Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 34
Une séance au Louvre pour l’union de la vérité et de la catholicité

(Été 1534)

2.34

Un étudiant de Nîmes arrivant de Wittemberg – Lettre de Mélanchthon à Marguerite – Conversation de Marguerite et de Baduel – François envoie Chélius en Allemagne – Angoisses de Mélanchthon – Chélius reçu avec joie – Zèle de Mélanchthon – Opinions diverses sur cette union – Approbation et sincérité de Bucer – Les notes des trois docteurs – Séance au Louvre – Bucer et Mélanchthon proclament les taches de la papauté – Modération – Il faut un gouvernement de l’Église – Un pontife unique – La justification ; la Messe – Les sacrements – Protestation contre les abus – Prière de Mélanchthon

L’affaire du Wurtemberg étant terminée, Du Bellay ne pensa plus qu’à son grand dessein ; c’està-dire la Réformation telle que l’entendait la reine de Navarre, — la combinaison de la catholicité et de la vérité par l’union de la France et de l’Allemagne. Ils n’étaient pas seuls à entretenir ces pensées ; Roussel, Bucer, beaucoup d’autres chrétiens évangéliques se demandaient avec anxiété si le grand succès remporté en Allemagne, ne déciderait pas la réformation de la France. Les communications se multipliaient entre les deux pays. Des Français, des Allemands passaient et repassaient le Rhin.

Dans le mois de juillet 1534, la reine de Navarre était dans l’un des appartements de son palais ; devant elle était un jeune homme modeste et intimidé, et elle tenait à la main une lettre qu’elle semblait lire avec le plus vif intérêt. Le jeune homme était un Français, natif de Nîmes, nommé Claude Baduel. Il arrivait de Wittemberg, où il avait trouvé, aux pieds de Mélanchthon et de Luther, la connaissance du Sauveur. Ce n’était pas un étudiant ordinaire. Doué de manières réservéesa, d’un cœur généreux, d’un désintéressement rare, d’une grande fermeté dans la foi, il avait en même temps un esprit distingué ; il parlait latin non seulement avec pureté, mais avec une grande élégance, et ses discours avaient une abondance pleine d’harmonieb.

a – « Mores modestissimi. » (Mélanchthon à la reine de Navarre, Corp. Ref., II p. 733.)

b – « Non solum mundities et elegantia singularis sed etiam quædam non insuavis copia. » (Ibid.)

Comme beaucoup d’autres jeunes savants, Baduel, très pauvre, n’avait pas de quoi étudier, et même pas de quoi vivre. Souvent pendant son séjour à Wittemberg, il s’était trouvé dans sa petite chambre réduit à la dernière nécessité. Il avait poussé des soupirs ; il avait adressé des prières à ce Père céleste qui nourrit les oiseaux du ciel. Le moment du départ approchant, sa détresse s’était accrue. Comment fera-t-il le voyage ? Que deviendra-t-il en France ? Il s’était demandé avec douleur s’il devrait abandonner les lettres pour se livrer à quelque travail manuel ? Tout à coup, il avait formé le dessein de s’adresser à la reine de Navarre ; et se rendant vers Mélanchthon : « Le malheur de la fortune m’oblige, lui dit-il, à laisser les arts libéraux pour des occupations vulgaires, que ma nature et ma volonté repoussent avec une égale énergiec. En vain me suis-je livré avec zèle à l’étude des saintes lettres et de l’éloquence, en vain ai-je avec ardeur désiré d’y faire de nouveaux progrès, un ennemi cruel, la pauvreté — jette sur moi ses mains barbares et me contraint de renoncer à une vocation qui me ravissait de joied. Cependant, je me suis décidé à faire une dernière et suprême tentative. La reine de Navarre est pour les amis des lettres et des arts une sorte de providence, presque une divinitée … O maître, donnez-moi une lettre pour elle ! »

c – « Ad quasdam alias operas, a quibus, et natura et voluntato abhorret. » (Ibid., p. 735.)

d – « Paupertas, quasi manus injecit. » (Corp. Ref., III, p. 752.)

e – « Velut in quodam numine. » (Ibid.)

