Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 32
Triomphe et martyre

(Hiver 1534)

2.32

Les églises de Paris fermées à l’Évangile – Assemblées particulières – Morin les dissipe – Nouvelle attaque contre la faculté des lettres – La peine du feu contre les luthériens – Trois cents évangéliques mis en prison – Dispute entre Roussel et Beda – Un livre de Beda irrite le roi – Marguerite intercède pour les évangéliques – Leur mise en liberté – Alexandre à Genève et dans la Bresse – Il évangélise à Lyon – Activité et prudence d’Alexandre – On lui croit des vertus diaboliques – Zèle de Marguerite à Paris – Le peuple empêche Roussel de prêcher – Alexandre prêche à Pâques dans Lyon – Il est saisi et condamné à mort – Voyage de Lyon à Paris – Alexandre paraît devant le parlement – On lui donne la torture – Dégradation sacerdotale – Martyre – Témoignage rendu à Alexandre

On devait sentir à Paris le contre-coup de la conférence de Marseille. Après la fuite de Calvin, la reine de Navarre, nous l’avons vu, était parvenue à apaiser l’orage ; et pourtant la cause évangélique n’avait jamais été plus près d’une violente persécution. Les prisons devaient bientôt se remplir ; les flammes du martyre devaient bientôt s’allumer. Pendant l’année 1533, les discours luthériens s’étaient multipliés dans les églises. Beaucoup de notables personnages, dit le chroniqueur, prêchaient alors en la ville de Parisa. » La simplicité, la sagesse, l’animation de leur parole avaient ému tous ceux qui les entendaient. Les églises s’étaient remplies, non d’auditeurs formalistes, mais d’hommes qui recevaient la bonne nouvelle, « avec une ardente affection. » Des ivrognes étaient devenus sobres ; des débauchés étaient devenus purs ; « les fruits qui provenaient de la prédication de l’Évangile avaient étonné les ennemis de la lumière et de la vérité. »

a – Crespin, Martyrologue, fol. 111.

Les docteurs de la Sorbonne n’attendirent pas des ordres du roi pour s’opposer aux évangéliques ; son entrevue avec le pape et la nouvelle de la bulle apportée de Rome, avaient rempli de joie tout le camp catholique. « Quoi ! disait-on, le roi s’unit au pape à Marseille, et à Paris les églises s’ouvrent à l’hérésie !… Hâtons-nous de les fermer ! »

L’évêque de Paris, Du Bellay, qui avait fait un si beau discours latin à Clément VII, mais qui était au fond de moitié dans les desseins de son frère, arriva, sur ces entrefaites, dans la capitale. Aussitôt les chefs du parti romain l’entourent, le pressent, lui demandent la réalisation de toutes les espérances que l’entrevue de Marseille leur a fait concevoir. L’évêque fut embarrassé, car il savait que le roi et son frère s’occupaient maintenant de tout autre chose. Toutefois, l’intention de François était que l’on agît pour le moment conformément à son action apparente et non à son action réelle. L’évêque céda. La chaire fut interdite au pieux Roussel, à l’énergique Courault, au temporiseur Berthaud et à d’autres, et les fidèles, un beau jour, trouvèrent les portes ferméesb.

b – Théod. de Bèze, Hist. eccl., I, p. 9.

Alors, grande tristesse, grande agitation. Plusieurs se rendent vers Roussel, vers Courault, et leur expriment vivement leurs regrets et leurs désirs. Les ministres prennent courage, et « convertissent leurs prédications en leçons particulières. » Il se forme de petites réunions dans telle maison de telle rue, dans telle autre de tel faubourg. Il n’y a d’abord que les gens de la famille, mais il leur semble que Christ, selon sa promesse, est au milieu d’eux, et bientôt des voisins, des amis accourent. Les ministres exposent les promesses de la sainte Écriture, et les fidèles s’écrient : « Nous faisons plus de fruits qu’auparavant ! »

Ce n’étaient pas seulement des figures parisiennes que Courault, Roussel et leurs amis voyaient sur les modestes bancs qui entouraient leur petite table ; il y avait là des gens de plusieurs provinces de la France et même des pays voisins. Parmi eux était maître Pointet, natif de Menton, près d’Annecy, en Savoie, « qui exerçait l’art de la chirurgie en la ville de Paris. » Ce chirurgien avait été singulièrement amené à l’Évangile. Moines et prêtres, dit le chroniqueur, se présentaient à lui pour être guéris de maladies péculières à ceux qui, à l’institution du saint mariage, substituent un infâme célibatc. » Pointet voyant que la sainteté n’était pas chez les prêtres, la chercha dans l’Évangile ; il l’y trouva, et se mit à remontrer vivement ces misérables. « Ces châtiments, leur disait-il, proviennent de votre maudit célibat ; c’en est le salaire, et bien mieux feriez-vous de prendre femme ! » Pointet, tout en donnant de sévères leçons, aimait à venir en recevoir lui-même dans les simples assemblées tenues par les humbles ministres de la Parole de Dieu, et nul n’écoutait avec plus d’attention les paroles de Roussel et de Courault.

c – Crespin, Martyrologue, fol. 107, verso.

Les sorbonistes ayant entendu parler de ces conventicules, déclarèrent « qu’ils avaient telles leçons, encore plus que les prêches à contrecœur. » En effet, si la prédication dans les églises avait été une grande voix d’appel, la Parole divine, dans les petites réunions, parlait de plus près aux âmes, les éclairait et les enracinait en Jésus-Christ ; aussi les conversions se multipliaient-elles. Le lieutenant criminel se remit sans délai en campagne ; il posta ses agents aux coins des rues les plus suspectes, avec ordre d’épier les luthériens et de les dépister. Ces espions s’aperçurent que tel jour, à telle heure, beaucoup de gens, pauvres la plupart, et à mine suspecte, se rendaient furtivement dans telle ou telle maison. Aussitôt Morin et ses sergents se mettent en campagne ; ils font le tour de ces conventicules, ils saisissent les pasteurs et dispersent les troupeaux. « On nous prive de tout, disaient les fidèles, nous restons sans doctrine, sans exhortation ! Hélas ! pauvres brebis sans bergers, n’allons-nous pas nous égarer et nous perdre ? » Puis, par un soudain mouvement, ils s’écrièrent : « Puisqu’on nous enlève ici nos conducteurs, cherchons en ailleurs ! » Plusieurs Français évangéliques s’enfuirent dans les contrées étrangères.

Tandis que les pauvres réformés qui restaient à Paris étaient dans le délaissement et dans le deuil, la Sorbonne redemandait à grands cris Beda et les autres exilés. Les théologiens entouraient les membres les plus influents du parlement, et assiégeaient le cardinal Duprat. Le roi et le pape venaient de s’unir solennellement à Marseille ; une Médicis venait d’entrer dans la famille des Valois ; une lettre royale, arrivée de Lyon, ordonnait d’instruire le procès des hérétiques ; pouvait-on laisser dans la disgrâce les champions de la papauté ? La demande fut accordée, et le fougueux Beda rentra en triomphe dans la capitale, avec ses amis. La méchante petite fée Catherine avait, sans le savoir, sans y prendre part, et par sa seule présence, rompu son ban. La colère et le fanatisme de Beda, échauffés par l’exil, ne connaissaient plus de bornes. La répression d’obscurs prédicants ne lui suffisait pas ; il résolut de renouveler l’attaque déjà une fois dirigée contre les lettrés. « J’accuse, dit-il, au parlement, les lecteurs du roi en l’université de Paris. » C’étaient les célèbres professeurs Danès, Paul Paradis, Guidacieri et Vatable, savants philologues, chéris de François Ier, et honorés dans toute l’Europe lettrée. « Leurs interprétations du texte de l’Écriture, continua Beda, discréditent la Vulgate, et répandent les erreurs de Luther. Je demande qu’on leur interdise toute explication des Livres saintsd. »

d – Crévier, Hist. de l’Université de Paris, V, p. 278.

Beda n’était pas seul. Le jeune Le Picard était revenu de l’exil avec son maître, et la Sorbonne, voulant lui donner une marque éclatante d’estime, lui avait conféré le grade de docteur en théologie. Beda et Le Picard tinrent conseil avec d’autres prêtres ; la guerre fut résolue, les phalanges furent formées, le plan de campagne fut arrêté ; les divers champs de bataille furent répartis entre les combattants ; ils s’emparèrent des chaires, dont les prédicateurs de la Réforme avaient été expulsés, et partout retentirent de grosses voix qui prononçaient contre les « luthériens » des harangues violentes et cruelles. Beda, Le Picard et tous leurs acolytes décriaient les hérétiques comme ennemis de l’autel et du trône. L’Évangile étant le germe de toute liberté, ils y voyaient la cause de tout désordre. « Ce n’est pas assez de mettre en prison les évangélistes luthériens, s’écriaient ces avant-coureurs des prédicateurs de la Ligue ; il faut faire un pas de plus : il faut les brûlere ! »

e – « Hos Beda vellet incendio tradere. » (Myconius à Bullinger. Ep. helvet. Ref., in-8°, p. 121.)

On commença par les arrêter ; mais dès les premiers jours de 1534 le feu fut déclaré la meilleure réponse à l’hérésie. Le parlement publia un édit, en vertu duquel quiconque serait convaincu de luthéranisme, par la déposition de deux témoins, serait immédiatement brûléf. Cela était plus sûr ; les morts ne reviennent pas. Beda demanda aussitôt que l’on appliquât l’édit aux quatre évangélistes Courault, Berthaud, Roussel et un de leurs amis. Roussel surtout, malgré sa modération et ses concessions, excitait sa colère. N’était-il pas le chapelain de Marguerite ? La terreur commença à se répandre. Tandis qu’à Bar-le-Duc, François Ier s’efforçait de plaire au plus décidé des protestants, les évangéliques de Paris, effrayés par les perquisitions de sa police, s’enfermaient dans leurs humbles demeures. « Vraiment, disaient-ils, ceci ne ressemble pas mal à l’inquisition d’Espagneg. » On n’osa pourtant pas brûler Roussel et ses amis sans le consentement du roi.

f – « Edictum, omnem qui duobus testibus convinceretur lutheranus, statim exurendum esse. » (Bucer à Blaarer. Msc. de Strasbourg.)

g – « Res erit non absimilis inquisitioni Hispaniæ. » (Bucer à Blaarer. Msc. de Strasbourg.)

Le parti ultramontain forme, en attendant, le projet de prendre d’un seul coup de filet tous les luthériens de la capitale. Morin se met à l’œuvre ; il lance sa meute ; ses sergents entrent dans les maisons, descendent dans les caves, montent dans les greniers, enlèvent ici le mari à la femme, là, le père aux enfants ; ailleurs, le fils à la mère. Quelques-uns de ces malheureux se cachent, d’autres échappent par les toits ; mais la chasse a été pourtant heureuse : les alguazils de la Sorbonne amènent à la Conciergerie environ trois cents prisonniersh. Cette nouvelle s’étant répandue, et avec elle la tristesse et l’effroi, la fuite recommença et sur une plus grande échelle ; quelques-uns furent arrêtés en route ; mais plusieurs parvinrent à franchir la frontière. De leur nombre fut un courtisan chrétien, le gentilhomme de la chambre du roi, Maure Musée, qui se réfugia à Bâle, d’où il écrivit à Bucer ses nombreuses perplexitési.

h – « Nunc circa trecentos Parisiis jam captos. » (Ibid.)

i – Ses lettres sont au séminaire de Strasbourg.

Tout cela s’était fait par la Sorbonne et par le parlement, sans que le roi se fût prononcé. Enfin il rentra dans sa capitale, et personne ne douta qu’il ne s’empressât de tenir les promesses qu’il avait faites au pape. Mais on aperçut, au contraire, dans ce prince, certaines hésitations, certains ménagements. Le malin esprit qu’il avait reçu de Clément VII, sous la forme d’une Médicis, était encore trop nouveau pour avoir sur lui quelque influence. D’ailleurs, il pensait alors beaucoup plus à ses alliances avec les protestants d’Allemagne qu’à son union avec le pape, et l’attaque dirigée contre ses professeurs l’impatientait.

Beda ne se décourageait pas ; il fit demander au roi par ceux qui l’approchaient de faire brûler Roussel et ses amis. Mais comment François Ier enverrait-il les luthériens de France au feu, quand il recherchait l’alliance des luthériens de l’Allemagne ? « Nul, répondit François Ier, n’est condamné en France sans avoir été convaincu. Maître Beda veut que l’on brûle Roussel et ses amis ; eh bien ! qu’il aille d’abord à la Conciergerie, et les réduise par des preuves évidentesj. » Beda ne s’en souciait en aucune manière ; il savait qu’il était plus facile de brûler le chapelain que de le convaincre. Mais le roi le contraignit à franchir les portes de la prison ; le fougueux Beda et le doux Roussel se trouvèrent en présence l’un de l’autre, et la dispute commença devant témoins : Le prisonnier mettait en avant, avec simplicité, les Écritures de Dieu ; le syndic de la Sorbonne répondait par des arguties scolastiques et des sottises ridiculesk. Ses propres amis étaient embarrassés ; chacun voyait son ignorance ; Beda sortit de la prison couvert de honte, et Roussel ne fut pas brûlél.

j – « Tum coegit Bedam ut privatim cum eis congredi oporteret. » (Lettre d’Oswald Myconius. Ep. helvet. Ref., p. 121.)

k – « Pessime enim nugas suas ad scripturas Dei adhibuit. » (Ibid.)

l – « Inscitiam suam ostendere, quod et ei cessit inmagnam ignominiam. » (Lettre d’Oswald Myconius. Ep. helvet. Ref., p. 121.)

Pendant que Beda et Roussel disputaient à la Conciergerie, une autre scène se passait au Louvre. Un ami des lettres appartenant à la maison du roi, connaissant sa susceptibilité, posa sur une table du palais, près de laquelle le roi avait coutume de s’asseoir, un petit livre élégamment relié. François s’approche, prend indifféremment le livre et y jette les yeux. Il s’étonne fort en lisant le titre : Oraison faite au roi de France, par les trois docteurs de Paris, bannis et relégués, requérant d'être rappelés de leur exil. C’était un ouvrage publié par Beda avant son retour à Paris, qu’on avait soigneusement caché au monarque. « Oh ! oh ! dit-il, ce livre est à mon adresse. » Il l’ouvre, il le lit ; et quelle est sa colère, en voyant qu’il y est insulté, diffamé… Il n’y a plus pour François Ier ni pape, ni Médicis ; la première infaillibilité fut toujours à ses yeux la sienne propre. « Qu’on mette en prison ces misérables, » s’écria-t-il. Aussitôt, Beda, Le Picard et Le Clerq, accusés de lèse-majesté, furent conduits dans les prisons de l’évêchém.

m – « Beda conjectus est in carcerem, accusatus criminis læsæ majestatis. » (Cop à Bucer. Msc. de Strasbourg. — Voir aussi Hilarion de Coste, p. 77.– Schmidt, p. 106.)

Maintenant les chefs des deux partis étaient les uns et les autres prisonniers ; d’un côté Gérard Roussel, Courault, Berthaud ; de l’autre, Beda, Le Picard, Le Clerq. Oserait-on dire que le roi de France ne tienne pas la balance égale entre les deux écoles ? Qui sortira ? qui restera captif ? c’était la question. Le meilleur eût été de les mettre tous en liberté ; mais ni François, ni son siècle n’en étaient à la liberté religieuse. Des vents contraires agitaient ce prince et le jetaient tour à tour vers Rome et vers Wittemberg. Il fallait pourtant que l’un ou l’autre eût le dessus. Marguerite, croyant que le moment était suprême, déployait une activité infatigable. Elle plaidait la cause de ses amis auprès du roi, elle la plaidait auprès des ministres. S’abusant encore sur le compte de Montmorency, ou feignant de s’abuser, elle demanda à cet ami perfide, de sauver ceux dont il avait juré la perte : « Mon neveu, lui écrivit-elle, on est à cette heure à parfaire le procès de maître Gérard, et j’espère que le roi trouvera qu’il est digne de mieux que du feu, et qu’il n’a jamais tenu opinion pour le mériter, ni qui sente nulle chose hérétique. Il y a cinq ans que je le connais, et croyez que si j’y eusse vu une chose douteuse, je n’eusse point voulu souffrir si longuement un tel païenn. » Le roi ne put résister aux instantes sollicitations de sa sœur, et au désir de se faire des amis chez les protestants de l’Allemagne ; il rendit, au mois de mars 1534, une ordonnance qui justifiait les prédicateurs évangéliques des calomnies des théologiens et les déclarait libreso.

nLettres de la reine de Navarre, I, p. 299.

o – « Prorsus liberatus est theologorum calumniis, ac decreto regis absolutus. » (Cop à Bucer. Msc. de Strasbourg.)

Chose étonnante ! Roussel, Courault, Berthaud en liberté ; mais Beda, Le Picard, Le Clerq en prison ! Ce sont les champions de l’hérésie qui triomphent et les champions de l’Église qui sont dans les chaînes ! Et cela au retour de Marseille (on ignorait à Paris l’entrevue de Bar-le-Duc), quatre mois après les noces de Henri de France avec la nièce du pape !… Où sont donc les promesses faites à Clément VII ! Cet acte émut profondément la Sorbonne, et troubla la villep. Plus l’union avec la papauté avait excité d’espérances, plus la conduite du roi à l’égard de ses intrépides défenseurs causait d’épouvante. François Ier devenait-il un Henri VIII ? Le catholicisme serait-il perdu en France ? Les prêtres étaient dans la crainte et plusieurs dans la désolation.

p – « Quo multi commoti sunt et perturbati. » (Cop à Bucer. Msc. de Strasbourg,)

Les évangéliques, au contraire, étaient dans la joie. La Parole de Dieu allait triompher, pensaient-ils, non seulement dans Paris, mais encore dans toute la France. D’étonnantes nouvelles leur arrivaient en effet de Lyon, où un prédicateur, presque invisible, mettait en mouvement toute la population.

Le frère de la Croix, dont nous avons parlé, ayant quitté à la fois Paris, son couvent, son froc et son nom de moine, était arrivé à Genève sous le nom d’Alexandre. Cordialement accueilli par Farel et par Froment, il avait été instruit par leurs soins dans la connaissance de la vérité. Sa transformation avait été complète. Christ était devenu pour lui « le Soleil de justice ; » il avait pour le connaître une affection ardente, et pour le confesser une grande hardiesse. Incontinent, il s’était montré résolu, et « résistait à tous contredisants. » Aussi le magistrat genevois, qui était sous l’influence des prêtres, l’avait-il condamné à mort comme hérétique ; toutefois la sentence avait été adoucie « par crainte du roi de France, » qui n’entendait pas qu’on maltraitât un Français, même hérétique, et l’on avait simplement jeté Alexandre hors de la ville. Celui-ci se trouvant devant les portes, sur la route, près de la Monnaie, avait prêché au peuple qui l’avait suivi. La puissance de sa parole inspirait du respect à tous ceux qui l’entouraient. « Personne, dit Fromentq, ne pouvait l’arrêter, tant il était mené de grand zèle à gagner le peuple à notre Seigneur. »

q – Froment, Actes et gestes de Genève, p. 76. La Monnaie était près de la gare actuelle.

Alexandre était allé d’abord à Berne avec Froment, puis retournant sur ses pas, il s’était demandé s’il ne rentrerait pas en France. Il ne se faisait pas d’illusion ; la persécution, la prison, la mort l’y attendaient. Ne devait-il donc pas, comme tant d’autres, évangéliser plutôt en Suisse ? Mais la France a tant besoin de la lumière et de la grâce de Dieu… l’abandonnera-t-il ? Alexandre, pour apporter Christ à ses compatriotes, était prêt à recevoir tous les opprobres et même la mort. Une seule affection engloutissait en lui toutes les autres. « O Sauveur ! tu as mis ta vie pour moi, je veux mettre pour toi la mienne ! » Il passa la frontière. Il avait appris que la Bresse et le Maçonnais (Saône-et-Loire), où Michel d’Arande avait annoncé Christ dès 1524, n’avait plus d’évangélistes ; il se mit donc à annoncer le pardon de l’Évangile à ces populations simples, cordiales, mais où le fanatisme avait de nombreux adhérents. L’ancien moine ne s’en souciait pas ; parcourant les rives de la Bienne, de l’Ain, de la Seille, de la Saône, il entrait dans les pauvres cabanes des pauvres paysans, et y répandait avec courage la semence de l’Évangiler. Le bruit en vint à Lyon, où se trouvaient certains pieux orfèvres, toujours prêts à faire des sacrifices pour leur foi ; ils invitèrent Alexandre à venir prêcher dans leur ville.

r – Crespin, Martyrologue, fol. 106.

C’était un champ plus vaste que les campagnes de la Bresse ; Alexandre partit, arriva à Lyon, et entra dans la boutique des orfèvres. Il s’entretint, s’édifia avec eux ; fit la connaissance de quelques pauvres de Lyon, qui étaient riches en la foi, mais il n’en resta pas là. La foi vivante qui l’animait lui donnait une infatigable activité. Il était prompt dans ses décisions, animé dans ses discours, ingénieux dans ses plans. Il se mit à prêcher de maison en maison ; puis « il fit çà et là des assemblées de gens, et prêches publics, avec un grand avancement de la Parole. » L’opposition ne tarda pas à se montrer, et Alexandre s’écria : « Oh ! si Lyon était une ville franche (libre) comme Genèves ! » Ceux qui voulaient entendre la Parole en étaient plus altérés de jour en jour ; ils venaient chez Alexandre ; ils s’entretenaient avec lui ; ils l’entraînaient dans leurs demeures ; l’évangéliste n’y pouvait suffire. Il écrivit à Farel de lui envoyer du secours de Genève ; nul ne vint ; on croyait la persécution si forte à Lyon, qu’on n’osait s’y exposer. Alexandre continua donc à prêcher seul, dans quelques rues écartées, dans quelques chambres hautes. Les prêtres et leurs agents, toujours à l’affût, cherchaient à le saisir ; mais à peine l’évangéliste avait-il fini son discours que les fidèles qui l’aimaient passionnément l’entouraient, l’enlevaient et l’emmenaient dans quelque lieu caché. Mais Alexandre n’y restait pas longtemps ; avançant prudemment la tête, jetant un regard tout à l’entour de la maison où on l’avait conduit, il en sortait bientôt pour aller prêcher à l’autre extrémité de la ville. A peine avait-il fini, qu’il était enlevé de nouveau, et les fidèles le conduisaient dans quelque nouvelle retraite ; le mussant (cachant) de maison en maison, dit le chroniqueur, en sorte qu’on ne pouvait le trouvert. » L’évangéliste était partout et n’était nulle part. Quand on le cherchait au sud dans quelque faubourg, il prêchait au nord, sur les hauteurs qui dominent la ville. Il se mettait hardiment en avant, il annonçait à haute voix l’Évangile, et toutefois il était invisible.

s – Froment, Actes et gestes de Genève, p. 74.

tIbid.

Alexandre faisait même davantage ; il se rendait jusque dans les prisons. Il apprit un jour que deux hommes fort connus à Genève, et qui étaient venus à Lyon pour leurs affaires, y avaient été jetés dans les cachots de l’évêque sur la dénonciation des prêtres genevois ; c’étaient l’énergique Baudichon de la Maison-Neuve et son ami le petit Colognyu.

uIbid., p. 75.

Alexandre se fait ouvrir les portes ; il entre, et cet évangéliste mystérieux, qui met la police de Lyon sur les dents, se trouve dans la prison épiscopale. Si l’un des agents qui sont à sa poursuite le reconnaît, la porte ne se rouvrira pas pour lui. Mais Alexandre ne s’en inquiète pas ; il parle aux deux Genevois ; il les exhorte ; il va même consoler d’autres frères, prisonniers pour l’Évangile ; puis il ressort des cachots, sans que personne ait mis la main sur lui. Les prêtres et leurs agents, pleins de dépit en voyant l’inutilité de leurs efforts, se rencontraient, se parlaient, se lamentaient : « Il y a, disaient-ils, un luthérien qui prêche et émeut le peuple, faisant assemblée, de çà et de là, parmi la ville, lequel il nous faut avoir, car il gâtera tout le monde, un chacun courant après lui, et pourtant nous ne le pouvons connaître, ni savoir qui il estv !… » Ils redoublaient d’efforts ; tout était inutile. Jamais prédicateur plus extraordinaire n’avait déjoué tant de ruses. Aussi l’on commençait à dire que le prêcheur inconnu avait quelques vertus diaboliques, au moyen desquelles il passait invisible au milieu des sergents sans que personne se doutât de sa présence.

v – Froment, Actes et gestes de Genève, p. 74.

Ainsi l’Évangile était annoncé dans la première et dans la seconde ville de France. La Sorbonne et le parti catholique venaient d’être intimidés par le roi, et les fêtes de Pâques 1534 qui approchaient, pouvaient fournir aux évangéliques de Paris une occasion éclatante de proclamer leur foi ; c’était ce que désirait la reine de Navarre. Elle avait passé quelque temps à Alençon, puis à Argenton, non loin de Caen, près de Catherine d’Albret, sa belle sœur, abbesse du couvent de la Sainte-Trinité ; enfin elle était revenue à Paris. Les prêtres n’osaient la nommer, mais il y avait dans leurs sermons certaines allusions à son adresse que saisissaient fort bien les auditeurs. On venait les rapporter à Marguerite, qui ne se souciait ni d’apaiser ni de punir ses accusateurs, et ne répondait qu’en s’efforçant encore plus d’avancer en France la cause de la piété. Les petits conventicules ne lui plaisaient qu’à demi ; elle voulait que la doctrine évangélique entrât dans le royaume par les églises et non par les chambres hautes. Elle eût désiré pour la France une réformation semblable à celle qui, tout en donnant à l’Angleterre la Parole de Dieu, lui a conservé ses archevêques, ses évêques, ses archidiacres, ses cathédrales, son culte liturgique et ses grandeurs. Reine de France, elle en eût été l’Elisabeth, mais avec plus de grâce sans doute. Installer l’Évangile à Notre-Dame, c’était son ambition. Elle se rendit auprès du roi, elle parla à l’évêque… Roussel y prêchera. Celui-ci n’était pas un Farel pour la hardiesse ; mais Marguerite l’encouragea ; l’idée de prêcher l’Évangile au peuple de Paris dans l’antique cathédrale lui souriait d’ailleurs. Il se décida à satisfaire le désir de la reine.

A peine le bruit du dessein de Marguerite se fut-il répandu que les chanoines s’émurent. Quel scandale ! Quoi ! ces évangéliques, dont on voulait purger la France, s’assembleraient dans la cathédrale !… Un disciple de Luther… dans la basilique, illustrée par tant de saints évêques !… Se voyant trahis par le roi, les prêtres résolurent de se tourner vers le peuple. Ces clercs fanatiques ne craignent pas de se faire émeutiers, parcourent la ville et les faubourgs, entrent dans les boutiques, répandent des petits écrits, affichent des placards ; les plus vieux sorbonistes retrouvent pour cette mission toute la verdeur de leur jeune âge. « Il faut à tout prix, disaient-ils, s’opposer à ces scandaleuses assemblées. Que le peuple se place devant les portes de Notre-Dame, qu’il empêche les évangéliques d’y entrer, ou s’il n’y réussit pas, qu’il remplisse la cathédrale, s’oppose à ce que Roussel monte en chaire, et que les clameurs des fidèles couvrent sa voix hérétique. » Le jour arrivé, un grand mouvement se manifesta parmi les bourgeois de Paris. Une foule immense accourut de tous les quartiers environnants, elle entoura Notre-Dame et remplit l’édifice. Les luthériens ne purent entrer dans la cathédrale et Roussel dut renoncer à sa prédicationw.

w – Coste, Hist. de Le Picard, p. 46. — Schmidt, Mémoires de Roussel, p. 107.

Un vent favorable semblait en général souffler sur la Réformation. Mais tandis que ses ennemis étaient mis en prison et ses amis en liberté, tandis que François Ier paraissait toujours plus d’accord avec sa sœur et les protestants d’Allemagne, tandis qu’un orateur évangélique était autorisé à prêcher à Notre-Dame, un violent tourbillon tombait tout à coup sur la métropole. Un homme pieux, un chrétien actif, devait y perdre la vie, et Paris allait voir au même instant, triomphe et martyre.

Un jour, quelques semaines après Pâques, un homme chargé de chaînes entrait dans la capitale ; il était conduit par des archers, qui tous lui témoignaient beaucoup d’égards. On le mena à la Conciergerie. C’était Alexandre Canus, connu parmi les dominicains sous le nom de père Laurent de la Croix. Voici ce qui était arrivé. Pâques avait été à Lyon, comme à Paris, le moment fixé par les évangéliques pour arborer hardiment leur drapeau. Les orfèvres, qui étaient pour Alexandre ce que la reine de Navarre était pour Roussel, ne se contentaient plus de prédications faites à la dérobée. Tout se préparait pour une grande assemblée ; le lieu fut fixé ; des chrétiens pieux parcoururent les rues, montèrent dans les maisons, donnèrent avis de la place et de l’heure. Beaucoup furent attirés par le désir de connaître une doctrine dont on parlait tant, et l’ancien dominicain prêcha le jour de Pâques devant un vaste auditoirex. Fut-ce dans une église, dans quelque salle, ou en plein air ? le chroniqueur ne le dit pas. Il émut vivement ses auditeurs, et l’on eût dit que Jésus-Christ ressuscitait ce jour de Pâques dans Lyon, où il avait si longtemps dormi dans la tombe. Cependant tous n’étaient pas également bénévoles ; quelques-uns lançaient de sinistres regards. Alexandre n’était plus invisible ; des espions qui se trouvaient dans l’assemblée, le voyaient, l’entendaient, étudiaient sa physionomie, notaient ses blasphèmes et couraient tout rapporter aux officiersy.

x – Crespin, Martyrologue, fol. 106.

y – Froment, Actes et gestes de Genève, p. 75.

Tandis que la police écoutait les rapports et prenait ses mesures, il y avait dans beaucoup de chétives demeures, des voix de joie et de délivrance. Un appel divin ayant été entendu, plusieurs étaient décidés à le suivre. Alexandre, qui avait appartenu à l’ordre des Prédicateurs, joignait à la piété la plus vive le don de la parole. Aussi, ses auditeurs lui demandèrent-ils de prêcher de nouveau le second jour de Pâques. L’assemblée se forma le lundi, et fut plus nombreuse encore que la veille. Les regards étaient fixés sur l’évangéliste, les oreilles étaient attentives, les figures rayonnantes ; on apercevait pourtant çà et là quelques visages de mauvais augure ; c’étaient des agents chargés de saisir le mystérieux prédicateur. L’assemblée entendit le discours le plus touchant ; mais au moment où les amis d’Alexandre voulaient, comme à l’ordinaire, l’entourer et l’enlever, la justice, cette fois-ci plus expéditive, s’avança, le saisit au cou et le conduisit en prison. On le mena devant le tribunal, qui le condamna à mort. Cette cruelle sentence émut tous les évangéliques, qui le conjurèrent d’en appeler ; il en appela, ce qui devait le faire transférer à Paris. « Cela, dit Froment, n’a pas été fait sans grand mystère, et sans la grande providence de Dieuz. » On se disait en effet que Paul, en ayant appelé à l’empereur, gagna un grand peuple à Rome ; et l’on se demandait si Alexandre ne pourrait pas faire de même dans la capitale. L’évangéliste partit sous la garde d’un capitaine et de son escouade.

zIbid.

Le capitaine était un homme de bien ; il marchait près d’Alexandre, et bientôt ils entrèrent en conversation ; l’officier fit des questions, et l’ancien dominicain lui expliqua le motif de son arrestation. Le premier écoutait étonné ; il prenait intérêt à l’histoire, et peu à peu les paroles du pieux captif entrèrent dans son cœur. Il entendit l’appel de Dieu ; il se réveilla ; il eut quelques moments de luttes et de doutes, mais bientôt l’assurance de la foi prit le dessus. « En le menant à Paris, dit Froment, le capitaine fut converti. » Alexandre ne s’en tenait pas là ; il parlait à chacun de ses gardes, et quelques-uns furent aussi gagnés à l’Évangile. Le premier soir, on descendit dans une hôtellerie, et le prisonnier trouva moyen d’adresser quelques bonnes paroles aux domestiques et aux maîtres de la maison. Chaque jour cela se renouvelait. On venait voir cet étrange captif ; on entrait en conversation avec lui ; il répondait à tout. Il mettait au service de l’Évangile l’habileté qu’il avait dans la discussion. « Il était savant en la doctrine sophistique, dit un contemporain, ayant bien profité et longuement étudié à Paris, avec ses compagnons (les dominicains). » De temps en temps on allait chercher le prêtre ou l’orateur du village pour disputer avec lui ; mais il les réduisait facilement au silence. Tous les auditeurs étaient éclairés, touchés, quelques-uns convaincus. « Certes, disaient-ils en sortant de l’hôtellerie, on n’a jamais vu homme de ce temps-ci, mieux répondre et mieux confondre ses adversaires, par les Écritures saintesa. » La foule augmentait de ville en ville. Enfin Alexandre arriva à Paris : « Chose étonnante, remarque le chroniqueur, il fut plus utile dans les hôtelleries et par les chemins, qu’il ne l’avait jamais été auparavantb ! »

a – Froment, Actes et gestes de Genève, p. 75.

bIbid.

On parla bientôt de ce singulier prisonnier dans plusieurs quartiers de la ville. Le cas était des plus graves. « Un moine, disait-on, un dominicain, un inquisiteur de l’hérésie est passé aux hérétiques et cherche partout à en faire. » Les religieux de son couvent criaient le plus fort. Le roi qui tenait en prison Beda, avait envie, pour maintenir l’équilibre, de donner quelque satisfaction aux catholiques. Les protestants allemands ne l’inquiétaient pas ; il avait vu de près l’ardeur du Landgrave, et ne craignait pas que le bouillant Philippe rompit l’alliance pour un dominicain. François Ier laissa donc faire, et Alexandre comparut devant une cour du parlement. « Nomme tes complices, » lui dirent les juges. Et comme il se refusait à nommer des complices qu’il n’avait pas : « Donnez-lui les brodequins, » ajouta le président. Aussitôt les exécuteurs de la justice apportèrent des planches et des coins, avec lesquels ils serrèrent fortement les jambes de l’évangéliste. Ses souffrances furent bientôt si grandes, qu’espérant l’avoir persuadé, on fit cesser la torture, et le président l’invita de nouveau à nommer tous ceux qui, comme lui, se séparaient de l’Eglise romaine ; mais il fut inébranlable. Le supplice recommença. « Il fut rudement traité par tortures, à plusieurs fois réitérées, disent les Actes, en grande extrémité de cruauté. » Les bourreaux serraient avec tant de fureur les planches et les coins dans lesquels il était encaissé, que la jambe gauche se cassa. Alexandre poussa un cri : « O mon Dieu ! dit-il, il n’y a ni pitié, ni miséricorde en ces hommes !… que je la trouve donc en toi !… — Continuez, » cria le chef des exécuteurs. Le malheureux, qui avait aperçu Budé parmi les assistants, porta sur lui un doux regard de supplication et dit : « N’y a-t-il point ici quelque Gamaliel, qui puisse adoucir la cruauté dont on use à mon égardc ? » L’illustre savant, honnête, équitable, quoique irrésolu dans ses voies, tenait les yeux fixés sur le martyr, étonné de sa patience : « C’est assez, dit-il ; on l’a par trop tourmenté ; vous devez être satisfaits. » Budé était de grande autorité ; sa parole fit effet ; la géhenne extraordinaire cessa. Les bourreaux ramassèrent le martyr et le portèrent estropié dans son cachotd. »

c – Crespin, Martyrologue, fol. 107.

dIbid.

L’habitude était de rendre la sentence en l’absence de l’accusé et de la lui faire connaître par un clerc du greffe criminel, en la Conciergerie. On eut l’idée de la prononcer en présence d’Alexandre ; peut-être qu’effrayé, il demandera quelque adoucissement, et qu’ainsi on obtiendra des aveux. Tout fut inutile. En vain la cour déploya-t-elle un grand appareil ; en vain une multitude de spectateurs augmenta-t-elle encore la solennité : Alexandre Canus, d’Evreux en Normandie, fut condamné à être brûlé vif. Un rayon de joie illumina soudain sa figure : « Vraiment, dit-on, il se montre plus joyeux qu’auparavante ! »

e – Crespin, Martyrologue, fol. 107.

Les prêtres s’avancèrent pour procéder à la dégradation sacerdotale. « Si vous prononcez un mot, lui dirent-ils, on vous coupera la langue. — L’invention de couper la langue, ajoute l’historien, commença en effet cette année-là. » Les prêtres lui enlevèrent les habits sacerdotaux, lui rasèrent la tête, et firent tous les mystères accoutumés. Pendant cette sotte cérémonie, Alexandre ne sonna mot. Seulement, à l’une des niaiseries des prêtres, il laissa échapper un sourire. On l’affubla de la robe de fol, vêtement de drap très grossier, comme en portaient les plus pauvres paysans. Le pieux martyr en la voyant s’écria : « O Dieu ! y a-t-il honneur plus grand que de recevoir aujourd’hui la livrée que ton Fils reçut dans la maison d’Hérodef ?… »

fIbid. — Froment, Actes et gestes de Genève, p. 76.

Un tombereau servant d’ordinaire à porter de la boue ou des balayures arriva devant l’édifice. Quelques dominicains, ses anciens confrères, y montèrent avec l’humble chrétien, et l’on s’achemina vers la place Maubert. Tandis que le tombereau avançait lentement, Alexandre, debout, se penchait vers le peuple et « semait à pleines mains l’Évangile. » Plusieurs, émus jusqu’aux larmes, s’écriaient qu’on le faisait mourir à tort. Mais les dominicains le tiraient par sa robe, et le troublaient de toutes manières. D’abord il n’y fit pas attention ; mais un de ces moines lui ayant dit avec violence : « Rétracte-toi, ou tais-toi ! » Alexandre se tourna vers lui et lui dit avec fermeté : « Je ne renoncerai pas Jésus-Christ… Départez-vous de moi, abuseurs de peuple ! »

Enfin on arriva devant l’échafaud. Tandis que les bourreaux faisaient les derniers préparatifs, Alexandre, apercevant dans la foule, des seigneurs, des dames, des gens du peuple, des moines et plusieurs de ses amis, demanda la permission de leur adresser quelques mots. Un dignitaire ecclésiastique, armé d’un grand bâton, présidait à la partie cléricale de la cérémonie ; cet homme (c’était le chantre de la Sainte-Chapelle) donna son consentement. Alors, saisi d’un saint enthousiasme, Alexandre confessa « avec grande véhémence et vivacité d’espritg, » le Sauveur qu’il aimait tant et pour lequel il était condamné. « Oui, s’écria-t-il, Jésus, notre seul Rédempteur, a souffert la mort pour nous racheter à Dieu son père. Je l’ai dit et je le répète. O vous, chrétiens qui m’entourez, demandez à Dieu que, comme son fils Jésus est mort pour moi, il me donne la grâce de mourir à cette heure pour lui… »

g – Crespin, Martyrologue, fol. 107. — Froment, Actes et Gestes de Genève, p. 76.

Ayant ainsi parlé, il dit au bourreau : « Allons ! » Les exécuteurs de la justice s’approchèrent, le lièrent sur le bûcher, et y mirent le feu. Le bois pétilla, la flamme s’éleva, et Alexandre, les yeux dirigés vers le ciel, s’écria : O Jésus-Christ, aie pitié de moi ! ô Sauveur, reçois mon âme… » Il voyait la gloire de Dieu ; il discernait par la foi Jésus au ciel, qui le sauvait dans son royaume. Mon Rédempteur ! répétait-il, oh ! mon Rédempteur ! » Enfin on n’entendit plus rien. Le peuple pleurait, les bourreaux se disaient l’un à l’autre : « Quel singulier criminel ! » et les moines même demandaient : « Si celui-ci n’est sauvé, qui donc le sera ? » Plusieurs se frappaient en disant : « On a fait tort à cet homme ! » Et ceux qui se retiraient, s’en allaient en pensant : « C’est merveille comme ces gens-là se font brûler pour maintenir leur foih. »

h – Crespin, Martyrologue, p. 107, verso. –Froment, Actes et gestes de Genève, p. 78.

Le parti romain ayant obtenu cette satisfaction, le parti politique ne pensa plus qu’à renverser la papauté dans un des États de l’Allemagne, et à préparer son amoindrissement dans le royaume de saint Louis.

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