Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 31
Conférence et alliance de François Ier et de Philippe de Hesse à Bar-le-Duc

(Hiver 1522 à 1534)

2.31

Christophe s’adresse à François Ier – Le roi s’unira-t-il aux protestants – Du Bellay l’y engage – Du Bellay passe par la Suisse – Ses discours à l’Autriche – Amis et assistants de Christophe – Du Bellay plaide pour lui – Il en vient aux menaces – L’envoyé français triomphe – Projets du Landgrave de Hesse – Luther s’y oppose – Conversations de Luther et de Mélanchthon – Leurs efforts auprès du Landgrave – Conférence du Landgrave et du roi – Philippe et François s’entendent – Le Landgrave demande Mélanchthon – Signature du traité – Contradictions dans François Ier

Presque en même temps, François Ier se dirigeait du côté du Rhin. L’établissement de la Réforme dans toute l’Europe dépendait, à ce que plusieurs pensaient, de l’union de la France et de l’Allemagne protestante. Cette union émanciperait la France de la suprématie papale ; et l’on verrait alors la chrétienté se tourner vers l’Évangile. Or le roi s’apprêtait à conférer avec le plus décidé des princes protestants de l’Allemagne. Un colloque entre deux souverains eut rarement autant d’importance. A peine François Ier avait-il quitté Marseille et était-il arrivé à Avignon, qu’il y avait assemblé son conseil (25 novembre 1533), et lui avait communiqué une demande d’alliance que les protestants allemands lui avaient adressée. Une certaine pudeur l’avait empêché de s’en occuper au milieu des baisers que la papauté et la royauté se prodiguaient à Marseille. Mais à présent que Clément VII était sur ses galères, rien ne s’opposait à ce que le roi de France, ayant donné la main droite au pontife, ne donnât la gauche aux hérétiquesa. Il avait pour cela bien des motifs. Les soldats du pape n’étaient pas des alliés dont il ambitionnât le secours ; à ses yeux la meilleure orthodoxie était le bras de fer des lansquenets. D’ailleurs l’occasion qui se présentait était unique. En effet, François pouvait du même coup gagner à sa cause les protestants et faire à l’Autriche (c’est-à-dire à Charles-Quint) un immense dommage.

a – Du Bellay, Mémoires, p. 206.

On se rappelle, sans doute, ce jeune prince de Wurtemberg, que l’Empereur traînait à sa suite à travers les Alpes, et qui, s’échappant avec son gouverneur, avait réclamé à grands cris les États dont l’Autriche avait dépouillé son père. C’était de lui que François s’occupait surtout à Avignon. « En ce lieu, dit l’historien Martin Du Bellay, le roi assembla son conseil, et délibéra sur une requête à lui faite, tant de la part du jeune duc Christophe de Wurtemberg, et de son père, que de celle des ducs Guillaume et Louis de Bavière ses oncles. Christophe avait écrit lui-même à François Ier. Sire, lui disait-il, dans la grande et longue calamité de mon père et de moi, ce qui a a fait luire la première espérance dans nos cœurs c’est la pensée que vous interposeriez votre crédit pour mettre fin à notre misère… Ne connaît-on pas votre compassion pour les affligés ? Je ne doute pas que par votre assistance, nous ne rentrions bientôt dans nos droitsb. »

b – Martin Du Bellay donne la lettre du duc Christophe. (Mémoires, p. 207, 208.)

François Ier, toujours aux aguets pour nuire à son rival, fut ravi de cette démarche, et ne le cacha point à son conseil étroit. Je désire moult, dit-il, de voir les ducs de Wurtemberg remis en leur État, et je voudrais les aider, tant pour affaiblir les forces de l’Empereur, que pour acquérir en Allemagne de nouvelles amitiés. Mais, ajoutait-il, je voudrais le faire avec occasion si colorée, que je pusse maintenir n’avoir contrevenu à aucun traitéc. » Abaisser l’Empereur, élever les protestants, sans avoir l'air de s’en mêler, voilà ce que voulait François Ier.

c – Du Bellay, Mémoires, p. 208.

