dans sa tendre enfance enlevé lui-même par les Turcs ; plus tard, abandonné par eux, il était arrivé dans un village près de Trieste, où de bonnes gens avaient pris soin de lui. Tifernus (ce nom lui vient du village de son adoption, car on ne sut jamais celui de ses parents) fut placé dans un collège, à Vienne, où il reçut une bonne instruction. Le roi Ferdinand, coupable envers le jeune Christophe de négligence plutôt que de mauvaise volonté, lui donna Tifernus pour précepteur. Celui-ci s’attacha passionnément au prince, qui, grâce à ses soins, devint un jeune homme accompli. Au milieu des splendeurs de la cour d’Autriche et du culte romain, grandissait celui qui devait enlever un jour le Wurtemberg et à l’Autriche et à Rome. Une circonstance importante vint remuer profondément le jeune prince et jeter sur ses sentiers obscurs une grande lumière.

Christophe accompagna l’empereur eu 1530 à la fameuse diète d’Augsbourg : Le beau spectacle de la fidélité et du courage des protestants le frappa. Il entendit la confession qu’ils firent de leur foi ; son âme élevée se rangea du côté de l’Évangile opprimé, et bientôt, quand à cette même diète Charles-Quint investit solennellement son frère Ferdinand du duché de Wurtemberg, quand Christophe vit l’étendard de ses pères et de son peuple dans les mains de l’archiduc autrichien, le sentiment de son droit le saisit ; la pensée de faire triompher dans le pays de ses pères la foi évangélique lui apparut comme une tâche qui lui était donnée. Il regagnera son héritage, et, s’unissant aux nobles confesseurs d’Augsbourg, il apportera à la Réformation un secours inattendu.

L’Empereur, après la guerre contre les Turcs, invita le prince à l’accompagner en Italie et en Espagne ; peut-être avait-il l’intention de l’y laisser ; Christophe, toutefois, ne fit aucune objection. Son parti était pris ; deux grandes idées, l’indépendance du Wurtemberg et le triomphe de la Réformation, s’étaient emparées de son esprit, et tout en suivant l’Empereur, en paraissant tourner le dos aux États de ses pères, il disait mystérieusement à Tifernus, son fidèle ami : Je n’abandonnerai pas mes justices en Allemagnef. »

f – « Entschlossen seine Gerechtigkeiten in Deutschland nicht zu verlassen. » (Ranke, Deutsche Geschichte, III, 448-451.) Ce récit repose sur Gabelkofer, extrait par Sattler et Pfister.

Charles-Quint et sa cour traversaient donc les Alpes dans l’automne de 1532. Le jeune duc, à cheval, gravissait les hauteurs qui séparent l’Autriche de la Styrie, contemplait de loin les neiges éternelles, et de temps en temps s’arrêtait sur les rochers à pic, au pied desquels se précipitent en bouillonnant les torrents qui descendent du flanc des montagnes. Il avait l’air rêveur et préoccupé par quelque grande résolution. La nouvelle de l’entrevue de François Ier et de Henri VIII qui avait épouvanté l’Autriche, avait enflammé ses espérances ; il s’était dit que c’était le moment de réclamer ses États. Il s’en était entretenu avec son gouverneur, et il s’agissait d’exécuter sa hardie entreprise. Échapper à Charles-Quint, entouré de toute sa cour et de tous ses gardes, semblait impossible ; mais Christophe croyait que Dieu peut délivrer de la gueule du lion, et il lui demandait de le conduire par la main durant tout le cours de sa vie. L’étiquette n’était pas sévère dans ces montagnes ; Christophe et son gouverneur, tous deux à cheval, restent un peu en arrière de leurs compagnons de voyage. Un arbre, un rocher, un tournant suffisent pour les dérober à leurs regards. Toutefois, si l’un de ceux qui entourent l’Empereur se retourne trop tôt et cherche du regard les retardataires, les deux amis sont perdus. Mais nul n’y pense ; bientôt ils sont à une certaine distance de la cour, et voient la procession impériale s’étendre dans le lointain, comme un long ruban, sur les flancs des Alpes Noriques. Tout à coup, les deux traînards tournent bride, partent au galop, demandent à des montagnards de leur indiquer un chemin qui les mène à Saltzbourg ; on le leur montre et ils s’élancent dans la direction indiquée. Mais il y avait là d’affreux passages ; le cheval de Christophe s’abattit ; impossible d’avancer. Que faire ? Peut-être s’est-on mis déjà à leur poursuite…

