Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 29
Catherine de Médicis est donnée, avec grande pompe, à la France

(Octobre 1533)

2.29

Communication du mariage aux cardinaux – Ruses des Impériaux pour l’empêcher – Les Suisses – Les Maures – Le pape se décide à partir – Catherine sur les navires de France – Le pape vogue vers la France – Sentiments divers – Arrivée du pape à Marseille – Visite nocturne du roi au pape – Embarras du premier président – Conférences du roi et du pape – La bulle contre les hérétiques – Les noces – La joie de Catherine – Ce que Catherine apporte – Le pape décline – Le Janus moderne

Cette entrevue du pape avec le roi pouvait être plus nuisible à l’Évangile que toutes les attaques de la Sorbonne. Si Clément s’alliait sincèrement à François Ier contre Charles-Quint, si Catherine de Médicis devenait le gage d’union entre Rome et la France, la Réformation ne serait-elle pas bientôt ensevelie à la lueur lugubre des blêmes flambeaux de ce fatal hyménée ? Cependant on espérait encore que l’entrevue projetée n’aurait pas lieu. En effet, Henri VIII et l’Empereur faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour empêcher François Ier de se rencontrer avec le papeg.

g – Henri VIII à Norfolk, 8 août 1533. (State papers, VII, p. 493.)

Mais Clément VII, toujours plus ravi d’une union matrimoniale entre la famille des marchands de Florence et celle de saint Louis, ne se souciait ni de l’Empereur, ni du roi d’Angleterre, et vers la fin d’avril (1533), il assembla à Rome un sacré collège auquel il communiqua ses desseins. On en savait quelque chose. Les cardinaux romains sourirent et félicitèrent Sa Sainteté ; mais les cardinaux espagnols firent très mauvaise mine. Le pape chercha à leur persuader qu’il ne voulait ce mariage que pour la gloire de Dieu et de l’Église. « C’est pour saintes occasions, » leur dit-il. Nul n’osa s’opposer ouvertement ; mais au sortir de la séance, les cardinaux de l’Empereur coururent vers ses ministres, et leur apprirent la communication pontificale. Ceux-ci ne perdirent pas de temps : ils allèrent chez tous leurs amis ; ils les travaillèrent avec une grande habileté, et à force d’énergie et de ruse, ils parvinrent à avoir, au commencement de juin, une congrégation à laquelle les cardinaux français n’assistaient pas. N’osant pas s’opposer au mariage même, les prélats de Charles étalèrent la plus exquise sensibilité pour l’honneur et le bien-être du pape. Ils semblaient épris tout à coup de la passion la plus vive pour Clément VII. « Quoi ! le pape en France ! dirent-ils. Vraiment… il faut plus que le mariage d’une nièce pour remuer un pape de son siège… » Puis, comme si la santé de Clément VII leur était fort précieuse, et que l’air de Rome fût excellent, les rusés Espagnols mirent en avant des raisons d’hygiène. « Un tel voyage serait dangereux, vu les extrêmes chaleurs de la Provence. — Qu’à cela ne tienne ! répondit finement le pape, je ne partirai qu’après les premières pluies. »

Charles-Quint chercha alors d’autres moyens d’empêcher la conférence. Il fera en sorte que le pape diffère son départ de semaine en semaine, jusqu’à ce que l’hiver soit arrivé, et alors impossible d’y penser ! Il se présentait pour ces délais une occasion toute naturelle. Le mariage de Henri VIII et d’Anne Boleyn étant publié, l’Empereur demandait fièrement que justice fût rendue à la reine sa tante ; il y avait là, certes, de quoi occuper la cour de Rome pendant des mois. Mais Clément, qui avait laissé traîner l’affaire anglaise pendant des années, pressé de terminer l’autre mariage, assembla en grande hâte un consistoire, et prononça contre Henri VIII toutes les censures demandées par Charles-Quint. Puis oubliant dans son zèle sa finesse ordinaire, il fit du mariage de Catherine la péroraison de son discours, et en ayant fini avec l’Angleterre et son roi, il conclut en disant : « Que ceux d’entre vous, Messieurs, qui désirent faire le voyage avec moi, se tiennent tout prêts au départh. »

h – Du Bellay, Mémoires, p. 195.

Aussitôt on se mit à équiper les galères de Rhodes, sur lesquelles le pape devait faire le voyage. Tout était en mouvement dans le port. On pourvoyait ces bâtiments longs et de bas bord de tout ce qui était nécessaire à la subsistance, à la manœuvre et même à la défense et à l’attaque. On plaçait les rames ; on hissait les antennes et les voiles, on arborait le pavillon… Alors les Impériaux, faisant assaut de ruse avec le pape, eurent recours à un nouveau stratagème ; ils s’éprirent d’amour pour Coron… — « Coron, cette ville du midi de la Grèce, dirent-ils au pape, Coron, de si grande importance pour la chrétienté, est attaquée par les Turcs ; les galères de Rhodes nous sont nécessaires pour la défendre ; il faut délivrer de la servitude les Grecs nos frères et relever l’empire d’Orient… » Le pape comprit ; il était difficile de le vaincre en fait de ruse. « Bien, bien, dit-il, hâtez-vous ; courez au secours de la chrétienté…, j’accorde lesdites galères, j’y ajoute même les miennes… et… je ferai mon passage sur les galères de Francei. »

iIbid.

Alors l’Empereur se tourna vers les Suisses ; les ducs de Savoie et de Milan craignaient aussi que, dans l’entrevue projetée, il ne se brassât quelque chose à leur détriment ; ils se joignirent à lui. Ces trois princes résolurent de faire entrer les cantons catholiques dans la ligue italienne. Si ces terribles bandes helvétiques passent les Alpes, tout projet de voyage sera abandonné par le pape. Comment se hasarderait-il au milieu des piques et des arquebuses ? Clément VII n’avait pas l’humeur belliqueuse de Jules II. « Le roi de France favorise les protestants, dirent aux cantons catholiques les députés de Charles, il veut mettre les cantons évangéliques en état de prendre la revanche de Cappel ; mais si vous vous unissez à nous, vous n’avez rien à craindre. » A ces mots, les catholiques furent en grand branle d’entrer dans la ligue d’Italie contre le roi et contre le pape. Mais François Ier leur envoya de l’argent comptant, pour se tenir tranquilles, et les Suisses catholiques ne bougèrent pas.

Tout échouerait-il donc ? Jamais on ne vit mariage contre lequel on accumulât tant d’efforts ; mais il était écrit dans les livres du destin, disait-on ; les armes forgées contre lui ne pouvaient réussir ; le fier Charles-Quint remuait en vain toute l’Europe, les Suisses, les Allemands, les Grecs et les Turcs. Ses ministres eurent recours alors à une autre ruse. Le pape n’était pas courageux, chacun le savait. Ils en revinrent à leurs tendres affections pour la personne papale ; et la Suisse ne donnant pas, ils se tournèrent vers l’Afrique. « Que Votre Sainteté y prenne garde, lui dirent-ils ; si elle entreprend ce voyage, elle tombe infailliblement dans les mains des Mauresj.… Une flotte de pirates, cachée derrière les îles d’Hyères, paraîtra tout à coup, fondra sur le navire qui vous porte, et vous enlèverak. » Cette fois-ci, le pape fut bouleversé. La terreur qu’inspiraient les navires barbaresques était alors très grande. Se voir enlevé par des Maures !… Un pape conduit à Tunis ou à Alger !… Quelle horrible pensée !…

j – « Non licere ejus Sanctitati sine Maurorum periculo illuc accedere. » (Vanner to Cromwell, State papers, VII, p. 508.)

k – « Ob insulas de Yeres ubi piratarum classis posset ad intercipiendum pontificem in insidiis latitare. » (Ibid.)

Ira-t-il, n’ira-t-il pas ? telle était la question que se posait l’Europe. Mais c’était à Rome surtout qu’elle s’agitait ; les Guelfes et les Gibelins en venaient presque aux mains. Les arguments pour le mariage et par conséquent pour le voyage ne manquaient pas. « Le moment est venu, disaient les papistes, de porter un grand coup pour empêcher la France de se perdre, comme l’Allemagne et l’Angleterre. » On criait très fort dans les couvents, dans les églises, et jusque sur les places publiques. Un franciscain des Pays-Bas, nommé Herbom, moine doué d’un ardent fanatisme, ameutait la cité pontificale. « Luther, Zwingle, Œcolampade, disait-il, sont des soldats de Pilate ; ils ont crucifié Jésus-Christ Mais, ô malheur ! ce crime est renouvelé de nos jours, à Paris. Oui, à Paris même, par certains disciples d’Érasme. » Il fallait évidemment que le pape et sa petite nièce Catherine courussent en France, pour empêcher ce que ces moines blasphémateurs osaient appeler la crucifixion de Jésus-Christ.

Clément VII se décida ; il bravera la fureur des flots, il affrontera les attaques des corsaires, pour vaincre les soldats de Pilate, et donner un royal mari à sa nièce. Les galères de France, commandées par le duc d’Albany, partirent de Marseille en septembre, pour aller chercher Clément VII, qui s’était rendu à Pise, en affichant partout où il passait, le plus noble désintéressement. « Je vais à cet abouchement, disait-il, pour procurer la paix de l’Europe, pour préparer l’entreprise contre les infidèles, pour réduire en bonne voie le roi d’Angleterre, en un mot, uniquement, pour les intérêts de la chrétienté. » Puis après s’être ainsi déguisé comme le loup de la fable, avec des vêtements empruntés, il laissait passer le bout de l’oreille, et priait le duc d’Albany de conduire leur nièce commune à Nice, où elle devrait attendre ses ordres ultérieurs. L’honneur qu’on faisait à sa famille était si grand, que des doutes renaissaient toujours dans son esprit, sur la solidité des promesses du roi de France ; il ne voulait pas conduire sa nièce avec lui à Marseille, de peur de devoir l’en ramener. Il verra d’abord seul François Ier ; il lui parlera, il le sondera. Clément croyait que son regard de serpent irait jusqu’au fond du cœur de ce prince. Quand toutes les craintes seront dissipées, Catherine viendra en France ; mais jusque-là, elle ne fera que les trois quarts du cheminl.

l – Guicciardini, Hist. des guerres d’Italie, II, livre XX.

La jeune fille partit pour Nice, et chacun, en la voyant monter à bord, disait en la montrant : « La vraie cause de ce voyage étrange d’un pape en France, la voilà ! S’il s’agissait du salut de l’Église, Clément VII n’en ferait pas tant ; mais il s’agit d’élever une Médicis à côté d’un trône et peut-être de la mettre dessus… » La flotte française prit la mer. Le navire, au grand mât duquel le pavillon de France avait été arboré, présentait un spectacle à la fois bien gai et bien triste. Au-dessous des guidons et des banderoles, autour du duc d’Albany, au milieu d’une suite brillante, s’agitait une espèce de petite fée, qui se produisait alors pour la première fois dans le monde. C’était un être féminin, de modique stature, aux yeux étincelants, à la parole vibrante, qui paraissait doué d’une puissance surnaturelle, et fascinait péniblement tous ceux qui l’entouraient. Ses enchantements et ses filtres étaient le poison subtil sur lequel la papauté comptait pour tuer l’hérésie. La jeune fille, âgée de treize à quatorze ans, sautait de joie sur le magnifique navire. « Je vais devenir, se disait-elle, la bru du glorieux roi de France ! » La Mort, avec laquelle cette étrange créature semblait avoir fait un secret et terrible accord, devait en effet la porter bientôt au faîte du pouvoir. Les galères d’Albany, après avoir conduit la fille à Nice (ainsi parle Guicciardini), retournèrent au port de Pise, Livourne, et le 4 octobre, le pape, ses cardinaux et toute sa maison se mirent en mer.

La flotte papale, richement pavoisée, eut une fort heureuse navigationm. Clément VII pouvait sans distraction ruminer mille projets divers. Marier Catherine avec le fils du roi de France ; se délivrer, grâce à l’appui de ce prince, du patronage de l’Empereur qu’il détestait ; renvoyer indéfiniment le concile que Charles-Quint avait eu l’audace de promettre aux protestants ; écraser enfin la Réformation, soit en France, soit ailleurs… telles étaient pendant la traversée les pensées de Clément VII. Avant de quitter Rome, il avait rédigé (1er septembre) une bulle contre les hérétiques ; il la tenait sur son navire, et se proposait d’en demander à François l’immédiate exécution, comme cadeau de noce. Les vents soufflaient doucement dans la direction de Marseille ; chacun se félicitait de la beauté du lissage ; mais cette flotte en apparence si inoffensive, qui glissait alors tranquillement sur les eaux de la Méditerranée, portait, comme celle d’Ulysse, des outres pleines de tempêtes.

m – Guicciardini, Hist. des guerres d'Italie, II, livre XX, p. 901.

