Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 10
Mouvements divers dans Genève et seconde captivité de Bonivard

(Mars à mai 1530)

3.10

Plainte au conseil du procureur fiscal – Peine prononcée contre les luthériens – Peine prononcée contre les prêtres impurs – Construction du mur de Saint-Gervais – Discours des Suisses évangéliques – Vandel voudrait un prédicateur à Saint-Victor – Bonivard redemande ses revenus – Position difficile de Bonivard – Le duc ambitionne Saint-Victor – Bonivard se rend vers sa mère malade – Ennemis de Bonivard à Genève – Bonivard se rend à Fribourg – Il se décide à céder son prieuré – Bellegarde accueille Bonivard – Bonivard et son guide dans le Jorat – Il est perfidement arrêté – Bonivard à Chillon – Son avenir

Ces nouvelles ranimèrent le courage des défenseurs du catholicisme dans Genève ; et puisque l’Empereur, le pape, le duc se déclaraient prêts à faire leur devoir, les officiers épiscopaux se disposèrent à faire le leur. Mais une circonstance pouvait paralyser leurs efforts : « Dieu, par sa bonté, dit un manuscrit, commença dans ce temps à semer dans Genève la connaissance de la vérité, de son saint Évangile, de la Réformation, dans le cœur de quelques particuliers, par la fréquentation qu’ils avaient avec ceux de Berneo. » Ces huguenots professaient hardiment les idées protestantes qu’ils avaient puisées chez les Suisses, et, sans avoir une foi bien éclairée, ils prenaient plaisir à attaquer de la langue, les prêtres et leurs adhérents. Chaque jour, quelques curés ou quelques moines se rendaient chez le vicaire épiscopal, et se plaignaient vivement de ces hommes que l’on appelaient luthériens, et qui, soit chez eux, soit sur la place, soit dans les églises même, qu’ils parcouraient en long et en large, parlaient hautement de la nécessité d’une réformationp. Le 22 mars, ce vicaire, voulant en l’absence de l’évêque faire son devoir, appela le procureur fiscal, et avisa avec lui à la défense de la foi. Ce dernier parut devant le conseil : « L’hérésie lève hardiment la tête, dit-il ; on mange de la chair en carême, selon l’usage de la secte des luthériens ; au lieu d’écouter dévotement la messe, on se promène (passagiare) dans l’église pendant le service divin… Si nous n’arrêtons ce mal, la ville est perdue… Je vous ordonne, de la part de Monseigneur l’évêque, de punir rigoureusement ces rebelles. » Le procureur fiscal, ajoute le manuscrit de Berne, « faisait de grandes plaintes, accompagnées de censures et de menaces. » Le duc vint à son aide ; il fit dire au conseil de prendre garde aux erreurs des luthériens qui s’établissaient dans la ville. Le magistrat était disposé à réprimer les innovations religieuses : « Il faut, dit-il, il faut obliger chacun à écouter la messe avec respect. » Les huguenots représentaient le danger qu’il y aurait à suivre en quelque point la volonté du duc ; c’est bien alors qu’il croirait être le souverain de Genève. Que faire ? Un homme d’esprit proposa une peine étrange, dont on ne s’était pas encore avisé, pour punir l’hérésie, et qui fut aussitôt adoptée, promulguée, malgré l’opposition des huguenots les plus décidés : Ordonnons que ceux qui mangeront de la viande ou qui se promèneront dans les églises, seront condamnés à faire trois toises de la muraille de Saint-Gervais. » Or, on élevait cette muraille pour se défendre contre le ducq.

o – Manuscrit de Berne. — Hist. helvet., V, p. 12.

p – Michel Roset, Chroniq., msc, livre II, chap. 14.

q – Registres du Conseil des 22, 29 mars 1530. — Bonivard, Chroniq., II, p. 551. — Manuscrit de Berne, Hist. helvet., V, 12.

Cette ordonnance excita une tempête contre le clergé romain. Il y a eu en tout temps parmi les prêtres catholiques des hommes estimables, et même des chrétiens qui, avec un grand dévouement, se sont consacrés au soulagement des misères humaines. L’esprit de parti qui transforme toute une classe d’hommes en hypocrites, en fanatiques, en débauchés, est contraire à la justice aussi bien qu’à la charité. Il faut avouer toutefois que l’on ne rencontrait guère alors à Genève de ces prêtres pieux et zélés, que l’on a vus dans l’Église catholique depuis que la Réformation l’a réveillée. « Quoi ! s’écrièrent dans le conseil les membres qui inclinaient vers le protestantisme, et qui voyaient leurs amis condamnés, l’Église nous défend de manger d’un aliment que Dieu pourtant a créé pour notre usage, et elle permet aux prêtres de satisfaire une insatiable lubricité, contre laquelle Dieu prononce une sévère condamnation… Ah ! ah ! Messieurs du clergé, vous voulez que nous ne mangions que des poissons, et vous vivez dans un commerce habituel avec des prostituées… Hypocrites !… vous coulez le moucheron, et vous avalez le chameau… » En même temps, ces citoyens dévoilèrent tous les désordres des prêtres et des moines ; ils désignèrent leurs lieux de débauche ; ils racontèrent les scandales auxquels les entraînaient leurs convoitises. Ce récit, dont chacun connaissait la vérité, fit une grande impression. De bons catholiques, qui se trouvaient dans le conseil, comprirent le tort que cette immoralité du clergé faisait à la religion. Certains hommes pratiques étaient disposés à considérer le grand mouvement qui s’accomplissait alors dans l’Église, comme étant essentiellement une réforme des mœurs. « La loi luthérienne s’élève et prospère, dit un conseiller catholique, à cause de l’esclandre des prêtres qui entretiennent publiquement des femmes de mauvaise vier. » Le conseil fit venir le vicaire général : « Nous avons grande plainte à faire, lui dit-il, de ce qu’on n’a pas remédié à la dépravation et à la conduite scandaleuse des ecclésiastiques, qui sont la source de tous les désordres. Employez-y votre pouvoir, sans attendre que l’autorité séculière soit obligée de s’en mêler. » Il paraît que le vicaire ne donna pas grand espoir d’amendement. Aussi le conseil pensa que puisqu’il avait condamné les laïques qui se promenaient dans les églises, il devait aussi condamner les prêtres qui se trouvaient dans des maisons de débauche. Un conseiller trouva même équitable d’atteler pour ainsi dire au même char ces deux espèces si diverses de délinquants. Une seconde résolution fut donc prise par le conseil, et ce corps, qui ne perdait jamais de vue la nécessité de se défendre contre la Savoie, ordonna que les prêtres eussent à laisser leurs désordres (nous préférons ne donner que dans les notes les termes originaux), sous peine de construire trois toises de la muraille de Saint-Gervais, en compagnie des autress. » Ainsi on put voir dans les fossés de Saint-Gervais les éclaireurs du protestantisme et les prêtres impurs travailler ensemble à la même œuvre. Ceux-ci étaient indignés de se voir mettre sur le même rang que ceux-là, et trouvaient leur autorité fort compromise par l’étrange arrêté qui les forçait à tendre du mortier aux hérétiques. Il paraît pourtant que les deux ordonnances ne furent pas très strictement exécutées, que les mauvais ecclésiastiques continuèrent à satisfaire leur goût, et que la muraille avança lentement. « Les chanoines, les curés et les moines sont incorrigibles, disait-on ; ce sont de bons vivants qui s’enivrent, et qui ont publiquement des bâtards. Comment l’Église se scandaliserait-elle d’un train de vie dont les papes eux-mêmes donnent l’exemplet ? »

r – Bonivard, Chroniq., II, p. 551.

s – « Quod presbyteri ab inde debeant relinquere eorum lupanaria, lubricitates et meretrices sub simili pœna (facere in muris Sancti Gervasii tres teysias muri). » (Registres du Conseil du 1er avril.)

t – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 7. — Voir dans la note un long catalogue do bâtards des papes, archevêques, inquisiteurs, etc.

