Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 30
Le discours du recteur à l’université de Paris

(Novembre 1533)

2.30

Calvin et Cop se partagent l’œuvre – Séance d’ouverture de l’Université en 1533 – Le discours de Calvin – La volonté de Dieu, se manifeste – Effet du discours – Indignation de la Sorbonne – Une seule Église universelle – L’Université se partage – Intérêt de la reine de Navarre – Calvin appelé par la reine – Nul n’arrêtera le renouvellement de l’Église – Le recteur se rend en pompe au parlement – Un message l’arrête – Fuite de Cop – Ordre de saisir Calvin – On conjure Calvin de fuir – Fuite de Calvin – Il se déguise – Probabilité du récit – Il se cache – Plusieurs évangéliques quittent Paris – Les adieux de Marguerite

Calvin n’avait pas quitté Paris. Il était tantôt près des boulevards, vers le marchand De la Forge, tantôt dans le quartier de l’Université, avec Cop ; dans la maison des pauvres, dans le palais des nobles, « accroissant grandement l’œuvre du Seigneur, dit Bèze, non seulement en enseignant la vérité, mais aussi en s’opposant aux hérétiquesa. » Puis il se retirait dans sa chambre et il méditait. Il plongeait dans l’avenir son profond regard, et croyait découvrir, dans un temps plus ou moins éloigné, et à travers certains nuages, le triomphe de l’Évangile. Il savait que la cause de Dieu avance en général péniblement, qu’il y a des pierres sur le chemin, que l’intérêt, l’ignorance, la servilité l’arrêtent à tout moment ; qu’elle chancelle, tombe, et qu’on peut l’imaginer perdue. Mais il croyait que Celui qui est en elle lui fait surmonter tous ses ennemis. « Seulement, disait-il, il faut que ceux qui portent son étendard montent à l’assaut avec un inébranlable courage. » Calvin crut que le moment de l’assaut était venu. Il désirait que, dans l’Université même, du haut de cette chaire que toute l’Europe vénérait, retentissent, après des siècles de silence, les accents de la vérité. Une occasion toute naturelle se présenta.

a – Théod. de Bèze, Hist. eccl., I, p. 9.

Pendant le mois d’octobre, Cop était fort préoccupé d’une tâche qui lui était dévolue ; la coutume de l’Université appelait le recteur à prononcer en latin le discours d’ouverture, le jour de la Toussaint, dans une des églises de, Paris. Calvin pensa qu’il fallait profiter de cette occasion pour proclamer l’Évangile, à la face de toute la France. Le recteur lui représentait qu’il était médecin, qu’il lui était difficile de parler comme théologien : « Si toutefois, dit-il, vous voulez écrire l’oraison, je me chargerai de la prononcer. » Les deux jeunes hommes furent bientôt d’accord ; ils comprenaient le danger qu’ils couraient ; mais ils étaient prêts à s’y exposer, sans bravade pourtant et avec prudence. Ils convinrent d’expliquer devant l’Université l’essence même de l’Évangile, mais en lui donnant le nom académique de philosophie chrétienne. Christ, disait Calvin, veut que nous soyons comme des serpents, soigneux de fuir tout ce qui nous est contraire ; et pourtant comme des colombes, qui volent sans crainte, sans souci, et qui même se présentent ingénument devant ceux qui leur tendent des piègesb. »

b – Calvini Opera.

Le jour de la Toussaint (1533) étant arrivé, l’Université s’assembla en grande pompe dans l’église des Mathurins ; plusieurs se montraient impatients d’entendre Cop, que sa conduite dans l’affaire de la reine de Navarre avait rendu suspect à la Sorbonne. Un grand nombre de moines et surtout de franciscains prenaient place et tendaient l’oreille. Il y avait pourtant çà et là, dans l’église, de nobles amis de l’Évangile, qui étaient venus assister à l’assaut et peut-être au triomphe de leur foi. Parmi eux se trouvait sur un banc, à l’écart, un jeune homme d’une apparence chétive, attentif à tout ce qui se disait, calme, modeste ; personne ne se doutait que ce fût lui (Calvin), qui allait remuer l’Université et pour ainsi dire toute la France. Le moment étant arrivé ; tous les dignitaires, professeurs, étudiants, fixant des regards avides sur le recteur, Cop se leva, prit la parole, et prononça le discours d’ouverture, « d’une façon toute autre, dit Théodore de Bèze, que la coutume n’était. » Il y avait dans son débit une simplicité, une vie qui contrastait avec la sécheresse et l’emphase des anciens docteurs. Ce discours est important dans l’histoire de la Réformation française ; nous le rapporterons donc en partie, d’autant plus qu’il est resté caché jusqu’à cette heure dans les manuscrits de la bibliothèque de Genève, et que c’est la première fois qu’il est offert au public chrétienc

c – Ce document se trouve dans la bibliothèque de Genève (Msc. 145) ; il porte en marge : « Hæc Johannes Calvinus propria manu descripsit, et est auctor. » M. le Dr Bonnet l’a retrouvé en faisant des recherches pour l’édition des Lettres de Calvin et en a donné copie à l’auteur.

« Messieurs, dit le recteur, c’est une grande chose que la philosophie chrétienne, et une chose trop excellente pour qu’aucune langue puisse en exprimer la valeur et même qu’aucune pensée puisse la concevoir. Donnée de Dieu à l’homme par Jésus-Christ lui-même, elle nous fait connaître cette vraie félicité qui ne trompe personne, nous faisant croire et comprendre que nous sommes vraiment fils de Dieu… L’éclat de la splendeur de cette sagesse de Dieu éclipse toutes les lueurs de la sagesse du monde. Elle place ceux qui la possèdent autant au-dessus du commun des hommes, que le commun des hommes lui-même est au-dessus des brutesd. L’esprit de l’homme, ouvert et agrandi par la main divine, comprend alors des choses infiniment plus sublimes que toutes celles qui sont connues de notre faible humanité. Qu’elle doit être admirable, qu’elle doit être sainte, cette philosophie divine, puisque, pour l’apporter aux hommes, Dieu lui-même a voulu devenir homme ; que, pour nous l’apprendre, l’immortel s’est fait mortel ! Dieu pouvait-il nous manifester mieux son amour que par le don de son Verbe éternel ? Quel lien plus intime et plus ferme pouvait-il établir entre lui et nous, qu’en devenant un homme tel que nous ? Messieurs, louons les autres sciences, je l’approuve ; admirons la dialectique, la philosophie naturelle, l’éthique, en vue de leur utilité ; mais qui oserait les comparer avec cette autre philosophie, d’un genre à part, qui expose ce que tous les philosophes ont longtemps cherché et n’ont jamais trouvé… la volonté même de Dieu. Et qu’elle est-elle cette volonté cachée, qui nous est ici révélée ? Cette volonté, la voici : C'est la grâce de Dieu seule qui remet les péchése… Le Saint-Esprit qui sanctifie les cœurs, qui apporte la vie éternelle, est promis à tous les chrétiensf. S’il y a quelqu’un parmi nous qui ne loue pas cette science par-dessus toute science… je le demande, que louera-t-il ?… Faut-il charmer l’esprit de l’homme, lui donner le repos du cœur, le faire vivre saintement, heureusement ? La philosophie chrétienne lui fournit, et en abondance, ces biens admirables ; et en même temps elle dompte, comme par un frein salutaire, les mouvements impétueux de notre âmeg. Messieurs, puisque la dignité et la gloire de cet Évangile sont si grandes, combien je me réjouis de ce que la charge dont je suis revêtu m’appelle aujourd’hui à vous l’exposer… »

d – « Hac qui excellunt, tantum prope reliquæ hominum multitudini præstare mihi videntur, quantum hommes belluis antecellunt. » (Msc. de Genève, 145.)

e – « Sola Dei gratia peccata remittit. » (Msc. de Genève, 145.)

f – « Spiritum sanctum qui corda sanctificat et vitam æternam adfert, omnibus christianis pollicetur. » (Ibid.)

g – « Motus animi turbulentes, quasi habenis quibusdam. » (Ibid.)

Cet exorde paraissait étrange à un grand nombre d’auditeurs. Quoi, pas un mot de tous les saints, que les catholiques exaltent en ce jour-là ?… Voyons, pourtant, dit-on, attendons.

Il annonça que, selon la coutume, il expliquerait l’Évangile du jour, savoir les béatitudes prononcées par Jésus sur la montagne. Mais auparavant, dit-il, présentez avec moi d’ardentes prières à Christ, très bon, très grand, qui est le vrai, qui est le seul intercesseur auprès du Père, afin que par son fécond Esprit, il illumine nos intelligences, et que tout notre discours le loue, le sente, le respire, réfléchisse son image, en sorte que ce divin Sauveur, pénétrant dans nos âmes, les baigne dans la rosée de sa grâce célesteh. »

h – « Ut tota nostra oratio illum laudet, illum sapiat, illum spiret, illum referat. Rogabimus ut in mentes nostras illabatur, nosque gratiæ cœlestis succo irrigare dignetur. » (Manuscrit de Genève 145.)

Alors le recteur exposa le bonheur de ceux qui sont pauvres en esprit, qui sont affligés, qui ont faim et soif de la justice.

Jamais l’Université n’avait rien entendu de pareil. Il y avait dans cette oraison une admirable mesure ; elle était académique et pourtant évangélique, ce qui ne se voit pas souvent ; Calvin avait trouvé cette langue des sages qui embellit la science. Mais les ennemis de l’Évangile ne s’y trompèrent pas. A travers le voile léger dont il avait recouvert la grandeur de l’amour divin, ils découvrirent ces hauteurs, ces abîmes de la grâce qui sont pour le vrai chrétien la source d’une grande joie, mais pour les adversaires l’objet d’une grande haine. Il y avait dans l’église un indicible malaise. Certains auditeurs se lançaient des regards, se signalant ainsi les uns aux autres les passages qui leur semblaient les plus répréhensibles. L’Université, les professeurs, les prêtres, les moines, les étudiants écoutaient avec étonnement ce langage inouï. On voyait çà et là dans l’assemblée des signes d’approbation, mais encore plus des signes de colère. Deux franciscains surtout, hors d’eux-mêmes, s’agitaient sur leurs sièges ; et quand l’assemblée se sépara, on les entendit exprimer d’une voix perçante leur indignation. « La grâce, le pardon de Dieu, le Saint-Esprit, tout cela se trouve et en abondance dans le discours du recteur, mais des pénitences, des indulgences, des œuvres méritoires… pas un mot ! » On leur faisait remarquer que le recteur, selon l’usage, avait fini son exorde par la salutation que l’ange avait adressée à Marie ; mais ce n’était, selon les moines, qu’une pure forme ; ces mots étant dans l’Écriture, comment le recteur pouvait-il se refuser à les prononcer ? N’avait-il pas d’ailleurs commencé par dire que Christ était le seul et véritable intercesseur, verus et unus apud Patrem intercessor ?… Que restera-t-il alors à Marie, si ce n’est d’être la mère du Sauveur ? Toute la Sorbonne étaient remplie de colère et d’effroi… Choisir le jour de la fête de tous les saints pour proclamer qu’il n’y a qu’un seul intercesseur !… Un tel crime ne peut rester impuni. Si Cop a voulu faire de l’éclat, les moines en feront plus encore ! Les deux franciscains s’étant consultés avec leurs amis, l’avis fut qu’il fallait se défier de l’Université. En conséquence, ils coururent au parlement, et lui déférèrent les propositions hérétiques du recteur.

Cop et Calvin s’étaient retirés chacun à part, et avaient été bientôt visités dans leurs demeures par un certain nombre d’amis. Quelques-uns-n’approuvaient pas ces grandes manifestations ; ils eussent voulu qu’on se contentât d’avoir çà et là, dans des lieux retirés, de petits conventicules. Calvin ne pensait pas de même. Il y avait, selon lui, une seule Église chrétienne, universelle, qui avait toujours existé depuis les Apôtres, et qui existerait toujours. Les erreurs et les abus qui se trouvent dans la chrétienté, des prêtres d’un esprit profane, des hypocrites, des pécheurs scandaleux, n’empêchent pas que l’Église ne subsiste. Elle est, il est vrai, réduite à n’être souvent qu’un petit et humble troupeau ; mais n’importe, ce troupeau existe, et il doit, toutes les fois qu’il en trouve l’occasion, se manifester en opposition à une catholicité déchue. Les réformateurs eux-mêmes, on l’ignore parfois, ont soutenu la doctrine d’une Église universelle ; mais tandis que Rome met au nombre des signes qui la caractérisent un certain éclat, une propriété temporellei, » les docteurs évangéliques, au contraire, donnent comme marque de l’Église véritable, la persécution, la croix. Cop et Calvin allaient en faire l’épreuve.

i – Cardinal Bellarmin, De Controversiis.

Le recteur n’était pas disposé à céder aux moines ; il résolut d’engager la bataille par une question de forme, qui devait disposer ses collègues en sa faveur, et peut-être en faveur de la vérité. C’était une maxime reçue dans l’Université, que tous ses membres, et à plus forte raison son chef, avaient la compagnie pour premier juge, et qu’il n’était pas permis d’omettre un degré de juridictionj. Le recteur assembla donc les quatre facultés (19 novembre), et ayant fait l’apologie de son discours, il se plaignit vivement de ce qu’on eût osé porter cette affaire devant un corps étranger. Les droits de l’Université avaient été ainsi lésés. « En dénonçant son chef au parlement, c’est elle qu’on a insultée. Il faut, dit Cop, que ces impudents délateurs donnent satisfaction de cette injure. »

j – Crévier, Hist. de l'Université, V, p. 275.

Ces paroles excitèrent un grand mouvement dans l’assemblée. Les théologiens, qui avaient courbé la tête quand il avait été question de la reine de Navarre,

… N’osant approfondir
De ces hautes puissances
Les moins pardonnables offenses,

résolurent de s’en dédommager, en tombant de toutes leurs forces sur un simple docteur, qui même était Suisse d’origine. Chacun d’eux cria haro sur lui. L’Université se partagea en deux parties distinctes et l’assemblée retentit des réclamations les plus contraires. Les théologiens criaient le plus fort : « Le temps presse, disaient-ils, l’heure de la crise est arrivée. Si l’on cède, la doctrine romaine vaincue, chassée de l’Université, devra faire place aux nouvelles erreurs. L’hérésie est à la porte, il faut l’abattre d’un seul coup ! — Évangile, philosophie, liberté ! disaient les uns. — Papauté, tradition, soumission ! » criaient les autres. Le bruit et le désordre devinrent tels qu’on ne pouvait plus s’entendre. Enfin on en vint aux voix ; deux facultés, celles des lettres et de médecine, furent pour la proposition de Cop, et deux contre, celles de théologie et de droit. Le recteur, faisant acte de modération, refusa de voter, ne voulant pas se donner la victoire à lui-mêmek. L’assemblée se sépara dans la plus vive agitation.

k – Crévier, Hist. de l’Université, V, p. 276.

Le discours du recteur et les débats auxquels il donnait lieu faisaient grand bruit à la cour et dans la ville ; mais nul n’y prenait plus d’intérêt que la reine de Navarre. L’affaire de ses poésies avait été le premier acte ; le discours de Calvin était le second. Marguerite sut que Calvin était le véritable auteur de la harangue. Elle accordait toujours son patronage spécial aux étudiants formés dans l’une de ses écoles. Elle suivait ces jeunes savants avec l’intérêt le plus affectueux, et se réjouissait de leurs succès. Or il n’y en avait aucun parmi eux qui pût se comparer à Calvin, qui avait étudié à Bourges, Université de Marguerite. La pureté de sa doctrine, la hardiesse de sa profession, la majesté de son langage étonnaient tout le monde, et avaient surtout frappé la reine. Calvin était celui de ses étudiants auquel elle présageait les plus hautes destinées. Il est vrai que cette princesse n’était pas faite pour la résistance ; la douceur de son caractère la portait à céder ; elle le sentait elle-même. Chargée alors par le roi de traiter une affaire avec l’une de ses parentes, femme très entêtée : « Envoyez, écrivait-elle à Montmorency, une tête mieux ferrée que la mienne, autrement vous ne réussirez pas, — elle, Normande, sentant la mer, et moi, Angoumoise, l'eau douce de la Charentel ! » Mais quelque douce qu’elle fût, Marguerite prit vivement à cœur l’affaire de Cop et de Calvin. Quand les amis de l’Évangile plaçaient le flambeau d’une main hardie sur le chandelier, pour éclairer toute la France, un vent impétueux viendrait-il l’éteindre ?… La reine de Navarre manda Calvin à la cour, nous dit Bèzem. Cette nouvelle se répandit aussitôt parmi les chrétiens évangéliques, qui conçurent de grandes espérances. « La reine de Navarre, disaient-ils, la sœur unique du roi, favorise la piété… Peut-être le Seigneur, par l’intervention de cette femme admirable, dissipera-t-il la tempête qui nous menacen. » Calvin se rendit donc à la cour. Les dames de service l’ayant introduit dans les appartements où la reine se trouvait, elle se leva, alla à sa rencontre, et le fit asseoir à côté d’elle, « le recevant avec grand honneur, dit Bèze, et prenant beaucoup de plaisir à l’entendreo. » Les deux plus beaux génies que la France possédât alors, étaient ainsi en face l’un de l’autre, l’homme du peuple et la reine, si différents quant aux apparences extérieures, et même quant au point de vue sous lequel ils envisageaient la Réforme, mais pourtant tous deux animés d’un désir ardent de voir le triomphe de l’Évangile. Ils se communiquèrent leurs pensées. Calvin, malgré la persécution, était plein de courage. Il savait que l’Église de Christ est soumise aux changements et à l’erreur, comme toutes les choses humaines, et, selon lui, l’état de la chrétienté le montrait avec évidence ; mais il croyait qu’il y avait en elle une puissance incorruptible de vie, et qu’au moment même où elle semblait entièrement déchue et décrépite, elle avait par l’Esprit-Saint la puissance de se rajeunir, de se renouveler. L’heure de ce renouvellement était arrivée, et il était aussi impossible aux hommes de la retarder, que d’empêcher au printemps la nature de germer et de couvrir la terre de feuilles, de fleurs et de fruits. Cependant Calvin ne se faisait aucune illusion sur les dangers qui menaçaient le christianisme évangélique. « Quand les périls sont éminents, disait-il, il n’est pas temps de gaudir (de nous réjouir) comme gens stupides et sans soucis ; il faut que la crainte du danger, nous servant d’aiguillon, nous porte à requérir l’aide de Dieu, et à mettre sans trembler les armes au poing. » La reine promit d’employer toute son influence pour apaiser l’orage. Calvin fut conduit hors du palais avec les mêmes attentions qui lui avaient été montrées en le recevant. Il parla plus tard de cette entrevue à Théodore de Bèze, qui nous la rapporte lui-mêmep.

lLettres de la reine de Navarre, I, p. 287.

m – « In aulam. » (Bezæ Vita Calvini.)

n – « Hanc tempestatem, Dominus, reginæ Navariensis, piis tune admodum faventis, intercessione, dissipavit. » (Ibid.)

o – « Ibique perhonorifice ab ea accepto et audito Calvino. » (Ibid.)

p – Théod. de Bèze, Vie de Calvin, en français, p. 14. — Calvini Opera, passim.

Toutefois le ciel devenait plus menaçant. Le parlement, sans se soucier des droits de l’Université, avait accueilli la plainte des moines ; le recteur reçut donc un message de cette cour souveraine qui le citait à comparaître devant elle. Calvin comprit fort bien que les mêmes poursuites ne tarderaient pas à l’atteindre. Mais jamais il ne recula, ni devant le despotisme d’un pouvoir injuste, ni devant la fureur populaire. Nous ne sommes pas en l’école de quelque Platon, disait-il, pour nous livrer dans l’ombre à quelques disputes oiseuses. Christ devant Pilate a maintenu magnifiquement ses doctrines ; serions-nous donc assez lâches pour l’abandonnerq ? » Cop, fortifié par son ami, décida de se rendre à l’appel du parlement. Sans doute ce corps avait une grande puissance ; mais le recteur se disait que l’Université avait des privilèges incontestables, et que toute l’Europe savante était depuis bien des siècles presque à ses pieds. Il résolut de soutenir ses droits, d’accuser ses accusateurs, et de reprendre le parlement lui-même qui sortait de la voie légale. Cop, donc, s’apprêtant à paraître, comme il convenait au chef de la première université du monde chrétien, se revêtit de son costume universitaire, se fit précéder de ses bedeaux et de ses appariteurs, portant leurs masses et leurs bâtons à tête d’orr ; et se rendit en grande cérémonie au palais.

q – Calvini Opera, I, pars III, p. 1002 et 1003.

r – « Citatus rector sese quidem in viam, cum suis apparatoribus dedit. » (Bezæ Vita Calvini.)

Il marchait à la mort. Le parlement, comme Calvin, avait compris la position ; mais il en avait tiré de tout autres conséquences. Il avait reconnu que l’heure était venue de frapper le coup qui devait écraser la doctrine nouvelle, et avait décidé de faire saisir, séance tenante, le magnifique recteur. L’absence du roi était un avantage dont il fallait se hâter de profiter. Une revanche éclatante, prise en plein parlement, devait expier une offense non moins éclatante, commise en présence de toute l’Université. Un membre de cette cour, gagné à l’Évangile, résolut de sauver le malheureux Cop, et lui dépêcha un homme dont il était sûr, pour lui faire connaître le danger qui le menaçait. En sortant de la grande salle, ce messager aperçut les sergents qu’on avait appelés pour s’emparer du recteur ; n’était-il pas trop tard pour le sauver ? Déjà Cop était en marche avec ses bedeaux, et il approchait du palais, entouré d’une multitude d’étudiants, de bourgeois, de gens du peuple, les uns plein de bienveillance, les autres curieux de savoir l’issue de ce duel étrange entre le parlement et l’Université. L’homme envoyé pour avertir le recteur arriva au moment où la procession universitaire traversait une rue étroite. Profitant d’un désordre momentané occasionné par la foule, il s’approcha de Cop et lui dit à l’oreille : « Prenez garde aux adversairess ; on veut vous descendre dans la Conciergerie ; le sort de Berquin vous attend ; j’ai vu les gens de la police chargés de vous saisir ; si vous poursuivez votre route, vous êtes mort… » Que faire ?… Si au lieu de Cop c’eût été Calvin, celui-ci peut-être eût continué sa marche. Je ne sais toutefois ; car le danger était imminent et on ne pouvait rien gagner en le bravant. Quoi qu’il en soit, Cop n’était que le double de Calvin ; c’était la foi de son ami qui le poussait plus peut-être que la sienne. Pour subsister au jour de la tempête, il faut se tenir soi-même sur le roc sans secours humain ; Cop, surpris par cette nouvelle de mort, au moment où il croyait marcher au triomphe, se troubla, interrompit sa marche, fut soudain entouré par plusieurs amis, et le désordre s’étant ainsi accru dans le cortège, il s’échappa et retourna précipitamment chez luit.

s – « Ut sibi ab adversariis caveret. » (Bezæ Vita Calvini.)

t – « Domum reversus. » (Bezae Vita Calvini.)

Maintenant où aller ? Il n’y avait aucun doute que le parlement le ferait arrêter partout où il se trouverait ; ses amis insistèrent donc pour qu’il quittât la France. Il y était lui-même fort disposé ; Bâle, l’asile d’Érasme, son maître, était le lieu de son origine, et il était sûr d’y trouver un refuge. Cop jette ses habits académiques qui l’eussent fait reconnaître, sa robe, son bonnetu ; il prend précipitamment ce qui lui est absolument nécessaire pour le voyage, et par mégarde, disent quelques-uns, il emporte le sceau de l’Universitév. Je crois plutôt qu’il le fit à dessein ; obligé de céder à la force, il voulait, même loin de Paris, garder les insignes de ce corps illustre. On le pressait ; à tout moment sa maison pouvait être cernée ; il la quitta furtivement ; il sortit de Paris, et s’enfuit par la route qui mène à Bâle, en usant de toutes les précautions qui pouvaient le dérober aux recherches de ses ennemis. Quand les sergents se présentèrent chez lui, ils le cherchèrent inutilement ; le recteur avait disparu.

u – Maimbourg, Hist. du Calvinisme, p. 58.

v – « Ablato secum, forte per imprudentiam, signo universitatis. » (Bucer à Blaarer, 18 janvier 1534.)

Le parlement, irrité de cette fuite, fit publier en tous lieux qu’une récompense de trois cents couronnes serait donnée à celui qui ramènerait le recteur fugitif, mort ou vivantw. Mais Cop, déguisé, se déroba à tous les regards, parvint à travers d’innombrables dangers à sortir heureusement du royaume, et arriva en Suisse. Il était sauvé ; mais la Réformation était menacée d’un plus terrible coup.

w – « CCC coronatos ei qui fugitivum rectorem, vivum vel mortuum adducat. » (Bucer à Blaarer.)

En effet, le parti romain se consola un peu de cette fuite, en se disant que Cop n’était qu’un mannequin et que l’homme qui l’avait fait mouvoir était encore en sa puissance. Calvin, disait-on, est celui qu’il nous faut prendre. C’est un hardi entrepreneur, un homme déterminé, téméraire, résolu à faire parler de lui, comme jadis, à ce que l’histoire raconte, le boute-feu du temple de Diane. Il tiendra en cervelle (en inquiétude) toute l’Europe, et nous bâtira un monde nouveau. Si on le laisse vivre, il sera le Luther… le brandon de la Francex. »

x – Flor. Rémond, Hist. de l'Hérésie, livre VII, chap. 8.

Le lieutenant criminel Jean Morin avait l’œil depuis quelque temps sur le jeune docteur. Il avait découvert son activité pour accroître le parti hérétique, et ses conférences secrètes avec Cop. Ses gens étaient à la piste quand Calvin allait, de nuit, dogmatiser de maison en maisony… Cop était l’ombre, disait-on ; si l’ombre nous échappe, frappons le corps. Le parlement ordonna au lieutenant criminel de saisir le réformateur et de l’enfermer à la Conciergerie.

y – Maimbourg, Hist. du Calvinisme, p. 58.

Calvin, se reposant sur son obscurité, et après Dieu sur la protection de la reine de Navarre, était tranquillement dans sa chambre, au collège de Fortretz. Il n’était pourtant pas sans émotion ; ce qui venait d’arriver à Cop le préoccupait ; mais il ne croyait pas que la persécution pût l’atteindre. Tous ne partageaient pas cette téméraire sécurité. Ceux de ses amis qui avaient fait échapper Cop, voyant le recteur hors de la portée de ses adversaires, se dirent que le même danger menaçait Calvina. Ils entrèrent dans sa chambre au moment où il y pensait le moins. « Fuyez…, lui dirent-ils, ou vous êtes perdu ! » Il hésitait encore. Pendant ce temps, le lieutenant criminel arrivait devant le collège avec ses sergents. Aussitôt quelques étudiants se précipitent vers leur condisciple, lui apprennent ce qui se passe et le conjurent de se sauver. Mais à peine ont-ils parlé que l’on entend de grands pas ; il n’est plus temps… Les huissiers sont là ! Ce fut, assure-t-on, le bruit fait par les sergents à la porte de Calvin qui lui fit comprendre le danger qui l’entourait. Peut-être est-ce de la porte du collège qu’il s’agit, plutôt que de celle de la chambre même du réformateurb. En l’un et l’autre cas, le moment était critique. Mais si l’on parvenait à gagner seulement quelques minutes, le jeune docteur pouvait encore s’échapper. Son âme noble, franche, sympathique, lui conciliait les cœurs de tous ceux qui le connaissaient. Il eut toujours des amis dévoués ; ils ne lui manquèrent pas à cette heure. La fenêtre de sa chambre donnait sur la rue des Bernardins. On ne perd pas un instant ; quelques-uns de ceux qui sont venus l’avertir occupent pendant quelques moments Morin et ses gardes ; d’autres, restés avec Calvin, prennent les draps de son lit en guise de corde, et les attachent à la fenêtre. Alors Calvin, laissant ses manuscrits épars, se suspend aux draps… et ses amis le dévalent du haut en basc. Il n’était pas le premier serviteur de Christ qui eût pris cette route pour se soustraire à la mort. Quand les Juifs conspiraient à Damas contre Paul, les disciples aussi le prenant de nuit, le descendirent par la muraille en le dévalant dans une corbeille. Voilà, dit Calvin, comme de bonne heure il a fait son apprentissage à porter la croix pour l’avenird. »

z – Gaillard, Hist. de François Ier, IV, p. 274.

a – Théod. de Bèze, Hist. des Égl. réf. I, p. 9.

b – Varillas, Hist. des Révolutions religieuses, II, p. 467. Cet auteur n’est pas toujours exact.

c – Drelincourt, Défense de Calvin, p. 35 et 169.

d – Actes.9.25

A peine avait-il ainsi disparu, que le lieutenant criminel, célèbre par son insigne cruautée, entrant dans la chambre, fut fort étonné de n’y trouver personne. Le jeune docteur s’était échappé, comme l’oiseau du filet des oiseleurs. Morin ordonna à quelques-uns de ses sergents de poursuivre le fugitif ; puis il se mit lui-même à examiner soigneusement tous les papiers de l’hérétique, pensant y trouver des pièces propres à compromettre d’autres luthériens. En effet, il mit la main sur plusieurs lettres et documents qui exposèrent plus tard des amis de Calvin à de grands dangers et même à la mortf. Morin les étiqueta, les mit soigneusement dans son dossier et se retira. La haine cruelle qui l’animait contre les chrétiens évangéliques venait d’être encore augmentée par son mécompte.

e – « Morinus, cujus adhuc nomen, ab insigni sævitia celebratur. » (Bezæ Vita Calvini.)

f – « Deprehensis, inter schedas, multis amicorum litteris, ut plurimi in maximum vitæ discrimen incurrerent. » (Bezæ Vita Calvini.)

Calvin, ayant mis pied à terre dans la rue des Bernardins, entra dans celle de Saint-Victor, puis dirigea ses pas vers le faubourg de ce nom. A l’extrémité de ce faubourg, non loin de la campagne, nous dit un écrivain catholique, habitait un vigneron, membre de la petite Église de Paris. Calvin entra chez cet honnête protestant, et lui raconta tout ce qui venait de lui arriver. Le vigneron, qui probablement lui avait entendu expliquer les Écritures dans les assemblées secrètes, ému pour le jeune docteur d’une affection paternelle, lui proposa de prendre ses habits. Aussitôt, continue le chanoine dont nous tenons ce récit, Calvin pose ses vêtements, met l’habit à quatre pans du paysan, prend sur une épaule, ajoute le chroniqueur catholique, une houe à labourer la vigne, et sur l’autre une besace de toile blanche où le vigneron avait mis quelques provisions, puis ainsi accoutré, il partit. Si Morin a lancé après lui ses alguazils, certes il leur sera difficile de reconnaître sous cette apparence rustique le réformateur fugitif.

Il n’était pas encore très loin des faubourgs de Paris, quand il vit venir un chanoine de sa connaissance. Celui-ci étonné fixa sur le prétendu vigneron un regard curieux ; et ne lui trouvant pas l’air d’un gros paysan, il s’approcha, il l’arrêta, il le reconnut, il comprit ce dont il s’agissait ; tout Paris était plein de cette affaire. Aussitôt il lui remontra sa faute : « Changez de vie, lui dit-il, arrêtez-vous au bien de votre salut, et je vous promets de vous faire bien appointer. » Mais Calvin, « qui avait le feu à la tête, » répondit : Je poursuivrai tout outre. » Ce chanoine raconta plus tard ce fait à l’abbé de Genlis, et celui-ci au Dr Desmayg.

g – Desmay, Jean Calvin hérésiarque, p. 45. Drelincourt, Défense de Calvin, p. 175.

Faut-il ne voir dans ce récit qu’une fable née du babil des cloîtres ? je ne le pense pas. Quelques-unes des particularités qui s’y trouvent, la parole du chanoine, par exemple, le rendent probable. Ce fut aussi par la promesse d’un bon appointemenl que François de Sales s’efforça plus tard de gagner Théodore de Bèze. La simonie est un péché si innocent, que trois prêtres, un chanoine, un abbé et un docteur de la Sorbonne s’unissent ici pour nous raconter cette peccadille. Si la parole du chanoine est conforme à son caractère, la réponse de Calvin : « Je poursuivrai tout outre, » est aussi dans son esprit. Quoiqu’on ait quelque peine à se figurer le jeune réformateur déguisé en paysan, avec la besace et la houe, nous avons pensé devoir rapporter ce trait que nous ont transmis ses adversaires. La chose, au fond, n’est pas étrange. Calvin commençait alors un exode qui n’a cessé de se poursuivre pendant près de trois siècles. C’est par milliers que les disciples de l’Évangile, en France, sommés d’abjurer Jésus-Christ, ont fui, sous des déguisements divers, loin de leurs bourreaux. Et si la gravité de l’histoire permettait à l’auteur de retourner aux récits qui ont charmé son enfance, il dirait que plus d’une fois, assis aux pieds d’une bonne grand’mère, et lui prêtant une oreille attentive, il lui a entendu raconter comment sa mère, petite fille aux jours de la révocation de 1685, sortit de France, cachée dans une hotte que le père, pieux huguenot, habillé en paysan, portait humblement sur son dos.

Calvin ayant échappé à ses ennemis, s’éloignait de la capitale, de ses études chéries, de ses frères, et cheminait çà et là, évitant les lieux où l’on eût pu le reconnaître. Il pensait à tout ce qui venait de lui arriver, et son esprit méditatif y prenait des enseignements salutaires. Il apprenait par sa propre expérience quel est le signe auquel il faut reconnaître la véritable Église de Jésus-Christ. « Nous perdrions temps, » disait-il plus tard, peut-être en pensant à cette circonstance, « si nous voulions séparer Christ de sa croix ; il est chose naturelle que le monde haïsse Christ, même dans ses membres. Il y aura toujours des méchants qui nous poindront (piqueront), comme des épines. S’ils n’ont pas l’épée dégainée ils dégorgent leur venin, ou en grinçant les dents, ou en suscitant quelque tumulte. » L’épée était déjà dégainée contre lui : aussi, agissant avec prudence, tenait-il les chemins peu fréquentés ; il couchait dans les cabanes ou dans les châteaux de ses amis. On assure que, connu du sieur de Haseville, dont le manoir se trouvait au delà de Versailles, il y demeura quelque temps cachéh.

h – Casan, Statistique de Mantes. — France protestante, I, p. 113.

Le premier mouvement du roi, quand il apprit l’affaire de Cop et la fuite de Calvin, fut un mouvement de colère et de persécution. Duprat, ancien premier président du parlement, était fort irrité de l’affront fait à ce corps. Aussi François Ier commanda-t-il de prendre toutes les mesures propres à découvrir celui qui avait fait avertir Cop de son danger ; il voulait qu’on le punît rigoureusement comme fauteur de l’hérésiei. En même temps il ordonna de poursuivre ceux que les papiers, saisis chez Calvin, signalaient comme partisans des doctrines nouvelles.

i – Registres du Parlement.

L’alarme fut générale parmi les évangéliques, et plusieurs quittèrent Paris. Un dominicain, le frère De la Croix, ayant une soif croissante de connaissance, se demandait depuis peu, dans son couvent, s’il ne devait pas se retirer au pays où l’Évangile était librement prêchéj. Il était de ceux qui furent compromis par les papiers du jeune docteur. Il s’échappa donc, arriva à Neuchâtel, et de là se rendit à Genève. Nous le retrouverons.

j – Crespin, Martyrologue, fol. 106.

Cependant la plupart des amis de l’Évangile restèrent en France ; Marguerite usait de toute son influence auprès de son frère pour détourner le coup qui les menaçait, et elle parvint en effet à apaiser l’oragek. François Ier se trouvait toujours entre deux courants contraires, l’un venant de Duprat, l’autre, de sa sœur, et cette fois encore, ce fut au meilleur qu’il céda.

k – Gaillard, Hist. de François Ier, IV, p. 275.

La reine de Navarre, fatiguée de toutes ces secousses, ennuyée de toutes les dissipations de la cour, attristée de la haine dont l’Évangile était l’objet autour d’elle, tournait ses regards vers les Pyrénées. Paris, Saint-Germain, Fontainebleau n’avaient plus de charmes pour elle : sa santé d’ailleurs n’était pas forte ; elle désirait passer l’hiver à Pau ; mais surtout elle soupirait après la solitude, la liberté, le recueillement ; elle avait besoin de Jésus-Christ. Elle dit donc adieu à la cour brillante de France, et partit pour le tranquille Béarn.

Adieu, pompes, plaisirs, adieu !
Adieu, je ne veux plus de vous !
Autre plaisir ne veux avoir
Que l’union de mon Époux !
Car mon honneur et mon avoir
Est Jésus ; veux le recevoir,
Et non le laisser pour le peu…
    Adieu ! adieul !

lLes Marguerites de la Marguerite, I, p. 518.

Marguerite arriva dans les Pyrénées.

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