On était fort partagé en France sur le voyage de Clément VII. Si le pape satisfaisait le roi, la Réforme était perdue ; s’il le contrariait, la France suivrait l’exemple de l’Angleterre. Or chacun admettait l’hypothèse qui lui était favorable. « Le roi et le pape, disaient les réformés, suivent des voies si opposées, qu’il leur est impossible de se rencontrer. — Le roi et le pape, disaient les ultramontains, vont s’unir par des nœuds indissolubles, et la papauté sera restaurée en France dans son exclusive suzerainetén. » Il y avait pourtant des esprits, de l’école d’Érasme, qui restaient dans le doute. « Pour moi, écrivait au réformateur Bucer, le professeur Sturm, je désire fort que la papauté soit renversée, mais… je crains fort qu’elle ne soit relevéeo. » Sturm ne se compromettait pas. De quel côté Marseille fera-t-il donc pencher François Ier ? Les historiens ont décidé qu’il en revint gagné par Rome ; mais après avoir entendu les historiens, il faut pourtant écouter l’histoire.

n – « Papam aut subversum aut restitutum iri in suam et inveteratam tyrannidem. » (Sturmius Bucero. Msc. de Strasbourg.)

o – « Alterum ego expecto magno cum desiderio ; alterum non mediocriter extimesco. » (Ibid.)

L’antique cité des Phocéens était, au commencement d’octobre 1533, dans la plus vive attente ; le roi de France et le pape allaient y arriver ; quel honneur ! On sait que le peuple qui l’habite est vif, enthousiaste, et aime les éclatantes réceptions. On avait placé sur les lieux les plus élevés des guets chargés de signaler la flotte. Enfin le 4 octobre, la tour d’If et Notre-Dame de la Garde donnèrent tout à coup les signaux tant désirés. Il n’y a plus alors qu’un cri dans tout Marseille : « L’armée de mer qui apporte notre saint-père est découvertep. » Une agitation fébrile parcourt toute la cité ; force trompettes, clairons, hautbois, retentissent dans toutes les rues ; la population se jette vers le port. Des nobles, des prélats, montent sur des navires que l’on tenait prêts ; toutes les voiles sont déployées, et bientôt cette flotte improvisée salue celle du pape par d’immenses acclamations. Il s’y trouvait beaucoup de dévots catholiques qui frémissaient de joie et d’admiration ; ils pouvaient à peine en croire leurs yeux. « Voilà le vrai représentant de Christ, disaient-ils, le père de tous les chrétiens, le seul qui puisse à son gré donner à l’Église des lois nouvellesq ; celui qui ne s’est jamais trompé et ne se trompera jamais, dont le nom est unique dans le monde, le vice-Dieu sur la terrer ! » Clément souriait ; jamais en Italie, il n’avait vu un tel enthousiasme, ni entendu de telles exclamations. O France ! que tu es bien la fille aînée de l’Église. Il ne savait pas que la vanité, la curiosité, l’amour des pompes, la passion du bruit étaient pour beaucoup dans ce ravissement, et que la France, comme son roi Clovis, adore ce qu’elle a abattu, et abat ce qu’elle a adoré. Clément VII n’avait pas le loisir de se livrer à ces réflexions. Au moment où sa galère entra dans le port, trois cents pièces d’artillerie firent entendre leurs détonations. Notre-Dame de la Garde, la tour de Saint-Jean, l’abbaye de Saint-Victor, le port et ses environs, tout était en feus.

p – Du Bellay, Mémoires, p. 204.

q – « Quod illi soli licet pro temporis necessitate novas leges condere. » (Dict. Gregorii.)

r – « Viri Dei vicem gerit in terris. » (De translatione Episc.)

s – Du Bellay, Mémoires, p. 205. — State papers, VII, p. 515.