Quoique l’arrêté du conseil montrât une grande impartialité et un certain bon sens, on ne peut certes mettre sur le même rang les deux catégories qu’il atteignait. Les huguenots, voyant que la sainte Écriture appelle doctrine du démon celle qui ordonne de s'abstenir d'aliments que Dieu a créés pour être pris avec actions de grâce (1Tim.4.1-3), faisaient ce que la Parole de Dieu commande, tandis que les mauvais prêtres se livraient aux plus scandaleux débordements. Cependant le protestantisme négatif n’était point encore la piété véritable : aussi les chrétiens évangéliques de Zurich et de Berne, profitant de ce que des Genevois se rendaient souvent dans ces deux villes, pour des affaires publiques ou particulières, ne cessaient de les conjurer de recevoir l’essence même de l’Évangile. Dans les visites qu’ils se faisaient les uns aux autres, dans les promenades communes sur les bords du lac de Zurich ou sur les hauteurs qui dominent l’Aar, ces pieux réformés de la Suisse allemande disaient aux huguenots : « Le royaume de Dieu n'est ni aliment, ni breuvage, mais justice, paix et joie par le Saint-Esprit. (Romains 14.17) Jésus-Christ, Fils éternel de Dieu, mais né comme un homme, est devenu Rédempteur par sa mort et par sa vie nouvelle. Lui seul satisfait entièrement aux besoins religieux de l’homme. Unissez-vous à lui par la foi, et vous éprouverez par vous-mêmes que la religion purement évangélique n’est pas seulement la première entre toutes celles de l’humanité, mais qu’elle est la religion absolument parfaite. »

Les quatre frères Vandel, sans avoir entièrement rompu avec Rome, étaient depuis près de quatre ans au nombre des plus décidés du parti soi-disant luthérien. Hugues Vandel fut envoyé en Suisse comme ambassadeur (c’est le nom que donnent habituellement aux envoyés les documents officiels de cette époque). A Zurich, « les zwingliens lui firent gros accueil ; » à Berne, où il était en juin 1530, les amis de Haller tirent de même. Tous, dans ces deux villes, insistaient pour demander que l’on vît succéder dans Genève, à quelques réformes négatives, un christianisme vital. « Ah ! répondait Vandel, la plus grande part en la ville de Genève voudrait être évangélique ; mais il faudrait qu’on lui montrât le chemin pour le devenir, et nul n’oserait prêcher l’Évangile dans les temples, par crainte de Messieurs de Fribourg. » Comment faire ?… se disait Vandel. Il cherchait nuit et jour le moyen de faire annoncer l’Évangile à ses concitoyens ; il lui vint tout à coup une idée qui lui parut lumineuse ; il en parla à Zurich, aux zwingliens ; à Berne, à Berthold Haller ; il en écrivit à Farel, à Christophe Fabry, et aussi à son frère Robert Vandel, à Genève. Cette idée, la voici : Saint-Victor, on se le rappelle, était une petite principauté indépendante, à la porte de la ville. Qu’elle soit donnée à Messieurs de Berne ; « et ceux-ci, dit Vandel, voudront y avoir un bailli et un prédicant qui serait notre grand confort. » Il est vrai que l’église de Saint-Victor était vieille, et ne pouvait manquer « de tomber par-dessous ; » mais Messieurs de Berne sauraient bien la relever. Tous les évangéliques de Genève, abandonnant les messes de la ville, et traversant Saint-Antoine, iraient en foule entendre prêcher Christ dans l’église de Bonivard… Ainsi la Renaissance, dont le prieur était le représentant, serait véritablement pour Genève la porte de la Réformation. Un événement qui venait de se passer suggéra peut-être à Vandel cette idée. Il s’agit d’un guet-apens provoqué par le pape, exécuté par le ducu.

u – Lettre de Vandel du 23 juin 1530. — Galiffe fils, B. Hugues, nota de la page 395.

Bonivard, spolié de son bénéfice à l’époque de la mort de Berthelier, avait retrouvé son prieuré, mais non ses revenus. Doué, comme il l’était, de résolution, d’initiative (plus que de persévérance), jugeant que la détention de ses biens par le duc était une iniquité, voulant rentrer en pleine possession de sa petite principauté, un peu honteux de ce qu’il devait répondre à son valet, qu’il n’y avait rien en caisse, quand celui-ci venait lui demander de quoi payer les choses les plus nécessaires à la vie, Bonivard avait ceint l’épée, pris un mousquet, était monté à cheval, et ainsi équipé et accompagné de quelques hommes d’armes, il avait fait des sorties sur le pays du duc, pour chercher ses redevances. Mais il eut à faire à la fois et au duc et au pape. Il avait été remis en possession de son prieuré par délibération de l’évêque et du conseil, mais sans l’assentiment des cours de Rome et de Turin qui l’en avaient illégalement dépouillé. En conséquence, un procureur pontifical, suivi d’une escorte, se présenta pour empêcher le prieur de reprendre ses biens. Bonivard, ardent de sa nature, regarda cet homme comme un brigand qui voulait le voler ; il s’avança donc, saisit ses armes, et tira un coup de mousqueton sur le procureur romain. Celui-ci, effrayé, s’enfuit à bride abattue ; mais Bonivard, de son coup d’escopette, avait blessé le chevalv. Le pape et le duc en firent de grandes plaintes ; Clément VII rédigea même un bref contre lui. En conséquence, le conseil de Genève défendit à Bonivard ses sorties militaires, et comme il n’avait pas de quoi vivre, le magistrat lui assigna quatre écus et demi par mois, pour payer ses dépenses et celles de son valet, jusqu’à ce qu’il fût en meilleure fortune. Hélas ! dit le prieur, quatre écus par mois !… cela est si petit, que à grande peine m’en pourrai-je nourrir, moi et mon page !… » Pourtant il prit patience. Mais on ne le laissa pas tranquille.

v – « Procuratorem prosequentem scopettis invasisse et equum super quo fugiebat, vulnerasse. » (Bref de Clément VII, du 24 janvier 1528.)

Le procureur romain, revenant à la charge, après le coup d’escopette, réclama de la part du pape Clément VII le prieuré pour le prêtre qui en avait été revêtu, après la mort du traître de Montheron. Bonivard, voulant mettre son bénéfice à l’abri de nouvelles attaques, l’annexa à l’hôpital de Genève, qui en retirait ainsi immédiatement les revenus. Mais le duc lui-même avait d’autres projets. Plus de quatre cents personnes en armes, assemblées de nuit devant l’hôtel de ville, avaient demandé justice de quelques-uns des moines de Saint-Victor, accusés de vouloir livrer le couvent aux partisans de Savoie. Besançon Hugues et Thomas Vandel, procureur fiscal, s’étaient fait porteurs de cette requête, et Bonivard avait mis ces religieux en prison. Quand le duc apprit l’annexion du prieuré à l’hôpital de Genève, sa colère s’accrut, car il avait la plus grande envie de Saint-Victor, qui lui donnerait un pied-à-terre à la porte même de la ville. Il faisait donc solliciter journellement le prieur de rétracter cet acte, et lui promettait « mers et montagnes, » s’il y consentait mais Bonivard branlant la tête, disait : « Ne m’y fie pas ! » Charles résolut alors de se défaire d’un homme qu’il rencontrait comme un obstacle sur son chemin, dans toutes ses entreprises contre Genèvew.

w – Bonivard, Chroniq., II, p. 85, 547, 572. — Mém. d'Archéologie, V p. 162.

Le prieur, si gai d’ordinaire, était depuis quelque temps triste et préoccupé. Ce n’était pas seulement son prieuré, sa pauvreté, ses ennemis, qui assombrissaient ses traits, jadis si animés ; sa mère était gravement malade. La piété filiale était pour Bonivard la plus naturelle des obligations, la première et la plus douce forme de la reconnaissance. « Que Platon est véritable, pensait-il, quand il dit : Il n’est pas de pénates plus sacrés et dont le culte plaise plus aux dieux, qu’un père et une mère courbés sous le poids des années. » Ses amis de Genève, qui venaient journellement à Saint-Victor, remarquèrent sa tristesse, et lui en demandèrent la raison. « Hélas ! dit-il, je voudrais revoir, avant qu’elle meure, ma mère qui est ancienne (âgée). Je ne l’ai pas vue depuis cinq ans, et elle est près de rendre l’esprit. » Quelqu’un lui demandant où elle se trouvait, il répondit : « A Seyssel, où est notre maison paternelle. » Or, Seyssel était dans les terres de Savoie, et Charles ne manquerait pas de faire saisir le prieur, s’il osait y paraître.

Bonivard crût pourtant entrevoir un moyen de satisfaire ses plus chers désirs. Il résolut de profiter des sollicitations que Charles lui faisait, pour lui demander un sauf-conduit : « J’irai trouver ma mère et mon frère à Seyssel, dit-il, et là je prendrai leur avis ; nous consulterons ensemble sur les affaires. » Le duc envoya à Bonivard le passe-port demandé, mais en stipulant qu’il n’aurait de valeur que pour le mois d’avril. Charles, charmé de voir Bonivard s’éloigner de Genève et se lancer au milieu de ses États, décida par devers lui que si ce voyage ne lui donnait pas le prieuré, il lui donnerait air moins le prieur… Les amis de Bonivard, dont le jugement n’était pas obscurci par l’affection filiale, furent justement effrayés eh apprenant son prochain départ, et s’efforcèrent de le retenir ; mais il ne pensait qu’à revoir sa mère avant sa mort. Il partit donc ; il passa le fort de l’Écluse, la perte du Rhône, et arriva dans la petite ville où se trouvait l’ancienne, comme il l’appelle. Cette femme, qui aimait le nom, les talents, la gloire, la personne de son fils, le serra dans ses bras avec une tendresse orgueilleuse ; mais bientôt la crainte succéda en elle à la joie ; elle connaissait la perfidie de Charles, elle se rappelait l’histoire de Lévrier… elle trembla pour son filsx.

x – Bonivard, Chroniq., II, p. 572, 573. — Mém. d »Archéologie, IV, p. 171.

Cependant les ennemis que Bonivard avait à Genève n’avaient pas tardé à exploiter son départ. Quelques-uns étaient mamelouks. Le brouiller avec les huguenots leur semblait fort utile à leur cause ; ils se mirent donc à dire dans la ville qu’il était allé se rendre au duc, qu’il trahissait les Genevois, qu’il décelait leurs secrets. Les amis intimes du prieur repoussaient avec indignation cette calomnie ; mais ses adversaires ne cessaient de la répéter, et comme souvent les hommes les plus ardents sont aussi les plus crédules, il y eut quelques huguenots qui prêtèrent l’oreille à ces discours. Bonivard écrivit au conseil de Genève pour se plaindre de l’injure qui lui était faite, et rappela qu’il n’y avait pas un homme dans la ville plus dévoué que lui à son indépendance.

Que fera-t-il ? Il était dans le plus extrême embarras. Retournera-t-il d’où il était venu ? Il craignait la colère de ceux des huguenots aux yeux desquels se rendre en Savoie était un crime. Restera-t-il à Seyssel ? Le mois d’avril écoulé, il y serait saisi par le duc. Sa mère le conjurait de se mettre hors des atteintes de ses ennemis, soit du duc, soit des Genevois …