G. Du Bellay pressait le roi de répondre favorablement au jeune duc. Ami de l’indépendance et d’une saine liberté, il était alors le représentant du vieux esprit français, comme Catherine de Médicis allait le devenir du nouveau, c’est-à-dire de cet esprit romain que la France a malheureusement dû subir pendant près de trois siècles. On a dit quelquefois que la cause de la France est la cause de Rome ; mais les plus nobles aspirations du peuple français et ses plus généreux représentants condamnent cette erreur. La papauté n’est la cause que du pape ; elle n’est pas même celle de l’Italie ; si l’opinion contraire se trouve encore en France, c’est un reste de l’influence des Médicis.

La transition de Marseille à Avignon était cependant un peu brusque. Unir le Fils aîné de l’Église avec les protestants, au moment où il sortait des bras du pape, dans une ville qui appartenait au saint-siège, dans l’ancien palais des pontifes, semblait étrange aux Français, dont les yeux étaient encore fascinés par les pompes romaines. Du Bellay s’en aperçut et voulant rendre la transition plus facile, il exposa au conseil « qu’une diète allait se tenir à Augsbourg, qu’il y serait question de réparer une grande injustice ; qu’un innocent implorait le secours du roi ; que le rôle de la France était de venir partout au secours des opprimés ; qu’elle en retirerait de précieux avantages… que d’ailleurs le succès n’était pas douteux, que l’affaire du jeune duc Christophe devant être traitée en diète selon les droits, us, immunités et priviléges de la nation germanique, l’Empereur ne pourrait s’opposer à ce qu’on lui rendît justice. — Envoyons un ambassadeur qui appuie la réclamation des ducs de Wurtemberg, dit Du Bellay, et il faudra que l’Autriche, ou restitue à ces princes leurs États, ou excite contre elle l’inimitié de toute la Germanied. » François Ier était déjà gagné. Il espérait non seulement enlever le Wurtemberg à l’Autriche, mais encore susciter ainsi en Allemagne une guerre générale entre les protestants et l’Empire, dont il profiterait pour s’emparer de tous les États qu’il réclamait en Italie. Quand une fois son rival détesté aurait succombé sous tant de coups, on réglerait la question religieuse. Le roi, qui avait déjà médité tout cela dans les intervalles de ses conférences avec Clément VII, ordonna à Du Bellay lui-même de se rendre immédiatement à Augsbourg, et le chargea de faire pour le rétablissement des ducs de Wurtemberg tout ce qu’il pourrait faire, avec couverture suffisamment coloréee. » Du Bellay était satisfait. Il voulait plus que le roi ; il désirait soustraire la France à la suprématie papale, et pour cela rapprocher François Ier et le protestantisme. Cela était difficile ; mais cette affaire du Wurtemberg, qui se présentait comme une question simplement politique, allait lui fournir le moyen de surmonter toutes les difficultés. C’était là qu’il fallait mettre le coin dans l’arbre, pour le fendre. Il entrevit la possibilité de s’en servir pour opposer à la conférence que le roi venait d’avoir avec le pape, une autre conférence avec les princes les plus antipapistes de l’Europe. Du Bellay partit, en passant par la Suisse.

d – Du Bellay, Mémoires, p. 209.

e – Du Bellay, Mémoires, p. 210.

Il avait ses raisons pour prendre ce chemin. L’Empereur et son frère consentaient, il est vrai, à ce que leurs droits fussent discutés à la diète d’Augsbourg, mais c’était simplement pour ne pas paraître se refuser aux voies de la justice ; chacun savait que Ferdinand n’avait aucune intention de rendre le Wurtemberg. La balance était alors assez égale en Allemagne entre Rome et l’Évangile, et la restitution du Wurtemberg pouvait la faire pencher du côté de la Réformation. Si l’Autriche ne voulait pas céder, il faudrait pour l’y contraindre avoir recours aux armes. Du Bellay voulait donc engager les cantons protestants de la Suisse, limitrophes du Wurtemberg, à joindre leurs efforts à ceux de l’Allemagne protestante, pour enlever ce pays à la domination autrichienne. François Ier, qui savait comment il fallait s’y prendre, avait formé le dessein de remettre entre les mains des Helvétiens, probablement par Du Bellay, une certaine somme pour couvrir les frais de la campagne. Mais il semble que les cantons protestants n’acceptèrent pas ce marchéf.

f – « Regem Franciæ deposuisse certain pecuniæ summam in bellum pro restitutione junioris ducis Wurtembergensis, apud Helvetios… » (State papers, VU, p. 539.)

Du Bellay, arrivé à Augsbourg, y trouva le jeune duc Christophe. Il s’entretint avec lui ; il ne le quitta plus ; ce prince si aimable, mais en même temps si ferme, était son homme. Voilà le levier dont le conseiller de François Ier se servira pour remuer, les esprits, pour unir l’Allemagne et la France… La première chose à faire était de le rétablir sur son trône. L’ambassadeur français se rendit auprès des délégués de l’Autriche. « Le roi mon maître, dit-il, se réjouit de ce que ce pauvre innocent trouve enfin un port au milieu de la tourmente. Son père et lui, chassés de leur maison, ont suffisamment souffert… Il est temps qu’on rende le fils au père ; —le père au fils, — et à tous deux les États de leurs ancêtres. Si les prières ne suffisent pas, ajouta fermement Du Bellay, le roi mon maître y emploiera toute sa puissanceg … » Ainsi donc, la France se posait comme protectrice des affligés ; mais par-dessous il y avait autre chose ; le but principal de François Ier était de donner un coup à l’Empereur, et celui de Du Bellay, de donner un coup au pape.

g – Du Bellay, Mémoires, 211.

Christophe, encouragé de toutes parts, se présenta devant la diète le 10 décembre (1533). Ce n’était plus le prince captif, que Charles-Quint avait traîné à sa suite. Ce pauvre jeune homme, qui jadis aux Alpes Noriques, avait dû s’enfuir, en laissant son seul compagnon caché dans les roseaux d’un marais, paraissait maintenant devant la diète germanique entouré d’une brillante auréole de seigneurs, représentants des princes qui appuyaient ses réclamations, et en ayant comme assistants, c’est-à-dire comme épousant sa querelle, les délégués de Saxe, de Prusse, de Brunswick, de Mecklembourg, de Lunebourg, de Hesse, de Clèves, de Munster, de Juliers. Le roi de Hongrie lui-même voulut plaider sa cause. « En voyant, disait-il, le jeune duc Christophe de Wurtemberg, dépouillé de son duché sans qu’il ait rien fait qui le mérite, déçu par l’Autriche de toutes les espérances qu’on lui avait données, indignement traité à la cour impérialeh, contraint à s’en échapper par la fuite, implorant à cette heure par d’ardentes supplications, magnifiques seigneurs, vos compassions et votre secours, — nous sommes profondément ému. Quoi ! parce que son père a commis quelque faute, ce jeune homme serait réduit à une vie dure et humiliante ? La voix de Dieu même n’a-t-elle pas dit que le fils ne doit pas porter l’iniquité de son père ?… »

h – « Coactus qui fuerit ex ea curia in qua tam indigne tractabatur, sese subducere. » (Johannes rex Hungariæ, manu propria, State papers, VII, p. 538.)

Les commissaires autrichiens, trouvant leur position fort embarrassante, commencèrent à louvoyer, et proposèrent à Christophe d’accepter comme dédommagement, quelque ville peu importante. Il refusa. « Je ne cesserai, dit-il, de réclamer simplement et fermement le pays de mes pèresi. » Mais l’Autriche, craignant en Allemagne la prépondérance du protestantisme, ferma l’oreille à cette juste requête. Alors la France intervint fortement en faveur des deux princes protestants. Du Bellay rappela qu’Ulrich confessait ses fautes, qu’il était transformé par l’âge, le long exil et de grandes épreuves. « Faudra-t-il, s’écria le ministre de François Ier, que le duc voie son fils unique, un prince jeune et innocent, qui devrait être l’appui de ses dernières années, porter à jamais le poids de ses adversités ? Ne considérerez-vous ni la vieillesse calamiteuse de l’un, ni la misérable jeunesse de l’autre ? Vengerez-vous le crime du père sur l’enfant qui était alors au berceau ?… Les ducs de Wurtemberg sont de haut lieu. On a pu permettre leur punition, mais on ne permettra pas leur ruine. Aidez à ce pauvre innocent (Christophe) ; recevez ce pauvre pénitent (Ulrich) ; et qu’ils soient rétablis. dans leur dignité pristine.j »

i – Ranke, d’après Gabelkofer et Pfister, III, p. 453.

j – Du Bellay, Mémoires, p. 213-219. Il donne tout au long le discours de son frère.

Les Autrichiens, irrités de voir l’ambassadeur du roi de France se mêler de leurs affaires, tinrent ferme. Alors les députés de Saxe, de Hesse, de Prusse, de Mecklembourg et des autres États résolurent de s’opposer à l’Autriche ; ils dirent au jeune duc qu’ils étaient prêts à mettre leur épée dans la balance, et Christophe lui-même invita Du Bellay à « changer son oraison gratulatoire en oraison comminatoire. »

En effet, l’envoyé français admis de nouveau en diète, parla plus haut : « Messeigneurs, dit-il, prêterez-vous les mains à la ruine de l’innocent ?… Si vous le faites…, je vous le déclare, vous ferez à votre réputation une tache que toute l’eau de la mer ne pourra effacer. Ce prince, d’un cœur aussi superbe que d’une origine illustre, ne voudra pas qu’on le voie vivre misérablement en ce pays, dont sa naissance l’a fait souverain ; il ira à l’étranger. Et en quelque partie du monde qu’il se trouve, qu’y portera-t-il ?… La honte de l’Empereur, la honte du roi Ferdinand, votre honte à tous. Chacun en le montrant du doigt dira : C’est celui qui autrefois… C’est celui qui maintenant… C’est celui qui sans sa faute… C’est celui qui contraint à quitter l’Allemagne… Vous comprenez, Messieurs, ce qui manque à ces sentences ; je me déporte volontiers de les achever vous le ferez bien vous-mêmes. Non, vous ne serez point insensibles à de si grandes misères… Déjà je vois vos cœurs s’émouvoir… déjà je reconnais par vos signes, par vos regards, que vous sentez la vérité de mes discours. »

Puis, attaquant directement l’Empereur et son frère : « Il est des gens, dit-il, — à grand tort à mon avis, — qui n’écoutent que leur ambition coupable, leur avarice immodérée, et qui pensent qu’en opprimant tantôt l’un, tantôt l’autre, ils s’assujettiront l’Allemagne tout entière… »

Alors se tournant vers le jeune prince de Wurtemberg :« O duc Christophe ! dit le représentant de François Ier, le roi Très-Chrétien, soyez-en sûr, fera en votre faveur tout ce qu’il pourra faire, sans blesser sa foi, son honneur et les devoirs du sang. Toujours a été la cour de France la plus libérale de toutes ; toujours ouverte au refuge de tous princes exilés et souffreteux. A plus forte raison ne vous sera-t-elle pas fermée, à vous qui êtes son allié, à vous qui par la justice de votre cause et l’innocence de votre personne, semblez à vos ennemis même, si digne de miséricorde et de compassionk… »

k – Du Bellay, Mémoires, p. 220 à 232.

Les membres de la diète avaient écouté ce discours avec attention, et leurs visages, leur contenance montraient qu’il les avait convaincusl. La cause était gagnée ; la ligue de Souabe, assujettie à l’Autriche, et contraire à la Réformation ne devait plus se renouveler. Du Bellay quitta Augsbourg, continua son voyage en Allemagne, et s’efforça d’y former une nouvelle confédératiom qui serait contre l’Autriche, et à laquelle adhéreraient François Ier et Henri VIII. Si quelque puissance voulait envahir l’Angleterre, disait-on à ce dernier, nous vous enverrions des soldats par la mer Baltique.n » Il est à craindre que ce secours, par la mer Baltique, ne fût arrivé un peu tard dans les eaux de la Tamise. Mais l’essentiel aux yeux de Du Bellay n’était pas les négociations diplomatiques, c’était l’action. Unir François Ier et les protestants d’Allemagne dans une action commune, qui entraînerait la France à s’émanciper du joug ultramontain, était son idéal ; or il n’y avait que deux hommes qui eussent assez d’énergie pour l’entreprendre. Le premier était le roi son maître. Bevenons à ce prince.

lIbid., p. 232.

m – « Eum (Du Bellay) laborare inter certos Germaniæ principes, ut fœdus novum inter se creent. » (Mont à Henri VIII, State papers, VII, p. 539.)

n – « Ipsi vero militem per mare Balticum nohis mitterent, si quis Majestatem Vestram invadere vellet. » (Ibid.)

François, en quittant Avignon s’était rendu en Dauphiné, puis à Lyon, puis dans d’autres villes de l’Est ; puis, il était arrivé à Bar-le-Duc en janvier 1534, se rapprochant ainsi toujours plus de l’Allemagne. L’hiver était cette année « autant extrême que jamais ; » mais le roi ne s’en souciait guère ; il ne pensait qu’à unir la France et les protestants au moyen du Wurtemberg, comme le mariage de Catherine venait d’unir la France et le pape.

Le second des princes dont on pouvait espérer une action énergique était le landgrave de Hesse. De tous les chefs protestants de l’Allemagne, il était celui dont le cœur avait été le moins changé par l’Évangile ; sans égaler François Ier en fait de sensualité, il n’était pourtant pas un modèle de chasteté. Mais, d’un autre côté, aucun des princes attachés à la Réformation ne l’égalait en talent, en force, en activité ; il était par son caractère l’homme le plus important de la ligue évangélique, et il eut plus d’une fois une influence décisive sur la marche de l’œuvre protestante. Philippe, cousin du duc de Wurtemberg, l’avait eu souvent à sa cour ; Ulrich avait même assisté au fameux colloque de Marbourg. Ému du malheur de ce prince, charmé du tour que Christophe avait joué à l’Empereur, touché de la loyauté des Wurtembergeois qui réclamaient leurs ducs et leur nationalité, impatient de gagner à la foi évangélique cette partie de l’Allemagne, il désirait l’enlever à l’Autriche. Trouver les hommes pour le faire était facile, si seulement il avait l’argent mais l’argent lui manquait.

Du Bellay comprit que c’était là le nœud de l’affaire, et il se hâta de le trancher. Le clergé de France venait de donner au roi des sommes considérables ; pouvait-on en faire un meilleur usage ? L’envoyé français fit connaître à Philippe qu’il pourrait obtenir de son maître les subsides dont il avait besoin. Mais il fallait faire davantage, profiter de l’occasion pour rapprocher les deux princes les plus entreprenants de l’époque. S’ils se voyaient, ils s’entendraient, ils s’aimeraient, ils se lieraient peut-être d’une telle manière que l’union de la France et de l’Allemagne protestante s’accomplirait enfin. Philippe de Hesse reçut avec joie toutes ces ouvertures.

Mais alors de grands obstacles survinrent. Les théologiens de la Réformation détestaient ces alliances étrangères et ces guerres, qui, à leurs yeux souillaient la plus sainte des causes. Luther et Mélanchthon se présentèrent à l’Électeur ; ils le conjurèrent de s’opposer à la folle entreprise du Landgrave, et Du Bellay put voir les deux réformateurs déployer autant de zèle pour empêcher l’union de François et de Philippe, que lui-même en mettait à l’accomplir. « Allez, dit l’Électeur à Luther et à Mélanchthon et faites revenir le Landgrave de son dessein. »

Les deux docteurs, partis de Wittemberg pour Weimar où ils devaient trouver Philippe, s’entretenaient en route de leur mission et du Landgrave : « C’est, disait Luther, un prince intelligent, plein de vie, d’entrain, et le cœur toujours joyeux. Il sait mieux qu’aucun autre maintenir la paix dans son pays, en sorte que la Hesse pleine pourtant de forêts et de rocs, où des brigands pourraient se cacher, voit ses habitants voyager sans crainte, rayonner, vendre, acheter… Si l’un d’eux est attaqué et dépouillé, aussitôt le Landgrave fond sur les bandits et les punit. C’est un véritable homme de guerre, un Arminius. Son étoile ne le trompe jamais ; et il est fort redouté de tous ses adversaireso. — Ah ! disait Mélanchthon, moi aussi j’aime le Macédonien » (c’est ainsi qu’il nommait Philippe de Hesse, parce que ce prince avait à ses yeux la finesse et le courage de son homonyme Philippe de Macédoine) ; « c’est pourquoi, ajoutait-il, je ne voudrais pas qu’étant si haut, il fit une si lourde chutep. » Les deux théologiens ne doutaient pas que la guerre faite à la puissante maison d’Autriche, ne finît pour les protestants par une affreuse catastrophe.

o – « Der Landgraf ist ein Kriegsmann, ein Arminius. » (Lutheri Op., XXII, p. 1842.)

p – « Ego certe τὸν Μακεδόνα non possum non amare et nolim cadere. » (Corp. Ref., II, p. 727.)

Arrivés à Weimar, les deux réformateurs y trouvèrent le Landgrave, et employèrent pour le dissuader, leur meilleure rhétorique, dit Lutherq. Ce docteur avait sur ce sujet des opinions très arrêtées. Une alliance avec le roi français, quel scandale ! Une guerre contre le grand Empereur, quelle folie ! « Le diable, disait-il, veut gouverner les peuples en faisant tirer le glaive à tout le monde. Avec quelle éloquence il cherche à nous convaincre que cela est permis et même nécessaire. On fait tort à ces gens, dit-il ; hâtons-nous ! frappons ! sauvons-les ! Insensé ! Dieu ne dort pas, il n’est pas sans intelligence ; il sait bien, lui, comment il doit gouverner l’universr … Nous avons à combattre un ennemi contre lequel aucune force, aucune sagesse humaine ne font rien. Si nous nous armons de fer, d’acier, d’arquebuses et d’épées, il n’a qu’à souffler dessus et il ne reste que poudre et que cendre… Mais si nous prenons l’armure de Dieu, le casque, le bouclier, l’épée de l’Esprit, alors Dieu, s’il le faut, précipitera l’Empereur de son trône, et nous gardera tout ce qu’il nous a donné, son Évangile, son règnes… » Luther et Mélanchthon redoublaient d’instances auprès du Landgrave, pour déjouer les plans de Du Bellay. « Cette guerre, lui disaient-ils, perdrait la cause de l’Évangile, et lui imprimerait une tache ineffaçable. De grâce, ne troublez pas la paix… » A ces mots, le rouge monta au visage du prince ; il n’aimait pas les contradictions et répondit avec violence aux deux théologienst. « Ce sont des gens qui n’entendent rien aux affaires de ce monde, » dit-il, et retournant en Hesse il poursuivit avec vigueur son dessein.

q – « Und brauchten dazu unsere beste Rhetorica. » (Lutheri Op., XXII, p. 1843.)

r – « Gott schlæfet nicht, ist auch kein Narr ; Er weiss sehr wohl wie man regieren soll. » (Lutheri Op. X, p. 254.)

s – « Den Kayser von seinem Stuhl stürzen. » (Ibid., XI, p. 434.)

t – « Da ward S. F. G. gar roth und erzumte sich drüber. »

Le succès ne se fit pas attendre. Le roi de France invita le Landgrave à se rendre en Lorraine pour s’entendre avec lui ; il ajouta : « sans oublier d’amener Mélanchthonu. » Alors Philippe n’y tient plus ; une conférence avec le puissant monarque français lui paraît de la plus haute importance… Il part. Il est à Deux-Ponts le 18 janvier 1534, et peu après, ce prince hardi qui en quittant Augsbourg en 1530 avait jeté le trouble dans la diète et l’épouvante dans les conseils de l’Empereur, le chef le plus belliqueux du parti évangélique, l’ennemi le plus brillant du papisme, Philippe de Hesse, arrive à Bar-le-Duc, et François Ier le reçoit avec le même sourire qui errait encore sur ses lèvres depuis les embrassements de Clément VIIv.

u – « Der Kœnig von Frankreich an uns begehrl hat, das wir zu Ihm kommen woltten. » (Le Landgrave à l’Électeur. Rommel’s Urkundenbuch, p. 53.)

v – Sleidan, I, livre IX, p. 358.

Les deux interlocuteurs se mirent d’abord à s’examiner. Le Landgrave avait alors trente ans, et François Ier quarante. Philippe était petit ; ses yeux étaient grands et hardis, toute sa contenance annonçait la résolution de son caractère. La politique occupa ensuite ces deux princes. Le roi s’exprima fortement en faveur des anciennes libertés de l’empire germanique, menacées par l’Autriche, et se prononça en particulier pour la restauration des ducs de Wurtemberg. Puis en venant à la grande question : « Expliquez-moi de grâce, dit-il, les affaires religieuses en Allemagne ; je ne les comprends pas très bienw. » Le Landgrave exposa au roi, le mieux qu’il put, les causes et la véritable nature de la Réformation et des luttes auxquelles elle donnait lieu. François Ier consentait à entendre de la bouche d’un prince l’exposé de ces principes évangéliques, auxquels il fermait l’oreille quand c’était Zwingle ou Calvin qui les lui expliquait ; il est vrai que Philippe les présentait plutôt sous le point de vue politique. François se montra très favorable aux princes protestants. « J’ai refusé au pape un concile en Italie, dit-il ; je veux une ville neutre, et au lieu d’une assemblée où le pape ferait tout ce qu’il voudrait, j’exige un concile libre. — Ce sont là, écrivit le Landgrave à l’Électeur, les propres paroles du roix. » Philippe de Hesse était ravi. Certes si l’Allemagne, la France, l’Angleterrre et d’autres États encore se liguaient contre l’Empereur et le pape, l’Europe entière se transformerait. « Ce n’est pas tout, écrivait le Landgrave à l’Électeur, le roi m’a dit de plus certaines choses… qui certainement plairont à Votre Altessey. »

w – « Wie doch die Sachen und Zwiespalten der Religion standen… » (Le Landgrave à l’Électeur. Rommel’s Urkundenbuch, p. 53.)

x – « Und sind das eben die Worte des Kœnigs. » (Ibid.)

y – « Es haben sich zwischen dem Kœnige und uns Reden zugetragen… daran E. L. gut gefallen haben werden. » (Ibid.)

La conférence secrète étant terminée : « Maintenant, dit François au Landgrave, veuillez me présenter maître Mélanchthon. » Il avait prié le prince allemand, nous l’avons dit, d’amener avec lui ce célèbre docteur ; le roi de France ne voulait pas seulement une conférence diplomatique ; il en voulait une religieuse. Mais le Landgrave n’avait pas oublié l’entrevue de Weimar ; et loin d’inviter Mélanchthon, il avait caché avec soin à l’électeur de Saxe l’intention où il était, malgré ses représentations, de s’unir au roi de France pour faire la guerre à l’Autriche. Philippe ayant répondu que Mélanchthon n’était pas avec lui : « Impossible ! » s’écria le roi, et tous les seigneurs français firent chorus ! Impossible ! vous ne nous le ferez pas croire ! Mélanchthon est avec vous ! — Tout le monde voulait nous convaincre que nous avions Philippe avec nous, dit le Landgrave. — Montrez-le-nous, s’écriaient-ils, en nous faisant presque violencez. »

z – « Der Kœnig und die grossen Herrn und jedermann wolten uns mit Gewald uberreden, wir hætten Philippum bey uns. » (Le Landgrave à l’Électeur. Rommel’s Urkundenbuch, p. 53.)

C’était en effet un grand désappointement. Mélanchthon était le représentant le plus considéré de la Réformation. Quelques-uns de ceux qui accompagnaient le roi avaient compté sur lui pour leur exposer en détail les principes évangéliques ; il y en avait même qui voulaient lui demander des conseils sur les moyens de les faire prévaloir en France. Mélanchthon était à leurs yeux aussi nécessaire que Philippe. « Puisqu’il n’est pas là, dit-on, il faut le faire venir !… — Vraiment, dit le Landgrave en riant, ces Français désirent tellement voir maître Philippe, que si nous pouvions le leur montrer, ils nous payeraient autant d’argent, que Tetzel et tous les vendeurs d’indulgences en ont jamais gagné avec leurs saintes paperassesa … »

a – Le Landgrave à l’Électeur. Rommel’s Urkundenbuch, p. 53.

On se consola de ce contre-temps en ayant une nouvelle conférence sur la manière de délivrer le Wurtemberg. Le roi dit qu’il ne pouvait fournir des soldats, ce qui serait contraire au traité de Cambrai. — Je n’ai pas besoin de troupes, répondit le Landgrave, mais il me faut un subside. » Or, contribuer à une guerre contre Charles-Quint était tout aussi contraire au traité. On chercha un expédient et on le trouva. Le duc Ulrich vendra le Montbéliard à la France pour 123 000 couronnes ; mais dans un article secret, il sera stipulé que si le duc rend cette somme avant trois ans (ce qui arriva), François lui rendra le Montbéliard. Il paraît que l’Angleterre entra aussi pour quelque chose dans le subsideb. Le traité fut signé le 27 janvier 1534c. Il est remarquable que les historiens français, même ceux qui sont exempts de préjugés ultramontains, ne parlent pas de cette conférence.

bState papers, VII, p. 568.

c – Sleidan, Hist. de la Réformation, I, livre IX, p. 358. — Du Bellay, Mémoires, p. 232. — Rommel, II, p. 298.

On eut encore quelques conversations. Le jeune Landgrave n’était pas le meilleur type de la vraie Réformation, mais il y avait avec lui de bons évangéliques qui, dans leur pieux zèle, pouvaient montrer au roi de France, comme l’eût fait Luther, la voie du salut. Il est ainsi donné aux hommes des occasions solennelles pour sortir des contrées basses où ils se trouvent, et s’élever sur des hauteurs où ils verront Dieu. François Ier ferma les yeux. Il y avait dans ce prince des dons excellents, mais sa religion « n’était que ruines et vaine apparence. » Il saisit, à Bar-le-Duc, la main bardée de fer du Landgrave, mais il ne se soucia pas de la main de Jésus-Christ.

Le Landgrave retourna en Allemagne, et le roi de France dans le cœur de ses États. En revenant de sa double entrevue, il se félicitait d’avoir embrassé le pape à Marseille et les protestants à Bar-le-Duc. Autant la conférence avec Clément VII avait été éclatante, autant celle avec le Landgrave fut secrète ; mais elle était devenue par là même plus intime et plus réelle, Ces deux entretiens, ces deux faits en apparence si disparates, s’étaient produits sous l’empire de la même loi. Cette loi, que François portait dans son cœur, c’était la haine et la ruine de Charles-Quint. Le pape et le Landgrave n’étaient-ils pas parmi les princes de l’Europe ceux qui détestaient le plus l’Empereur ? Il était donc très logique et conforme à la science de Machiavel que le roi donnât une main à Clément et l’autre à Philippe. Les contradictions intérieures ne pouvaient cependant tarder à se montrer. En effet, Philippe de Hesse, soutenu par la France, allait attaquer l’Autriche, et établir dans le Wurtemberg le protestantisme à la place de la papauté… Que dirait le pape ? Mais avant de suivre le Landgrave dans cette hasardeuse entreprise, retournons en France avec François Ier.

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