Mélanchthon, ému de voir réduit à l’extrémité un jeune homme, dont il appréciait la belle intelligence, n’hésita pas à lui accorder sa demande. Il y avait à cette époque moins d’étiquette, de formalisme et plus de rapprochements, entre les amis des lettres et les princes, qu’il n’y en a eu dès lors. Le 13 juin 1534, un mois après la bataille de Laufen, le maître de l’Allemagne écrivait à la sœur de François Ier, pour introduire auprès d’elle l’écolier. C’est cette lettre que Baduel remettait à la reine et que cette princesse, heureuse d’entrer en rapports directs avec Mélanchthon, lisait avec le plus vif intérêt.

Certes, disait l’illustre réformateur, c’est une grande audace pour un homme tel que moi, de basse condition et inconnu de Votre Altessef, que d’oser vous recommander un ami ; mais la réputation de votre éminente piété répandue dans toute la terreg, ne me permet pas de refuser à un homme juste et savant le service qu’il me demande. Les bonnes études ne peuvent être maintenues que par la libéralité des princes. » Mélanchthon terminait en disant : « Jamais aumône plus royale, plus utile n’aura été faite. L’Église, répandue dans tout l’univers, place depuis longtemps Votre Altesse au nombre de ces reines que le prophète Esaïe appelle les nourrices du peuple de Dieu, et elle prendra soin de transmettre vos bienfaits à la plus lointaine postéritéh. » Mais l’étudiant, ce message vivant des réformateurs, n’intéressait pas moins Marguerite que la lettre elle-même. Baduel les avait vus, entendus, dans leur maison, dans la rue, dans leur auditoire… Parlez-moi, dit-elle, avec la grâce aimable qui la distinguait, parlez-moi de Mélanchthon et de Luther ; dites-moi comment ils enseignent, comment ils vivent, quels sont leurs rapports avec leurs élèves, ce qu’ils pensent de la France… » Marguerite voulait tout savoir. Elle l’interrogeait sur plusieurs points dont la connaissance pouvait être utile aux projets qu’elle avait conçus, d’accord avec Du Bellay.

f – « Homo infimæ sortis et ignotus Celsitudini tuæ. » (Ibid.)

g – « Fama tuæ eximiæ pietatis quæ totum terrarum orbem pervagala est. » (Ibid.)

h – « Et recensebit ad posteros universa Ecclesia. » (Corp. Ref., II, p. 733.)

La reine n’oublia pas le jeune homme lui-même ; voyant la beauté de son esprit, la vie de sa foi, l’élévation de son âme, elle se dit que protéger Baduel, c’était préparer un instrument d’élite qui répandrait en France les principes évangéliques. Grâce à ses soins, le recommandé de Mélanchthon professa bientôt les lettres à Paris même. Plus tard, comme on fondait à Nîmes un collège des arts, le jeune docteur résolut de sacrifier la place avantageuse qu’il avait dans la capitale pour se consacrer à la ville qui l’avait vu naître. La reine le recommanda aux consuls de Nîmes comme recteur de leur nouvelle institution. « Je l’ai entretenu aux études, » leur dit-elle. Mais la persécution ne permit pas à Baduel de servir la France jusqu’à la fin ; il fut obligé de se réfugier à Genève et y devint professeur dans l’académie fondée par Calvini.

i – Il y mourut en 1561. Voir Senebier, Hist. littéraire de Genève. — Ch. Le Fort, le Livre du Recteur, p. 371. — Haag, France protestante, où se trouve le catalogue des nombreux écrits de Baduel.

Les communications du jeune Nîmois affermirent Marguerite, le roi et Du Bellay dans leurs desseins, et François Ier résolut d’envoyer au delà du Rhin un homme de confiance, chargé de demander aux docteurs de la Réformation un plan sur les moyens les plus propres à fonder en Europe une catholicité évangélique. Ce ne fut point Baduel que Du Bellay indiqua pour cette mission ; il était trop jeune. Le diplomate jeta les yeux sur un docteur en médecine, Ulric Chélius, né à Augsbourg, qui résidait alors à Strasbourg, grand ami de Sturm et de Bucer, et employé plus d’une fois par le roi de France dans diverses négociations. Intelligent, actif, animé comme Bucer du double désir de réformer et pourtant d’unir la chrétienté, Chélius était très propre à cette œuvre. Allemand, et par conséquent connaissant parfaitement l’Allemagne, il avait toute la promptitude du Français ; et la circonstance même qu’il n’était pas, d’un rang élevé, le rendait plus propre encore à engager des négociations qui devaient être poursuivies dans le silence. Il partit de Strasbourg et arriva en juillet 1534 à Wittemberg.

Mélanchthon était alors fort agité. Les divisions qui séparaient le catholicisme et la Réforme, les querelles entre les luthériens et les zwingliens le remplissaient d’angoisse. Il se dérobait souvent à cette foule de tout âge, de toute condition, de tout pays, qui venait chaque jour heurter à sa porte, dans le désir de le voirj. La pieuse Catherine avait le cœur brisé en voyant la tristesse de son époux, et les enfants même pouvaient à peine le distraire par leur gracieux sourire. L’avenir l’épouvantait… De quels temps ne sommes-nous pas menacés, s’écriait-il, s’il n’y a personne qui porte remède aux discordes actuelles ?… Nous marchons vers notre ruine… On aura recours aux armes,… et l’État et l’Église y périrontk !… »

j – « Videres in ædibus illis perpetuo accedentes, et discedentes atque exeuntes aliquos. » (Camerarius, Vita Melanchthonis, p. 40.)

k – « Quanta dissipatio Reipublicæ et Ecclesiæ ! » (Corp. Ref., II, p. 740.)

Chélius, arrivé à Wittemberg, se rendit aussitôt chez Mélanchthon. « Le roi François Ier, lui dit-il, veut la vérité et l’unité. Dans presque tous les articles, il est d’accord avec vous et approuve votre livre des Lieux communsl. Je suis chargé de vous demander un plan pour mette fin aux discussions religieuses qui troublent la chrétienté ; et je puis vous donner l’assurance que le roi des Français fait et fera tout auprès du pape pour procurer la concorde et la paixm. » Rien n’était plus propre à captiver Mélanchthon. A cette époque les modérés n’avaient pas encore renoncé à maintenir l’unité extérieure ; ils désiraient conserver la catholicité ; Mélanchthon même ne voyait pas d’autre salut pour la chrétienté divisée et agitée. Aussi jamais message n’était arrivé plus à propos ; Chélius était pour lui comme un ange venu du ciel ; un éclair vint illuminer le front alors nuageux du grand docteur. Il se rendit chez Luther ; il parla avec lui et ses autres amis de la démarche du roi de France. « Si des hommes de bien et de science, dit-il, convoqués par quelques monarques, confèrent librement et amicalement ensemble, il nous sera, croyez-moi, facile de nous entendren. Les ignorants ne comprennent rien à la chose et ils font le mal beaucoup plus gros qu’il n’esto ! »

l – « In plerisque dicebat Regem esse non alienum a libro Philippi quo locos ille tractat communes. » (Gerdesius, Hist. Evang. renovati, IV, p. 114.)

m – « Regem Gallorum apud pontificem de pace et mitigatione tantarum rerum acturum esse. » (Corp. Ref., II, p. 976.)

n – « Si monarchæ aliqui efiicerent ut aliqui boni et docti viri amanter et libere inter se colloquerentur. » (Ibid., p. 740.)

o – « Et interdum prœter rem tumultuantur. » (Ibid.)

Mélanchthon croyait pouvoir mettre d’accord catholiques et protestants ; il ne faut pas s’en étonner : de nos jours encore des hommes fort estimables, quoique peu clairvoyants, entretiennent la même pensée. La vérité était chère au docteur de l’Allemagne, mais la concorde, l’unité, la catholicité, ne l’étaient pas moins. L’Église, selon Mélanchthon et ses amis, devait être universelle, car la rédemption est destinée a tous les hommes, et tous en ont besoin. Elle doit donc s’efforcer de réunir tous les enfants d’Adam dans la communion avec Dieu, sur la base de Christ, seul rédempteur. Elle possède une puissance qui peut embrasser toute l’humanité et se subordonner toutes les différences. Telles étaient les pensées qui animaient Mélanchthon ; s’il y avait quelques sacrifices à faire pour maintenir la catholicité de l’Église, il les ferait avec joie ; il reconnaîtrait les évêques et même le premier des évêques, plutôt que de rompre l’unité. « Il ne s’agit pas, disait-il, d’abolir le gouvernement de l’Église ; les principaux d’entre nous désirent vivement que les formes reçues soient autant que possible conservéesp. » L’ami de Luther prit la chose tellement à cœur, qu’il se mit lui-même à pérorer Du Bellay : « Je vous en supplie, lui dit-il, conjurez les grands monarques d’établir la concorde qui est selon la piétéq. Les périls qui nous menacent sont tels qu’un homme aussi grand que vous ne doit point faire défaut à la cause de l’État et de l’Église… — Mais que fais-je ? s’écrie-t-il… Qu’est-il besoin de vous presser de marcher, vous qui courez déjàr ? » Catholicité et vérité, telle était la devise que portaient, gravée sur leurs armes, les chevaliers qui, sous les auspices du roi de France, allaient paraître entre les deux camps de Rome et de la Réformation. Mélanchthon se mit donc à tracer le plan nouveau de l’Église nouvelle qui, Dieu aidant et par l’appui des grands monarques, François Ier, Henri VIII et probablement Charles-Quint, devait devenir l’Église des temps modernes. C’était là l’un des travaux les plus importants qui eussent jamais été entrepris par un homme. non seulement les politiques, mais encore tous les cœurs pieux, les cœurs aimants, peut-être faibles, qui craignent par-dessus tout la controverse, espéraient ardemment le succès de cette tentative héroïque. Les principaux, dit Mélanchthon, partageaient ses opinions et encourageaient ses projets. Pourtant il y avait des âmes simples, profondes, chrétiennes, des esprits décidés à mettre la vérité avant tout, qui voyaient avec inquiétude ces négociations théologico-diplomatiques. Ni Farel, ni Calvin, ni même probablement Luther, n’étaient au nombre de ceux qui se rangeaient autour de la bannière élevée par Du Bellay et saisie par Mélanchthon.

p – « Usitatam Ecclesiæ formam conservare, quantum possibile est. » (Corp. Ref., Il, p. 740.)

q – « Ut Celsituilo tua, propter Christi gloriam, hortetur summos monarchas. » (Ibid.)

r – « Sed nihil opus est, te currentem, ut dici solet, adhortari. » (Ibid.)

Cet homme pieux, cependant, était loin de vouloir sacrifier la vérité. « Je suis entièrement d’avis, disait-il à Bucer, qu’il ne peut y avoir aucun accord entre nous et l’évêque de Romes. Mais pour satisfaire les hommes de bien qui s’efforcent de mener à bonne fin cette grande affaire, j’exposerai quels devraient être les points essentiels d’un accord. » Mélanchthon croyait, et plusieurs chrétiens évangéliques en France, et surtout en Allemagne, crurent de même, que si l’on établissait d’abord une réforme, même incomplète, la force de la vérité amènerait bientôt une réforme entière. Il fit donc son travail, et le remit à Chélius.

s – « Assentior tibi, mi Bucere, desperandam esse concordiam cum pontifice romano. » (Corp. Ref., II, p. 275.)

Celui-ci, croyant tenir en main le salut de l’Église, courut à Strasbourg, pour communiquer à ses amis le projet de Mélanchthon. Arrivé chez Bucer (17 août), il le trouva écrivant sa réponse à l’Axiome catholique de l’évêque d’Avranches, grand ennemi du protestantisme. Bucer posa ses feuilles, et prit celles du docteur de Wittemberg, qu’il était impatient de lire. Il les lut et les relut avidement. « Vraiment, dit-il, on n’y trouvera rien dont on puisse se scandaliser, si l’on a la moindre idée de ce que c’est que le règne de Christ. Mais, ajouta-t-il, une réunion n’est possible, mon cher Chélius, qu’entre ceux qui croient vraiment en Christ. Qu’il y ait une autorité supérieure, à la bonne heure ! mais il faut qu’elle soit sainte, afin que chacun puisse lui obéir en bonne consciencet. Il faut, pour s’entendre, supprimer toutes les additions et en revenir simplement à la doctrine de l’Écriture et des Pères. »

t – « Dass die obere Gewalt eine heilige sey. » (Schmidt, Zeitschrift für H. Theol.)