Et qui refuserait une mère qui prie !…

Il se décida à se rendre à Fribourg. Le conseil de Genève, il est vrai, lui fit dire de ne pas s’inquiéter des sottises de ses ennemis, et ajouta : « Qu’il vienne, s’il le veut, et on le traitera bieny. » Cette invitation n’était pas très pressante, et l’homme le plus influent dans Genève, Besançon Hugues, était contre lui. Hugues, catholique et épiscopal, pouvait bien ne pas avoir un grand attrait pour ce prieur d’un monastère, qui tournait tout à fait aux nouvelles idées. Il semble pourtant qu’à ces préjugés catholiques se joignait aussi quelque faiblesse humaine. « Bonivard, dit un manuscrit, avait souvent des démêlés avec Besançon Hugues, qui espérait obtenir pour son fils l’investiture du prieuré de Saint-Victorz. » Le prieur n’ignorait pas ces dispositions hostiles. « Ah ! disait-il, un conseiller, et pas des moindres, mutine le conseil et le peuple contre moi ! » D’un autre côté, il ne pouvait se décider à se tourner pleinement du côté de la Réformation ; il restait toujours dans les eaux d’Érasme, et lançait aux huguenots des quolibets qui les indisposaient contre lui. Il n’était ni d’un parti, ni de l’autre, et déplaisait à tous les deux. Il ne se soucia donc pas de retourner alors à Genève, craignant que ses ennemis n’y fussent plus forts que ses amis. Le mois d’avril étant fini, il demanda au duc que son sauf-conduit fût prolongé pendant tout le mois de mai ; il l’obtint. Alors Bonivard prit congé de sa vieille mère, qu’il laissa pleine d’angoisse sur le sort de son fils. Elle ne devait plus le revoir.

y – « Fuit lecta missiva Domini Sancti Victoris. Rescribatur ei ut veniat, si velit, et illum bene tractabimus. » (Registres du Conseil du 2 mai 1530.)

z – Manuscrit de Gautier. — Bonivard, Chroniq., II, p. 573.

Le comte de Chalans, président du conseil de Savoie, ami de Gazzini, évêque d’Aoste, était, comme laïque, aussi dévoué au catholicisme romain que Gazzini l’était comme prêtre. Il tenait alors une journée ou diète à Romont, entre Lausanne et Fribourg. L’avoyer de Fribourg, qui était ami de Bonivard, s’y trouvant, le prieur s’y rendit ; et apparenté comme il l’était à la noblesse de Savoie, il présenta ses hommages au comte, qui le reçut très bien. Bonivard sonda de Chalans habilement sur ce qu’il pouvait avoir à craindre ; car déjà une fois, non loin de là, il avait été saisi et jeté dans une prison ducale. Le président lui engagea sa foi, soit de bouche, soit par écrit, qu’il ne courait aucun danger dans les pays du duc, pendant le mois de mai ; il ajouta même le mois de juin. Bonivard, ainsi rassuré, se mit à réfléchir à sa situation. Il était étrange qu’un homme aussi éclairé que lui sur les abus de la papauté et du monachisme, se trouvât le chef d’une corporation monastique. De plus, outre le pape et le duc, il avait contre lui un nouvel adversaire. « Je crains le duc d’un côté, disait-il, et de l’autre, la fureur du peuple de Genève vers lequel, sans plus grande assurance, je n’ose me retirer. »

Bonivard ayant tout examiné, se décida à un grand sacrifice. Il partit pour Lausanne, et offrit à l’évêque de Montfaucon de lui remettre le prieuré de Saint-Victor, moyennant une pension de quatre cents écus. L’évêque accepta ces propositions, à condition que Genève et la Savoie y consentiraient. Bonivard crut la chose facile, et René de Chalans tenant alors une nouvelle journée à Moudon, il résolut d’y aller pour arranger cette grande affaire. Il y arriva le 25 mai. René de Chalans le reçut fort bien et parut entrer dans ses idées ; mais en même temps ce seigneur et quelques officiers de Savoie tenaient certains colloques secrets, à la suite desquels ils envoyèrent un messager à Lausanne. Bonivard fut invité à souper chez le président, qui lui donna la place d’honneur. La société était nombreuse le repas était fort animé, et le prieur, chez lequel la gaieté prenait facilement le dessus, amusait par son esprit toute la compagnie. Il y avait pourtant à table un officier de Son Altesse qui le gênait beaucoup, c’était le seigneur de Bellegarde, l’assassin de Lévrier. Ce malheureux, comme s’il eût voulu dissiper cette impression fâcheuse, se montrait des plus prévenants. On se leva de table. Il y avait beaucoup de seigneurs réunis dans cette petite ville, en sorte que toutes les chambres à coucher étaient occupées ; du moins on le prétendit. Alors, du ton le plus jovial, Bellegarde dit à Bonivard : « Eh bien ! mon cher, je partagerai la mienne avec vous. » Bonivard accepta, pourtant pas sans inquiétude. Le lendemain matin, il s’apprêtait à partir pour Lausanne afin d’arranger son affaire avec l’évêque. « Je crains que vous ne vous égariez, et qu’il ne vous arrive quelque mal, lui dit Bellegarde ; je veux vous donner un serviteur à cheval pour vous accompagner. » Le confiant Bonivard partit avec le sergent du maître d’hôtel de Son Altesse.

Bellegarde variait ses guet-apens. Il avait enlevé Lévrier au sortir de la cathédrale, et l’avait lui-même conduit au château où il devait trouver la mort ; cette fois-ci il préférait être moins en vue ; c’est pourquoi on avait envoyé un message à Lausanne. Après avoir veillé sur Bonivard pendant la nuit, de crainte qu’il ne s’échappât, comme Hugues l’avait fait à Châtelaine, il prit congé de lui en lui donnant la plus courtoise accolade et le recommandant fort à son sergent. La route de Moudon à Lausanne traverse, pendant cinq lieues environ, les collines du Jorat, alors assez désertes. De sombres pensées venaient quelquefois troubler Bonivard. Il se rappelait Lévrier saisi par Bellegarde aux portes de Saint-Pierre… Si le même sort l’attendait… Toutefois il se rassurait et avançait…

C’était un beau jour de mai, le jeudi 26. Le matin, le capitaine de Chillon, messire de Beaufort, et le sieur Du Rosey, bailli de Thonon, ayant reçu de Moudon l’avis que nous avons mentionné, étaient partis de Lausanne, suivis de douze ou quinze cavaliers bien armés. Arrivés sur les hauteurs du Jorat, près du couvent de Sainte-Catherine, ils s’étaient embusqués dans un bois de noirs sapins qui subsiste encorea ; et là chefs et soldats avaient attendu en silence le malheureux Bonivard. Il était, il est vrai, muni d’un sauf-conduit de son Altesse ; mais on avait bien violé celui de Jean Huss ; pourquoi n’en ferait-on pas autant au prieur de Saint-Victor ? « Il n’y a pas de foi qui lie aux hérétiques, » avait-on dit à Constance, et répétait-on alors à Moudon. Bientôt de Beaufort et Du Rosey entendirent le piétinement de deux chevaux ; ils firent signe à leurs gens de se tenir prêts, et avancèrent la tête à travers les arbres, où ils étaient cachés, pour voir si c’était bien leur victime. Enfin le guide à cheval parut, puis Bonivard s’avança sur sa mule ; le serviteur de M. de Bellegarde l’amenait juste à l’endroit désigné. Au moment où le malheureux prieur, partagé entre la confiance et la crainte, passait devant l’endroit où Beaufort, Du Rosey et leurs quinze compagnons étaient cachés, ceux-ci sortirent du bois et s’élancèrent sur Bonivard. Il mit la main à l’épée, et piqua sa mule pour se sauver, en criant à son guide : « Piquez ! piquez ! » Mais au lieu d’aller de l’avant au galop, le sergent se tourna brusquement contre celui qu’il devait protéger, lui sauta dessus et, avec un coutel qu’il avait tout prêt, » il coupa la ceinture de son épée. Tout cela s’était fait en un clin d’œil. « Sur ce, ces honnêtes gens arrivèrent sur moi, racontait plus tard le malheureux prieur, et me firent prisonnier, de la part de Monseigneur. » Il se défendit pourtant ; il exhiba ses papiers ; il montra qu’ils étaient en règle ; mais quelque sauf-conduit qu’il leur présente, les suppôts de Bellegarde et de Chalans ne se laissent pas arrêter. Ils tirent d’un sac des cordes qu’ils avaient prises avec eux ; ils garrottent le malheureux ; ils le lient sur la mule, comme autrefois Lévrier ; ils entrent ainsi à Lausanne, dont ils n’étaient pas éloignés, et là tournent à gauche. Bonivard traverse la Vaux, Vevey, Clarens, Montreux, sans que ces contrées, qui sont des plus belles de la Suisse, puissent un instant le distraire de son profond abattement. Ils me menèrent lié et garrotté à Chillon, dit-il dans ses Chroniques, et là je demeurai aussi longuement que six ans… Ce fut ma seconde passion. »