François Ier ne se trouvait pas au milieu de la foule immense et brillante qui remplissait alors Marseille. Il y avait des princes du sang, des prélats, des diplomates, des magistrats, des courtisans, des hommes de guerre ; mais le roi, quoique aux portes, de Marseille, se tenait en arrière et à part. Toutefois, la nuit étant venue et chacun s’étant retiré en son quartier pour se reposer d’une fatigante journée, un personnage, enveloppé d’un manteau, entra dans la ville, se glissa mystérieusement à travers les ténèbres dans les rues voisines, et se présenta à la porte du palais où se trouvait le pape. Cet homme fut aussitôt introduit dans les appartements où Clément VII se préparait à prendre son repos ; c’était le roi de Francet … Pourquoi cette visite nocturne ? Serait-ce que le roi, avant de recevoir officiellement le pontife, voulût le sonder en secret ? Serait-ce l’étiquette du temps ? Quoi qu’il en soit, François, après une conversation intime, dans le tête-à-tête le plus secret, s’en retourna avec le même mystère, ayant l’air fort satisfait. Le pape lui avait tout promis, tous les droits, toutes les possessions, en un mot tout ce qu’il était bien décidé à ne jamais tenir.

t – Guicciardini, Hist. des guerres d'Italie, II, livre XX, p. 901.

Le lendemain le pape, revêtu de ses habits pontificaux, et assis dans une chaise superbe que des hommes portaient sur les épaules, fit son entrée solennelle, au milieu des cardinaux, aussi dans tout l’éclat de leur costume, et d’un grand nombre de seigneurs et de dames de France et d’Italieu.

u – Du Bellay, Mémoires, p. 205.

Dès le matin et pendant qu’éclataient dans les rues des cris d’allégresse, le président du parlement, logé dans l’une des belles maisons de Marseille, se promenait dans sa chambre le front soucieux, gesticulant et répétant avec anxiété des phrases latines. Ce magistrat avait été chargé, comme grand orateur, de faire le discours au pape. Or, malheureusement, le latin ne lui était pas familier ; il avait fait forger son oraison de longue main, et à force de peine, sa mémoire rebelle s’était mise en état de la débiter tout d’un trait, — pourvu qu’on n’y changeât pas un mot.

Dans le même moment, un envoyé du pape se présentait au lever du roi, un papier à la main, et lui demandait de la part du pontife, qui avait une grande frayeur du terrible Charles-Quint, qu’on fit ladite oraison comme elle se trouvait sur le papier qu’il apportait, de manière à ne donnera l’Empereur nulle offense. François envoya au président le canevas de Clément VII. Oh ! contre-temps ! ladite instruction était précisément le contraire de ce qu’il avait appris par cœur. Le célèbre orateur perdit la tête ; il ne savait que devenir… Hélas ! il n’avait plus que quelques minutes et les mots ronflants qui devaient offenser le grand Empereur, et qu’il comptait réciter de sa plus belle voix lui revenaient à l’esprit. Il se mettait en présence de cette magnifique assemblée, de ces fiers prélats de Rome qui savent si bien le latin… Il n’y a pas de doute… il s’embarrassera, il bégayera, il ne trouvera plus ce qu’il doit dire, il restera court. La fièvre le prit ; Alors n’étant plus maître de lui-même, M. le premier président courut vers Sa Majesté, et la supplia de donner cette charge à un autre. « Eh bien, dit François à l’évêque de Paris Du Bellay, chargez-vous-en. » A l’instant le cotège partit. Il arriva ; l’évêque de Paris, quoique pris à l’improviste, faisait bonne mine ; il était fort latiniste, habile orateur, et s’acquitta merveilleusement de son officev.

v – Du Bellay, Mémoires, p. 206.

Peu après, les conférences officielles commencèrent, et le roi et le pape n’épargnèrent ni protestations, ni ruses, ni mensonges ; le pape surtout excella dans ce dernier point. « Il mit tant d’artifice dans cette affaire, dit Guicciardiniw, que le roi vint à se confier merveilleusement en lui. » Ce qu’il fallait à François Ier pour le dédommager de la mésalliance n’était pas peu de chose ; il demandait le duché d’Urbin, le duché de Milan, Pise, Livourne, Reggio, Modène, Parme, Plaisance, Gênes. Mais si le roi ne tarissait pas en demandes, le pape ne tarissait pas en promesses, se montrant d’autant plus libéral qu’il ne voulait rien donner. Clément, touché de la bonhomie de François, qui avait l’air de croire tout ce qu’il disait, envoya enfin chercher à Nice la jeune Catherine.

w – Guicciardini, Hist. des guerres d’Italie, H, livre XX, p. 901.

Il n’était pas dans les convenances que le pape parût être venu si loin seulement pour marier une jeune fille. Il proposa, pour cacher son jeu, de lancer contre les hérétiques la bulle qu’il apportait de Rome. C’était son cadeau de noces, et rien ne pouvait mieux inaugurer l’entrée de Catherine en France. Mais le diplomate G. Du Bellay fit tout au monde pour empêcher cet acte vraiment romain. Il eut à ce sujet, avec les cardinaux et avec le pape même, les entretiens les plus animés. Il représentait la nécessité de contenter les protestants de l’Allemagne : « Un concile libre, des concessions mutuelles ! » disait-il ; mais Clément faisait la sourde oreille. Du Bellay ne céda pas ; il lutta énergiquement avec le pontife ; il le conjura de ne pas combattre la Réformation par la violencex. Il parla de même à François Ier et lui communiqua certaines lettres récemment reçues d’Allemagne ; mais le roi lui répondit qu’il prenait trop au sérieux cette affaire. La bulle d’excommunication était simplement une manière, une forme papale… et rien de plus. La bulle fut publiée et l’on en fit grand bruit. François et Clément, tout en se croyant mutuellement de bonne foi, se trompaient l’un l’autre. Il n’y avait de vrai, dans toute l’affaire de Marseille, que le don que le pape faisait à la France de Catherine de Médicis. C’était sans doute bien assez.

x – « Legatum vehementer contendisse cum romano pontifice Massiliæ ne non violenter agat. » (Corp. Ref., II, p. 721.)

Aussitôt que la fille fut venue, tout s’apprêta pour le mariage. Les ministres du roi et les ministres du pape s’occupèrent du contrat, et ceux-ci ayant parlé d’une constitution de cent mille écus : « C’est très peu pour une si noble alliance, » dirent les trésoriers de François Ier. — Oui, répondit Strozzi, l’un des plus habiles serviteurs de Clément VII ; mais, remarquez-le bien, Madame la duchesse d’Urbin apporte de plus en mariage trois bagues d’un prix inestimable. Gênes, Milan et Naplesy. » Ces diamants, dont les feux devaient éblouir le roi et la France, ne brillèrent jamais ni aux doigts de Catherine, ni sur la couronne de Henri II.

y – Guicciardini, Hist. des guerres d’Italie, II, livre XX, p. 901.

Alors on procéda à la cérémonie « en grande magnificence. » L’épouse s’avançait, jeune, brillante, rayonnante de joie, le sourire sur les lèvres, l’œil vif, la tête couronnée d’or, de perles, de fleurs, — et à sa suite la Mort… la Mort qui fut toujours sa suivante fidèle, qui la servit même quand sa maîtresse eût voulu arrêter ses coups, qui devait, en frappant le Dauphin, la faire femme de l’héritier du trône ; en frappant son beau-père la couronner reine, et en frappant successivement son époux et tous ses fils, la rendre maîtresse souveraine des destinées de la France. Aussi, reconnaissante envers cette mystérieuse et sinistre alliée, la Florentine devait-elle, quarante ans plus tard, en une nuit d’août, dans les rues de Paris, lui donner une réjouissance magnifique, lui faire un lac de sang pour s’y baigner, organiser la fête la plus affreuse qui ait jamais été célébrée à l’honneur de la Mort. Catherine s’approcha de l’autel, un peu tremblante sans être émue. Le pape, jaloux de consommer lui-même la grandeur de sa maison, officiait en personne, et des flambeaux innombrables étaient allumés. Le roi, la reine de France, de nombreux courtisans étalant les costumes les plus riches, entouraient les époux. Catherine de Médicis plaça une main blême dans la main crochue de Henri de Valois, qui devait dérober à la Réforme toute liberté, et à la France même, dans la paix malheureuse, sa gloire et ses conquêtes ; puis Clément VII donna à ces deux tragiques époux la pontificale bénédiction. Le mariage était conclu ; la fille, comme l’appelle Guicciardini, était femme ; un éclair brilla dans son regard. Était-ce la joie du bonheur et de la gloire ? Probablement. On pourrait demander si ce n’était pas la joie de l’hyène découvrant de loin des tombeaux où elle pourra se repaître de la chair des cadavres, ou celle du tigre, apercevant de sa tanière, dans le désert africain, des groupes de voyageurs sur lesquels il pourra s’élancer et apaiser la soif de sang qui le dévore. Mais quoique les appétits qui se manifestèrent à la Saint-Barthélemy fussent déjà en germe dans cette jeune fille, rien ne montre, il faut le dire, qu’à Marseille, elle se laissa gouverner par ces cruelles inclinations.

Il est des êtres maudits de Dieu, qui, sous des voiles éclatants et de belle apparence, apportent à une nation un agent de contagion, le virus de la corruption, un principe invisible de mort qui circule dès lors dans les veines, atteint de sa vertu morbide toutes les parties du corps et frappe les forces humaines d’une universelle prostration. C’est ainsi qu’au commencement de l’histoire de l’humanité, un être déchu séduisit l’homme ; par lui le péché entra dans le monde, et par le péché la mort. Cette scène première, qui demeure unique, se répète néanmoins de temps en temps pour les peuples sur une moindre échelle. C’est ce qui arriva pour la France quand la fille des Médicis se glissa dans la famille de ses rois. Sans doute le mal se trouvait déjà dans ce peuple, mais l’arrivée de Catherine fut l’un de ces actes qui rendent la corruption transcendante. Cette femme, fausse, dissolue, vile jusqu’à ramper aux pieds de la maîtresse de son mari, et attraper les secrets pour elle ; cette femme qui ne mit au monde que des enfants énervés, fous, furieux, gâtés, vicieux, non seulement corrompit ses fils, mais encore atteignit toute une société brillante qui eût pu être noble et juste (Coligny l’a montré), et lui infiltra des sécrétions morbides. La nièce du pape empoisonna la France. Retournons à Marseille.

« L’allégresse de Clément VII était incroyable, » dit Guicciardiniz. Il eut même un mouvement de reconnaissance, et résolut de donner au roi quatre chapeaux pour quatre évêques français. Entendait-il que ces chapeaux tinssent lieu d’Urbin, de Gênes, de Milan et de Naples ? On l’ignore. Un des nouveaux cardinaux fut le jeune Odet de Châtillon, âgé de onze ans, frère de l’immortel Coligny, et plus tard l’un des soutiens du protestantisme en France. Le roi, voulant paraître répondre à tant de faveurs, écrivit à l’évêque de Paris que « le crime d’hérésie croissant et pullulant, il fallait faire et parfaire le procès des hérétiques. — N’y faites pas faute, » ajoutait-ila. Mais l’évêque de Paris, frère du diplomate Du Bellay, était, de tous les prélats de France, le moins disposé à persécuter. François le savait très bien, et c’est pour cela peut-être qu’il lui en donnait l’ordre.

z – Guicciardini, Hist. des guerres d’Italie, II, livre XX, p. 901.

a – Lettre close à l’évêque de Paris, p. 41.

Le pape, ravi d’avoir fait un si bon marché dans la cité mercantile, s’embarqua le 20 novembre pour retourner à Rome. L’excès de la joie lui fut contraire, comme il l’avait été à son cousin Léon X. Les menaces de l’Empereur, qui voulait un concile, les instances de François Ier, qui réclamait les trois anneaux de Catherineb, les querelles de ses deux neveux, qui se battaient dans Florence, tout remplissait d’inquiétude et de douleur le pauvre Clément. Il disait à tous ceux qui l’entouraient que sa mort était proche ; et aussitôt après son retour, il fit faire l’anneau et les habits en usage dans les sépultures des papesc. Sa seule consolation, la ruine prochaine des protestants, sembla même lui manquer dans ses derniers jours. Déjà, pendant son entrevue avec le pape, François faisait de sourdes pratiques pour s’unir avec le plus redoutable des ennemis de Rome. Après avoir embrassé avec une apparente émotion la vieille papauté, le roi chevalier allait donner galamment la main à la jeune Réformation. A deux mois de distance, ce prince eut deux entrevues aussi opposées qu’il est possible. Ces deux conférences contradictoires sont l’un des traits qui caractérise le mieux le versatile et ambitieux François Ier. Ce Janus moderne avait une tête à deux faces, adossées l’une à l’autre. Nous venons de voir celle qui regardait en arrière, dans le passé ; nous verrons bientôt celle qui regardait en avant, dans l’avenir. Mais avant de suivre le roi de France dans son oscillation du côté de l’Allemagne et des protestants, il nous faut retourner à Calvin. C’était en octobre 1533 que François et Clément s’étaient rencontrés à Marseille ; et le 1er novembre, au moment où ces deux princes parlementaient encore, une grande manifestation évangélique avait lieu à Paris.

b – « S. M. Christma dimando che da sua Santa li fussino osservate le promesse. » (Soriano, Ranke, Pœpste, I, p. 127.)

c – Gucciardini, Hist. des guerres d’Italie, livre XX, p. 902.

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