Chélius pria Bucer de lui donner son avis par écrit. Le réformateur rédigea à la hâte un mémoire, approuvé par ses collèguesu, et le remit le 27 août à son ami. L’agent de François Ier avait fixé ne jour pour son départ ; mais au dernier moment il s’arrêta, et resta encore vingt-quatre heures à Strasbourg. Il y avait là un autre docteur, homme doux, pieux et ferme, ancien ami de Zwinglev, Hédion, auquel Chélius demanda aussi son avis. Puis, tenant en main les notes des trois docteurs, il partit sans autre délai pour Paris, convaincu que la catholicité et la vérité allaient être sauvées.

u – « Consentientibus symmistis meis. » (Avis de Bucer.)

vHistoire de la Réformation, tome II, 8.8.

Arrivé dans la capitale, Chélius remit ses papiers à Guillaume Du Bellay, qui les soumit aussitôt à François Ier. Celui-ci ordonna que l’évêque de Paris et quelques-uns des nobles, des lettrés et des ecclésiastiques qui désiraient une Église une, mais renouvelée, reçussent communication de ces documents. L’arrivée de cet ultimatum de la Réformation était un événement d’une haute importance : aussi les notes des trois docteurs furent-elles étudiées avec soin au Louvre, à l’évêché et dans d’autres maisons de la capitale. Peut-être l’histoire a-t-elle eu tort de ne pas s’en occuper davantage. Trois des réformateurs, l’Angleterre, François Ier, quelques-uns des hommes les plus marquants de l’époque demandaient une seule Église catholique, mais réformée. Une grande unité évangélique semblait sur le point de se réaliser. N’exposerons-nous pas avec quelques détails une proposition d’un si haut intérêt ? Il est, nous le savons, des esprits qui veulent toujours des faits et des émotions, sans s’occuper jamais des principes et des doctrines ; mais les sages, au contraire, savent que ce sont les idées qui remuent le monde, et quelles que soient les objections des esprits curieux, l’histoire doit s’acquitter de sa tâche, et donner aux doctrines la place qui leur appartient.

Il se tint alors au Louvre des séances, d’une nature fort extraordinaire, et dont, selon quelques-uns, dépendait l’avenir de la chrétienté. Les avis de Mélanchthon, de Bucer, de Hédion, demandés par le roi, apportés par Chélius, remis au monarque par Du Bellay, étaient dans le cabinet de Sa Majesté. Les murailles du Louvre, dans le sein desquelles s’étalaient des mœurs si légères, et qui devaient être témoins de tant de crimes, entendaient exposer les vérités saintes, où se trouve la vie éternelle. Autour de la table sur laquelle ces pièces reposaient, il y avait sans doute des politiques qui n’avaient en vue, dans cet examen, que des avantages temporels, et François était à leur tête ; mais il y avait aussi des âmes sérieuses qui désiraient à la fois, pour l’Église nouvelle, réforme et catholicité. Nous laisserons parler les réformateurs. Ce n’est pas eux en personne (qu’on le comprenne bien), qui se trouvent alors devant le roi de France ; ce sont les écrits qu’il leur a demandés, et qui étaient lus probablement par l’un des frères Du Bellay. Mais, pour abréger, nous désignerons ces écrits par le nom de leurs auteurs, puisque ce sont ces auteurs mêmes qui parlent et non pas nous.

François Ier, désireux à la fois d’émanciper la France de la subordination à la papauté, et de donner un corps en Europe à un grand parti moderne, capable de vaincre et déjouer l’Autriche, écoutait avec bienveillance Mélanchthon et ses amis ; toutefois, il trouvait les paroles des réformateurs un peu plus vives et plus hérétiques qu’il ne l’avait pensé. Quelques-uns de ceux qui l’entouraient étaient satisfaits ; d’autres étaient étonnés, d’autres encore étaient scandalisés ; ce n’était pas sans cause. Mettre le modéré Mélanchthon avec le pacifique évêque de Paris, à la bonne heure ! Mais prétendre réunir l’inflexible Luther et le fougueux Beda, le pieux Électeur et le libertin François Ier… quelle tentative étrange ! Toutefois écoutons, car ces personnages ont pris place sur leurs fauteuils, et l’examen commencew.

w – Le Mémoire de Mélanchthon se trouve dans le Corpus Reformatorum, publié par le Dr Breitschneider, II, p. 743 à 766. Le Mémoire de Bucer est dans la bibliothèque de Strasbourg ; j’en dois la copie à M. le professeur Schmidt. Le volume où se trouvait le Mémoire de Hédion a disparu des Archives ; nous en avons pourtant trouvé quelques citations.

Bucer. — « Il ne peut y avoir de concorde dans l’Église qu’entre ceux qui sont vraiment de l’Églisex. Il n’y a rien de commun entre Christ et Bélial. On ne peut unir Dieu et le monde… Or, que sont la plupart des évêques et des prêtres ? O douleur !… »

x – « Concordia esse non potest nisi inter eos qui sunt de Ecclesia. (Consilium Buceri, msc.)

Cet exorde parut au roi un peu fier ; il se dit que Bucer avait sans doute voulu mettre dès le commencement sa fidélité à couvert. Peut-être ses collègues seront-ils un peu plus conciliants.

Mélanchthon. — « La doctrine catholique, dit-on, n’a que des taches légères ; et nous et les nôtres nous avons fait beaucoup de bruit sans cause… C’est une erreur ! Que le pontife et les grands monarques de la chrétienté ne se cachent pas les maladies de l’Églisey. Ils doivent, au contraire, reconnaître que ces taches, prétendues légères, anéantissent les doctrines essentielles de la foi, et font tomber les hommes dans l’idolâtrie et dans des péchés manifestes. »

y – « Pontifex et summi reges agnoscant Ecclesiæ morbos. » (Corp. Ref., II, p. 743.)

Bucer. — « Si l’on veut établir la concorde chrétienne, qu’on s’adresse à ceux qui croient vraiment en Christz. Ceux qui n’écoutent pas la Parole ne peuvent expliquer la Parole… Que d’erreurs ont été introduites par des prêtres impies ! S’adressera-t-on pour les corriger à d’autres prêtres, qui peut-être les dépassent encore dans le mal ? »

z – « Nisi inter eos qui Christo vere credunt. » (Consilium Buceri, msc.)

Vraiment, les pacifiques Bucer et Mélanchthon parlent aussi fièrement que Luther et Farel. Le roi et ses conseillers commençaient à s’alarmer, quand des paroles plus conciliatrices vinrent leur rendre quelque espoir.

Bucer. — « Tout ce qu’on peut céder en maintenant la foi et l’amour de Dieu, nous le céderons. Toute pratique salutaire, observée par les anciens, nous la rétablirons. Nous ne voulons point renverser tout ce qui existe, et nous savons très bien que l’Église ne peut être sans tache ici-basa. »

a – Nec etiam ut nulla omnino labes tolleretur. » (Ibid.)

Le contentement du roi et de ses conseillers s’accrut quand on en vint au gouvernement de l’Église. Il faut un ordre dans l’Église, disaient les protestants. Il faut un ministère de la Parole ; une inspection des conducteurs des troupeaux, afin de maintenir la discipline et la paix. Le culte, les temps destinés à l’adoration commune, les lieux où l’Église s’assemble, les actes sacrés, les secours temporels nécessaires à l’entretien du ministère, les soins des pauvres, tout cela nécessite une administration attentive et fidèle. Ces principes furent exprimés par les réformateurs ; le docteur de Strasbourg insistait le plus sur ce point.

Bucer. — « Le royaume de Christ ne doit pas être sans un gouvernement. Nulle part l’ordre ne doit être plus ferme, l’obéissance plus complète et le pouvoir plus vénéré. »

François Ier et ses conseillers entendaient avec plaisir ces déclarations. Les uns leur avaient dit que la prétendue Église des protestants était composée d’atomes, qui n’avaient point entre eux de cohésion. D’autres assuraient que la seule supériorité qu’on voulût y reconnaître était celle de certains prophètes théocratiques, semblable à Thomas Munster et ses pareils. François Ier apprenait donc avec plaisir que tout en admettant un sacerdoce universel, en vertu duquel tout croyant s’approchait de Dieu par ses prières, le protestantisme maintenait un ministère évangélique spécial. Mais quel était ce ministère, ce gouvernement ? Voilà ce que le roi et ses conseillers désiraient savoir. Les théologiens médiateurs faisaient ici, selon nous, fausse route ; les vœux du roi allaient être presque comblés.

Mélanchthon.. — « Comme un évêque préside sur plusieurs Églises, nul ne peut trouver mauvais qu’un pontife préside à Rome sur plusieurs évêques. Il faut à l’Église des conducteurs qui examinent ceux qui sont appelés au ministère, qui jugent les causes ecclésiastiques, et qui surveillent la doctrine des ministres… S’il n’y avait pas de tels évêques, il faudrait les créerb. Un pontife unique peut même servir à maintenir l’accord de la foi entre les diverses nations de la chrétienté. »

b – « Creari tales oporteret. » (Corp. Ref., II, p. 746.)

François Ier était ravi ; mais les évangéliques les plus décidés regardaient cette idée d’un pape évangélique comme un rêve qu’il fallait reléguer dans le pays d’Utopie décrit par Thomas Morus. Une déclaration accessoire, d’une autre nature, devait encore plus réjouir François Ier.

Mélanchthon. — « Quant à ce que le pontife romain prétend transporter les royaumes d’un prince à l’autre, cela ne regarde ni l’Évangile, ni l’Église, et c’est aux rois à combattre cette injuste prétention. »

Maintenant, ces concessions étant faites, les réformateurs allaient faire entendre la grande voix de la Réformation.

Bucer. — « Le premier des dogmes, c’est la justification des pécheurs. »

Mélanchthon. — « La rémission des péchés doit être accompagnée d’un changement de vie - mais cette rémission ne nous est pas donnée, à cause de cette vie nouvelle ; elle ne nous vient que par miséricorde, et nous est donnée uniquement à cause du Christ. »

Bucer. — « Ainsi donc, plus de ces mérites attribués aux pratiques et aux prières des moines et des prêtres ! Plus de cette vaine confiance dans nos propres œuvres ! Que la grâce ne soit plus obscurcie et la justice de Christ méchamment rabaissée ! C’est à cause du sang de son unique Fils, que Dieu nous remet nos péchés ! »

François Ier et les siens trouvaient cela orthodoxe. Les scolastiques même, disaient-ils, ont ainsi parlé dans quelques-uns de leurs livres. Ils ne firent aucune opposition au sentiment des réformateurs sur la justification par la foic. Mais un point les inquiétait… Que diront-ils de la messe ? pensaient-ils. Ce sujet capital ne fut pas oublié.

c – « Locum de justificatione ut a nostris tractatur, probare regem. » (Corp. Ref., II, p. 1017.)

Bucer. — « Quoi assister chaque jour à la messe, sans repentance, sans piété, sans même penser aux mystères qui s’y trouvent, suffirait pour obtenir de Dieu toutes sortes de grâces !… Non ; quand on célèbre le sacrement du corps et du sang du Seigneur, il faut qu’il y ait une communion vivante entre Christ et les membres vivants de Jésus-Christd. »

Mélanchthon. — La messe est le seul nœud qu’il nous soit impossible de résoudree ; car ici sont d’horribles abus inventés pour le gain des moines. Il faut interdire les cultes impies et en établir de conformes à la vérité. »

d – « Viva vivorum membrorum Christi communione. » (Buceri Consilium.)

e – « Hic unus nodus de missa videtur inexplicabilis esse. » (Corp. Ref., II, 781.)

« Qu’on garde la messe, disait François Ier ; mais qu’on abolisse les légendes ineptes, absurdes et ridiculesf. »

f – « Orationes et legendas multas ineptas et impias abrogandas aut saltem emendandas. » (Corp. Ref., II, p. 1015.)

Les Français attendaient les réformateurs à la doctrine des sacrements ; c’était en effet le point embarrassant, à cause des opinions différentes des divers docteurs. Les ennemis de la Réformation disaient beaucoup en France, que les sacrements n’étaient pour les protestants que de simples cérémonies par lesquelles les chrétiens montrent qu’ils appartiennent à l’Église. « Non, disaient les docteurs, ces cérémonies extérieures sont des moyens par lesquels la grâce opère dans l’intérieur de nos âmes. Seulement cette opération ne vient pas des dispositions du prêtre qui administre le sacrement, mais de la foi de celui qui le reçoit. » Ici se présenta la grande question : « Christ est-il, ou non, présent dans la communion ? » Bucer et ses amis se tirèrent prudemment de ce pas difficile.

Bucer. — « Le corps de Christ est reçu dans la main des communiants et mangé avec leur bouche, disent les uns ; le corps de Christ est discerné par l’âme du fidèle et est mangé par la foi, disent les autres. Il y a un moyen de mettre fin à cette dispute, c’est de reconnaître simplement que quel que soit le mode de la manducation, il y a dans la Cène une véritable présence de Christg. »

g – « Veram Christi in cœna præsentiam exprimi. » (Buceri Consilium.)

Peu à peu les réformateurs s’animaient.

Mélanchthon. — « Il faut enseigner au peuple que les saints ne sont pas plus cléments que Jésus-Christ et qu’il ne faut pas leur transporter la confiance qui est due à Jésus-Christ seul… Il faut que les monastères soient changés en écoles… Il faut que le célibat soit aboli, car la plupart des prêtres affichent une turpitude manifesteh. »

h – « Plurimi in manifesta turpitudine vivunt. » (Corp. Ref., II, p. 764.)

Bucer. — « Il faut une constitution de l’Église où l’on décide tout par l’Écriture ; et pour la préparer il faut une conférence d’hommes savants et pieux. »

Hédion. — « Il faut que cette assemblée se compose non pas de théologiens seulement, mais aussi de laïques ; et surtout il faut que l’on ne fasse aucun pas en avant, aussi longtemps que le pape et les évêques persistent dans leurs erreurs et même les défendent par la forcei. »

i – Schmidt, Zeitschrift für Hist. Theolog., p. 35,1850.

Les réformateurs, en rédigeant ces articles, avaient conçu peu à peu quelques espérances. Il est possible, peut-être probable, que l’unité se rétablisse… Émus à cette pensée, ils élevaient les yeux vers le bras puissant dont ils attendaient le secours.

Mélanchthon. — « Oh ! que notre Seigneur Jésus-Christ regarde du ciel et qu’il amène lui-même cette Église, pour laquelle il a souffert, à une pieuse et perpétuelle union qui fasse au loin resplendir sa gloirej ! »

j – « Ut Christus Ecclesiam suam… redigat in concordiam piara et perpetuam. » (Corp. Ref.)

François Ier et ses conseillers étaient généralement satisfaitsk ; mais les docteurs de Rome regardaient d’un œil inquiet ces négociations, selon eux détestables. Il y avait de l’agitation à la Sorbonne et même au Louvre. Tous les chefs du parti romain qui avaient voix à la cour faisaient entendre des représentations respectueuses ; le cardinal de Tournon y joignait des remontrances. Du Bellay tenait ferme ; mais il n’en était pas ainsi de François Ier. Il hésitait, il chancelait. Un événement vint lui donner une nouvelle impulsion et légitimer à ses yeux les réformes que lui demandait son ministre.

k – « Hos articulos Francisco regi non displicuisse raulta sunt quæ suadent. » (Gerdesius, Hist. Evang. renov., IV, p. 124.)

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