Les deux amis ne se troublent pas. Il y avait tout près un petit lac ; ils saisissent l’animal inutile, par derrière et par devant, le portent vers l’étang, et l’ensevelissent au fond des eaux, pour qu’il n’y eût aucune trace de leur passage. « Maintenant, Monseigneur, dit le gouverneur, prenez mon cheval et partez, je me tirerai bien d’affaire. » Le jeune duc disparut ; il était temps. « Qu’est devenu le prince Christophe ? » disait-on depuis quelques moments autour de Charles. « Il est en arrière, avait-on répondu, il va nous rejoindre. » Comme il ne venait pas, des officiers de l’Empereur, rebroussant chemin, s’étaient mis à sa recherche. Le petit lac, où le cheval du prince avait été jeté, était en partie rempli de hauts roseaux ; Tifernus s’y cacha. Bientôt les Impériaux passent près de lui ; il entend leurs pas, leurs voix ; ils vont, ils reviennent et ne trouvent rien. Enfin ils retournent, et annoncent tristement l’inutilité de leurs recherches ; on crut que les deux jeunes gens avaient été assassinés dans la montagne par des brigands. Toute la cour continua sa marche vers l’Italie et vers Rome. Pendant ce temps, Christophe s’enfuyait sur le cheval de son gouverneur, et usant d’une grande prudence, il parvenait sans être reconnu, jusqu’en un lieu sûr, où il se tint caché sous la protection de ses proches parents, les ducs de Bavière. Tifernus l’y rejoignit.

Le bruit de la mort de Christophe se répandit partout ; les Autrichiens, qui n’en doutaient pas, se croyaient plus sûrs que jamais du Wurtemberg ; on commençait même à oublier le prince, quand tout à coup un écrit portant son nom et daté du 17 novembre 1532g, se répandit dans toute l’Allemagne. Fidèle à sa résolution, le jeune prince faisait entendre dans ce noble manifeste des plaintes amères, et réclamait hardiment son héritage à la face de l’univers. Cet écrit, qui effraya Ferdinand d’Autriche, causa une joie immense dans le Wurtemberg et dans toute l’Allemagne protestante. Le jeune prince avait tout pour lui : un âge qui charme toujours, un courage que l’on était unanime à reconnaître, des vertus, des talents, de belles manières, une famille antique, un nom vénéré, des droits incontestables et l’amour de ses sujets. Ils ne l’avaient pas vu, il est vrai, depuis le jour où, âgé de cinq ans, il avait baigné le petit agneau de ses larmes ; mais ils saluaient en lui le prince national qui leur rendrait l’indépendance. Protégé par le duc de Bavière, par le landgrave de Hesse et par le puissant roi de France, Christophe avait toutes les chances en sa faveur. Il devait avoir plus : le secours de Dieu. Ami de l’Évangile, il allait donner une force nouvelle à la grande cause de la Réformation. Du Bellay mettrait tout son zèle à le rétablir sur le trône et à procurer ainsi à la France un allié, qui l’aidât à entrer dans les voies de la liberté religieuse.

g – Ce document se trouve dans Sattler, II, p. 229. — Voir aussi Ranke, Deutsche Geschichte, 111, p. 450.

Il nous faut retourner maintenant dans la patrie de Marguerite de Navarre, et voir comment cette princesse commençait à réaliser son grand projet de faire prêcher le pur Évangile dans le sein et sous les formes de l’Église catholique.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant