Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 35
Les apparitions de l’esprit d’Orléans

(Été 1534)

2.35

Mort de la prévôté d’Orléans – Le prévôt et les moines – Vengeance inventée par les cordeliers – Première apparition de l’esprit – Seconde apparition – La prévôté tourmentée pour luthéranisme – Enquête de l’official – Enquête des étudiants – Le prévôt s’adresse au roi – Arrestation des moines – On les mène à Paris – Le novice confesse la fraude – Condamnation – Fin de l’affaire

Calvin avait, on se le rappelle, étudié et évangélisé à Orléans, et ses enseignements y avaient laissé des traces profondes, surtout parmi les étudiants, et chez quelques femmes de qualité. L’épouse du prévôt de la ville semble avoir été l’une des âmes converties par le ministère du jeune réformateur. Le récit qu’il lui a consacré, les grands détails dans lesquels il entre, montrent l’intérêt qu’il prenait à sa conversiona. Cette femme, qui occupait dans la ville un rang distingué, avait trouvé la paix de son âme dans la foi en Jésus-Christ ; elle avait cru aux promesses de la Parole que Calvin avait expliquées ; elle avait senti vivement le néant des pompes et des superstitions romaines ; la grâce de Christ lui suffisait ; et se souciant peu de la parure du dehors, elle s’appliquait à rechercher cette pureté incorruptible, ornement des femmes qui servent Dieu. « C’est une luthérienne, disait-on ; elle est de celles qui ont prêté l’oreille aux doctrines des disciples de Luther. » Son mari, le prévôt, personnage influent, grand propriétaire, magistrat fort considéré, homme d’un caractère droit, prompt, énergique, était touché de la pureté de la conduite de sa femme ; et sans être converti à l’Évangile, il s’était ennuyé des superstitions romaines et méprisait les moines.

a – Le récit manuscrit de Calvin, retrouvé de nos jours dans la bibliothèque de Genève par M. le Dr J. Bonnet, a été inséré dans le Bulletin de l’Histoire du Protestantisme français, III. p. 33.

La prévôte (c’est ainsi que les manuscrits la désignent) tomba malade, fit venir un notaire, et lui dicta son testament. Couchée sur un lit de faiblesse qu’elle ne devait plus quitter, pleine d’une foi vivante en Jésus-Christ, elle se sentait certaine d’aller vers son Seigneur, et éprouvait une répugnance insurmontable à ce qu’aucun des usages superstitieux pour lesquels, les femmes dévotes ont d’ordinaire tant de penchant, fussent célébrés sur sa tombe. Aussi, tandis que le notaire, la plume à la main, attendait l’expression de sa volonté dernière : « Je défends, dit-elle, que l’on sonne et chante à mes funérailles, et que les moines et les prêtres y assistent, des cierges à la main. Je veux de plus que l’on m’ensevelisse sans pompe et sans luminaire. » Le notaire était un peu étonné ; mais il écrivit ; et le mari, qui se tenait près d’elle, et qui connaissait sa foi, lui promit que sa volonté serait sacrée. En effet, la mort étant survenue, la dépouille de cette femme pieuse fut déposée dans le sépulcre de son père et de son aïeul, sans autre accompagnement que les larmes de tous ceux qui l’avaient connue et les prières des enfants de Dieu qui formaient le petit troupeau évangélique d’Orléans.

La cérémonie terminée, le prévôt se rendit au couvent des Franciscains (c’était dans leur cimetière qu’avait eu lieu la sépulture). Il était généreux, et tout en méprisant les moines, il ne voulait pas leur faire tort, même en apparence. Les frères, déjà fort irrités, ne comprenaient pas ce que ce magistrat leur voulait et le reçurent d’un air glacial. « Voilà, leur dit-il, comme on ne vous a pas fait faire de service, voilà six écus d’or, pour vous dédommager. » Les moines qui avaient compté sur la mort de cette grande dame, comme sur une riche aubaine, ne furent nullement satisfaits de ces six pièces d’or, et tout en les recevant, ils firent la mine au veuf et jurèrent à part eux de se venger.

Peu après, M. le prévôt ayant arrêté la coupe d’un bois qu’il avait près d’Orléans, donnait ses directions à ses ouvriers, quand deux moines, suivant les laies étroites percées dans la forêt, arrivèrent jusqu’au lieu de haute futaie où se trouvaient le maître et les bûcherons, se présentèrent hardiment à lui et lui demandèrent, au nom du couvent, la permission d’envoyer leur char une fois chaque jour, durant toute la coupe, pour faire leur provision. « Quoi ! répondit le prévôt, que l’avarice des moines avait toujours révolté, un char par jour ! Envoyez-en trente, révérends pères, mais (cela va sans dire) en payant comptant ; je ne demande, je vous assure, que bonne dépêche et bon argentb. »

b – Cette affaire est racontée par Sleidan et par Th. de Bèze dans leurs histoires ; l’un et l’autre ont connu le récit de Calvin.

Les deux cordeliers se retirèrent confus et irrités et apportèrent cette réponse à leurs supérieurs. Ceci était trop fort : deux affronts l’un après l’autre ! Les moines consultent ensemble ; ils veulent à tout prix se venger ; de telles hérésies, si on les tolérait, seraient la ruine des couvents. On mit en délibération la meilleure manière de donner une éclatante leçon à M. le prévôt et à tous ceux qui seraient tentés de suivre l’exemple de sa femme. « Les galants, pour se venger, vont faire une fourbe, » dit Calvin. Deux religieux surtout se distinguaient parmi les orateurs ; frère Coliman, provincial, exorciste, de grande réputation entre les cordeliers, et frère Etienne d’Arras, « tenu pour grand prêcheur. » Ces deux docteurs, voulant apprendre à toute la ville qu’on n’offensait pas impunément des moines, inventèrent une « tragédie » qui, pensaient-ils, répandrait partout l’horreur du luthéranisme.

Le frère d’Arras se chargea de commencer le drame ; il s’enferma dans sa cellule et composa à grands coups de l’éloquence la plus vulgaire un sermon qui, pensait-il, épouvanterait tout le monde. La nouvelle d’une homélie du grand prêcheur fut partout colportée, et le jour arrivé, le moine d’Arras monta en chaire, et prononça devant un vaste auditoire (l’église était comble) un discours d’une « très grande affection, » dans lequel il décrivait pathétiquement les souffrances des âmes dans le purgatoire… Vous le savez, s’écria-t-il, vous le savez ! Les esprits malheureux, tourmentés par le feu, s’en échappent, reviennent après leur mort, quelquefois avec grand tumulte, et supplient qu’on leur accorde quelque soulagement. Luther, il est vrai, prétend qu’il n’y a pas de purgatoire… O horreur ! ô abominable impiété !!! » Le frère n’oublia rien, dit Bèze, pour convaincre son audience que les esprits du purgatoire revenaient. » Le troupeau se retira fort ému ; et dès lors le moindre bruit, pendant la nuit, effrayait les âmes dévotes. Les préparations ainsi faites, ces moines impudents arrangèrent entre eux l’horrible représentation qui devait les venger du prévôt et de sa femme.

La nuit suivante, les moines se lèvent à l’heure ordinaire et descendent dans l’église, tenant en mains leurs antiphonaires où les antiennes étaient notées. Ils commencent leur chant ; leurs voix glapissantes entonnent les matines,… mais tout à coup un affreux tumulte se fait entendre, venant du ciel, à ce qu’il semble, ou tout au moins de la voûte de l’église. A l’ouïe de ce grand tintamarre les chants cessent, les moines paraissent épouvantés, et Coliman, le plus courageux, s’avance, armé de toutes les armes d’un exorciste, et conjure l’esprit malin ; mais l’esprit ne dit mot. « Que veux-tu ? lui crie Coliman ; pas de réponse. Si tu es muet, reprend l’exorciste, montre-le nous par quelque signe. » Alors derechef l’esprit tempête. Ceux des assistants qui n’étaient pas dans le secret, étaient saisis d’horreur. Tout va bien, dirent Coliman, Etienne et leurs complices ; maintenant répandons la nouvelle dans tout Orléans. » En effet, le lendemain, les frères se rendent chez quelques personnages des plus apparents de la ville, qui étaient de leurs dévots. « Il nous est survenu quelque malencontre, leur dirent-ils, sans spécifier ce que c’était, voulez-vous venir à notre aide et vous trouver à nos matines ? »

Ces bons bourgeois, fort anxieux de savoir de quoi il s’agissait, ne se couchèrent pas et arrivèrent à minuit au monastère. Déjà les moines s’assemblaient dans l’église pour chanter leurs collectes, antiphones et litanies ; ils firent placer convenablement les laïques dévots, puis le chant des matines commença, et toutes les glapissantes voix entonnèrent ces paroles : Dominel labia

A peine ces mots ont-ils retenti dans l’église, qu’un bruit effroyable interrompt le chant. L’esprit ! l’esprit ! s’écrient les moines effrayés. Alors Coliman qui avait « l’équipage accoutumé quand il voulait parler au diable, » s’avança et jouant admirablement son personnage, dit : « Qui es-tu ? — Silence. — Que veux-tu ? — Silence. — Es-tu muet ? — Silence. — S’il ne t’est pas permis de parler, dit alors Coliman, réponds par signes à mes demandes… Pour oui, frappe deux coups et trois pour non. Maintenant, dis-moi… n’es-tu pas l’esprit de l’un de ceux qui sont ici enterrés ? » L’esprit commença à rabater (frapper) : Oui. Alors Coliman reprit : Es-tu l’esprit d’un tel ? ou d’un tel ? » et il nommait successivement plusieurs de ceux qui étaient inhumés dans l’église ; mais à chaque question, l’esprit répondait : Non. Après un long circuit, l’exorciste en vint enfin où il en voulait venir. « Es-tu, dit-il, l’esprit de la prévôte ? » Alors. le revenant répondit un grand oui ! Le mystère semblait près de s’éclaircir ; un nouvel acte de la comédie commença. « Esprit, pour quel péché as-tu été condamné ? dit l’exorciste. Est-ce pour orgueil ? — Non ! — Est-ce pour paillardise ? —Non. » Coliman ayant énuméré tous les péchés que l’Écriture réprouve, s’avise enfin et dit : « O prévôte ! serais-tu damnée pour avoir été luthérienne ? » Deux coups répondirent oui ! et tous les moines se signèrent avec effroi. — Maintenant, dis-nous, continua l’exorciste, pourquoi fais-tu au milieu de la nuit une telle tempête ? Est-ce afin que ton corps soit déterré ? — Oui. » Il ne pouvait plus y avoir aucun doute, Madame la prévôte souffrait pour son luthéranisme. Le procès-verbal avait été préparé à l’avance ; mais quelques témoins se refusèrent à signer, se doutant de la comédie. Le provincial déguisa son chagrin, et voulant frapper encore plus l’imagination : « Ce lieu est profané, s’écria-t-il, abandonnons-le… ainsi le veulent les canons des papes. » Aussitôt l’un des moines s’empare du ciboire où se trouvait le Corpus Domini ; un autre du calice ; d’autres encore des reliques des saints, et du reste de leurs instrumentsc, » et tous se sauvent dans le Chapitre, où ils célèbrent dès lors le service divin.

c – Calvin, Hist. de l’Esprit des Cordeliers d’Orléans. Msc. de Genève. (Bulletin de l’Histoire du Protestantisme français, III.) — Théod. de Bèze, Hist. eccl., p. 11. — Sleidan, I, p. 361.

Le bruit de cette étrange affaire arriva bientôt à l’official de l’évêque, et l’on s’en entretint à l’évêché. Les franciscains y étaient bien connus. Il y a là-dessous quelque fourberie de moines, dit l’official, clerc estimable et droit. Il ne pouvait cacher l’ennui que lui donnait cette tromperie des religieux. Il croyait que ces fougueux récollets, loin d’avancer la cause de la religion par leurs prétendus miracles, la compromettaient, la perdaient même. Ce devait être l’un des traits du protestantisme de dévoiler la ruse, l’avarice, l’hypocrisie des prêtres, faiseurs de miracles. Des actes extraordinaires de la puissance divine avaient dû exister au temps créateur de l’Église, comme au temps où les cieux et la terre avaient été faits par la Parole de Dieu. Toute création n’est-elle pas un miracle ? Mais la Réformation se détournait avec dégoût de tous ces tours de subtilité et d’adresse des charlatans de Rome, qui prétendaient singer la puissance de Dieu. Il y avait même dans l’Église catholique des hommes de bon sens qui partageaient ce sentiment. L’official d’Orléans (c’était la place qu’on avait destinée à Calvin) était de ce nombre.

Il prit avec lui quelques honnêtes gens, et se rendit à l’église des Cordeliers, pour s’informer plus exactement du fait. Il assembla les moines ; le frère Coliman fit gravement toute l’histoire, et l’official, après avoir entendu leurs récits, dit : « Bien, mes frères, maintenant je commande que ces conjurations se fassent en ma présence. — Vous, Messieurs, dit-il à quelques personnes de sa compagnie, montez sur la voûte, et voyez si quelque esprit vous apparaît. — Gardez-vous-en ! s’écria le frère Étienne d’Arras, fort effrayé, vous troubleriez l’esprit ! » L’official insista pour qu’on fît la conjuration ; mais impossible ; l’exorciste et le revenant demeuraient tous deux dans le silence. Le juge épiscopal, se retira, confirmé dans sa croyance. « Voilà un esprit qui n’apparaît qu’aux moines, disait-on autour de lui ; M. l’official lui fait peur… » Cette affaire, qui faisait trembler les uns et sourire les autres, fut bientôt répandue dans toute la ville ; le bruit en arriva dans les ruelles tortueuses et sombres où habitaient alors les étudiants ; l’un la raconta à l’autre, et ils coururent à l’Université. Tout y était en mouvement : quelques-uns étaient pour les moines, la plupart contre. « Allons voir, » dit cette jeune France. Ils partent ; ils arrivent en grande troupe, dit Calvin, et remplissent l’église ; ils lèvent la tête, ils fixent leurs regards sur la voûte devenue si célèbre ; mais ils ont beau attendre, elle ne dit mot. « Bah ! disent-ils, c’est un complot que les moines ont fait par malice, pour se venger du prévôt et de la prévôte. Nous voulons découvrir ce qui en est. » Cette jeunesse curieuse et un peu folâtre se lança dans les combles, à la découverte de l’esprit ; on cherche le revenant dans tous les coins ; on l’appelle ; mais le fantôme est décidé à ne se faire ni voir ni entendre, et les écoliers retournent à l’Université en plaisantant à qui mieux mieux.

Il y avait quelqu’une Orléans, qui ne plaisantait pas. C’était le prévôt. Indigné de l’outrage fait à sa femme, il eut recours à la justice ; sommation par écrit fut apportée au couvent ; mais les moines refusèrent de répondre, alléguant les immunités dont ils jouissaient, en leur qualité d’ecclésiastiques. Le prévôt, fidèle à son caractère, ne voulait pas manquer cette occasion de donner aux moines une forte leçon. « Quoi ! disait-il, ces misérables font de celle qui repose en paix dans la tombe, la fable de toute la cité ! Si elle avait été accusée pendant sa vie, je l’eusse défendue, combien plus après sa mort ! » Il se décida à porter la chose devant le roi, et partit pour Paris.

L’histoire de l’Esprit qui revenait, avec grand bruit, dans un couvent d’Orléans, était déjà arrivée dans la capitale, et parvenue jusqu’à la cour. Les moines en général n’y étaient pas en faveur. On se rappelait cette parole de la mère du roi qui remerciait Dieu d’avoir fait connaître à son fils et à elle les hypocrites blancs, gris, noirs et de toutes couleurs. Du Bellay surtout et ses amis accueillirent avec joie une histoire qui mettait en saillie les vices de l’ancien système et la nécessité d’une réforme. Arrivé dans la capitale, le prévôt se rendit auprès du roi. François Ier, qui n’a pas été célèbre par ses affections conjugales, ne pouvait comprendre l’émotion du veuf ; mais méprisant les moines au moins autant que sa mère et sa sœur, fort heureux de mettre en pratique les nouvelles idées réformatrices qui se faisaient jour dans son esprit, il résolut de saisir l’occasion de rabaisser l’insolence des couvents. Il accorda tout ce que le prévôt demandait, il nomma pour instruire le procès des conseillers du parlement, et comme les cordeliers alléguaient leurs immunités, Duprat, en sa qualité de légat, donna, d’autorité papale, puissance aux commissaires de procéder.

Le jour où les agents royaux arrivèrent à Orléans fut un jour néfaste pour une partie des habitants de cette ville, mais un jour d’allégresse pour la plupart. On considérait avec étonnement ces messieurs venus de Paris, qui allaient être plus forts que les religieux, et faire justice de leur longue tyrannie. On les accompagna au couvent, et quand ils furent entrés, on attendit leur sortie. Oh ! comme chacun voudrait voir ce qui se passe maintenant derrière ces sombres murailles ! Les officiers du parlement parlèrent aux moines avec autorité, exhibèrent leurs pouvoirs, et firent saisir les principaux coupables, au milieu de la consternation de tous les autres frères. De misérables charrettes étaient à la porte du monastère ; les sergents firent sortir ces moines orgueilleux, et la foule, à son indicible ébahissement, les vit monter comme des criminels vulgaires, sur ces pauvres voitures, que la maréchaussée s’apprêtait à escorter. O honte inexprimable pour les disciples de saint François !

La nouvelle de l’arrestation avait couru toutes les sacristies, toutes les cures, tous les couvents de la ville, et partout on criait à la persécution. Une foule bigote, émue, entourait, au moment du départ, les charrettes où se trouvaient les beaux pères, confus de leur mésaventure. Ces gens du peuple, dont les uns sans doute étaient fanatiques, mais parmi lesquels il s’en trouvait plusieurs qui étaient émus pour les moines d’une sincère affection, versaient des larmes, faisaient entendre de grandes lamentations, et mettaient de l’argent aux mains des religieux, « tant pour faire grande chère, dit Calvin, que pour mener leurs pratiquesd. » Mais au milieu de cette foule attristée, on voyait quelques bourgeois, quelques étudiants railleurs, qui s’écriaient : « Beaux champions, vraiment, pour s’opposer à l’Evangile ! » Certains propos de Luther avaient passé le Rhin, et couraient parmi la jeunesse des écoles : « Qui a fait les moines ? disait l’un. — Le diable, répondait l’autre. Dieu ayant créé les prêtres, le diable, comme toujours, a voulu l’imiter ; mais dans sa maladresse, il a fait trop grande la couronne du haut de la tête, et au lieu d’un prêtre il en est advenu un moinee. » Tel fut l’exode des révérends pères ; ils arrivèrent à Paris, et là on les sépara et les confina en des lieux divers, afin qu’ils ne pussent pas s’entendre.

d – Msc. de Calvin. (Bulletin de l’Histoire du Protestantisme français, III, p. 36.)

e – Lutheri Op., XXII, p. 1463.

La fraude était évidente ; mais il était impossible d’en obtenir l’aveu. Les moines s’étaient juré l’un à l’autre de garder un silence obstiné, pour sauver l’honneur de leur ordre et celui de la religion même, et aussi pour se sauver eux-mêmes. Ils se rappelaient ce qui était arrivé en 1500, à Berne, dans le couvent des Dominicains, comment une âme y avait apparu pour être délivrée du purgatoire, comment les cinq plaies de saint François y avaient été faites à un pauvre novice, et comment, sur la demande même du légat papal, quatre des moines coupables avaient été brûlés vifsf. La même peine ne serait-elle pas infligée aux religieux d’Orléans ? Ils tremblaient à cette pensée ; aussi, en vain les conseillers du parlement commençaient-ils l’enquête ; en vain allaient-ils d’une maison à l’autre, et entraient-ils dans les chambres où les révérends pères étaient renfermés, ceux-ci mornes, impénétrables, étaient plus muets que l’esprit lui-même.

fHistoire de la Réformation du seizième siècle, vol. II, 8.2.

Les juges résolurent de s’adresser au novice, qui avait fait le revenant ; mais si les moines étaient silencieux, mornes et immobiles, le novice était agité effrayé, hors de lui. Les frères lui avaient fait de terribles menaces ; aussi quand on l’interrogea, « il tint bon, dit le manuscrit de Genève, craignant s’il parlait, que les cordeliers ne le tuassent. » Les juges lui rappelèrent alors la puissance du parlement et la protection du roi. « Jamais, lui dirent-ils, tu ne retourneras plus en la subjection des moines. » A ces mots, le pauvre jeune homme commence à respirer ; il se remet de sa grande frayeur ; sa langue se délie, et « il déchiffre toute la menée aux juges, » dit Bèze. J’ai fait, dit-il, un pertuis (un trou) à la voûte, et j’y mettais l’oreille pour entendre ce que le provincial me disait d’en bas. Puis je frappais sur une planche que je tenais à la main, et je frappais assez fort pour que le son fût entendu des révérends pères. Voilà, ajouta-t-il, tout le badinage. »

Alors on confronta avec les beaux pères le novice qui maintint fermement la subornation faite par ceux-ci. Les moines étaient indignés, consternés de voir ce misérable valet se tourner contre Leurs Révérences ; mais il leur était maintenant impossible de nier le fait ; aussi se contentèrent-ils de récuser hautement les juges, et de mettre de nouveau en avant leurs privilèges. Ils furent condamnés. L’indignation était générale ; le roi surtout était fort irrité. Il regarda toute sa vie les moines, blancs ou noirs, comme ses ennemis personnels. La haine qu’il portait à cette troupe paresseuse et ignorante, était d’ailleurs, pensait-il, l’un de ses attributs en sa qualité de Père des lettres. Sa colère fit explosion au milieu de la cour : « Je ferai raser leur couvent, s’écria-t-il, et j’y ferai bâtir un palais pour le duc ! » (le duc d’Orléans, époux de Catherine). Tous les conseillers du parlement, tant laïques qu’ecclésiastiques, s’assemblèrent. L’orgueilleux Coliman, l’éloquent frère Etienne et leurs complices furent obligés de s’asseoir sur la sellette, et la sentence fut solennellement prononcée. Les moines seront menés à la prison du Châtelet à Orléans ; là, ils seront dépouillés de leurs chaperons, conduits devant la grande église, et placés, une torche au poing, sur un échafaud, où ils devront confesser « que de fraude certaine, et de malice délibérée, ils ont conspiré une telle méchanceté. » De cette place ils seront menés en leur couvent, et enfin au lieu où l’on exécute les malfaiteurs, pour y confesser de nouveau leur crime.

Ceci promettait aux curieux d’Orléans un spectacle plus extraordinaire encore que celui qui leur avait été donné, quand les pères étaient montés dans leurs charrettes. Chaque jour on attendait l’exécution de l’arrêt, mais le gouvernement craignit de montrer trop de faveur aux luthériens. L’affaire traîna en longueur. Quelques-uns des moines moururent en prison ; on trouva moyen de faire échapper les autres. Ainsi finit cette affaire qui caractérise l’époque et signale les armes que bon nombre de prêtres opposaient à la Réformation. Si l’arrêt ne fut jamais exécuté, l’influence morale qu’exerça cette histoire fut immense, et nous allons en voir quelques effets.

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