a – Le couvent de Sainte-Catherine occupait l’emplacement du Chalet à Gobet, auberge située sur la route de Lausanne à Berne.

Neuf ans auparavant, presque jour pour jour (mai 1521), Luther avait été arrêté, aussi près d’un bois, et pour être conduit aussi dans un château, mais il avait été pris par des amis, tandis que c’étaient ses ennemis qui conduisaient à Chillon le prisonnier de Genève. Réformateur négatif, un peu philosophe, Bonivard fut fort inférieur à Luther, le réformateur positif et vivant ; mais les prisons de Bonivard ont fort dépassé en douleur celles du docteur saxon. Il est vrai que le prieur de Saint-Victor fut d’abord mis dans une chambre et honnêtement traité ; mais Charles le Bon lui ayant fait visite, eut une conversation avec lui et, en quittant le château, il ordonna qu’on le traitât rudement et qu’on le fît descendre dans ces sombres et humides souterrains qui, creusés dans le roc, plongent au-dessous du lac. Il est probable que le duc donna cet ordre cruel parce que le prisonnier, fidèle aux lumières et aux libertés, refusait de plier devant le prince. Cet enlèvement fut un coup très rude pour la mère, pour les amis du prieur, et même pour Messieurs de Genève qui, en l’apprenant, comprirent la perfidie du duc, l’innocence de Bonivard, et lui rendirent leur estime et leur affection. On ignora quelque temps si Bonivard était vivant ou mort ; tout ce que l’on savait c’est qu’il avait été saisi, malgré son sauf-conduit, sur les hauteurs qui sont au-dessus de Lausanne. Toutefois, Jean Lullin et les autres envoyés de Genève à la journée qui se tint à Payerne, Noël 1530, étant mieux instruits, firent tout ce qu’ils purent pour obtenir la délivrance d’un homme qui avait rendu de si grands services à la liberté ; mais les agents de Savoie firent semblant d’ignorer où il se trouvait.

Une existence brillante fut alors soudainement interrompue. Que d’esprit, que d’initiative, que de paroles frappantes, que d’actions originales, que de spirituels discours furent comme soudain retranchés ! Bonivard ne se remit jamais de ces six années de la plus rude captivité. Sorti de Chillon, il fut différent de ce qu’il y était eptré. On eût dit un oiseau qui faisait entendre le plus gracieux babil, mais qui, surpris par un coup de vent, a été jeté bas, et dès lors traîne l’aile misérablement et ne rend plus que des sons inarticulés. Il manquait à Saint-Victor la seule chose nécessaire ; il n’était pas de ceux dont il est dit : Les ailes leur reviennent comme aux aigles. L’éclat de la Réformation l’éclipsa. La dernière partie de sa vie fut aussi triste que la première avait été brillante. Il eût mieux valu pour le nom de Bonivard qu’il eût été mis à mort dans la cour de Chillon, comme Lévrier dans celle de Bonne.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant